Corps 2012/1 N° 10

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Article de revue

De troublantes ressemblances : un sentiment de parenté

Pages 105 à 113

Notes

  • [1]
    En effet, à l’exception de la Tunisie, l’adoption plénière n’est pas reconnue dans les pays du Maghreb où est pratiquée une forme légale de recueil d’enfant nommée kafâla (Barraud, 2009, 2010 ; Fortier, 2010), et dans le pays d’accueil qu’est en l’occurrence la France, ces mineurs sont assimilés à des immigrés clandestins (Barraud 2009 : 557 ; Le Boursicot, 2010). Le don de gamètes est par ailleurs interdit dans ces pays conformément à l’islam sunnite (Fortier, 2007, 2010).
  • [2]
    À ce sujet, voir l’article de Bestard et Marre (2004).
  • [3]
    Certains psychanalystes (Neuburger, 1995) parlent de « greffe mythique » à propos de l’adoption.
  • [4]
    Nous avons traduit les citations de l’anglais.
  • [5]
    La question complexe de l’anonymat n’est ici abordée que sous l’angle qui nous intéresse dans cet article, celui de la ressemblance et du sentiment de parenté du point de vue des adultes.

1Le lien entre les ressemblances et la dimension affective de la parenté, que nous appellerons le sentiment de parenté, nous est apparu suite à une recherche auprès de personnes infertiles ayant recours aux procréations médicalement assistées, et en particulier au don de gamètes (Fortier, 2005). Il ne s’agit pas ici de réduire la parenté à la ressemblance, mais de souligner l’importance de cette donnée, à la fois visible et subjective, dans la naissance du sentiment de parenté, et d’expliciter ses implications non seulement sur le couple parental mais également sur les donneurs de gamètes. Cette recherche s’est déroulée principalement au Centre d’études et de conservation des œufs et du sperme humains (CECOS) de Paris qui gère le don anonyme et gratuit de sperme et d’ovocyte. Les personnes ayant recours à l’aide médicale au sein du CECOS sont nécessairement des couples hétérosexuels, qu’ils soient mariés ou concubins depuis au moins deux ans. Nous avons interrogé des couples ayant recours au don de sperme, ou en attente de don d’ovocyte que ce soit au CECOS ou à l’étranger. Parallèlement, nous avons réalisé des entretiens avec des hommes ayant donné leur sperme ainsi qu’avec des femmes désirant donner leur ovocyte ou l’ayant déjà donné. Nous avons par ailleurs rencontré des couples français ayant fait appel à une autre femme en Californie pour porter et faire naître leurs enfants, bien que cette pratique soit interdite en France, mais légale dans certains États des États-Unis.

La ressemblance réparatrice

2L’espoir de produire un enfant qui leur ressemble est très important pour les couples qui ont recours aux procréations par don de gamètes. Loin d’être une dimension dont la personne infertile réaliserait le deuil, la ressemblance fait au contraire l’objet d’un surinvestissement puisqu’elle est implicitement conçue comme un moyen de compenser le manque du biologique (Fortier, 2009). L’importance accordée au génétique et, à défaut, à la ressemblance, explique que nombre de couples ayant des problèmes pour procréer soient davantage enclins à se tourner vers les procréations médicalement assistées que vers l’adoption. Lorsqu’on interroge les couples ayant recours au don de gamètes au sujet de cette préférence, revient l’argument selon lequel l’enfant aura « au moins hérité de quelque chose de l’un des deux parents » et leur ressemblera. Par ailleurs, le fait qu’aujourd’hui en France, il y ait peu d’enfants à adopter, et que les couples doivent s’orienter vers l’étranger, les amène à s’interroger sur leur acceptation d’une dissemblance probable avec l’enfant adopté. Même si cette question de la ressemblance est parfois prise en considération par certains pays pratiquant l’adoption internationale, dans la mesure où l’on essaye d’attribuer un enfant relativement aux ressemblances avec ses parents adoptifs en comparant leurs photos, il n’en demeure pas moins que cet appariement reste plus aléatoire que dans le cas du don de gamètes.

