Contraste 2012/1 N° 36

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Article de revue

Observer en anthropologie : immersion et distance

Pages 29 à 46

Notes

  • [1]
    Maître de conférences à l’université d’Aix-en-Provence.
    Adresse contact : moussaoui@mmsh.univ-aix.fr
  • [2]
    L’ethnologie étudie les logiques propres à une société, tandis que l’anthropologie s’intéresse aux variations de ces logiques d’une société à une autre.
  • [3]
    Titre d’un ouvrage de Jean-Michel Chapoulie : La Tradition sociologique de Chicago.
  • [4]
    Ce travail est issu d’une maîtrise soutenue en 1929 sous le titre « The Closed Dance Hall », Unpublished Master’s Dissertation, University of Chicago. Il sera publié plus tard, en 1932, sous le titre, The taxi-dance hall. A sociological study in commercialized recreation and city life, Chicago, University of Chicago Press, 300 p.
  • [5]
    Voir Olivier de Sardan, La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie (voir bibliographie) qui écrit dans une note infrapaginale : « Il semble que, fort significativement, cette expression à forte connotation anthropologique d’observation participante ait été inventée en 1924 par un sociologue, Lindeman, lié à l’école de Chicago (Kirk et Miller, 1986 : 76). »
English version
Trois opérations : Voir, opération de l’œil.
Observer, opération de l’esprit.
Contempler, opération de l’âme.
Quiconque arrive à cette troisième opération entre dans le domaine de l’art.
Émile Bernard, Connaissance de l’art

1La citation du peintre français Émile Bernard (1868-1941) mise en exergue distingue bien les nuances que le sens commun a fini par oblitérer. Pour Émile Bernard, « observer » se situe entre « voir » et « contempler ». Le premier est une opération de l’œil, le second est une opération de l’âme. Entre les deux se trouve l’acte d’observer qui, notons-le, est une opération de l’esprit.

Observer

2Quand on consulte les dictionnaires étymologiques et historiques, on s’aperçoit que le verbe observer et son substantif « observation » ont des sens divers et variés attestés depuis plusieurs siècles. Selon les époques ces mots ont pu avoir différentes acceptions, dont certaines sont toujours en cours, même si parfois, les usages et les protocoles de telle ou telle de nos disciplines limitent le mot à une seule de ses multiples acceptions. Ce qui est notable, c’est que les premières définitions assignent à l’acte d’observer un sens allant non pas vers un objet extérieur, mais visant le sujet lui-même. Ainsi, dès la seconde moitié du xe siècle, « observer » signifie « se conformer à ce qui est prescrit par la loi (ici la loi chrétienne) ». Au xvie siècle (1580), le mot signifie « s’imposer comme règle (une certaine attitude) » (Montaigne, Essais, I, XXX, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier, p. 198). Toutefois, à la même époque, l’expression « observer les temps » voulait dire « chercher à deviner l’avenir » (Olivetan, Bible, Lév. 19, 26 d’apr. FEW, t.7, p. 284a). Ces différentes définitions forgées à travers l’histoire couvrent les multiples sens sous lesquels le vocable continue à se décliner aujourd’hui. Il faut attendre le début du xviie siècle (1607) pour constater un infléchissement du sens. Désormais, « observer » veut dire «remarquer, regarder avec une attention suivie » (Hulsius d’apr. FEW, loc. cit.). Cependant, ce n’est que vers la fin du xviie siècle (1690), que le mot se voit associé, de manière franche, à la science. « Observer » signifie alors « soumettre à l’observation scientifique » (Furetière). Signalons toutefois que dès le milieu du xve siècle (1549), le mot « observer » porte déjà le sens d’« examiner en surveillant, en contrôlant ». Retenons que cet emprunt au latin observare veut dire à la fois « porter son attention sur ; surveiller ; respecter ; se conformer à ». Et tous ces sens sont encore en usage ; et il faudrait bien se rappeler qu’observer ne signifie pas que regarder avec attention, mais aussi se conformer à ce qui est prescrit (par une loi, une règle, une obligation). Autrement dit, observer c’est aussi respecter, comme dans les expressions : « observer des coutumes ; observer les fêtes, le jeûne ; ou observer une minute de silence ».

