1Comme Georges Vigarello le montre dans son Histoire de l’obésité, la « lutte contre le poids n’est pas une invention contemporaine » (2010 : 13). Une ambigüité a toujours habité les représentations du corps “gros”, qui peut renvoyer à la fois à la puissance et au prestige de la richesse, ainsi qu’à la gloutonnerie, à la paresse et au vice. Mais, s’il convient de relativiser les affirmations qui opposent « les gras aimés » d’autrefois, aux « gras haïs » d’aujourd’hui (Poulain, 2013), il est vrai qu’à notre époque la représentation et les attitudes vis-à-vis de la grosseur ont rapidement et considérablement changé au bout de quelques décennies. Ce changement ne peut se comprendre qu’en cohérence avec une série d’évolutions qui ont abouti à la lecture actuelle de ce que l’on appelle obésité.
2Dans son ouvrage sur Les causes de la mort, Anne Fagot-Largeault évoque l’une des premières études menées par une compagnie d’assurances, qui établissait une corrélation entre la longévité et la mesure du tour de ventre. Elle fait allusion au Medical Impairement Study, 1929 en affirmant que ses résultats ont pu, à l’époque, « paraître ridicules ». Mais si « nul ne doute plus, cinquante ans après, que l’obésité ne soit un facteur de risque » (1989 : 156), au début des années 1990 on pouvait se lamenter sur le fait que cette condition n’avait pas encore été prise au sérieux par la plupart des médecins et institutions sanitaires (Franck, 1993). Ce n’est qu’à l’aube du XXIe qu’elle acquit le statut de maladie et le titre d’« épidémie mondiale ». Des lors, l’obésité est, pour le dire avec Jean-Pierre Poulain, « sur le devant de la scène médiatique et politique » en tant que « problème grave » du point de vue sanitaire et économique. Elle met à l’épreuve les efforts des institutions sanitaires et gouvernementales, les actions mises en place pour la contrecarrer ne donnant pas des résultats satisfaisants (2009). Pour beaucoup d’individus, « aujourd’hui le mot qui fait peur est l’obésité » (Orbach, 2017 : 19). Cette peur paraît d’autant plus insidieuse car une partie du danger peut se cacher au cœur de ce qui alimente la vie : la nourriture. En même temps, cette peur transcende les questions sanitaires, la condition que l’on appelle obésité étant souvent perçue plutôt comme un problème moral et esthétique. Mais, « depuis que l’obésité a été désignée comme facteur de risque d’abord puis comme maladie, le discours médical entre en convergence avec le discours moral et esthétique » (Poulain, 2013 : 62).
3Le but de cette contribution est de questionner les implications de cette convergence dans la conceptualisation contemporaine de l’obésité, avec une attention particulière au discours médical. Sans aucune prétention à l’exhaustivité, cela permettra de problématiser les bases sur lesquelles les programmes de prévention s’appuient, ainsi que les stratégies, individuelles et collectives, adoptées aujourd’hui vis-à-vis de la grosseur et de la graisse. En tant que catégorie, l’obésité doit être appréhendée à l’intérieur d’un complexe processus de définition et redéfinition des politiques de santé, de l’épistémologie médicale et de la notion même de maladie. En tant que phénomène médiatique elle est devenue source de préoccupations collectives et d’idées reçues qui, même si elles sont appuyées sur le discours médical, vont parfois au-delà des arguments scientifiques qui devraient les soutenir. Cela ne signifie pas que les problèmes sanitaires posés par ce que l’on appelle obésité soient ici considérés comme un mythe. Reconnaître les aspects qui ont contribué à la formulation actuelle d’une catégorie comme l’obésité n’empêche pas de prendre en compte la gravité des complications médicales, ni les souffrances souvent associées à cette condition. Seulement, pour emprunter une expression de Guillaume Le Blanc, une bonne partie de ces souffrances prennent un sens par rapport à des normes (Le Blanc, 2007 : 7). C’est surtout de ces normes dont il est question ici.
