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R. Gori, L’individu ingouvernable, Paris, Les liens qui libèrent, 2015.
Cet entretien a fait l’objet d’une première publication dans le Journal des psychologues, n° 334, février 2016.
1 Claude Tapia : Ma première observation consiste dans le constat d’une continuité intellectuelle, idéologique…, entre l’un de vos précédents ouvrages (De quoi la psychanalyse est-elle le nom ?) à propos duquel nous nous sommes entretenus il y a trois ans (voir Journal des psychologues n° 295) et celui-ci. Cette continuité me paraît concerner aussi bien la critique virulente du néolibéralisme – estimé responsable de la fragilisation de l’intégrité morale ou psychologique des sujets – que le rappel insistant du primat de l’éthique sur les autres aspects de la vie collective, enfin que la prise au sérieux de la langue ou de la parole comme instrument autant de légitimation des rapports de force entre acteurs sociaux que de formation de la pensée. Ce qui me frappe, c’est le puissant consensus qui semble exister au sein des sciences humaines et sociales, depuis une vingtaine d’années ou plus, consistant dans la mise en cause radicale du néolibéralisme (et de ses effets délétères sur l’intégrité psychologique des sujets) et de la sur-modernité accusée d’asservir les individus, de restreindre les libertés et, paradoxalement, d’exacerber l’individualisme, le narcissisme…, et au-delà de faire le lit d’un néofascisme techniciste. Vous vous placez à la pointe de ce combat critique et apportez des arguments d’ailleurs assez convaincants, à l’inverse d’autres contempteurs de la modernité, plus naïfs ou simplificateurs. Néanmoins, ne peut-on craindre la cristallisation au sein des sciences humaines d’un parti pris automatique confondant le libéralisme et l’ultralibéralisme, celui-ci légitimement dénoncé ?
2 Pour conclure, je vous demanderai si, au-delà de la continuité incontestable de votre pensée, vous avez approfondi significativement certains aspects de votre argumentation ?
3 Roland Gori : Au moment où les biotechnologies nourrissent les utopies transhumanistes, où certains laboratoires et juristes américains se penchent sur les droits des robots et les prescriptions éthiques qui s’imposeront aux humains, la neutralité technique apparaît comme une nouvelle forme de gouvernement du social. Dans un monde qui apparaît à la fois comme chaotique et hyperformalisé, volatil et complexe, incertain et ambigu, fluctuant et insaisissable, la technique paraît neutre, objective et rassurante. Frédéric Nietzsche disait, déjà, que dans le monde moderne « l’économie et la technique étaient devenues le destin de l’humanité ». C’est la raison pour laquelle j’ai l’habitude de dire qu’actuellement les individus et les peuples sont placés sous des « curatelles technico-financières ». Ce qui constitue, à la fois, le symptôme et l’opérateur d’une agonie de la politique. Le martyr du peuple grec en est un des exemples les plus obscènes. Lorsque M. Schäuble dit à M. Sapin, à propos des négociations de Syriza à Bruxelles : « Il n’y a aucune raison pour que des élections changent quoi que ce soit », il avoue benoîtement que la technocratie a confisqué la démocratie, que les règles formelles de la finance et les procédures techniques ont remplacé la souveraineté populaire et la négociation politique.
4 Dans La dignité de penser (2011), je critiquais ce totalitarisme de la technique qui recompose nos métiers et prolétarise notre existence. Le système technicien, comme le nommait Jacques Ellul, se saisit de l’organisation du social, finit par soumettre avec leur consentement implicite les citoyens, et participe à la fabrique de nouvelles subjectivités moulées par les automatismes. Cette omniprésence des automatismes, sociaux, économiques, juridiques, biologiques, numériques, s’impose dans toutes les pratiques sociales et conditionne les formes acceptables des savoirs. Elle est la nouvelle langue d’un pouvoir que je nomme technofasciste. Il faut entendre cette notion comme la prescription doucement tyrannique, insidieuse, mais incontournable, totalitaire, de ne parler le monde que dans la langue de la technique, de sa numérisation et de sa rationalité comptable. Les nouvelles formes de l’évaluation constituent le dispositif de cette nouvelle manière de gouverner qui, au nom de la traduisibilité des résultats en langage de machine, contraint les individus et les institutions à adhérer à une vision néolibérale du monde, et à la servitude volontaire qu’elle prescrit. Quitte à favoriser toutes les impostures et tous les opportunismes, comme je l’ai développé dans La fabrique des imposteurs (2013) et dans Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? (2014). Cette normalisation des comportements par la technique procédurale et numérique, cette conduite des conduites qu’elle autorise, ce contrôle et cette orthopédie qu’elle permet, constituent véritablement une révolution symbolique.