3Le sens qui nous occupe ici et qui résume un peu tout ce qui a été évoqué donne au mot observer la signification d’« examiner (un objet de connaissance scientifique) pour (en) tirer des conclusions scientifiques ». Mais un tel acte doit se faire avec une attention, une application, un soin, scrupuleusement… observés. Pour ce faire, les différentes disciplines scientifiques, qu’elles relèvent de l’expérimental ou du social, ont établi des règles qui permettent une telle observation (dans les deux sens). Car, entre l’observateur et ce qu’il observe, il y a une distance irréductible et qui s’impose. Il faut la respecter dans tous les sens du terme : garder une certaine distance, mais aussi reconnaître à celle-ci son effet sur l’objet ou le sujet observé. Cette distance maintient à la fois l’observateur et le sujet observé nécessairement à distance. En anthropologie, toute l’ingéniosité consiste à réduire, voire à annuler cette distance sans la nier.

4Il ne s’agit pas ici de donner une quelconque recette pour y parvenir. Mon propos est plus modeste et vise simplement à rappeler les significations, les postures et les techniques que suggère en ethnologie/anthropologie la catégorie « observation » [2].

Observer en anthropologie

5L’anthropologue essaie d’observer non pas un individu mais l’Homme dans sa globalité, c’est pourquoi son observation se pose sur un groupe qu’il tente d’approcher de manière « directe par imprégnation lente et continue » (Laplantine, 2001, p. 17) en entretenant un rapport personnalisé avec ses différents membres. Pour ce faire, l’anthropologue partage de manière plus ou moins durable le quotidien des femmes et des hommes qu’il envisage d’observer ; de façon à se laisser pénétrer par la « structure inconsciente» dont parlait Lévi-Strauss ; celle « sous-jacente à chaque institution et à chaque coutume » (Lévi-Strauss, 1974, p. 34).

6Toutefois, les terrains de l’observation diffèrent et commandent des postures différentes. Certains terrains se prêtent plus facilement à l’observation tandis que d’autres demeurent minés, voire dangereux et quasi impraticables. « Le choix d’un espace circonscrit rend l’observation directe possible parce que celle-ci met le chercheur face à un ensemble fini et convergent d’interactions. » (Arborio, 2005, p. 11). Ainsi, un quartier, une usine, un club ou une boîte de nuit peuvent faire l’objet d’une observation directe et participante. Cela dit, ce choix n’est ni obligatoire, ni le seul possible. Il est néanmoins plus délicat d’opter pour l’observation participante concernant certains terrains en raison du danger potentiel qu’ils recèlent. Travailler en milieu de déviance ou sur un champ de bataille lors d’un conflit armé n’est pas évident. D’autres milieux sont quasi opaques et inaccessibles : les casernes ou les commissariats de police, par exemple. Pourtant, ce sont sur ces terrains-là précisément que l’observation participante peut pallier l’impossibilité d’utiliser d’autres moyens d’investigations. L’observation participante est particulièrement féconde dans les milieux où la parole absente ou convenue ne permet pas de dépasser le cliché et le stéréotype.

7L’anthropologue sait que son objet d’observation n’est pas un donné, c’est une construction ; et son travail consiste à observer la charpente d’une telle construction et les forces (au travail) qui la sous-tendent en vue de déceler le système de relations entre les éléments qui semblent a priori sans rapport les uns aux autres.

8Observer c’est être attentif pour saisir ce que l’on sait ne pas connaître. Chemin faisant, on peut également découvrir des choses qu’on ne savait pas… ne pas connaître. Leur découverte peut modifier la perception de ce que l’on croyait savoir. L’observation en anthropologie induit assurément une posture d’errance qui conduit par touches répétitives à mieux éclairer l’objet. Au lieu de privilégier l’évidence, l’anthropologue scrute les interstices et les zones d’ombres. Comme l’écrit Lévi-Strauss (1974, p. 39) : « Si l’ethnologue s’intéresse surtout à ce qui n’est pas écrit, ce n’est pas tant parce que les peuples qu’il étudie sont incapables d’écrire, que parce que ce à quoi il s’intéresse est différent de tout ce que les hommes songent habituellement à fixer sur la pierre et le papier. » C’est en accordant une attention toute particulière au marginal, à l’insignifiant, à l’infiniment petit que l’anthropologue a des chances de percer le mystère de la totalité. Le non-écrit, le non-formalisé, l’apparemment anodin sont les biais qu’il emprunte pour saisir des comportements et des pratiques sociales.