3L’importance des ressemblances apparaît par exemple dans l’attitude des couples d’origine maghrébine vivant en France qui font tout pour « adopter » un enfant dans un pays maghrébin en dépit du caractère illégal de cette pratique [1]. Émilie Barraud (2009 : 425-426) remarque que les travailleurs sociaux en charge de l’adoption au Maghreb essayent d’attribuer au couple « adoptant » un enfant qui leur ressemble le plus possible, surtout en matière de couleur de peau, comme s’il était leur enfant biologique. Ainsi que l’explique une assistante sociale algérienne : « Si l’enfant ne ressemble pas aux parents, c’est comme remuer le couteau dans la plaie (…). Le troisième élément après la santé et le développement, c’est la ressemblance physique, selon le teint de la peau. Faire en sorte que si le couple avait mis au monde un enfant, il aurait toutes les chances d’être comme ça. Et après, il y a des phénomènes de mimétisme extraordinaires (…). Pour les gens très longilignes, on regarde au niveau des doigts. » (ibidem).

4De surcroît, les parents « adoptifs » s’approprient affectivement l’enfant qui leur est attribué en lui trouvant immédiatement des ressemblances avec eux. C’est là un moyen de rendre familier ce corps étranger, au sens de le rendre proche et de le relier à la famille [2]. C’est une façon de greffer imaginairement [3] ce nouveau corps dans le corps familial, le mot corps étant pris au sens propre et figuré. Ainsi que le note É. Barraud (2009 : 427) : « Le jour où ils reçoivent la première photographie de l’enfant attribué ou lors de la rencontre, ils soulignent en effet tous, instantanément, un point de ressemblance en dépit de différences phénotypiques flagrantes : les mêmes cheveux noirs, les mêmes yeux bridés, un air de famille. L’entourage participe en outre de cette construction de sens. » (ibidem). Comme dans le cas du don de gamètes où les ressemblances sont importantes en tant que substitut du lien biologique qui fait défaut, « dans le cadre de l’adoption internationale, la référence au critère de ressemblance physique et l’usage de la métaphore biologique permettent aux adoptants de donner du poids à un lien de parentalité démuni de sa composante biologique. Dans le cadre de la kafala, cette référence au biologique prend encore davantage d’importance. Elle s’impose pour légitimer un lien de parentalité privé tant de sa composante biologique que généalogique, la filiation n’étant pas juridiquement reconnue. Dès lors, la ressemblance physique vaut pour « filiation » dans des sociétés où la définition de la famille est essentiellement biologique » (ibidem).

La ressemblance sentimentale

5Par ailleurs, en France, les couples hétérosexuels qui n’ont pas de problèmes de gamètes mais dont la femme a un problème d’utérus souhaitent très souvent avoir un enfant génétique en dépit de l’interdiction française de faire appel à une mère porteuse. Ainsi, une femme qui était dans cette situation nous expliquera avoir eu recours à une mère porteuse (surrogate mother) en Californie plutôt qu’à l’adoption, dans la mesure où elle ne voulait pas renoncer au désir de voir à quoi ressembleraient ses enfants génétiques : « Comment se résoudre à ne pas voir le visage de mes enfants, d’autant plus que je suis tout à fait capable de les concevoir ? »

6Un homme américain qui a conçu un enfant grâce à une mère porteuse déclare explicitement son refus de l’adoption dans la mesure où, pour lui, le lien d’apparentement à un enfant se fonde essentiellement sur le critère de la ressemblance : « J’étais définitivement contre l’adoption. Parce que je ne veux pas d’un enfant qui n’est pas le mien… Quand je la regarde dans les yeux, je dois avoir l’idée que je m’y vois un peu. C’est l’unique condition pour que je me sente vraiment son parent (to relate to her). » (Roberts, 1993 : 58) [4]. Il pense que l’adoption le priverait des liens de ressemblance qui le relient à son enfant et qui sont pour lui comme des « points d’attache » : « Les gens s’approchent et ils disent, oh, oh, Dieu, comme elle a des grandes mains. Vous savez, j’ai des grandes mains. Donc, c’est comme s’il y avait là une relation (connection). D’où les tient-elle ? Oh, elle les tient de moi, vous savez. C’est comme si ce genre de choses était comme notre lien (our connection). Qu’on n’aurait pas autrement [par l’adoption]. » (Roberts, 1993 : 59).