Définir l’obésité : aspects historiques et épistémologiques
4L’obésité ne paraît pas être un concept doté d’un statut épistémologique précis, mais plutôt un mot ordinaire désignant une évidente grosseur, visible et manifeste. En général, l’obésité est définie comme une condition de la corporéité humaine caractérisée par un excès de masse grasse. Du point de vue diagnostic, le critère conventionnellement établi pour la reconnaître est le calcul de l’Indice de Masse Corporelle (IMC), qui s’obtient en divisant le poids d’un individu par le carré de sa taille (P/T²) et qui doit être supérieur à 30 pour que l’on puisse parler d’obésité. Dans la dernière version de la Classification Internationale des Maladies, l’obésité, ainsi que le surpoids, figurent parmi les Maladies endocriniennes, nutritionnelles et métaboliques. Il s’agit de définitions assez générales et simples pour un mot qui désigne un ensemble de conditions très variées et dues à une pluralité de facteurs (Habebrand et al., 2017). Or, la condition que l’on appelle obésité remonterait aux origines de notre espèce (Jozsa, 2011). Mais à partir de quel moment a-t-on commencé à définir l’obésité comme une maladie?
5Tout d’abord, la perception qu’une grosseur excessive puisse simplement comporter un danger pour la santé n’est pas nouvelle. Au fil des siècles, les médecins se sont interrogés sur les relations entre grosseur, santé et état pathologique, mettant en garde contre les excès immodérés (Papavramidou & Christopoulou-Aletra, 2007). Si cela suffit à relativiser les affirmations qui radicalisent la grosseur comme le symbole du bien-être des époques passées, rarement l’excès d’embonpoint a été considéré comme une pathologie à part entière. C’est au XIXe siècle, époque caractérisée par toute une série d’efforts classificatoires et par l’usage grandissant des mesures anthropométriques, que les conditions de médicalisation de l’obésité commencent à se poser. Bien que, depuis la statuaire classique, les rapports entre les segments du corps établissaient déjà « des paramètres d’évaluation de la normalité », c’est avec Auguste Quetelet que l’on définit « l’homme moyen » (Hacking, 2005 : 14). Avec l’indice de Quetelet (P/T²), appelé aujourd’hui IMC, la normalité assume « une forme (et une formule) » et « les variations relatives aux caractères quantitatifs sont des déviations en plus ou en moins par rapport à la valeur de la moyenne arithmétique » (Guerci, 2006 : 138). Une fois l’homme moyen défini, les calculs statistiques peuvent s’appliquer à l’évaluation chiffrée des corps. Le recueil des relevés de poids s’institutionnalise progressivement parmi les pratiques de compétence médicale, « la pesée révèle en ce sens déjà une normalisation dans les dernières décennies du XIXe » (Vigarello, 2010 : 218). Au début du XXe siècle, la minceur commence à devenir de plus en plus un signe d’efficacité et de distinction sociale, renvoyant à un idéal de beauté qui entre en convergence avec les changements apportés notamment par l’urbanisation, la disponibilité de nourriture, l’essor des professions tertiaires, la mode vestimentaire et toute une série d’évolutions qui demandent à exhiber des corps soignés et maîtrisés (Vigarello, 2010 ; Darmon, 2013).
6Mais pour que la lutte contre le poids s’institutionnalise et la méfiance vis-à-vis du gras se consolide, il faudra attendre la seconde moitié du XXe siècle lorsqu’une nouvelle lecture de la notion de maladie se profile. Avec la transition épidémiologique, lorsque les enquêtes statistiques commencent à imputer les causes de la morbi-mortalité aux pathologies chroniques, la maladie est de plus en plus interprétée « en termes de probabilité pour un individu de souffrir de certaines maladies en fonction d’une palette de facteurs » (Gaudillière, 2006 : 60-61). C’est ainsi que l’épidémiologie connaît un renouveau autour de la notion de facteur de risque (Fagot-Largeault, 1989). Dans le sillon des études épidémiologiques sur les causes du décès par cancer broncho-pulmonaire et les maladies cardiovasculaires, les enquêtes statistiques concernant la mortalité corrélée à l’excès de poids commencent à se multiplier.