5 Dans L’individu ingouvernable, j’analyse l’origine de cette normalisation technique de l’humain, avec son système totalitaire qui « s’impose tous les jours davantage au nom de l‘efficacité et des économies qu’il permet ». Je crois que l’histoire du xix e siècle éclaire cet impensé anthropologique des libéralismes qui conduit à une nouvelle gouvernementalité totalitaire des hommes par la technique et par la financiarisation des activités sociales. Ce qui me conduit à la question du désert politique dans un monde ruiné par la religion du marché et les rituels des techniques qui la servent. Alors comment restituer au politique sa fonction essentielle dans l’humanisation de l’espèce ? Pour retrouver le chemin d’un humanisme mis en pièces par le néolibéralisme, il convient de comprendre les affinités électives entre le développement des techniques et la marchandisation du monde. Sans pour autant devoir les confondre.
6 La normalisation des comportements par la techniques’est très tôt alliée aux exigences de la production industrielle et aux intérêts politiques de ceux qui en tiraient profit, elle est la servante fidèle du capitalisme. Déjà en 1870, Denis Poulot, patron parisien d’une entreprise métallurgique, voit dans la machine le guide moralisateur du comportement ouvrier, l’instituteur de son comportement ! Aujourd’hui, le système technicien se révèle, chaque jour davantage, comme un guide normatif de conduites tel que le rêvait au xix e siècle l’ingénieur Poulot. Il a acquis, avec la mondialisation, une dimension irréversible et universelle. Bien évidemment, ce n’est pas la « faute » de la technique, émancipatrice dès l’origine, si nous en sommes arrivés là. C’est bien plutôt le choix politique et subjectif qui nous conduit à emprunter la solution technicienne comme mode privilégié de résolution des problèmes sociaux, politiques et humains, en court-circuitant le champ de la parole, du débat et de l’action propre au politique. Inutile de persuader par des débats argumentés lorsqu’on peut imposer par la douceur et la contrainte des procédures une manière de penser. Un zeste de publicité sommaire des industries culturelles suffit pour « faire passer la pilule », au nom du progrès.
7 La manière de gouverner les hommes se révèle indissociable de la manière dont ils se gouvernent eux-mêmes, et l’ascèse utilitariste qui s’impose en politique constitue aussi la substance du soin, de l’éducation, de la transmission, de la justice et de la culture. Voilà pourquoi le gouvernement japonais invite, aujourd’hui, les Présidents de leurs universités à fermer les départements de sciences humaines et sociales… Ils ne sont pas utiles pour une société fondée non sur des valeurs humanistes, mais sur l’efficacité technologique et industrielle. C’est, par contre, un des pays, dans le monde, qui a le plus investi dans l’achat et la production de robots !
8 C’est un vieux rêve capitaliste de transformer le travailleur idéal en automate rationnel, obéissant à la logique des choses, dépouillé de la vulnérabilité des états de conscience subjectifs et politiques. Jaurès disait qu’une telle vision de l’homme constituait « une des plus grandes misères… du patronat » ! Dans un monde transformé en gigantesque système d’informations et de connexions, la nouvelle réalité cyber-physique devient celle des machines et des objets (y compris « humains ») interconnectés. Dans cet univers où ce que les humains ont à faire de mieux, c’est de s’identifier aux machines ou aux logiciels, les objets et les machines se gouvernent seuls et s’améliorent en permanence. Tout fonctionne, mais où est passé le sujet humain ? Si l’humanité, aux dires de Jaurès, est bien cette parcelle qui, en chacun de nous, résiste à la fatalité biologique, à la fatalité économique, aux automatismes de la technique, où se trouvera-t-elle demain dans notre société cyberphysique ? C’est cette question politique, anthropologique et psychologique qui traverse mon dernier livre, à partir d’une articulation historique, et sans parti pris technophobe. Ce n’est pas la technique qui a fabriqué la standardisation de la pensée, mais bien plutôt l’assèchement de la pensée par les automatismes efficaces qui a favorisé le développement des techniques.
9 Il devient d’autant plus vital pour l’espèce humaine de devoir réinventer l’humanisme, afin de mieux envisager l’horizon des progrès techniques, réhabiliter le politique et la démocratie, redonner au partage des expériences sensibles toute leur place dans les récits singuliers et collectifs.