7L’adoption plus encore que le don de gamètes soulève la question non formulée de savoir si l’on pourra s’attacher à un enfant qui est biologiquement étranger à ses parents. Cette crainte non avouée apparaît dans le témoignage de certains parents adoptifs : « J’ai peur de ne pouvoir l’aimer ou l’embrasser aussi spontanément que l’enfant qui me ressemblerait » (Verdier, 1999 : 57), redoutant de « ne pouvoir s’empêcher de sans cesse rechercher ce qu’il y a d’étranger en cet enfant » (Geberowicz 2002 : 1). Une telle crainte n’est pas propre à l’adoption mais se retrouve dans une certaine mesure dans les procréations par don de gamètes, comme le montre le témoignage d’une femme américaine qui éprouve un sentiment d’étrangeté vis-à-vis de sa fille conçue par don d’ovocyte parce que celle-ci ne lui ressemble pas : « Elle est belle ! Mais il y avait aussi une grande tristesse. C’est juste le fait que je ne pouvais pas me voir en elle. Cela était très puissant et très difficile à dépasser… C’était comme si j’étais le conduit par lequel elle était arrivée dans ce monde mais elle n’était pas vraiment mienne. » (Becker, Butler & Nachtigall 2005 : 1304).

8À côté du cadre du CECOS, des femmes qui ne veulent pas avoir recours à un don d’ovocyte anonyme, ni par ailleurs connaître les longs délais d’attente en France, vont se rendre en Belgique avec une donneuse de leur choix. Elles ont généralement recherché une donneuse sur Internet lorsqu’aucune personne de leur entourage familial ou amical ne peut ou ne veut remplir cette fonction ; et quand il leur arrive d’entrer en contact avec une donneuse potentielle, elles lui demandent une photographie d’elle et de ses enfants. Cette photographie leur permet d’imaginer à quoi leur propre enfant pourrait ressembler s’ils la choisissaient comme donneuse. De même, le site de vente de sperme sur internet qu’est le Cryos accompagne le profil de certains donneurs de leur photo bébé, y compris lorsqu’ils sont anonymes, afin que ceux qui le consultent puissent se faire une idée de l’enfant qu’ils pourraient avoir en sélectionnant ce donneur (Fortier, 2011). Le CECOS répond également au désir des couples d’avoir un enfant qui leur ressemble, bien que l’exigence d’anonymat ne permette pas de voir le visage ou la stature du donneur ou de la donneuse, même d’après une photographie de lui adulte ou enfant. Ce centre prend scrupuleusement en compte le phénotype respectif des deux parents, en particulier la couleur de la peau, des cheveux et des yeux, ainsi que la taille.

9L’enfant idéal est non seulement celui qui ressemble le plus possible aux deux membres du couple mais aussi à leurs familles respectives. On sait en effet qu’il existe parfois des caractéristiques physiques qui sont comme une empreinte d’une famille, sa « marque de fabrique » pourrait-on dire, par exemple une tache corporelle ou une conformation particulière des doigts. Aussi, lors de l’établissement du dossier médical au CECOS, certaines personnes ajoutent des précisions de ce type parmi les signes morphologiques censés les caractériser. Le manque de ressemblance éveille la crainte que cela empêche certains membres de la famille de reconnaître véritablement l’enfant comme un des leurs. C’est par exemple le cas d’une femme américaine n’ayant pas révélé à sa mère que ses enfants sont nés d’un don d’ovocyte, et qui pense que l’absence de ressemblance avec leur famille maternelle explique que leur grand-mère n’ait pas les mêmes attentions envers eux qu’envers ses autres petits enfants : « Je pense qu’elle dévalorise nos enfants parce qu’elle ne peut pas trouver sa famille en eux. » (Becker, Butler & Nachtigall 2005 : 1305). On sait en effet que certains enfants peuvent être préférés à d’autres du fait de leur ressemblance à un être cher de la famille, et ce parfois au sein d’une même fratrie (Rufo 2002 : 102).