7La lutte contre le poids est officiellement déclarée avec la publication du Build and Blood Pressure Study 1959. Il s’agit d’une grande étude épidémiologique, menée par plusieurs compagnies d’assurances, qui établissait une corrélation entre mortalité, pression artérielle et poids corporel. Cette étude proposait des tableaux basés sur la notion de « poids idéal », indiquant le poids moyen qui, en fonction de la taille, avait un impact statistiquement positif sur l’espérance de vie. À partir des résultats de cette étude, une condition d’insuffisance pondérale, jugée auparavant comme l’expression d’une tuberculose sous-jacente, était qualifiée de désirable (Morton et al., 1959 : 992). Dès lors, le concept de « poids idéal » a connu un succès considérable, imposant un modèle de maigreur axé désormais sur des impératifs, non seulement esthétiques et sociaux, mais aussi sanitaires. Cependant, le calcul du « poids idéal » n’était pas le seul critère utilisé pour définir l’obésité. Plusieurs indices étaient en concurrence, ce qui rendait difficile la comparaison des différentes enquêtes sur l’obésité et son impact sur la morbi-mortalité. Ce n’est qu’à la fin du siècle dernier que, pour des raisons de fiabilité et d’utilité pratique, l’indice de Quetelet l’emporte. Comme Ian Hacking l’a souligné, c’est sur la base d’une étude norvégienne des années 1970, que l’on établit des seuils d’acceptabilité : on parle de poids normal si la valeur de l’IMC reste entre 18,5 et 24,9, de surpoids si l’IMC est supérieur à 25 et d’obésité lorsque ceci est supérieur à 30 (2005). Une fois le critère diagnostic universel établi, les études épidémiologiques se massifient, montrant une augmentation des cas d’obésité dans le monde. Au début du XXIe siècle, les discours sur l’obésité en tant qu’épidémie mondiale se multiplient. C’est ainsi que le besoin pratique d’actions contre son développement lui vaut le titre de maladie à part entière (The Council of the Obesity Society, 2008). Cependant, la question n’est pas du tout évidente. Le diagnostic d’obésité ne s’effectue pas à partir de l’observation d’un symptôme quelconque ou d’une dysfonction particulière, il s’établit lorsque l’IMC d’un individu est supérieur à 30 et cela est suffisant. Or, considérer comme pathologique une condition définie par un seuil statistique assez arbitraire peut se révéler un choix problématique (Heshka & Allison, 2001). D’autant plus si l’on considère que ces seuils neutralisent d’importantes différences, notamment celles inhérentes à l’ethnie, à la masse musculaire et surtout à la masse grasse, regroupant en soi un ensemble de conditions marquées par une grande hétérogénéité qui n’ont pas le même impact sur les taux de morbidité et mortalité (Habebrand et al., 2017).
8La définition actuelle de l’obésité repose sur une nouvelle approche à la maladie. Cette approche, qui naît en réponse à l’augmentation des maladies chroniques, est le résultat du développement de l’épidémiologie, avec la prise en compte de déterminants de la santé et des possibles facteurs de risque (Giroux, 2006). Elle met l’accent sur les comportements individuels, la génétique, ainsi que sur les effets du développement technique. Une grande partie du discours préventif actuel s’appuie sur cette approche et a donné lieu à une série de mesures et de campagnes d’éducation à la santé. Cependant, contrairement à d’autres problèmes, comme par exemple la consommation de tabac, la question de l’obésité est beaucoup plus complexe du point de vue des politiques envisageables (Courtney, 2006). Mais bien que la littérature scientifique souligne les composantes multifactorielles et l’hétérogénéité de dimensions qui touchent à ce que l’on appelle obésité, le discours préventif parait avoir réduit cette condition à un problème d’hygiène nutritionnelle.
