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Article de revue

Actualité et répercussions du débat Sigmund Freud-Sándor Ferenczi

Pages 49 à 70

Notes

  • [1]
    M. Balint, Le défaut fondamental (1968), Paris, Payot, 1971, p. 207.
  • [2]
    J'emprunte cette expression à A. Green selon la définition qu'il donne de la pensée clinique dans son livre éponyme.
  • [3]
    Notamment dans les suites de la publication de Perspectives de la psychanalyse, écrit en commun avec O. Rank et publié en 1924.
  • [4]
    M. Balint, Le défaut fondamental, op. cit., p. 207.
  • [5]
    Congrès dont le thème était la question des « rapports de la technique analytique à la théorie analytique ».
  • [6]
    Remarquons la métaphore qu'emploie Freud au lendemain de son intervention chirurgicale (1924), et comment, ici, les « modifications du tissu cicatriciel » vont précéder les « fils qui restent après une opération » et les « fragments d'os nécrosés qui s'éliminent d'eux-mêmes » évoqués, quelques treize années plus tard, dans Analyse avec fin et analyse sans fin (1937).
  • [7]
    Ceci ouvrira à la voie à ceux qui, deux décennies plus tard, seront conduits à l'idée que le contre-transfert est un moyen de connaissance et un fil conducteur pour l'abord et la compréhension des relations d'objet primaires et précoces (D.W. Winnicott).
  • [8]
    Rappelons qu'à la même époque, M. Klein était conduite à élaborer ce qui sera aux fondements de sa théorie à savoir ce qui vient, pour elle, présider à l'organisation de l'Œdipe précoce.
  • [9]
    J. Sandler, A.U. Dreher, Que veulent les psychanalystes ? Le problème des buts de la thérapie psychanalytique (1996), Paris, Puf, coll. « Le fil rouge », 1998, p. 54-55.
  • [10]
    Dont certaines notes, publiées dans « Notes et fragments », viennent compléter le Journal clinique. Voir Œuvres complètes, 1927-1933, t. iv, Paris, Payot, 1982, p. 266-316.
  • [11]
    On peut rappeler que si, à l’époque, S. Freud avait bien pressenti l’importance du rôle du clivage dans certains états psychiques (psychoses et perversions notamment), il n’avait cependant pas encore écrit son article princeps sur le clivage, « Le clivage du moi dans les processus de défense » (1938).
  • [12]
    La description de ces états psychiques introduit celle qui est ultérieurement décrite sous le vocable de « moi non intégré », « moi désintégré » ou « moi en morceaux » chez d’autres auteurs, tels D.W. Winnicott (1945) et M. Klein (1946).
  • [13]
    Ceci évoque ce que D.W. Winnicott sera conduit à décrire dans La crainte de l’effondrement (1974), quand il évoque la « crainte de l’effondrement » comme une défense face à un trauma qui a été vécu, mais qui « n’a pas été encore éprouvé » : l’effondrement, écrit-il « a pu avoir eu lieu vers le début de la vie du sujet […] Le patient doit s’en “souvenir”, mais il n’est pas possible de se souvenir de quelque chose qui n’a pas encore eu lieu, et cette chose n’a pas encore eu lieu parce que le patient n’était pas là pour que ça ait lieu en lui. Dans ce cas, la seule façon de se souvenir est que le patient fasse pour la première fois, dans le présent, c’est-à-dire dans le transfert, l’épreuve de cette chose passée ».
  • [14]
    Voir « Analyses d’enfants avec les adultes », Conférence prononcée à l’Association psychanalytique de Vienne, le 6 mai 1931, à l’occasion du soixante-quinzième anniversaire de Freud.
  • [15]
    S. Ferenczi, « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant » (1933), dans Œuvres Complètes, T. iv, 1927-1933, op. cit., p. 125.
  • [16]
    Ibid., p. 128.
  • [17]
    S. Ferenczi, Journal Clinique (janvier-octobre 1932), Paris, Payot, 1985, p. 172-173.
  • [18]
    A. Green, La folie privée, Paris, Gallimard, 1990, p. 29.
  • [19]
    S. Freud, S. Ferenczi, Correspondance (1920-1933), Paris, Calmann-Lévy, 2000, p. 479.
Le fait historique représenté par le désaccord entre Freud et S. Ferenczi
fit sur le monde analytique l’effet d’un traumatisme. Un maître consommé de la
technique analytique comme S. Ferenczi, auteur de nombreux articles classiques
en psychanalyse, aveuglé au point d’être incapable de reconnaître ses erreurs
malgré les avertissements répétés de Freud ; ou bien Freud et S. Ferenczi, les
deux analystes les plus éminents, incapables de se comprendre et d’évaluer
correctement leurs découvertes cliniques, leurs observations et leurs idées
théoriques respectives : le choc était extrêmement profond et douloureux.
Michael Balint, Le défaut fondamental[1]

1 Parmi les avancées des contemporains qui s’inscrivent directement dans l’héritage de l’œuvre de S. Freud, celles de S. Ferenczi le font apparaître aujourd’hui comme un véritable précurseur dans l’étude des « cas limites » du fait de ses propositions qui résonnent encore aujourd’hui d’une étonnante modernité. À partir d’une écoute clinique extrêmement féconde et originale, Ferenczi a développé une « pensée clinique[2] » très originale, totalement novatrice concernant nombre de conjonctures cliniques complexes et hétérogènes, dont les structures multiples, mal définies, présentent des altérations du Moi avec des défauts de la symbolisation, ainsi que des troubles de la pensée, secondaires aux avatars de l’amour et de la haine primaire.

2 Ses intuitions cliniques l’ont, à l’époque, conduit tant à mettre en valeur qu’à souligner l’importance du trauma comme conséquence traumatique des traumatismes primaires, lesquels peuvent entraîner lors des cures psychanalytiques des transferts passionnels, des dépressions de transfert ou des réactions psychanalytiques négatives, etc., toutes ces conjonctures témoignant de l’importance de la destructivité psychique à l’œuvre.

3 L’ensemble de ses écrits techniques et théoriques, publiés entre 1927/1928 et 1933, continuent aujourd’hui à marquer de leur empreinte la métapsychologie. Certaines des propositions avancées – telle l’intuition de l’importance des qualités de réponse de l’objet primaire – ont été, depuis, communément admises, de même qu’elles font aujourd’hui partie des concepts théorico-cliniques dont dispose l’analyste pour son travail au quotidien.

4 Établies à partir de son expérience de la cure – ce dont le Journal clinique (janvier-octobre 1932) rend compte avec un souci d’honnêteté et de remises en questions peu commun –, ces propositions ont aussi eu comme visée le désir de cerner au plus près les réponses contre-transférentielles qui se posent aux impasses transférentielles rencontrées, au jour le jour, dans les traitements difficiles et/ou « aux limites » dont les régressions pouvaient prendre des aspects excessifs et traumatiques (Bokanowski, 2005, 2011).

5 Ainsi, aujourd’hui, on admet couramment que de nombreuses propositions de Ferenczi ont préfiguré des réflexions et axes de pensées théorico-cliniques qui ont été par la suite développés et approfondis par d’autres figures et courants importants de la psychanalyse, tels, entre autres, ceux ouverts par M. Klein (1947), W.R. Bion (1957), D.W. Winnicott (1954).

Dissensions

6 Ces avancées n’ont cependant pas empêché, voire au contraire auraient favorisé, le fait que dans les toutes dernières années qui ont précédé la disparition de S. Ferenczi en 1933, un véritable fossé théorico-pratique concernant la conception même de l’analyse se soit lentement creusé entre le fondateur de la psychanalyse et lui.