Le trouble de la ressemblance

10Si, plus ou moins consciemment, certains parents ayant recours au don de sperme ou d’ovocyte se posent la question de leur capacité à aimer un enfant qui ne leur ressemble pas, de façon inverse, on peut supposer que ceux qui se ressemblent peuvent tisser des liens affectifs privilégiés entre eux, surtout s’ils savent qu’ils partagent un lien biologique. Il arrive, en effet, que des personnes s’attachent à un enfant en raison d’une ressemblance et de leur proximité génétique. C’est le cas par exemple d’une femme qui témoigne qu’elle a élevé les enfants de son frère jumeau comme les siens, en particulier un des deux dont elle affirme « qu’il est sa copie conforme et qu’elle se reconnaît en lui ». Tout se passe comme si le fait de se voir dans le visage d’un enfant avec qui on se sait lié biologiquement créait un lien immédiat avec lui. Il arrive également que des femmes ayant accouché sous X en France décident de garder l’enfant qu’elles viennent de mettre au monde dès lors qu’elles acceptent de le voir et qu’elles constatent qu’il leur ressemble. C’est ce que montre le témoignage d’une femme originaire des Caraïbes qui avait renoncé à la démarche d’abandon alors qu’elle avait reconnu l’enfant comme semblable à elle : « Quand j’ai vu le pied du bébé, c’est un pied de chez moi, il faut que je le garde » (Barraud, 2009 : 261), comme si de la reconnaissance physique naissait la reconnaissance affective.

11Se reconnaître en un enfant implique bien souvent qu’on le reconnaisse comme sien, idée qui apparaît en creux dans certaines biographies de femmes ayant porté un enfant pour une autre femme. En effet, les travaux d’Hélena Ragoné (1998) montrent qu’il est fréquent que des mères porteuses en Californie soient d’une couleur de peau différente du couple qui les emploie, par exemple une femme mexicaine porte un enfant pour un couple de Japonais ou encore une femme « noire » pour un couple de « blancs ». Cette pratique facilite, aux yeux de ces femmes, la séparation à venir d’avec l’enfant qu’elles portent. Selon H. Ragoné, ces mères porteuses marquent ainsi plus clairement l’absence de lien génétique avec l’enfant qu’elles mettront au monde. Cela montre surtout que l’absence de lien génétique ne suffit pas à établir une distance affective entre la mère porteuse et l’enfant qu’elle porte, et que des femmes éprouvent la nécessité d’ajouter à l’absence du génétique, l’absence de ressemblances, pour rendre la séparation à la naissance moins difficile lorsqu’elles découvriront le nouveau-né. La dissemblance liée ici à la différence de couleur de peau fonctionne comme un marqueur visuel qui vient signifier à la femme que l’enfant qu’elle a porté pendant neuf mois n’est pas le sien et qu’elle doit s’en détacher. La dissemblance est donc alors recherchée dans le but de signaler un écart entre le corps de la mère porteuse et celui de l’enfant. Cette différence de couleur de peau qui « saute aux yeux » doit l’empêcher de considérer l’enfant comme un prolongement d’elle-même, considération qui est extrêmement paradoxale dans la mesure où cet enfant s’est développé en elle et sort de son propre corps. Le constat de la dissemblance qui lui rappelle que l’enfant ne vient pas d’elle, contredit l’expérience à la fois objective et intime de la gestation et de l’accouchement qui témoignent du contraire. Une expérience aussi paradoxale peut être traumatisante pour ces femmes, ainsi que le montre la réaction d’une femme « blanche » lorsqu’elle accouche de l’enfant d’un couple coréen : « Elle était alarmée de voir ce qui sortait d’elle comme quelque chose qui, de toute évidence, n’était pas d’elle. » (Roberts, 1993 : 66).

12Par ailleurs, la peur de se reconnaître dans les traits d’un enfant qui n’est pas le sien et par conséquent de ressentir des sentiments de type parental à son égard existe aussi du côté des donneurs de gamètes. La plupart des donneurs que nous avons interrogés étaient inquiets à l’idée de croiser un enfant issu de leur don qui pouvait leur ressembler, compte tenu du sentiment « d’inquiétante étrangeté », ou plus justement d’inquiétante familiarité (unheimlich, Freud, 1985, [1933]), que cette rencontre produirait. Et nombreux sont ceux qui n’auraient jamais donné leur gamète si un tel don n’était pas anonyme, ne voulant pas avoir de relation avec l’enfant qui pourrait en naître, affirmation qui cache la crainte de ressentir des sentiments de type parental à la vue de cet enfant, surtout s’il devait y avoir une ressemblance.