9Comparant l’histoire et l’anthropologie, Claude Lévi-Strauss considère que la différence entre ces deux disciplines ne réside ni dans l’objet étudié, ni dans le but poursuivi, ni même dans la méthode utilisée. Selon l’auteur d’Anthropologie structurale, l’histoire privilégierait les expressions conscientes, tandis que l’ethnologie s’attache à recueillir les données relatives aux conditions inconscientes de la vie sociale. L’observation en anthropologie est d’abord une observation de la nature inconsciente des phénomènes collectifs. Pour y parvenir, l’anthropologue éloigne son regard, se dépayse, afin de susciter son propre étonnement. Ainsi modifiera-t-il le regard qu’il porte sur lui-même, à travers le regard que les autres portent sur lui et sur eux-mêmes. Car, en restant « rivés à une seule culture, nous sommes non seulement aveugles à celles des autres, mais myopes quand il s’agit de la nôtre » (Laplantine, 2001, p. 17).

Observer son objet en observant des règles

10L’observation en anthropologie est un « jeu d’échelles » pour reprendre le titre de l’ouvrage de J. Revel. Il s’agit de partir du micro pour ensuite aller vers le macro. C’est le microscope qui agrandit ; le télescope, lui, rapetisse les étoiles, réduisant d’immenses planètes à de simples points lumineux.

11Pour l’ethnologue ou l’anthropologue, l’observation est d’abord une « observation » (au sens de respecter, se soumettre, se conformer) d’un certain nombre de règles comme l’absence de jugement. C’est le préalable à toute appréhension, au-delà de l’apparence et du sens commun, du réel tel qu’il est construit par ceux qui le produisent et le vivent.

12L’observation est une posture codifiée qui vise à atteindre un objectif en respectant certaines règles, en les… observant. Cette observation peut être distanciée (au sens brechtien) ou alors, au contraire, subjectivisée. C’est souvent ce dernier type d’observation qui est recherché par l’anthropologue. Il lui permet d’observer à partir de l’incorporation de la subjectivité du sujet observé. Le but est de réduire la distance qui sépare leurs univers de sens. C’est ce travail d’incorporation de l’altérité qu’on appelle empathie (qui n’est pas la sympathie !). Pour être observateur, l’anthropologue se fait acteur, mobilisant ainsi sa propre expérience subjective avant de se focaliser sur celle de l’observé. Cet exercice n’est pas si évident, car dans un second mouvement, l’anthropologue doit sinon extirper, du moins taire cette subjectivité afin de recréer la distance nécessaire à l’analyse.

13En d’autres termes, la première démarche lui permet de saisir le sens emic, celui fondé sur les concepts et le système de pensée des observés. La seconde, quant à elle, lui permet de retrouver le sens etic.

L’emic et l’etic

14Faisons une incise pour rappeler la genèse et l’usage de ces catégories importées de la linguistique, une discipline qui a beaucoup alimenté l’anthropologie (cf. Lévi-Strauss et le structuralisme de Saussure).

15C’est au linguiste américain Kenneth Lee Pike (1912-2000) que l’on doit ces deux concepts emic et etic, que les linguistes utilisent quand ils opposent phonemic et phonetic. En fait, K. L. Pike transpose aux faits culturels cette coutume qu’avaient les linguistes à faire une nette différence « entre le système des contrastes et différences sonores significatives du point de vue du locuteur (ou phonemic), et le système des sons “physiques”, c’est-à-dire les ondes acoustiques produites par les phénomènes articulatoires (ou phonetic) » (Olivier de Sardan, 1998, p. 152).