7 Ceci transparaît à l’évidence dans l’hommage pour le moins amer que lui rend Freud (1933) et dans lequel pointe sa déception concernant celui qu’il avait nommé quelques années auparavant son « Paladin et Grand Vizir secret » :

8

« Après [une] production hors pair, il arriva que lentement notre ami nous échappait. […] On apprit qu’un unique problème avait monopolisé son intérêt. Le besoin de guérir et d’aider était devenu chez lui surpuissant. Sans doute s’était-il désigné des buts qu’on ne peut aujourd’hui absolument pas atteindre par nos moyens thérapeutiques. De sources affectives jamais taries jaillissait sa conviction que l’on pourrait obtenir bien plus avec les malades si on leur dispensait suffisamment de cet amour dont, enfants, ils avaient la désirance. »

9 Venant de souligner ce qui, à ses yeux, constituait le point majeur de profond désaccord, voire d’absolu différend, S. Freud poursuit :

10

« Comment cela était réalisable dans le cadre de la situation psychanalytique, c’est ce qu’il voulait arriver à trouver, et tant qu’il n’avait pas connu le succès sur ce point, il se tenait à l’écart, d’autant qu’il n’était pas sûr d’être en accord avec ses amis. Où que l’eût mené la voie dans laquelle il était engagé, il ne put la suivre jusqu’au bout. Lentement se firent jour en lui les signes du grave procès de destruction organique qui avait assombri sa vie depuis sans doute bien des années. »

11 Même si quelques divergences de point de vue théorico-pratique avaient pu se dessiner dans le cours de la décennie précédente – à partir des années 1924/1925 [3] –, ce seront certaines innovations techniques proposées par S. Ferenczi peu de temps avant sa disparition qui vont être à l’origine d’une profonde dissension, laquelle « fit sur le monde analytique l’effet d’un traumatisme », ce qui entraîna dans la communauté analytique un « choc profond et douloureux », comme l’a écrit Balint [4].

12 En effet, qu’avait-il donc bien pu se passer pour que ce disciple – maître reconnu en matière de pratique psychanalytique et par ailleurs auteur de très nombreux articles théoriques devenus depuis de grands classiques – ait pu s’éloigner à ce point de l’orthodoxie ? Ceci, malgré les avertissements répétés de S. Freud ? Qu’avait-il donc bien pu arriver pour que la psychanalyse, qui les avait si passionnément unis pendant près d’un quart de siècle, ait pu si brutalement les séparer ? Comment se faisait-il que l’on ait pu aboutir à cette situation, pour le moins bouleversante, où le fondateur de la psychanalyse n’arrivait plus à comprendre et à évaluer les observations et les découvertes cliniques de celui qui avait pu être pressenti un temps comme son successeur ?

13 Ceci paraissait apparemment d’autant plus inexplicable que, brillant clinicien, thérapeute infatigable ayant su très rapidement s’imposer comme le recours et parfois le sauveteur des échecs des autres, S. Ferenczi, depuis les premières années de sa pratique, n’avait cessé de chercher à comprendre comment dépasser les butées et les limites auxquelles il se heurtait concernant les résistances et les difficultés narcissiques rencontrées avec certains patients dans leur traitement.

Les lendemains du « tournant de 1920 »

14 Aux lendemains de la fin de la Première Guerre mondiale (mais en fait à partir de 1914, c’est-à-dire après la cure de l’Homme aux loups – dont on sait qu’elle fut à l’origine de quelques remises en questions conceptuelles dont le bien-fondé semblait jusque-là fermement établi), S. Freud, et quelques analystes à sa suite, dont S. Ferenczi, commencent à s’interroger au sujet des difficultés concernant la pratique analytique, voire de ses limites, en raison de l’écart croissant constaté entre celle-ci et les résultats obtenus.

15 Confrontés à la pertinence clinique du caractère démoniaque de la compulsion de répétition, et ne pouvant échapper à ses logiques transférentielles qui conduisent aux impasses thérapeutiques en tous genres, les psychanalystes de l’époque ont été, ainsi, inévitablement conduits à se poser une série de questions : « Quels sont les moyens envisageables pour y remédier ? Quelles mesures concrètes apporter pour y parer ? Ou pour la surmonter ? »

16 Du fait de certaines résistances tenaces rencontrées dans les cures (notamment l’entropie du transfert qui peut aller jusqu’à la réaction thérapeutique négative), le modèle de la première théorie des pulsions ainsi que celui de la première topique semblent être insuffisants. Même si les concepts de base, qui permettent une lecture de l’organisation de la « névrose infantile » demeurent valides, ils se révèlent néanmoins à la fois trop imprécis et trop restrictifs pour rendre compte des déconvenues liées à l’importance clinique de la compulsion de répétition (qui vise à un « au-delà du principe de plaisir » et qui souligne l’aspect « démoniaque » de la pulsion [Freud, 1920]), à laquelle s’ajoutent les pulsions de destruction (dont la force fait obstacle au déploiement de la libido).

17 Si le projet de la cure continue bien à avoir comme visée de combattre les résistances et de lever les refoulements, la répétition du refoulé reste cependant la plus forte et empêche la remémoration, tandis que le traitement bute sur l’impossibilité du patient à confirmer par ses propres souvenirs la (re)construction de l’analyste. La névrose de transfert – qui permettait la réactualisation du passé, ainsi que la reviviscence du complexe d’Œdipe – devient elle-même un obstacle à la levée du refoulement. Confrontés aux « limites » du concept de névrose de transfert ainsi qu’aux déceptions qu’entraîne parfois la pratique, le projet analytique et la conception de la cure vont devoir être sensiblement modifiés.

18 Moins enclin à suivre S. Freud sur le terrain du principe économique des pulsions de destruction, S. Ferenczi, pour sa part, pense que la pratique de la cure et le traitement psychanalytique n’ont pas dit leur dernier mot.

19 C’est ce qu’il se propose de mettre en perspective dans un ouvrage écrit avec O. Rank, Perspectives de la psychanalyse, publié en 1924. Dans l’esprit de ses auteurs, ce livre avait pour but de répondre à une question posée par Freud en 1922 au congrès de Berlin [5] : « Jusqu’à quel point la technique influence-t-elle la théorie et dans quelle mesure les deux se favorisent ou se portent mutuellement préjudice ? »

Premières dissensions : Perspectives de la psychanalyse (1924)

20 Dans leur essai Perspectives de la psychanalyse, S. Ferenczi et O. Rank sont ainsi conduits à examiner certains paramètres de la pensée praticienne communément admise à l’époque.

21 Partant de l’article de Freud de 1914, « Remémoration, répétition, élaboration », qu’ils argumentent longuement, ils proposent l’idée que ce n’est pas la remémoration, comme l’affirme S. Freud, mais bien la compulsion de répétition – pour eux, seule et véritable expression manifeste du transfert – qui doit faire l’objet du travail d’élaboration dans la cure et ceci dans le but de « transformer les éléments répétés en souvenirs actuels », car ce sont les événements répétés qui constituent « le matériel inconscient véritable ».

22 Pour les auteurs, toute reconstruction, aussi pertinente ou valide soit-elle, reste sans effet tant que « l’analysand » (le patient) n’a pu revivre dans l’actualité de la séance, « le temps présent » de la reviviscence transférentielle, quelque chose d’équivalent.

23 Si, pour les auteurs, le transfert reste bien une résistance à lever et à vaincre, il doit surtout être considéré comme l’expression de la manifestation des tendances inconscientes qui cherchent à parvenir au conscient. C’est ainsi qu’ils préconisent l’analyse de « l’expérience vécue » (Erlebnis) du transfert plutôt que la remémoration véritable des souvenirs et des fantasmes refoulés : l’affect doit être mis au service du sens.

24 Par ailleurs, cherchant à réévaluer la question des résistances à la guérison et celle des limites de la cure, ils refusent le point de vue qui envisage le complexe de castration comme seul indicateur de l’analysabilité et proposent de voir, dans l’idée que les troubles d’ordre narcissiques puissent représenter une « limite » à l’analyse – comme cela était couramment admis à l’époque –, « l’intention de se protéger d’une analyse trop profonde ».