13Cette idée apparaît aussi dans les témoignages de certaines donneuses d’ovocyte qui font le choix de donner en France de façon anonyme plutôt que de façon directe ailleurs, par peur de s’attacher à l’enfant né de leur don. Ainsi, une femme dont nous avons recueilli le témoignage voulait aider son amie à avoir un enfant en lui donnant ses ovocytes de façon anonyme ; le CECOS permettant aux couples qui amènent une donneuse ou un donneur de réduire leur délai d’attente, même s’ils ne bénéficient pas directement de ce don mais de celui d’une autre personne. Or, l’amie souhaitait qu’elle fasse pour elle un don direct, ce qui est interdit en France, mais autorisé en Belgique.

14Cette femme fut alors confrontée à un dilemme, car si elle souhaitait aider son amie, elle ne voulait pas effectuer un don direct, de crainte que la ressemblance éventuelle entre cet enfant et son propre enfant n’éveille chez elle le sentiment d’en être la mère : « J’ai pensé, si elle a une fille qui ressemble à la mienne, est ce que je ne vais pas me sentir un peu comme sa maman ? Finalement, comme mon amie refusait le don anonyme, j’ai donné toute seule au CECOS en faveur de ceux qui n’ont pas eu la chance de trouver une donneuse. »

15Il est tout à fait significatif de constater que ce n’est pas le lien biologique proprement dit qui est ici considéré comme à l’origine du sentiment d’être apparenté à l’enfant mais plutôt le lien de ressemblance. Dans ce cas, la femme appréhende la ressemblance entre l’enfant qui pourrait naître de son don d’ovocyte et son propre enfant parce que, ce lien de ressemblance qu’elle aurait sous les yeux l’amènerait probablement à penser que cet enfant est aussi le sien. Cette inquiétude exprimée ici par une donneuse est aussi ressentie par des femmes qui ont recours au don d’ovocyte. Si le don vient d’une proche, sœur, belle-sœur ou amie, ainsi que cela est autorisé dans certains pays comme la Belgique, et l’était en France jusqu’à la loi de bioéthique de 1994, les mères craignent que leur enfant ressemble à cette femme et que celle-ci s’y attache au point de se comporter avec lui comme sa mère. Cet argument les amène à choisir le don anonyme.

16Tout se passe comme si l’anonymat permettait de faire écran à des sentiments parentaux qui pourraient se développer à la vue de l’enfant, en particulier si celui-ci devait posséder des traits de ressemblance avec le donneur ou la donneuse. En conséquence, l’anonymat protège ces derniers de l’expérience troublante liée à la ressemblance, expérience que beaucoup ne veulent pas connaître, même à la majorité de l’enfant, comme c’est le cas dans d’autres pays européens et comme le proposent certains projets de loi aujourd’hui en France. L’anonymat représente donc un garde-fou par rapport aux possibles débordements affectifs du donneur ou de la donneuse, surtout si l’enfant lui ressemble, débordements pouvant avoir des conséquences tant sur leur famille propre que sur celle de l’enfant. Ainsi, l’anonymat peut-il protéger l’enfant de tout enjeu d’appropriation, sinon sociale, du moins affective, de la part de donneurs ou de donneuses qui seraient amenés à se positionner comme ses « vrais parents », compte tenu de l’importance qu’accorde notre société au génétique et à la ressemblance [5].

17À la constatation de ressemblance est rapportée spontanément non seulement l’idée de filiation mais aussi un sentiment parental censé lui être coextensif. En effet, on pense ordinairement que le fait de devenir parent entraîne inévitablement des sentiments envers sa progéniture, sentiments dont on sait qu’ils n’ont rien de naturels, tant du côté paternel que maternel (Badinter, 1980). En revanche, on souligne peu l’incidence de la ressemblance dans l’émergence du sentiment parental comme le laisse paraître la crainte qu’éprouvent les donneurs de sperme ou les donneuses d’ovocyte de s’attacher à l’enfant issu de leur don s’il leur ressemblait. Et inversement, on peut observer que la dissemblance est pensée comme pouvant jouer un rôle dans l’inhibition de ce même sentiment, comme le montre le cas des mères porteuses aux États-Unis qui décident de porter un enfant d’une autre couleur de peau que la leur.