16Selon J.-P. Olivier de Sardan (1998, p. 152) : « La démarche emic s’intéresse donc aux aspects culturellement définis (du langage) » tandis que la démarche etic « se focalise sur les processus acoustiques sans référence aux perceptions des sujets, indépendamment de tout arrière-plan culturel, et prend en compte ce que restituent des appareils “objectifs” d’observation et de mesure, à savoir des sonogrammes ».

17Revenons à l’usage qu’en fait l’anthropologue. L’emic une fois établi, il est remis en situation de comparaison pour atteindre le discours « étique », seul garant d’une relative objectivité. « L’emic est donc centré sur le recueil de significations culturelles autochtones, liées au point de vue des acteurs, alors que l’etic repose sur des observations externes indépendantes des significations portées par les acteurs et relève d’une observation quasi éthologique des comportements humains. » (Olivier de Sardan, 1998, p. 152)

18C’est plus facile à dire qu’à faire ! Mettre de côté tout a priori et tout discours scientifique pour rentrer dans l’entendement « émique » nécessite déjà un effort intellectuel énorme. Les choses se compliquent davantage quand il s’agira ensuite de quitter les logiques « émiques » pour retrouver un etic raisonné. Pour bon nombre d’observateurs, cela relève de la gageure. Un des moyens utilisés en anthropologie pour réaliser une telle prouesse est ce qui est désormais connu par l’expression « observation participante ».

Manières d’observer

19Les anthropologues évoquent plusieurs types d’observation : distanciée, flottante, diffuse ou analytique, participante, etc. Toutes ne sont pas sollicitées de la même manière et dans tous les cas.

20L’observation distanciée s’ajoute aux entretiens pour mieux renseigner une situation à partir d’une description dense et finement documentée. Pour assurer un maximum d’objectivité et de distanciation, l’observateur a souvent recours à la photo et à l’enregistreur. Cette technique n’est pas exclusive à l’ethnologie. On la retrouve également pratiquée dans d’autres disciplines comme la psychologie expérimentale, l’éthologie ou encore les sciences de l’éducation. Ce type d’observation se voudrait informel et non guidé par des hypothèses. Mais en cherchant l’objectivité maximale, le risque est grand de tomber dans le catalogage sans but, car comme le pensait Bachelard, « l’absence de théorie stérilise l’observation ».

21L’observation flottante quant à elle est une méthode prônée par Colette Pétonnet (1982, p. 39) : « Elle consiste à rester en toute circonstance vacant et disponible, à ne pas mobiliser l’attention sur un objet précis, mais à la laisser “flotter” afin que les informations la pénètrent sans filtre, sans a priori, jusqu’à ce que des points de repère, des convergences, apparaissent et que l’on parvienne alors à découvrir des règles sous-jacentes. » Cette méthode suppose un fieldwork suffisamment ouvert pour pouvoir enquêter de façon anonyme et suivre les évolutions du terrain en mobilisant toutes ses potentialités. Une telle méthode semble mieux adaptée à l’investigation en milieu urbain comme le relève Anne Raulin (2001, p. 177) : « méthode rendue possible par le caractère ouvert de l’espace public urbain, qui permet d’enquêter dans l’anonymat en effectuant des observations (visuelles, sonores) au gré des évolutions sur le terrain ».

22L’observation diffuse est celle que tout anthropologue consigne dans son journal de bord. Elle décrit aussi bien les lieux que les pratiques qui s’y déroulent au fur et à mesure de leur découverte. Les descriptions privilégient les mots et les catégories ordinaires qu’utilisent les observés eux-mêmes. Ce type d’observation est à opposer essentiellement à l’observation analytique qui, elle, se focalise sur des phénomènes précis et en un temps donné. Ce qui doit être observé et auprès de quels enquêtés est, dans ce cas, préalablement établi.

23Toutefois, le type d’observation qui caractérise le plus la discipline, c’est « l’observation participante ». Cette dernière désigne la conduite qu’adopte l’ethnologue en s’immergeant totalement dans l’univers étudié, un univers généralement complètement étranger à lui, en vue d’observer un phénomène en y participant.

L’observation participante

24C’est l’anthropologue polonais Bronislaw Kasper Malinowski (1884-1942) qui le premier théorise les règles de l’« observation participante » dans son fameux ouvrage, Les Argonautes du Pacifique occidental.