25 Cette proposition est fondamentale : elle sera la toute première indication, faite par des psychanalystes, de l’aspect incontournable de la prise en compte de la souffrance narcissique présentée par certains patients. Cette proposition ouvre ainsi les chemins de la réflexion quant à l’écoute des conjonctures qui ne vont pas simplement s’organiser, pendant la cure psychanalytique, en « névrose de transfert » : ceux que l’on appelle communément aujourd’hui les « cas difficiles », les « structures non-névrotiques » qui présentent une « souffrance identitaire narcissique » (R. Roussillon) ou des « troubles de l’intériorité » (C. Chabert), et qui renvoient aux différents registres rencontrés chez les « cas limites » qui vont développer transferts non-névrotiques, voire des « transferts non-transferts », etc.

26 Ainsi, l’intérêt marqué pour la technique psychanalytique est-il largement développé par les deux auteurs : ils proposent la technique active (S. Ferenczi), laquelle favoriserait l’expérience vécue et permettrait, dans le champ de l’analyse, la répétition des expériences traumatiques qui ne sauraient se déployer autrement.

27 Questionnant l’influence réciproque de la technique sur la théorie et, inversement, l’influence de la théorie sur la technique, dont ils soulignent la « circularité » et la « récursivité », S. Ferenczi et O. Rank tentent de mettre en évidence l’importance qu’il y a à abandonner, autant que faire se peut, les présupposés théoriques lorsque l’on aborde la situation analytique : « Aborder chaque cas nouveau de manière nouvelle, c’est-à-dire ne pas se fermer à de nouvelles expériences. » Il est clair que, pour les auteurs, l’accueil du matériel du patient s’inscrit avant tout dans un processus de perlaboration à deux, processus qui indique dès lors l’importance du contre-transfert de l’analyste.

28 D’où l’importance de l’analyse de l’analyste, point de vue que S. Ferenczi (1928) s’attachera à édicter, par la suite, comme étant la « deuxième règle fondamentale de l’analyse ». Estimant que la théorie doit être constamment réévaluée par les données de la clinique et de la pratique, les auteurs concluent en préconisant une certaine simplification de la technique, en espérant ainsi accélérer les cures.

29 En dehors du dernier point qui s’écarte très nettement de l’orthodoxie freudienne – point qui va appeler un certain scepticisme et les réserves de S. Freud, lequel se méfie des tentatives faites pour raccourcir l’analyse du fait que toute intervention en profondeur sur la psyché doit suivre le rythme naturel de celle-ci, ce qui demande de respecter les développements temporels des processus à l’œuvre –, on voit ce que ces propositions avancées par les deux auteurs, lesquelles ouvrent à des espaces nouveaux, peuvent contenir en germe de révolutionnaire pour l’époque.

30 Ainsi, par exemple, penser que le travail analytique puisse s’envisager sous l’angle de l’implication contre-transférentielle de l’analyste (c’est-à-dire du point de vue de ses éprouvés affectifs), tout en laissant entendre que cela faciliterait l’abord des couches plus profondes de la psyché sans qu’aucune limite ne soit a priori donnée à la régression, est une avancée qui, d’un certain point de vue, vient marquer un véritable tournant dans la conception de l’analyse et de sa pratique (Cahn, 1995).

31 L’effet quasiment scandaleux que provoquera la publication de cet ouvrage sur les « membres du Comité » (la « garde rapprochée » de S. Freud dont faisaient partie S. Ferenczi et O. Rank) fut, sur le moment, partiellement occulté par la controverse qui tourne autour du livre d’O. Rank paru très peu de temps auparavant, Le traumatisme de la naissance (1923), ainsi que par sa « dissidence » et sa défection de la communauté psychanalytique dans les années qui suivirent.

32 Néanmoins, le scandale lié à la parution de Perspectives de la psychanalyse était double : d’une part, hormis S. Freud, la parution du livre fut faite sans l’assentiment des autres membres du Comité, contrairement à ce qui avait été décidé lors de la création de celui-ci. Ce pacte d’alliance rompu fut considéré par E. Jones « comme de mauvais augure tant il s’éloignait des habitudes et promesses mutuelles faites » ; d’autre part, le second objet de scandale concernait le contenu même du livre où l’on pouvait, toujours d’après E. Jones, « deviner les idées bien camouflées d’O. Rank concernant le traumatisme de la naissance et celles de S. Ferenczi relatives à la “technique d’activité”, toutes deux destinées à abréger l’analyse ».

33 Émus par de telles entorses, les autres membres du Comité, inquiets et perplexes, demandent à S. Freud de prendre position ; ce dernier, le 15 février 1924, envoie une lettre circulaire à tous les membres du Comité :

34

« […] il y a certainement de nombreux dangers inhérents au fait de s’écarter de notre “technique classique” comme l’a appelée S. Ferenczi à Vienne, mais cela ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas être évités. Dans la mesure où il s’agit d’une question de technique, et où pour des raisons pratiques nous pouvons accomplir notre travail d’une autre façon, je trouve l’expérience des deux auteurs parfaitement justifiée. Nous verrons ce qu’il en sortira. […] La “thérapie active” de S. Ferenczi est une tentation risquée pour des débutants ambitieux, et il n’y a guère moyen de les empêcher de se livrer à de telles expériences. Je ne cacherai pas non plus une autre impression, un autre de mes préjugés. Ma récente maladie m’a appris qu’il faut six semaines à une barbe rasée pour pousser à nouveau. Trois mois ont passé depuis ma dernière opération et je souffre encore des modifications du tissu cicatriciel. J’ai donc peine à croire qu’en un laps de temps à peine plus long, quatre à cinq mois on puisse pénétrer jusqu’aux couches les plus profondes de l’inconscient […]. Personnellement, je continuerai à faire des analyses “classiques” [6] ».

35 C’est ici qu’apparaît le premier différend entre S. Freud et S. Ferenczi. Différend qui va s’accroître au fil des années et qui peu à peu se noue, en deux temps, sur deux thèmes :

36 – le point de vue technique et la pratique analytique ;

37 – la question du traumatisme, du traumatique et du trauma.

La pratique analytique

38 Pour la clarté du propos, il nous faut laisser volontairement de côté les propositions techniques de S. Ferenczi, lesquelles, à partir de la technique dite « active », vont insensiblement évoluer, dans les années qui suivent, vers « l’élasticité technique » ou « néocatharsis », puis vers la « mutualité ». Ce qu’il faut comprendre, et retenir, c’est que ces propositions techniques avaient pour but à l’époque, dans l’esprit de celui qui les a conçues, de pallier l’absence de concepts théoriques qui permettent de mieux saisir ce à quoi, sur un plan métapsychologique, renvoient les difficultés rencontrées dans les cures des cas dits « difficiles ».

39 Refusant d’imputer la responsabilité des dérives négatives (telles les « réactions thérapeutiques – ou psychanalytiques – négatives ») ou des apories du transfert au seul patient, Ferenczi propose de considérer les difficultés rencontrées dans les cures comme liées en partie aux points aveugles du contre-transfert de l’analyste [7]. C’est ainsi que, dans les années qui suivent, il est conduit à déplacer le débat théorico- pratique (du fait de « l’écart théorico-pratique » constaté [Donnet, 1995]) sur l’idée qu’il y aurait en fait, deux modalités d’analyse et deux types de pratique analytique : l’une, celle de Freud, « classique » ; l’autre, la sienne, moins « orthodoxe » et plus en profondeur.

40 La première, essentiellement basée sur l’aspect paternel du transfert, la levée du refoulement, la remémoration ainsi que la reconstruction, aboutit, grâce à la rencontre du matériel représentatif avec le transfert, à l’élaboration interprétative, « but » et « fin » de l’analyse, ainsi qu’à la prise de conscience (l’Einsicht) dans un esprit de d’Aufklärung (d’éclaircissement) ; la seconde, plus axée sur l’aspect primaire de la relation, le transfert maternel, introduit le concept de relation d’objet ainsi que la prise en compte de ses effets dans le cadre des avancées de la cure ; elle est une analyse « régressive » où prédominent l’expérience vécue, l’interaction, l’infraverbal et le « sentir avec » (Einfühlung). Elle permet à l’analyste d’entrer directement en contact avec « l’enfant dans le patient » (l’infantile de celui-ci) et de prendre ainsi connaissance des traumatismes subis [8].