La lutte pour le contrôle : la peur et ses dérives
9Plusieurs auteurs ont montré à quel point l’usage du terme épidémie associé à l’obésité répondrait au besoin de s’appuyer sur la peur dans le but de frapper les consciences et de faire appel à la responsabilité de chacun afin de conjurer un mal potentiel (Hacking, 2005 ; Gilman, 2008). Cela serait le résultat d’une volonté de contrôle de tout facteur de risque. Déjà, Georges Canguilhem avait bien mis en évidence la dérive sémantique du concept de santé, à celui de salubrité puis encore à celui de sécurité. Mais, si « la santé c’est le pouvoir de résister à la maladie éventuelle » et « elle comporte, pour qui en jouit, la connaissance de la maladie comme possible. La sécurité c’est la négation de la maladie, l’exigence de n’avoir pas à la connaître » (1994 : 421). Or, lorsque l’on n’accepte plus qu’il puisse y avoir quelque chose qui échappe à notre volonté de sécurité, c’est là que la peur s’installe (Marzano, 2009).
10En général, la notion de « poids idéal » et les seuils d’acceptabilité d’IMC ont contribué à la promotion de modèles assez rigides de normalité corporelle s’opposant à d’autres jugés par conséquent de déviants. Ce qui a favorisé la création d’une société que l’on pourrait définir avec Claude Fischler de « lipophobique » (1999). Parallèlement, le discours préventif permanent et l’angoisse de la maladie potentielle ont mis sur le devant de la scène l’impératif de contrôle par le biais de la responsabilité de chacun, instituant, comme le dit Poulain, une « nosographie de la délinquance alimentaire » avec des fortes implications morales : les personnes mauvaises mangent des choses mauvaises, les bonnes personnes mangent des bonnes choses (Poulain, 2009 : 163). L’« éthique de la sobriété » qui en découle coexiste avec les injonctions commerciales à consommer sans cesse et les stratégies du marché alimentaire (Andrieu, 2017 : 67). Tout cela rend le rapport à la nourriture et au corps de plus en plus problématique. La diffusion massive des tables des calories, de combien de fruits et légumes sont indispensables à consommer par jour, des prescriptions diététiques induisent les individus à se conformer à des modèles de normalité comportementale où le sujet est réduit à l’ensemble de ses performances corporelles. Le risque est que la course à la standardisation des corps et des conduites puisse déclencher des comportements extrêmes, surtout si l’on considère que la plupart de ces messages de santé, proposant des modèles standards, sont souvent insensibles aux vulnérabilités psychiques et aux vécus subjectifs de chacun.
11Et tandis que l’on lutte contre l’épidémie d’obésité, on assiste à l’augmentation des Troubles du comportement alimentaire (TCA) et de tous les autres troubles qui reflètent la peur du jugement des autres, l’obsession du contrôle et la croissante insatisfaction des individus vis-à-vis de leur propre corps. Ces insatisfactions sont de plus en plus partagées, au point de donner lieu à des véritables façons de parler (fat-talk) à travers lesquelles on juge constamment son corps en lui attribuant une grosseur ou des défauts inexistants, avec d’importantes implications sur le plan psychologique (Tzoneva et al., 2015). Il convient de se demander s’il s’agit d’un hasard si, parmi les conduites à risque récemment décrites, on trouve l’orthorexie, c’est-à-dire l’obsession de se nourrir de façon saine et naturelle (Bratman, 2017), et la bigorexie, l’obsession à se construire un corps performant, sportif et musclé (Sreshta et al., 2017). Il s’agit de conditions très complexes, qu’il ne faut surtout pas banaliser, mais où l’on voit bien comment des conduites proposées comme les antidotes à l’obésité, à l’occurrence manger mieux et