25Malinowski entend se démarquer de la pratique alors dominante des premiers anthropologues qui travaillent à partir de documents de seconde main (récits de voyage d’explorateurs ou de missionnaires et autres rapports des administrations coloniales). Une des figures les plus représentatives de ces « armchair-anthropologists », ces ethnologues de cabinet ou de salon, est sans doute l’anthropologue écossais Sir James George Frazer (1854-1941). Il est le premier à avoir dressé un inventaire planétaire des mythes et des rites (Le Rameau d’or).

26Dans un contexte où l’évolutionnisme dominait la pensée anthropologique, Malinowski renverse la vapeur en imposant à l’anthropologue l’observation d’un certain nombre de positions :

  • Effectuer soi-même le travail de terrain sans intermédiaire ;
  • Apprendre la langue des populations étudiées ;
  • Se couper totalement de son monde familier.

27Il s’agit de « se défaire de sa propre culture ». C’est à ce prix pense-t-il qu’il est possible de « pénétrer la mentalité des indigènes ».

28Dans ces années 1920, un certain nombre de sociologues, d’ethnologues et d’anthropologues se réclamant de l’école de Chicago vont appliquer cette méthode d’observation directe dans leurs recherches. Ainsi Nels Anderson (2011) mènera une enquête pionnière auprès des sans-abris qui contribuera à forger la réputation de ce courant de pensée. Depuis, cette « tradition sociologique de Chicago [3] » s’est raffermie par d’autres études dans le domaine des sciences humaines et sociales. Il y aura la fameuse enquête de Paul Goalby Cressey, consacrée aux dancings publics [4], l’étude de Louis Wirth (1897-1952) sur le ghetto de Chicago (Wirth, 1980). Elle sera suivie par celle du jeune pasteur protestant, Robert Staughton Lynd (1892-1970) et sa femme Helen Merrel Lynd (1894-1982), centrée sur les communautés chrétiennes dans l’Amérique urbaine et industrielle (Lynd, 1929 ; 1937). Les deux ouvrages issus de leurs travaux sur la petite ville de Muncie dans l’Indiana et publiés sous le titre Middletown, illustrent bien cette méthode qui privilégie la compréhension des conduites de l’intérieur. En l’absence de documents et de données empiriques, les auteurs s’attèleront, durant dix-huit mois (de janvier 1924 à juin 1925) à la collecte d’informations par entretiens et à des descriptions ethnographiques fouillées et minutieuses. Plus tard, dans un manifeste intitulé Knowledge for what ?, R. S. Lynd (1939) dénonce l’illusion entretenue par les économistes et qui consiste à soutenir que « les faits parlent d’eux-mêmes, sans être informés par les hypothèses ». On ne peut s’empêcher de penser à la posture défendue par G. Bachelard dans son « nouvel esprit scientifique ». Enfin, c’est un jeune chercheur appartenant à ce courant de pensée, Eduard C. Lindeman (1885-1953), qui aurait inventé l’expression « observation participante » pour baptiser cette méthode deux ans après la parution de la première édition en langue anglaise de l’ouvrage de Malinowski, en 1924 [5]. Elle deviendra la marque de fabrique de cette école et de la microsociologie qu’elle pratique.

29Cette première génération, qui donnera ses lettres de noblesse à l’école de Chicago, peut être considérée comme celle qui a véritablement légitimité la méthode de l’observation directe comme mode d’investigation. À travers des enquêtes fouillées d’une durée allant de quelques mois à quelques années, ces chercheurs réussirent à restituer la complexité du réel et à traduire les enjeux sociaux des membres des communautés étudiées. Parmi les principaux représentants contemporains de cette seconde école, nous pouvons citer Erving Goffman (1922-1982) ou encore Howard Becker dont les travaux continuent aujourd’hui encore à faire briller les dorures de cette école.