41 Dès lors, ce que S. Ferenczi propose, c’est d’envisager le transfert plus sous l’angle de ses effets factuels liés à la cure que sous l’angle d’une transformation interne propre à la libido, c’est-à-dire de comprendre et d’appréhender le transfert comme transfert de la libido sur l’objet plus que comme un déplacement de la libido – déplacement du somatique au psychique, déplacement entre le narcissisme et l’objet, ou encore déplacement d’une instance (Ça, Moi, Surmoi, Moi, Idéal, Idéal du Moi, Réalité) à une autre.

La question du traumatisme, versus « trauma »

42 Confronté dans sa pratique analytique aux transferts les plus complexes de patients difficiles, pour lesquels il est souvent considéré par ses collègues comme étant le seul recours (comme cela a été évoqué plus haut), S. Ferenczi met en perspective d’autres orientations techniques qui l’entraînent, de proche en proche, à réévaluer le cadre classique, à le modifier tout en en faisant le « procès » (Cahn, 1983).

43 Contraint d’abandonner la technique active du fait des échecs qu’elle entraîne, il propose alors des modifications techniques dans le but de pouvoir aborder et traiter les conjonctures cliniques de type passionnel. Interprétant les transferts auxquels elles le confrontent comme une pure répétition des traumatismes de l’enfance, Ferenczi est conduit à une élaboration du concept de trauma.

44 Les hypothèses avancées par S. Ferenczi vont pour l’essentiel concerner une formulation métapsychologique de la théorie de la séduction en articulation avec celle du traumatisme qui témoignent de l’inévitable de la séduction liée à l’objet (objet « trop présent » ou « trop absent » – de toute façon, « objet en trop », c’est-à-dire objet inadéquat).

45 Mais avant d’aborder cette question, il paraît important d’ouvrir ici une parenthèse pour permettre de situer le problème dans son contexte historique.

46 On doit se rappeler que quelques années auparavant, en 1924, au viii e congrès de l’ipa à Salzbourg, congrès qui avait pour thème « Les relations entre théorie et pratiques de la psychanalyse », furent discutées des présentations faites par H. Sachs, F. Alexander et S. Rado. Les points de vue défendus par les rapporteurs mettaient l’accent sur la nécessité, pour l’analyse, de faire évoluer le surmoi du patient. Ainsi, par exemple, pour Alexander, « […] le but de l’analyste consiste à prendre le rôle de superviseur de la vie pulsionnelle du patient, afin de reprendre progressivement le contrôle du moi conscient du patient […] ce point de vue pédagogique en jeu dans l’analyse est un point de vue tout à fait nouveau [9] ».

47 C’est contre ce « point de vue pédagogique » que s’insurgea en force Ferenczi. Car, pour lui, ramener par le biais de l’analyse des événements traumatiques à la conscience jusqu’à organiser leur répétition, puis les observer avec le détachement bienveillant (la « neutralité ») que prône la technique « classique », semble être un processus identique, dans sa structure, à ceux qui ont pu organiser et étayer certains traumatismes pendant l’enfance du patient.

48 Dénonçant, dans le cadre de la cure, les risques que provoquent certaines contre-attitudes inconscientes de l’analyste (notamment s’il applique une trop grande « rigidité technique » et se comporte, pendant l’analyse, comme un « éducateur » animé par une passion « pédagogique »), S. Ferenczi met en parallèle l’enfant traumatisé par la « confusion de langue » et le patient dont les traumatismes anciens sont ravivés, voire redoublés, par ce qui aboutit à « l’hypocrisie professionnelle » de l’analyste.

49 Partant de ses difficultés ou de résultats thérapeutiques insatisfaisants, voire de ses échecs, avec ses patients adultes, Ferenczi pense qu’une des principales raisons en est que l’analyste ne tient pas suffisamment compte de la réalité de certains traumatismes vécus autrefois par ces patients : « Le fait de ne pas approfondir suffisamment l’origine extérieure comporte un danger », écrit-il, dans le désir de désigner ici tout autant les réponses de l’objet qui ont fait défaut, que celles qui ont été données de manière inadéquate (inappropriée, voire disqualifiante), pour satisfaire les désirs de l’adulte (ou pour parer à la détresse de l’enfant).

50 À partir de ce postulat, S. Ferenczi propose de voir dans ces traumatismes l’empreinte et la résultante d’une confusion entre le « langage de tendresse » – la sexualité infantile qui est une sexualité « innocente » – et le « langage passionnel » de l’adulte dont la sexualité (empreinte d’érotisme) vient pervertir et culpabiliser celle de l’enfant.

51 Transposant alors ce qu’il pense voir se déployer sous ses yeux dans le cours de ses traitements psychanalytiques, Ferenczi développe la théorie suivante :

52 – 1/ Le traumatisme est précoce.

53 – 2/ Il est la résultante :

54 a/ des mouvements passionnels des adultes, de leur langage de passion face aux demandes de tendresse et de vérité des enfants ;

55 b/ des désaveux de ces mêmes adultes quant à la souffrance psychique (disqualification des affects) de l’enfant, ce qui peut être vécu par ce dernier comme un « terrorisme » ayant pour conséquences une entrave dans son autonomie de penser ainsi que donner lieu à des disqualifications de la symbolisation ;

56 c/ de l’introjection du sentiment – inconscient – de culpabilité de l’adulte, ce qui altère l’objet d’amour et le convertit en objet de haine.

57 – 3/ Le processus qui se déroule met alors l’agressé, débordé par ses défenses, en situation de s’abandonner à son inéluctable destin : il se retire de lui-même et observe l’événement traumatique. S. Ferenczi note : « Nous assistons ainsi à la reproduction de l’agonie psychique et physique qu’entraîne une inconcevable et insupportable douleur. » Cette douleur reproduit celle éprouvée, dans la petite enfance, à l’occasion d’un traumatisme, qui peut avoir été de type sexuel ; elle a pour conséquence, selon un point de vue qui sera ensuite très souvent repris par S. Ferenczi, un « clivage de la propre personne en une partie endolorie et brutalement destructrice, et en une autre partie omnisciente aussi bien qu’insensible ». De cette position le patient/enfant traumatisé peut éventuellement considérer l’agresseur (en l’occurrence, ici, le psychanalyste) comme un malade, un fou ; parfois même, il essaye de le soigner, de le guérir, comme autrefois, véritable nourrisson savant, il avait pu se faire le psychiatre de ses parents.

58 Pour S. Ferenczi, le trauma n’est donc pas seulement lié aux conséquences d’un fantasme de séduction ou de castration, mais trouve son origine dans les avatars d’un certain type de destin libidinal lié à l’action excessive et violente d’une excitation sexuelle prématurée, qui, suivant certaines circonstances, prend alors la valeur d’un viol psychique et aurait ainsi un soubassement métapsychologique bien différent de celui que S. Freud théorisait à l’époque.

59 Comme on le voit, avec de telles avancées, non seulement la nature du trauma se modifie considérablement, mais, de plus, ses effets s’aggravent : non seulement la sexualité est loin d’être seule en question, mais encore, défendant sa conception de la confusion des langues, Ferenczi décrit ici une modalité jusque-là inaperçue du traumatisme, puisqu’il met en cause la nature de l’objet (et par voie de conséquence, celle de l’analyste).

60 On doit remarquer que le traumatisme dont il est question concerne tout autant les réponses de l’objet qui avaient fait défaut que celles qui avaient été données, de manière inappropriée (alors ressentie par le sujet comme « disqualifiante »), pour satisfaire les désirs de l’adulte ou pour parer à la détresse de l’enfant.