10 Claude Tapia : Encore une observation générale qui découle d’une approche globale de votre ouvrage : elle concerne la masse considérable de références puisées dans la littérature de la fin du xix e siècle à aujourd’hui (de Baudelaire et Tchekhov à Breton et Camus, en passant par Zweig et Schnitzer), dans la philosophie (de Bergson et Nietzsche à Arendt et Kristeva, en passant par Benjamin et Foucault), dans la sociologie (de Weber et Durkheim à Bourdieu, en passant par Simmel, Mauss et Elias), dans l’histoire (de Tocqueville à R. Rémond et A. Corbin)… Sans parler de la psychanalyse naturellement omniprésente à chaque chapitre.
11 Ainsi, tous les courants de pensée et de recherche sont convoqués, mobilisés pour soutenir le procès contre le libéralisme et l’hypermodernité et pour constituer le creuset d’idées, de réflexions, disons la toile de fond sur laquelle vous avez inscrit le surgissement et le développement de la psychanalyse. Mais ce que l’on comprend moins bien, ce serait l’hypothèse selon laquelle celle-ci aurait représenté à une époque « une alternative humaniste à la crise du libéralisme économique et politique » (p. 149), si on veut bien admettre que le télescopage des causalités ou déterminismes, ou pour dire les choses autrement la confusion des niveaux ou paliers d’analyse et d’interprétation de l’individuel et du social, n’est pas sans poser problème. Je veux dire par là, pour être encore plus clair, qu’il serait plus compréhensible d’attribuer la genèse de la psychanalyse à une conjonction de forces intellectuelles et scientifiques plutôt qu’à la crise du libéralisme.
12 Roland Gori : La spécialisation des disciplines, la fragmentation des savoirs, la rationalisation des règles qui les régissent et les ordonnent, ont été la meilleure et la pire des choses. Cela a permis des progrès incontestables dans la production des connaissances, mais cela a aussi fabriqué ces « intellectuels spécifiques », ces experts qui tendent à remplacer les savants. Cela pourrait bien se révéler une catastrophe à terme, lorsqu’on n’aura plus que des ouvriers spécialisés dans la chaîne de production des savoirs.
13 J’ai pu constater que c’est bien souvent en fin de carrière que les universitaires pouvaient se « lâcher » et faire des recherches « méta » qui transcendaient le champ étroit de leur discipline. Et c’est là où ils deviennent intéressants, où ils écrivent pour être lus, et pas seulement pour être… publiés ! Donc, oui je l’avoue humblement, aujourd’hui où je suis libéré de la censure des experts inquisiteurs de l’évaluation débilitante, j’écris des essais, et à partir de mon hyperdisciplinarité, comme disait mon ami Pierre Fédida, je fais du transdisciplinaire. Je m’autorise à penser sans avoir à calculer ce que cela m’apportera ou apportera à mon Labo en bons points d’accréditation !
14 Concernant ce que je nomme « l’émergence de la psychanalyse », qui fut l’intitulé de ma conférence au Collège de France en octobre 2014, j’ai essayé de montrer que parmi les « facteurs favorisants », et non pas « nécessitants », comme disait Pierre Bourdieu, il y avait la crise des libéralismes. C’est-à-dire que les valeurs et les pratiques libérales qui fabriquent la fiction d’un individu autonome, émancipé par sa raison et sa morale, se fissurent dans les dernières décennies du xix e siècle. Qui peut croire encore à la liberté de passer contrat pour faire société de ce sujet rationnel et moral de l’individualisme philosophique ? Cette illusion collective est mise en pièces par l’émergence des masses, des prolétaires et des socialismes, au moment où Freud découvre la psychanalyse. C’est à peu près à la même époque que Le Bon s’intéresse à la psychologie des foules, Tarde aux lois de l’imitation sociale et que Durkheim fonde la sociologie. C’est-à-dire que l’individu ne peut plus apparaître comme un atome libre et pensant, qui viendrait s’agréger à d’autres atomes pour faire société, mais qu’il est d’emblée reconnu comme un être social. Freud ne dit pas autre chose. Alors à partir du moment où l’on admet cette substance sociale du sujet psychologique, il convenait de faire un pas de plus : l’individu n’existe pas parce que le sujet humain est divisé et conflictuel autant que l’est la société ! L’individu n’existe pas parce qu’il y a des parties inconscientes en lui, des contre-volontés, qui viennent contrarier sa volonté. Arrivé à ce point, nous rencontrons nécessairement l’hystérie, les personnalités multiples, les spirites, les médiums et les somnambules, qui prospèrent à cette époque. Avant Freud, nous rencontrons les noms de Charcot, Bernheim, Janet, Binet…, nous rencontrons le champ naissant de la psychologie, de l’hypnose, de l’hystérie, de la manipulation sociale, de la suggestion, et autres processus extraordinairement décrits, bien avant Freud, mais magistralement expliqués par sa découverte.