30Depuis, l’anthropologue est perçu d’abord comme un homme du terrain (fieldwork) qui pratique l’observation participante, brièvement et joliment défini par Alain Touraine comme « la compréhension de l’autre dans le partage d’une condition commune». Une telle méthode est privilégiée par l’anthropologue, car pense l’auteur des Argonautes du Pacifique occidental : les règles de la vie ne sont « nulle part formulées ». Seule l’observation des situations concrètes permet de saisir l’implicite qui les fonde et les sous-tend. Au lieu d’interroger de manière abstraite sur des règles jamais apprises par la formulation expresse, l’anthropologue observe les situations concrètes pour comprendre les principes implicites qui organisent l’expérience et sous-tendent l’univers de sens dans lesquelles elles s’effectuent.

31L’anthropologue conçoit l’observation comme le moyen privilégié de collecter des données de première main. Car, en anthropologie, les documents de seconde main ne sont qu’un moyen qui permet d’aiguiser le regard et forger le questionnement. Dans un deuxième temps, ces documents peuvent également servir à la comparaison et aider à mettre en exergue le particulier par rapport au général. Tandis que les matériaux sur lesquels il fonde son analyse sont pour l’essentiel ceux qu’il a recueillis lui-même par une observation directe. Car, si le global nous informe, seul le particulier nous permet de comprendre.

32L’anthropologue observe les lieux où se réalise l’interconnaissance, les lieux de coprésence. Toutefois, pour être observateur, l’anthropologue est tenu, dans le même mouvement, d’être également acteur. Sans quoi il ne pourra constater combien la place de chacun est constamment négociée. C’est en passant par sa propre expérience qu’il lui est possible d’objectiver celle de l’autre.

L’observation ne va pas de soi

33Le défi est grand quand on ambitionne en tant qu’homme, d’observer un autre homme, « un objet de même nature que le sujet » (Laplantine, 2001, p. 17). L’entreprise est périlleuse même pour les pères fondateurs de la discipline. Nous le savons désormais, Malinowski n’a pas vécu en symbiose avec les tribus qu’il étudiait. Il s’ennuyait, ne les aimait pas et même les haïssait.

34Dans son ouvrage Savoir local, savoir global, l’anthropologue américain Clifford Geertz évoque le scandale de la publication du journal de Malinowski en déplorant, avec humour, le fait que la tribu des anthropologues se soit indignée qu’on ait ainsi révélé un des secrets les mieux gardés de la confrérie. Ce qui désole Clifford Geertz, c’est le fait que l’on n’ait pas vu l’héroïsme et la passion du maître dont l’amour du métier est allé jusqu’au sacrifice de soi. Autrement dit, l’observation impose à l’anthropologue (qui n’est pas nécessairement un philanthrope) des règles quasi sacerdotales, l’obligeant à vivre au milieu de ceux qu’il étudie, parfois sans les aimer.

35La première difficulté que rencontre celui qui aspire à pratiquer l’observation est relative à son insertion. Il doit d’abord négocier son entrée et sa place. Plusieurs possibilités s’offrent à lui selon les terrains. Parfois, le terrain est tel qu’il ne peut pratiquer son observation sans se déclarer et être autorisé. On parle alors d’« overt researcher ». Quelquefois, l’observateur choisit de ne pas se déclarer et opère clandestinement, en « covert research ». Si l’éthique recommande souvent d’opérer de manière déclarée, les anthropologues choisissent souvent selon les terrains, les enjeux, les risques et autres conditions de travail. En fait, il n’existe pas, ici, de règle générale, et surtout pas de recettes. La personnalité du chercheur joue également ; et celui-ci modifiera souvent sa posture et son degré d’implication en fonction du terrain et des circonstances.

36Une fois sur le terrain, qu’il soit déclaré ou clandestin, l’observateur tente de « se faire oublier » pour exercer son métier sans parasiter les situations qu’il étudie. C’est là où la durée du séjour devient un facteur crucial. En général, dans la recherche en sciences sociales, le temps joue un rôle capital. Il permet de multiplier les sources d’information, de diversifier les moments et les situations qui permettent une meilleure perception du sens des conduites des autres et une sensibilité plus grande. Sans cette intensité dans la communication affective, il est difficile de se faire accepter par le groupe. Or, en anthropologie, cette nécessaire empathie avec le terrain est le fruit d’une connaissance acquise en grande partie grâce au hasard des rencontres. Pour profiter de ces « heureux hasards », ceux qui font que l’on est là « au bon moment », il faut disposer de beaucoup de temps et accepter de « traîner » sur le terrain.