61 On sait qu’après Ferenczi d’autres auteurs ont développé cette ligne de pensée : ce fut le cas plus particulièrement de D.W. Winnicott, M. Klein ayant pour sa part moins mis l’accent sur la réponse maternelle que sur les sources endogènes du psychisme.

62 Dès lors, S. Ferenczi est conduit à interpréter les effets du traumatisme au niveau du Moi : inhibitions graves, sidérations de l’appareil psychique, ravages de l’incompréhension, de la froideur, etc., soulignant la profondeur des dégâts.

63 Le couple « clivage-trauma » : du clivage à la fragmentation, de la douleur psychique à l’agonie psychique

64 Il semble important, ici, de rappeler l’un des apports conceptuels majeur conçu par S. Ferenczi, apport qui découle directement de son expérience des transferts passionnels et de la clinique des « limites », à savoir l’importance tant économique que métapsychologique du couple trauma-clivage (Bokanowski, 1995).

65 C’est avec ce concept que l’on peut aussi prendre la mesure de la densité de sa pensée clinique, laquelle établit les premières ébau-ches de certains développements conceptuels qui seront établis par quelques grandes figures de la psychanalyse tels, entre autres, M. Klein, D.W. Winnicott et W.R. Bion.

66 Il fait partie des toutes dernières avancées de Ferenczi qui voulait voir en celui-ci un véritable fil rouge qui permet une grille de lecture concernant tout aussi bien l’abord de certaines conjonctures complexes – organisations psychiques fragiles, qui mettent en jeu les relations des catégories du primaire et de l’originaire avec les catégories œdipiennes classiques –, que les impasses transféro-contre-transférentielles qui leur sont liées.

67 L’importance mutative du concept de trauma avec celui de clivage est au cœur du Journal clinique (janvier-octobre 1932), qui, comme son titre l’indique, est un document clinique, document exceptionnel dans lequel il est tout autant question de ses patients que de lui-même au travers des difficultés qu’il rencontre dans le creuset de la cure. C’est ce concept qui dans cet écrit, et tout au long de celui-ci, reste au centre de ses réflexions et de ses interrogations, concept qu’il aborde à la faveur d’observations cliniques dès les premières pages du document (document à propos duquel il faut rappeler, et souligner, qu’il était d’ordre strictement privé et n’était pas prévu pour être publié [10]). C’est aussi dans ce même document que l’on voit à l’œuvre se développer, en tant que clinicien, ses étonnantes intuitions conceptuelles qui le conduisent à explorer les défenses primaires qui vont du clivage à la fragmentation, et de la douleur psychique à l’agonie psychique, témoignant ainsi d’une véritable perception et compréhension quant au double fonctionnement de la personnalité psychotique et non psychotique.

68 Dès le début du Journal clinique, dans une note en date du 12 janvier 1932 qui concerne une patiente désignée par les initiales R.N., S. Ferenczi aborde la question du clivage en tentant d’en définir les contours sur le plan métapsychologique, au regard de la géographie du trauma [11].

69 Cette patiente a subi pendant la période qui va de sa petite enfance à sa préadolescence trois attentats sexuels (séductions et viols). Les traumas qui en ont résulté ont entraîné chez elle une « atomisation de sa vie psychique », une véritable « dislocation » de sa personnalité, « disloquée jusqu’aux atomes », écrit Ferenczi, qui voit comme effet de la fragmentation due aux clivages successifs l’organisation d’une « sorte de psyché artificielle pour le corps obligé de vivre ».

70 À partir des éléments cliniques apparus pendant le traitement, il inventorie, de manière descriptive, les conséquences des clivages mis en œuvre lors des différentes conjonctures traumatiques rencontrées par cette patiente jusqu’à son adolescence. À l’intérieur de la personne adulte, existe une enfant « séduite ». La patiente excitée, débordée par ses pulsions, contre-investit celles-ci et se protège par une « transe somnambulique » de type hystérique. L’analyste ne peut « entrer en contact » qu’à « grand-peine » avec cette partie, « l’affect refoulé pur », écrit Ferenczi, qui ajoute que cette partie se « comporte comme un enfant évanoui qui ne sait rien de lui-même, qui ne fait que gémir et qu’il faut secouer psychiquement, parfois physiquement ».

71 Les différentes fragmentations créent une personnalité « sans âme », un « corps sans âme », par dévitalisation du psychisme et disqualification des sentiments, du vécu et du ressenti. Ces fragmentations peuvent aller jusqu’à une atomisation, voire une pulvérisation de la vie psychique [12].

72 Dès lors, cherchant à donner une structure d’ensemble au tableau clinique, il décrit les effets des différents clivages de la manière suivante :

73

« À première vue, “l’individu” consiste en ces parties : (a) en surface, un être vivant capable, actif, avec un mécanisme bien, voire trop bien réglé, (b) derrière celui-ci, un être qui ne veut plus rien savoir de la vie, (c) derrière ce Moi assassiné, les cendres de la maladie mentale antérieure, ravivée chaque nuit par les feux de cette souffrance ; (d) la maladie elle-même, comme une masse affective séparée, inconsciente et sans contenu, reste de l’être humain proprement dit. »

74 À la faveur de ces notes, on peut ici remarquer que, pour l’auteur, le clivage comme la fragmentation court-circuitent les mécanismes du refoulement et entraînent une souffrance qui confine à la douleur, voire à l’agonie (le « Moi assassiné » ; les « feux de la souffrance, ravivée chaque nuit »). Dès lors, il conçoit et traite l’amnésie infantile comme un phénomène secondaire au clivage, véritable «  Spaltung » liée à l’effet de choc du trauma. La part exclue du souvenir survivrait en secret : clivée de ses possibilités de représentation sur un mode névrotique, elle ne pourrait pas se traduire par des mots, mais se manifesterait corporellement (transes hystériques). Ici se dessine très clairement le double fonctionnement de la personnalité psychotique (les « transes » qualifiées d’hystériques) et non psychotique de la patiente (« en surface un être vivant capable, actif », etc.).

Le travail de l’analyste

75 La même patiente le conduit, peu de temps après, le 24 janvier 1932, à se poser la question du contenu des clivages :

76

«  Quel est le contenu du Moi clivé ? […] Le contenu de l’élément clivé est donc toujours : développement naturel et spontanéité ; protestation contre la violence et l’injustice ; obéissance méprisante, voire sarcastique et ironique, affectée à l’égard de la domination, sachant intérieurement en fait que la violence n’a rien obtenu : elle n’a modifié que les choses objectives, les formes de décision, mais non le Moi en tant que tel ; autosatisfaction à propos de cette performance, sentiment d’être plus grand, plus intelligent que la force brutale […] »

77 Ferenczi décrit ici un mode « d’auto-guérison » par le développement chez le sujet d’un clivage narcissique, ce qui permet la création d’un narcissisme, apparemment protecteur, mais pouvant aussi devenir « mégalomane », voire « surdoué », et qu’il développera un peu plus tard à propos de la métaphore du wise baby « nourrisson savant » (Bokanowski, 2001).

78 Après avoir décrit la « paralysie de l’activité de penser » comme effet secondaire du trauma, il aborde dans ses notes la question du déni comme mécanisme venant renforcer le refoulement. Mais c’est dans une note importante plus tardive, intitulée « Fragmentation », en date du 21 février 1932, qu’il pose la question du « travail de l’analyste » face aux conjonctures traumatiques et au clivage :

79

« Avantages psychiques : on fait l’économie du déplaisir qui résulte de la mise en évidence de certaines cohérences, en abandonnant ces cohérences. Le clivage en deux personnalités qui ne veulent rien savoir l’une de l’autre, et qui sont groupées autour de différentes tendances, fait l’économie du conflit subjectif […]. Tâche de l’analyste : lever le clivage. »

80 Ici, la description du double fonctionnement des parties psychotiques et non psychotiques dans le psychisme du sujet comme protection face à l’angoisse, la douleur psychique et l’agonie est de nouveau soulignée par S. Ferenczi, pour lequel la tâche de l’analyste (le « travail analytique ») a pour but de « réanimer » la partie clivée, « morte », qui, mise en hibernation, peut se trouver néanmoins aussi dans « l’agonie de l’angoisse ». Le moyen de lever le clivage doit se faire par la capacité de l’analyste à pouvoir « penser » l’événement traumatique, ajoute-t-il.