15 Donc, pour répondre à votre question, il est pour moi évident que les formes de savoir qui émergent à ce moment-là sont indissociables de la forme des pouvoirs, des pratiques sociales et des logiques de domination. Cette révolution symbolique qui, avec les sciences humaines et sociales, fabrique de nouvelles croyances et des nouvelles manières d’éprouver, est indissociable de la crise des libéralismes.
16 Ce qui me paraît profondément émancipateur dans la découverte freudienne – que Freud découvre sans l’avoir cherché, et qui demeure souvent inaperçu –, c’est qu’au moment où l’époque ne peut plus sérieusement croire à l’autonomie et à la liberté du sujet des Lumières, Freud lui sauve la mise. Bien sûr, il dit que « le moi n’est pas maître en son logis », et de ce fait consacre la mort de l’individu maître de l’univers et de lui-même. Mais au moment où les autres sciences sociales en font un pantin dont les foules et les intérêts sociaux, les émotions collectives, tireraient les ficelles, Freud lui rend sa dignité, sa responsabilité. Ce sujet humain est responsable de ce qui lui arrive, mais cette responsabilité est inconsciente. C’est un geste anthropologique et politique très fort. En reconnaissant le déterminisme inconscient des symptômes et des conduites, Freud sauve la singularité du sujet humain. Il a sa part dans ce qui lui arrive.C’est-à-dire qu’au moment où l’époque ne peut plus croire dans la capacité de l’individu à décider par lui-même, assujetti qu’il est aux automatismes biologiques, sociaux, techniques, économiques, Freud lui reconnaît une part dans son aptitude à prendre en mains son destin. Le message est émancipateur, même s’il ne l’est que de surcroît.
17Claude Tapia : Pour poursuivre la réflexion sur le contexte idéologique, social et culturel viennois qui aurait fait naître la psychanalyse, vous évoquez le nihilisme sévissant dans cette société, à la fin du XIXe siècle, coexistant avec des tendances à l’anticapitalisme et à l’antisémitisme, celui-ci combattu par le sionisme naissant se structurant en utopie agissante. Vous expliquez que Freud, juif universaliste, se détourne plus ou moins de ce combat pour se tourner du côté de l’exploration de la vie intérieure des individus et de la construction de l’identité psychique. Ce serait en quelque sorte sa réponse à l’émergence de cette idéologie nauséabonde et à la faillite des valeurs démocratiques se prolongeant en fondation d’une éthique reposant, je vous cite, « sur la trace, la mémoire et le refoulement du meurtre » (p. 101). Cette réponse, Freud l’élabore dans L’homme Moïse et la religion monothéiste, Moïse, écrivez-vous « figure arrachée au peuple juif, à sa religion, à son identité… », indice donc du retrait ou du désengagement (de Freud) de la lutte idéologique contre les racismes émergents de l’époque. N’est-ce pas précisément cela que certains intellectuels de la seconde moitié du XXe siècle lui ont reproché ? À propos de l’apolitisme supposé de Freud, vous citez encore (p. 124) Carl E. Schorske qui aurait évoqué « l’opération réussie de Freud de neutralisation du politique par la psychanalyse », mais vous rééquilibrez ce propos, en citant Jacques Le Rider, qui rappelle que Freud a toujours revendiqué sa fidélité au judaïsme, mais « sous le signe de la rationalité scientifique ». Pouvez préciser un peu plus ce propos et au-delà votre propre position ?