bouger plus, peuvent être poussées à l’extrême au point de devenir des obsessions. Le caractère pathologique de ces troubles ne serait que la mise en scène dramatique et caricaturale de pratiques sociales acceptées, visant à brider le corps à l’intérieur d’un strict système de contrôle. Les sujets peuvent payer cher l’impératif de minceur. D’autant plus si l’on considère que la pratique la plus communément mise en place pour perdre du poids, à savoir le régime restrictif, se révèle inefficace sur le long terme dans 90 % à 95 % des cas. La littérature scientifique met en garde signalant que le régime restrictif peut déclencher ce que l’on appelle weight cycling syndrome ou effet yo yo, pour lequel le sujet qui suit un régime récupère sur le long terme le poids perdu, voire atteint un poids supérieur, avec d’importantes modifications métaboliques. En outre, être au régime peut favoriser des pertes de contrôle compulsives et des crises d’hyperphagie. Cela alimente des sentiments de culpabilité et d’auto dépréciation. Par ailleurs, la pratique du régime peut devenir une forme d’addiction et son succès durable peut cacher le développement d’un TCA (Carraz, 2017 : 136). Ce qui pourrait amener à penser que « c’est ce problème caché des troubles alimentaires qui est la vraie urgence de santé publique et l’épidémie à laquelle il faut s’attaquer » (Orbach, 2017 : 21). En effet, si parmi ces troubles l’anorexie est la plus connue et médiatisée, d’autres symptomatologies hybrides, sub-cliniques et souvent difficiles à dépister existent. Hyperphagie au cours des repas, grignotage, hyperphagie boulimique et d’autres formes de malaises causées par des profondes souffrances psychiques, accompagnent l’obésité. Mais cette dernière étant souvent traitée d’un point de vue strictement nutritionnel, les aspects subjectifs intérieurs qui peuvent être à l’origine de la prise de poids sont balayés (Grangeard, 2012). En même temps, dans une société où il faut contrôler son poids et épier tout facteur de risque, les différentes formes de purging disorders (utilisation massive de laxatifs, médicament amaigrissants, vomissement pour contrôler le poids) et body checking (contrôle obsessionnel de sa propre silhouette) souvent associés à des TCA, à la dépression, ou l’anxiété (Shafran et al., 2004 ; Keel et al., 2005), ne se donnent pas nécessairement à voir, car ils ne frappent pas le regard comme le corps de l’anorexique.
Discrimination pondérale : entre souffrance et revendication
12Comme l’anorexie, l’obésité s’impose au regard. Mais si, dans une société « lipophobique », l’évidence anorexique apparaît comme une déviance enracinée dans la conformité et la norme (Darmon, 2013 : 244), l’obésité dérange par son caractère hors-norme et fait l’objet d’une importante stigmatisation. À l’origine de la discrimination pondérale actuelle, on trouve les mêmes prémisses qui sont à la base du processus de la conceptualisation contemporaine de l’obésité. L’accent pointé sur le simple calcul de l’IMC comme critère diagnostic et sur l’alimentation comme cause tend à faire négliger toutes les composantes multifactorielles qui peuvent être à l’origine de la prise de poids, par conséquent la personne obèse serait la seule responsable de sa condition. En outre, l’expression « épidémie » conforte une idée de contagion, en raison de laquelle la marginalisation des personnes obèses ou en surpoids serait légitime (Gilman, 2008 : 40). Parallèlement, l’héritage religieux des antiques qui souligne les vices de la gloutonnerie et de la paresse, loin d’avoir disparu, s’est sécularisé sous la forme d’une condamnation de la passivité, de l’inefficacité productive et du manque de performativité, dont le corps obèse serait l’incarnation prototypique.