81 Autrement dit, traduit dans un langage analytique plus actuel, le travail de l’analyste consiste à proposer au patient des pensées et des représentations qui favorisent, par le biais des représentations de mots, une requalification de l’affect, ou encore, de procéder maintenant à l’inscription de l’expérience qui n’a pu, en son temps, avoir lieu. Ceci permet d’espérer, à long terme, une resymbolisation et une repsychisation des zones agoniques [13].

82 S. Ferenczi poursuit sa note en concluant provisoirement que la question qui reste ouverte est celle « de savoir s’il n’y a pas de cas où la réunification du complexe, clivé par traumatisme, est si insupportable qu’elle ne s’effectue pas totalement et que le patient reste en partie marqué de traits névrotiques, voire sombre encore plus profondément dans le non-être ou dans la volonté de ne pas être ».

83 On peut ainsi voir à l’œuvre son extraordinaire intuition clinique qui le conduit à relever l’importance pronostique des processus négatifs, et surtout négativants, au sein de la psyché et dans l’analyse.

La « cicatrice traumatique originelle » : l’Ururtraumatisch

84 Dès lors, pour le clinicien, reste la question de pouvoir préciser le « lieu psychique » où s’inscrivent « originairement » le trauma et les empreintes qu’il laisse, ce qu’interroge la note clinique en date du 10 avril 1932 :

85

« La question se pose de savoir s’il ne faut pas rechercher chaque fois le trauma originaire dans la relation originaire à la mère, si les traumas de l’époque un peu plus tardive, déjà compliquée par l’apparition du père, auraient pu avoir un tel effet sans la présence d’une telle cicatrice traumatique maternelle-infantile, archi-originaire (Ururtraumatisch). Être aimé, être le centre du monde, est l’état émotionnel naturel du nourrisson, ce n’est donc pas un état maniaque, mais un fait réel. Les premières déceptions d’amour (sevrage, régulation des fonctions d’excrétion, premières punitions par l’intermédiaire d’un ton brusque, menace, voire correction) doivent avoir dans tous les cas un effet traumatique, c’est-à-dire, sur le coup, psychiquement paralysant. La désintégration qui en résulte rend possible la constitution de nouvelles formations psychiques. En particulier on peut supposer la constitution d’un clivage à ce moment-là. »

86 Dès cette époque, à l’évidence pour Ferenczi, c’est du côté des défaillances de la relation liée à l’objet primaire, voire des échecs de la capacité pare-excitante et contenante de celui-ci (ce qui deviendra les « carences de l’environnement », ou l’environnement « non-facilitateur » chez D.W. Winnicott) – du fait d’un trop de séduction précoce que cet objet induirait soit par excès, soit par défaut – que s’origine l’Ururtraumatisch, lieu de l’origine des troubles de la symbolisation et de la pensée, de l’aliénation du Je (P. Aulagnier), des états d’altération du Moi, des états de violence primaire (avatars de l’amour et de la haine primaires), des troubles de l’autoérotisme (failles auto-érotiques) qui seront autant de lits aux dénis et aux clivages à l’origine des transferts passionnels, des dépressions anaclitiques et des réactions thérapeutiques négatives.

« L’analyse mutuelle »

87 En effet, poussant son raisonnement à l’extrême – lié à un désir de réparation et de substitution à l’objet primaire défaillant –, S. Ferenczi laisse entendre qu’il peut être conduit à accorder certaines gratifications à ses patients en cédant « autant que possible à leurs désirs et impulsions affectives », l’application de cette méthode d’indulgences pouvant alors conduire à des échanges de tendresse physique « tels qu’ils existeraient entre mère et enfant [14] ».

88 C’est ainsi que, pour lui, s’occuper du patient sur un mode tendre, « jouer » avec lui le rôle d’un parent aimant, permissif et ludique, permettrait à l’analysant de « plonger dans tous les stades précoces de l’amour d’objet passif », ce qui donnerait à l’analyste la possibilité d’aborder le « mécanisme de la traumatogenèse » avec l’espoir de pouvoir alors remédier aux débuts malheureux du patient dans l’existence.

89 Peu satisfait des résultats qu’il obtient avec la technique de « relaxation », S. Ferenczi, dans le même esprit de recherche concernant les questions soulevées par le « couple séduction/trauma », tente d’expérimenter – pendant près d’une année – une autre et ultime technique : « l’analyse mutuelle ».

90 Cette méthode implique que dans le cours de l’analyse soient prévues régulièrement des séances pendant lesquelles ce n’est plus l’analyste qui analyse, mais l’analysand qui prend la place de l’analyste et analyse celui-ci. Il attend de cette nouvelle méthode qu’elle apporte, entre autres, une certaine compréhension des impasses transféro-contre-transférentielles rencontrées dans les cures les plus difficiles. Elle est aussi, en grande partie, à la source de nombreuses réflexions, intuitions et avancées quotidiennes du Journal clinique.

91 À la même période, il écrit, pour le présenter au xii e congrès international de Wiesbaden, en septembre 1932, « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion » dont les premières lignes témoignent du fait que Ferenczi – toujours à la recherche de ce qui serait l’un des facteurs du trauma, tant dans l’organisation psychique du sujet que dans l’analyse – avance l’idée que l’on doit tenir compte du poids de l’environnement : « Ne pas approfondir suffisamment l’origine extérieure comporte un danger [15]. »

92 Partant de ce postulat, S. Ferenczi pose la question de savoir si l’un de ces facteurs ne serait pas lié, dans les analyses d’adultes, à « l’hypocrisie professionnelle » de l’analyste lorsque celui-ci viendrait appliquer une « trop grande rigidité technique » et qu’il se comporte comme un « éducateur » animé par une « passion pédagogique », laquelle entraînerait une « confusion de langue » traumatique chez le patient, du fait que son érotisme infantile « tendre » et « innocent » viendrait se heurter à celui, « passionné » et « passionnel », de l’adulte.

93 Ceci, par analogie, conduit Ferenczi à décrire le tableau d’un patient en analyse (c’est-à-dire un enfant) excité et démuni, débordé par l’excès (tant interne, qu’externe), lequel, n’ayant pas à sa disposition les moyens de la décharge, ni ceux de l’élaboration, se trouverait du coup en pleine détresse, véritable Hilflosigkeit aussi traumatisante que traumatique.

94 Ce tableau permet à son auteur d’avancer le concept « d’identification à l’agresseur » et « d’introjection du sentiment de culpabilité de l’adulte » par l’enfant, ce qui accroît la confusion des sentiments. À l’amour « passionné » et aux « punitions passionnelles » infligées par l’adulte se surajoute le « terrorisme de la souffrance », c’est-à-dire l’obligation faite à un enfant d’être celui qui prend en charge, répare et soigne un parent endommagé. Ainsi s’expliciteraient les états passionnels et les transferts qui y renvoient.

95 Le transfert passionnel devient l’une des manières dont se réactualiseraient, dans la cure, les conditions historiques « traumatiques » qui ont présidé l’organisation d’un clivage à l’intérieur du moi.

96 Comme les techniques précédentes, « l’analyse mutuelle » chercherait à créer les conditions optimales pour que s’établisse le déploiement transférentiel de ce qui aurait été autrefois clivé, puis enkysté lors du développement psychique et dont l’origine serait un autoclivage narcissique qui entraîne chez le sujet « une partie endolorie, détruite, et une autre partie omnisciente aussi bien qu’insensible ».