37L’observé, mis en interaction avec l’observateur, peut modifier ses conduites, parfois intentionnellement, quelquefois contraint, et d’autres fois parce qu’il en est tout simplement ainsi. Nos manières de table, par exemple, changent et se « mettent en scène » quand on reçoit des invités ou quand on est soi-même reçu comme invité. Loin d’être un simple « idiot culturel » pour utiliser les mots d’Harold Garfinkel repris par Robert Jaulin, l’homme interagit avec son environnement. Seul le temps long permet de retrouver les comportements et les attitudes adoptées naturellement et fréquemment en temps ordinaire.

38L’observateur doit être attentif aux éléments perturbateurs de l’observation. Il doit se rendre « invisible » et familier pour permettre une normalisation des situations. Car, « l’observateur est lui-même une partie de son observation, et seule sa capacité à objectiver sa position dans la communauté indigène garantit l’objectivité de l’approche ethnographique » (Géraud, 2002, p. 31). Objectiver sa position, c’est d’abord objectiver ses propres catégories d’entendement, les relativiser ; c’est aussi une objectivation de la situation que peut créer sa propre présence (sollicitations, rejet, crainte, etc.).

39L’observateur est un élément perturbateur. Il est un élément ajouté à une structure, qui par conséquent n’est plus tout à fait la même structure. C’est pourquoi l’anthropologue s’efforce de s’immerger longtemps dans son terrain, en choisissant des places et des rôles déjà existants. En pérennisant son rôle et en multipliant les situations, il réduit ainsi les voiles et les masques produits par l’effet de perturbation, pour enfin entrevoir le réel et le sens dans lequel il s’inscrit.

Quand et comment s’en sortir ?

40Un des risques lié à l’usage de l’observation participante est celui de ne plus pouvoir quitter son terrain, de l’épouser complètement au point de « devenir indigène ». Ce risque connu et désigné par l’expression « going native » amène souvent l’observateur à décrire le monde étudié avec les mots de ceux qui en font partie. Au lieu de renouer avec le discours « étique », il sombre dans le discours « émique ».

41Un autre écueil guette également l’observation participante : c’est celui d’adopter une distance excessive au point de passer à côté de l’essentiel et du significatif. Toute l’ingéniosité consiste à pratiquer la double posture en cherchant un équilibre entre l’une et l’autre. Le chercheur ne s’impliquera pas avec le même degré partout et tout le temps. Sa participation et sa distanciation dépendent de son feeling par rapport aux conditions du terrain et des objectifs poursuivis. Le chercheur s’immerge un temps plus ou moins long et doit retrouver la distance nécessaire à l’analyse.

42Il y a aussi le problème de l’« enclicage » évoqué par J.-P. Olivier de Sardan. Pour s’insérer dans une société, l’observateur le fait nécessairement par le biais de membres de cette société appartenant eux-mêmes à des groupes et des réseaux particuliers. Il est souvent alors assimilé à la « clique » ou à la « faction » locale, par le biais de laquelle il a pu s’insérer. Cela modifie le rapport et permet d’observer des choses qu’un autre observateur autrement et différemment inséré ne connaîtra jamais probablement.

43L’observateur devient tributaire d’un groupe et d’un regard, celui de son interprète, ou de son « informateur privilégié » et les situations observables par lui sont souvent celles induites par ces déterminants. L’observation nécessite donc une vigilance accrue, au risque de subir la subjectivité d’un individu ou d’un groupe au point de percevoir les autres à travers le statut, la place et les contraintes du vécu de cet individu ou de ce groupe. Croyant observer les faits et les choses, l’observateur « encliqué » sélectionne sur le terrain les situations qui confortent sur le terrain le discours de « sa » clique.