La prise de ressemblance

18Lorsque l’enfant grandit, il prend très tôt les expressions de ses parents par mimétisme identificatoire : il a la même façon de marcher, la même intonation, le même sourire. On remarque généralement ce phénomène chez tous les enfants, qu’ils soient nés des gamètes de leurs deux parents ou d’un tiers, ou bien qu’ils soient adoptés. Ainsi, un enfant, même très dissemblable de ses parents, peut finir par leur ressembler ; l’identification mimétique pouvant avoir lieu avec les deux parents ou, plus particulièrement, avec l’un d’eux. Ce mimétisme identificatoire peut par ailleurs se faire surtout avec la personne à laquelle l’enfant ressemble le moins physiquement, comme pour compenser ce manque. Ainsi, une femme racontera qu’après avoir toujours entendu dire qu’elle ressemblait à son père, elle en vint inconsciemment, par un processus d’identification à sa mère, à prendre les mimiques et les expressions du visage de cette dernière.

19Le caractère quasi interchangeable de la notion de ressemblance et de biologique, explique par ailleurs que, dans le cas des procréations par don de gamètes, comme dans l’adoption, les parents, assez tôt, ne pensent plus au fait qu’ils ne sont pas, au moins pour l’un d’eux, les géniteurs de l’enfant, en raison du lien affectif créé avec lui, et aussi bien souvent, de ce que l’enfant en vient à leur ressembler, la greffe affective ayant prise. Ce qui témoigne que si, pour le sens commun, la ressemblance fait la parenté, dans la réalité, la parenté fait la ressemblance.

Bibliographie

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  • Barraud É. 2009, « Kafala et migrations. L’adoption entre la France et le Maghreb », Thèse de doctorat en anthropologie, Université de Provence.
  • Becker G., Butler A., & Nachtigall R. 2005, « Resemblance talk : a challenge for parents whose children were conceived with donor gametes in the US » dans Social Science & Medicine, vol. 61, n° 6, sept. : 1300-1309.
  • Bestard J. & Marre D. 2004, « El cuerpo familiar : personas, cuerpos y semejanzas », dans Marre D. et Bestard J. (eds.), La adopción y el acogimiento : presente y perspectivas, Barcelone, Universitat de Barcelona : 293-312.
  • Fortier C. 2011, « “Des gamètes de couleur” : phéno-type, race ou ethnie ? », dans L’Autre. Cliniques, cultures et sociétés (à paraître).
  • Fortier C. 2010, « Le droit musulman en pratique : genre, filiation et bioéthique », dans Droit et Cultures 59 (1), Fortier C. (éd.), Actualités du droit musulman : genre, filiation et bioéthique : 11-38.
  • Fortier C. 2009, « Quand la ressemblance fait la parenté », dans Porqueres i Gené E. (éd.), Défis contemporains de la parenté, EHESS, coll. « Cas de figure » : 251-276.
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Date de mise en ligne : 01/06/2017

https://doi.org/10.3917/corp1.010.0105

Notes

  • [1]
    En effet, à l’exception de la Tunisie, l’adoption plénière n’est pas reconnue dans les pays du Maghreb où est pratiquée une forme légale de recueil d’enfant nommée kafâla (Barraud, 2009, 2010 ; Fortier, 2010), et dans le pays d’accueil qu’est en l’occurrence la France, ces mineurs sont assimilés à des immigrés clandestins (Barraud 2009 : 557 ; Le Boursicot, 2010). Le don de gamètes est par ailleurs interdit dans ces pays conformément à l’islam sunnite (Fortier, 2007, 2010).
  • [2]
    À ce sujet, voir l’article de Bestard et Marre (2004).
  • [3]
    Certains psychanalystes (Neuburger, 1995) parlent de « greffe mythique » à propos de l’adoption.
  • [4]
    Nous avons traduit les citations de l’anglais.
  • [5]
    La question complexe de l’anonymat n’est ici abordée que sous l’angle qui nous intéresse dans cet article, celui de la ressemblance et du sentiment de parenté du point de vue des adultes.

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