97 Sans être en mesure d’en pressentir l’incalculable portée, Ferenczi tente ainsi d’établir un lien entre ses positions contre-transférentielles et la présence interne d’objets « passionnels » traumatiques qui apparaissent chez le patient par le biais du transfert, lequel est caractérisé par le mimétisme, la soumission et le déni de la haine envers l’analyste. Ce transfert « passionnel » est levé lorsque l’analyste accepte de reconnaître, et fait connaître à son patient, son propre déni tout aussi « passionnel » à l’égard de ce dernier. C’est ainsi que l’analyste permet « cette confiance […] qui établit le contraste entre le présent et un passé insupportable et traumatogène [16] ».

98 Dès lors, là où le patient aurait le sentiment que l’analyste s’avérerait incapable d’offrir un soutien fiable et là où le manque de confiance l’empêcherait de s’en remettre véritablement à lui, « l’analyse mutuelle » permettrait au patient qu’il ait des repères concernant la qualité psychique de l’analyste, puisque l’occasion lui serait ainsi offerte, en devenant à certains moments l’analyste de son analyste, de mieux appréhender les faiblesses de celui-ci et, ainsi, de mieux se protéger d’une idéalisation traumatogène.

99 S. Ferenczi doit se rendre rapidement à l’évidence. Cette ultime technique a comme conséquence de renforcer la situation – contre laquelle elle avait été initialement créée – de « séduction » instaurée par l’analyste, et l’analyse, envers le patient. Il en vient à en conclure que « l’analyse mutuelle » rendait compte de l’insuffisance de son analyse personnelle du fait des difficultés contre-transférentielles qu’il continue à rencontrer, au sein de sa pratique, avec certaines analyses difficiles. D’où le constat douloureux et amer, en date du 3 juin 1932, dans le Journal clinique : « Analyse mutuelle : seulement un pis-aller ! Une analyse authentique par quelqu’un d’étranger, sans aucune obligation, ce serait mieux [17]. »

Le « fossé théorique »

100 On sait quels échos peu amènes les dernières avancées théoriques ont immédiatement provoqué chez S. Freud, qui voit en celles-ci, et dans les techniques qui les accompagnent, non seulement une déviation technique transgressive mais aussi une régression théorique qui viendrait rappeler un retour à des conceptions qu’il avait lui-même abandonnées, après sa « neurotica », dès 1897. Dès lors, un véritable fossé théorique se creuse, dont le concept de traumatisme infantile est la ligne de démarcation.

101 En effet, pour S. Freud, invoquer la compulsion de répétition comme répétition de la situation traumatique et en rendre l’objet responsable revient à sous-estimer les ressources de l’appareil psychique, comme la capacité de celui-ci à transformer le trauma ainsi que la douleur psychique qui lui est liée [18].

102 Face aux avancées ferencziennes qui introduisent une véritable subversion des paramètres du cadre et donnent une ouverture à des formes de laxisme séducteur, sinon à de véritables séductions agies – symboliquement équivalentes à des transgressions incestueuses dans la relation transférentielle, quand elles ne sont pas directement inductrices de celle-ci –, S. Freud en vient à rappeler à Ferenczi, dans sa célèbre lettre du 13 décembre 1931, que ces modalités techniques, dont il ne fait pas secret et qui le conduisent à, entre autres, embrasser ses patientes ou se laisser embrasser par elles, vont à l’encontre même de la méthode jusque-là établie :

103

« Jusqu’à présent, dans la technique nous nous en sommes tenus fermement à la thèse : les satisfactions érotiques sont à refuser au patient. Vous savez aussi que là où des satisfactions plus généreuses ne sont pas possibles, les caresses plus insignifiantes peuvent très bien en reprendre le rôle, dans les relations amoureuses, sur la scène, etc. »

104 Puis il met fermement en garde son interlocuteur quant à l’effet produit par l’application et la diffusion d’une telle technique, laquelle – ajoute-t-il non sans humour – ne s’arrêterait peut-être pas qu’au baiser…, ce qui risquerait alors de provoquer un regain d’intérêt pour la psychanalyse, tant du côté des analystes que de celui des patients… Ceci ne pouvant aboutir qu’au fait que S. Ferenczi, voyant le spectacle désastreux auquel sa méthode pouvait conduire, pourrait être alors amené à se dire : « J’aurais peut-être dû arrêter ma technique de tendresse maternelle avant le baiser [19]. »

105 En fait, dans l’esprit de S. Ferenczi, les contournements à la règle d’abstinence suivaient leur propre logique, car il avait écrit à S. Freud, quelque temps auparavant, que la technique et son élaboration lui laissaient entrevoir « beaucoup de points théoriques sous un éclairage quelque peu modifié » et qu’il ne craignait pas d’en tirer les conséquences « aussi loin que possible », cela pouvant aller « jusqu’à “ad absurdum” » (…jusqu’à l’absurde !).

Sur les chemins de l’identification projective

106 Dans son exploration concernant les raisons des difficultés que l’analyste rencontre lors des cures des patients dits « difficiles », S. Ferenczi pensait, comme on l’a vu, que celles-ci étaient dues en partie au manque de fiabilité absolue que l’analyste était en mesure d’assurer à son patient, ce que ce dernier pouvait parfaitement ressentir derrière l’hypocrisie professionnelle ou « l’amabilité feinte » de l’analyste.

107 On peut cependant aujourd’hui se poser la question de savoir si, avec la technique de « l’analyse mutuelle », Ferenczi n’était pas à la recherche d’un outil conceptuel dont il avait l’intuition, mais qu’il n’était pas encore en mesure de théoriser, à savoir le concept d’identification projective, dont il essayait au moyen d’un agir technique de faire prendre conscience aux deux partenaires de la situation analytique (le patient et l’analyste).

108 Les quelques phrases lumineuses que l’on trouve dans les notes en date du 30 juin 1932 donnent à penser qu’il avait perçu intuitivement ce concept, lequel sera créé par M. Klein à peine quinze années plus tard (1946) :

109

« Dans un processus psychique dont l’importance n’a peut-être pas été suffisamment appréciée, même par S. Freud, à savoir le processus d’identification comme étape préalable à la relation d’objet, nous n’avons pas suffisamment apprécié jusqu’à présent la force opératoire d’une forme de réaction déjà perdue pour nous, mais néanmoins existante ; il s’agit pourtant peut-être de la force opératoire d’un principe de réaction d’une toute autre sorte, auquel la désignation de réaction ne convient peut-être plus du tout ; donc un état dans lequel tout acte d’autoprotection et de défense est exclu, et où toute l’influence extérieure reste à l’état d’impression, sans contre-investissement de l’intérieur. »

En conclusion

110 Comme cela a pu être indiqué plus haut, toutes les découvertes de S. Ferenczi, dans la dernière partie de son œuvre, malgré les graves dissensions qu’elles ont pu établir entre S. Freud et lui avant sa mort, préfigurent celles qui, dans les décennies suivantes, vont être à la base du développement de la psychanalyse contemporaine, notamment chez M. Klein, W.R. Bion et D.W. Winnicott.

111 Ainsi la terreur de la désintégration due à l’action de la pulsion de mort évoque ce que M. Klein avance à partir de 1935, à savoir l’idée que, sous la poussée de l’angoisse provoquée par le « sentiment de mort imminente » (effet de la pulsion de mort), le sujet est en proie à la terreur de la désintégration et n’a, alors, comme recours que la projection de celle-ci vers l’extérieur, ainsi que le clivage du Moi, comme de l’objet : le Moi se clive et projette au dehors, sur l’objet, le sein, la partie de lui-même qui contient la pulsion de mort ; du fait de l’immaturité du moi, cette angoisse entraîne une « atomisation », une « pulvérisation », de la vie psychique (Klein, 1946).