44La question ultime peut être résumée ainsi : quand doit-on arrêter l’observation ? Le moment est souvent décidé arbitrairement à l’avance. Pourtant, les informations ou les données que nous avons mis du temps à traquer peuvent commencer à se révéler, précisément, vers la fin de la période que nous avons souhaité consacrer à l’observation. On peut aussi remarquer, bien avant la fin prévue de l’enquête, que les situations commencent à se répéter sans rien apporter de nouveau. Loin d’être fixée dans le protocole de l’enquête, la fin de l’observation est souvent dictée par des impératifs pratiques : la durée d’un événement ou le temps de l’autorisation accordée. L’observateur peut également décider d’arrêter son observation par souci éthique, quand l’exercice devient pesant pour les enquêtés.

L’observation participante : une approche idéale ?

45Soyons clairs, là-dessus : le produit de l’observation est un construit et non un donné. Le regard de l’observateur n’est jamais totalement neuf. Il voit avec des yeux qui ont déjà vu d’autres situations au prisme desquelles ils comparent et appréhendent. Ce construit raisonné et policé par des règles relevant d’un protocole est sensé, non pas décrire une réalité, mais traduire et interpréter cette réalité au plus proche du sens et des points de vue qui la (re)produisent.

46Ainsi l’observation, acte individuel, ne rend pas compte d’une réalité plurielle et complexe, elle donne une lecture subjective d’une réalité objectivée. Toutefois, en mettant le doigt sur les biais et entendements qui sous-tendent et reproduisent cette réalité, l’observation directe réduit la distance et évite les attitudes autistiques qui la voilent.

47C’est la multiplication de ce type d’observation et le cumul des résultats d’une part, et leur contrôle (au sens psychanalytique) par le comparatisme proche et lointain (dans le temps comme dans l’espace) d’autre part, qui permettent de dégager les invariants et d’approcher l’objectivité. Mais est-ce suffisant ? Cela peut-il garantir sinon une vérité du moins l’objectivité ? Rien n’est moins sûr !

48C. Geertz, dans son ouvrage After the Fact. Two Fields, for Decads, One Anthropologist, évoque cette question de l’écriture après le fait, où l’auteur exerce toute son autorité dans la (re)construction du réel. L’anthropologue est conscient de restituer non pas la réalité, mais une construction d’une construction de la réalité. Cette modestie ne doit jamais être perdue de vue par l’anthropologue.

Pour conclure

49Observer nécessite à la fois une attention soutenue, des règles respectées et une appréhension globale à partir de postures plurielles. Car une observation partielle donne l’illusion du savoir qui encourage les conclusions relevant non pas de la déduction, mais de l’induction. Une attitude que toutes les sciences récusent aujourd’hui. Pour autant, on doit toujours avoir en tête le mot de Bachelard (1934, p. 16) : « L’observation scientifique est toujours une observation polémique, elle confirme ou infirme une thèse antérieure, un schéma préalable, un plan d’observation ; elle montre en démontrant. » C’est pourquoi il serait prétentieux d’aspirer à une totale neutralité de l’observateur, une neutralité qui lui garantirait une objectivité absolue.

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Date de mise en ligne : 17/09/2014

https://doi.org/10.3917/cont.036.0029

Notes

  • [1]
    Maître de conférences à l’université d’Aix-en-Provence.
    Adresse contact : moussaoui@mmsh.univ-aix.fr
  • [2]
    L’ethnologie étudie les logiques propres à une société, tandis que l’anthropologie s’intéresse aux variations de ces logiques d’une société à une autre.
  • [3]
    Titre d’un ouvrage de Jean-Michel Chapoulie : La Tradition sociologique de Chicago.
  • [4]
    Ce travail est issu d’une maîtrise soutenue en 1929 sous le titre « The Closed Dance Hall », Unpublished Master’s Dissertation, University of Chicago. Il sera publié plus tard, en 1932, sous le titre, The taxi-dance hall. A sociological study in commercialized recreation and city life, Chicago, University of Chicago Press, 300 p.
  • [5]
    Voir Olivier de Sardan, La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie (voir bibliographie) qui écrit dans une note infrapaginale : « Il semble que, fort significativement, cette expression à forte connotation anthropologique d’observation participante ait été inventée en 1924 par un sociologue, Lindeman, lié à l’école de Chicago (Kirk et Miller, 1986 : 76). »

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