13Cette discrimination, que l’on retrouve dans les contextes les plus variés, a d’importantes conséquences. Les malaises de nature psychologique que l’on peut observer chez les personnes en obésité sont souvent dus à la discrimination qui en favorise la vulnérabilité psychique exposant au risque de dépression et d’hyperphagie boulimique (Almeida et al., 2011). Il faut souligner que la discrimination peut avoir des effets non négligeables sur l’état de santé physique. Des récentes études s’interrogent sur l’impact de la stigmatisation du point de vue physiopathologique, notamment au niveau cardiaque et du système métabolique. Si au surpoids et à l’obésité l’on impute souvent une dégradation de la qualité de vie, cela pourrait être plutôt le résultat de la discrimination qui compromet les relations sociales, la carrière professionnelle et la possibilité de s’engager dans des activités positives pour la santé et le développement personnel (Puhl & Suh, 2015). Comme Hacking (2008) le souligne, les individus ne restent pas indifférents vis-à-vis des classifications. L’étiquette d’obèse s’impose au sujet comme une marque en le qualifiant d’emblée de déviant, malade, non conforme. Cette imposition est d’autant plus forte que son corps même renvoie à toute une série d’attributs qui sont loin d’être neutres. Dans certains cas, le sujet peut arriver à confirmer les perceptions négatives qui lui sont attribuées. Cela contrecarre toute possibilité de se penser autrement (Grangeard, 2012). L’étiquette devient un aspect intégrant de la personnalité du sujet, comportant un mode d’existence restreint qui contraint son espace d’action et l’incite à s’orienter en fonction des schémas dictés par ce que l’étiquette semble représenter.
14Mais dans d’autres cas, le sujet peut arriver à se réapproprier l’étiquette et à mettre en valeur la caractéristique stigmatisée. Cela est à l’origine des mouvements de lutte contre la discrimination pondérale qui peuvent être désignés sous l’expression de Fat Acceptance, parfois de Fat Pride. Bien évidemment, il s’agit de groupes hétérogènes ayant des positions différentes vis-à-vis de l’obésité (Lebesco, 2003). Particulièrement intéressante est la position du mouvement Health At Every Size, qui soutient la thèse qu’il serait possible de vivre en bonne santé indépendamment de son poids. Ce ne serait pas ce dernier qui compte, mais plutôt le bon fonctionnement du système cardio-métabolique que l’on peut atteindre même avec un poids élevé. Cette approche encourage l’acceptation de son corps, une vie active et l’attention aux mécanismes de faim et satiété sans prescriptions diététiques. Les vrais facteurs de risque seraient les régimes et les tentatives de normaliser son IMC (Bacon & Aphramor, 2011). Or, si la position de ce mouvement souffre de quelque limitation, notamment le manque d’enquêtes à grande échelle et de longues études de cohorte (Penney & Kirk, 2015), l’idée que l’obésité mérite d’autres approches commence à se répandre de plus en plus pour aller réinterroger le monde médical.
En guise de conclusion
15La définition de l’obésité et sa classification en tant que maladie reposent sur un choix éminemment pratique et normatif dicté par une multiplicité de facteurs. Ce choix répond à un besoin pratique d’action vis-à-vis du nombre et de la gravité des complications médicales qui affligent une bonne partie des personnes ayant un poids considérable. Cependant, le risque que ce choix porte en soi est que, en s’appuyant sur le langage catégoriel, propre à la pensée diagnostic, on arrive à doter d’une nature pathologique une variété de conditions qui s’écartent de certaines indications statistiques. Cela peut consolider les formes de mépris déjà enracinées dans le tissu social, renforçant les attitudes discriminantes. La « lipophobie » qui en découle, pourrait renforcer des conduites à risque qui, s’associant à d’autres facteurs, aboutiraient à un TCA. D’autre part, ce que l’on appelle obésité peut renvoyer à des formes de revendication identitaires, à des modes de vie ou d’être avec son corps, qui ne s’accompagnent pas nécessairement d’une maladie.
16L’enjeu est donc de mieux objectiver, dans la mesure du possible, les indices permettant des généralisations plus précises lorsque l’on assimile l’excès adipeux à l’état morbide, en prenant en compte la multi-dimensionnalité des facteurs en jeu. Pour le moment, les nouvelles pistes de recherche soulignent que le poids est un facteur discriminant et que l’usage des régimes et la normalisation de l’IMC peuvent jouer un rôle important dans le développement d’une surcharge pondérale associée à des complications médicales, des souffrances psychiques ou même un TCA. Cela ne devrait-il pas encourager le discours préventif à prendre en compte ces facteurs, plutôt qu’à lutter contre l’obésité, comme l’on entend trop souvent ?
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