112 Les conséquences psychiques qui découlent de l’action du « trauma » et qui peuvent aller jusqu’à ce que la psyché devienne comme « disloquée jusqu’aux atomes », évoquent les descriptions de W.R. Bion concernant la personnalité schizophrène (ou de personnalités présentant des « troubles graves » de la pensée), laquelle apparaît être la conséquence catastrophique d’une prépondérance des pulsions destructrices, si fortes et si intenses qu’elles en imprègnent la pulsion d’amour et la retournent en sadisme (elles traduisent un conflit entre les pulsions de vie et les pulsions de mort) ; elles entraînent :

113 – a/ une fragmentation extrême de la personnalité et, notamment, de l’appareil de prise de conscience de la réalité (externe et interne) ;

114 – b/ une projection excessive de ces fragments de la personnalité dans les objets externes (identification projective pathologique).

115 La personnalité schizophrène est également présentée par W.R. Bion comme la conséquence d’une haine de la réalité qui s’étend à tous les aspects de la psyché (S. Freud) – à laquelle s’ajoute la haine de la réalité interne et de tout ce qui en fait prendre conscience (haine de la réalité externe et de la réalité interne) – et comme résultat d’une terreur d’annihilation imminente. Il s’ensuit une formation précipitée et prématurée de relations d’objet – un transfert immédiat sur l’analyste – qui entraîne un transfert de type « passionnel » et des états confusionnels douloureux.

116 La description de la fragmentation (les « fragments produits par la désintégration », écrit S. Ferenczi) préfigure ce que l’on désigne aujourd’hui par minute splitting, c’est-à-dire une attaque contre les liens qui entraîne une pulvérisation de l’objet (objet interne) ainsi qu’une attaque contre les fonctions de l’appareil sensoriel du moi ; dans la partie psychotique de la personnalité, le clivage devient destructeur, pulvérisant et irréversible : l’opérateur clivage est poussé à son extrême et c’est la destruction « pour ne pas mourir » (Bion, 1957).

117 Le double fonctionnement de la personnalité psychotique et non-psychotique renvoie à ce que W.R. Bion a pu décrire, un quart de siècle plus tard, concernant la « différenciation de la personnalité psychotique et non psychotique », signalée plus haut.

118 L’importance de ce qui relève du champ émotionnel, tant dans la structure psychique que dans le travail analytique, ainsi que l’importance de la prise en compte de la « douleur » qui peut aller jusqu’à « l’agonie », laisse entrevoir les apports ultérieurs de toute l’école anglo-saxonne et notamment les apports de W.R. Bion, puisque pour cet auteur la pensée naît de « l’expérience émotionnelle » (interne, comme externe) dans la relation de l’infans au monde : la souffrance et la douleur psychique sont liées à l’éprouvé émotionnel en relation à l’expérience de la réalité. Ceci est à l’origine de la métaphore concernant la « capacité de rêverie de la mère » comme pouvant permettre à « l’expérience émotionnelle » vécue par l’infans d’être accueillie, rêvée et élaborée par la mère, afin que « l’expérience » puisse devenir ultérieurement source de croissance psychique pour celui-ci.

119 Pour terminer, on peut rappeler la pertinence des intuitions de S. Ferenczi concernant l’importance prépondérante du rôle précoce de l’objet et de l’environnement sur l’organisation psychique du sujet puisque celles-ci seront au centre des propositions avancées par un ensemble d’auteurs par la suite, et, comme cela a été précédemment souligné, D.W. Winnicott. Celui-ci proposait de voir dans les qualités de l’environnement « réel » de l’enfant (qui peut être un environnement « carencé » et donc « non facilitateur ») l’un des facteurs essentiels qui influence chez l’infans l’intégration de l’agressivité, du sadisme, de la haine et de l’envie, ainsi que « l’intégrité du soi » (établissement du « sentiment continu d’existence ») qui risque d’être compromise si les défauts de réponse de l’objet entraînent une « déchirure » narcissique, véritable blessure traumatique non cicatrisable, qui paralyse alors l’activité du Moi et entrave lourdement le développement psychique.

Bibliographie

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : clivage auto-narcissique, identification projective, régression, trauma, contre-transfert, pulvérisation de la vie psychique, personnalité psychotique et non-psychotique

Mise en ligne 09/12/2016

https://doi.org/10.3917/cnx.106.0049

Notes

  • [1]
    M. Balint, Le défaut fondamental (1968), Paris, Payot, 1971, p. 207.
  • [2]
    J'emprunte cette expression à A. Green selon la définition qu'il donne de la pensée clinique dans son livre éponyme.
  • [3]
    Notamment dans les suites de la publication de Perspectives de la psychanalyse, écrit en commun avec O. Rank et publié en 1924.
  • [4]
    M. Balint, Le défaut fondamental, op. cit., p. 207.
  • [5]
    Congrès dont le thème était la question des « rapports de la technique analytique à la théorie analytique ».
  • [6]
    Remarquons la métaphore qu'emploie Freud au lendemain de son intervention chirurgicale (1924), et comment, ici, les « modifications du tissu cicatriciel » vont précéder les « fils qui restent après une opération » et les « fragments d'os nécrosés qui s'éliminent d'eux-mêmes » évoqués, quelques treize années plus tard, dans Analyse avec fin et analyse sans fin (1937).
  • [7]
    Ceci ouvrira à la voie à ceux qui, deux décennies plus tard, seront conduits à l'idée que le contre-transfert est un moyen de connaissance et un fil conducteur pour l'abord et la compréhension des relations d'objet primaires et précoces (D.W. Winnicott).
  • [8]
    Rappelons qu'à la même époque, M. Klein était conduite à élaborer ce qui sera aux fondements de sa théorie à savoir ce qui vient, pour elle, présider à l'organisation de l'Œdipe précoce.
  • [9]
    J. Sandler, A.U. Dreher, Que veulent les psychanalystes ? Le problème des buts de la thérapie psychanalytique (1996), Paris, Puf, coll. « Le fil rouge », 1998, p. 54-55.
  • [10]
    Dont certaines notes, publiées dans « Notes et fragments », viennent compléter le Journal clinique. Voir Œuvres complètes, 1927-1933, t. iv, Paris, Payot, 1982, p. 266-316.
  • [11]
    On peut rappeler que si, à l’époque, S. Freud avait bien pressenti l’importance du rôle du clivage dans certains états psychiques (psychoses et perversions notamment), il n’avait cependant pas encore écrit son article princeps sur le clivage, « Le clivage du moi dans les processus de défense » (1938).
  • [12]
    La description de ces états psychiques introduit celle qui est ultérieurement décrite sous le vocable de « moi non intégré », « moi désintégré » ou « moi en morceaux » chez d’autres auteurs, tels D.W. Winnicott (1945) et M. Klein (1946).
  • [13]
    Ceci évoque ce que D.W. Winnicott sera conduit à décrire dans La crainte de l’effondrement (1974), quand il évoque la « crainte de l’effondrement » comme une défense face à un trauma qui a été vécu, mais qui « n’a pas été encore éprouvé » : l’effondrement, écrit-il « a pu avoir eu lieu vers le début de la vie du sujet […] Le patient doit s’en “souvenir”, mais il n’est pas possible de se souvenir de quelque chose qui n’a pas encore eu lieu, et cette chose n’a pas encore eu lieu parce que le patient n’était pas là pour que ça ait lieu en lui. Dans ce cas, la seule façon de se souvenir est que le patient fasse pour la première fois, dans le présent, c’est-à-dire dans le transfert, l’épreuve de cette chose passée ».
  • [14]
    Voir « Analyses d’enfants avec les adultes », Conférence prononcée à l’Association psychanalytique de Vienne, le 6 mai 1931, à l’occasion du soixante-quinzième anniversaire de Freud.
  • [15]
    S. Ferenczi, « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant » (1933), dans Œuvres Complètes, T. iv, 1927-1933, op. cit., p. 125.
  • [16]
    Ibid., p. 128.
  • [17]
    S. Ferenczi, Journal Clinique (janvier-octobre 1932), Paris, Payot, 1985, p. 172-173.
  • [18]
    A. Green, La folie privée, Paris, Gallimard, 1990, p. 29.
  • [19]
    S. Freud, S. Ferenczi, Correspondance (1920-1933), Paris, Calmann-Lévy, 2000, p. 479.
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