18 Roland Gori : Carl Schorske, le premier, a fait un travail exceptionnel en montrant que Freud appartient à l’esprit de son époque, à ses révoltes et à ses folles angoisses devant la débâcle du libéralisme, la montée des populismes, l’émergence des nationalismes et de l’antisémitisme. C’est-à-dire dans un moment de doute, de révolte parfois, et d’analyse d’une société conduite par la raison, le Droit, la science et l’industrie. Freud s’inscrit dans la génération des Zweig, Schnitzler, Musil, et tous ces artistes qui participent à la création d’un sujet psychologique, angoissé, fébrile, nerveux, sensible à l’introspection, mais déçu des promesses politiques du libéralisme. À Vienne, c’est l’heure de nouveaux architectes (Otto Wagner, Camillo Sitte…), d’un nouveau groupe de peintres (Klimt, Schiele, Kokoschka, Moser…) dont on peut encore aujourd’hui admirer les œuvres au Musée Léopold à Vienne. Ce groupe d’artistes affirme : « à chaque époque son art, à chaque art sa liberté ». Ce groupe de la Sécession revendique l’innovation, la modernité, l’éthique scientifique autant que l’esthétisme sentimental. L’art y apparaît comme le sauveur de l’humanité et de la société menacées par la débâcle du libéralisme et les exigences (déjà !) du marché… Le Ver Sacrum, leur revue d’art, apparaît comme le Manifeste de tous ceux qui cherchent dans l’Art un refuge aux désordres de la vie moderne. J’évoque dans mon livre l’émergence de l’Art nouveau en France qui, à sa manière, réagit aux mêmes déceptions sociales, culturelles et subjectives, provoquées par l’incapacité de la science et de l’industrie à réduire les inégalités et à améliorer la vie collective. Cette désillusion remet les choses à leur place, sans toutefois méconnaître ce que la science, la technique et l’industrie apportent. Simplement elles ne sauraient suffire à rendre le monde meilleur et plus humain.
19 Je crois essentiel de renouer avec une pensée contextualisée lorsqu’on aborde l’histoire d’une discipline. Faute de quoi, on risque de tomber dans l’hagiographie, le commérage ou l’histoire vide autant qu’aveugle des idées déracinées de leur humus social et culturel. Freud a baigné dans cette époque menacée par le nihilisme mais farouchement créatrice. Ce n’est pas pour rien que Freud nommait Schnitzler son « double » et précisait qu’il préférait pour cela éviter de le rencontrer ! Mais considérer, avec Schorske, que c’est par déception politique que Freud aurait pris une revanche en se tournant vers « la psyché », pour montrer qu’elle constituait le fondement de la politique, me paraît une thèse plus contestable. C’est passionnant, mais un peu trop téléologique à mon goût. Je crois davantage à la surdétermination des choses. Entre la crise du libéralisme et la découverte de la psychanalyse, il y a, encore une fois, le champ spécifique de l’hystérie, la fréquentation des névrosés.
20 Quant à la position politique de Freud, il y a la sienne, dont on peut dire franchement qu’elle s’inscrit dans un libéralisme bourgeois et démocratique qui n’accepte pas davantage le marxisme que le surréalisme ! Et puis il y a celle qui se déduit de son œuvre et qui me paraît bien plus révolutionnaire et émancipatrice. On le perçoit clairement par exemple dans L’homme Moïse et la religion monothéiste que vous citez. Là le « progrès de la vie de l’esprit », comme il le nomme, c’est l’art, la culture, les œuvres, la langue, le récit, le folklore, bref ce qu’un Gramsci nomme la politique. Nous pourrions aussi bien nous référer à ses Actuelles sur la guerre et la mort ou encore à sa Réponse à la lettre d’Einstein et nous voyons un Freud bien plus politique qu’il n’y paraîtrait à première vue.
21 Claude Tapia : Pour revenir à l’un des axes principaux de votre réflexion, consistant dans la dénonciation du libéralisme (ou du néo-libéralisme) – qualifié de « police de la pensée et des comportements (p. 25) assurée par les nouvelles formes de l’évaluation des individus » ou de « dispositif destiné à façonner l’humain et à le gouverner » ou « d’organisation totalitaire de l’existence…. anéantissant les dissidences… » ou enfin de « maladie qui serait celle des forces de mort, de Thanatos œuvrant au sein des psychismes et des sociétés… », on pourrait se demander (même si on conçoit bien les effets délétères de la massification et de la mondialisation) pourquoi vous esquissez un rapprochement avec le théofascisme que représentent les mouvements djihadistes « qui visent à enraciner l’humain dans la nostalgie d’une religion des origines… et à encadrer les masses par des dispositifs comme la censure, la répression des dissidences », etc. (p. 28). Vous ajoutez qu’il y a là deux formes de totalitarisme étroitement liées et, beaucoup plus loin, que « terrorisme et technofascisme (sous-entendu le néolibéralisme) font cause commune » (p. 245). N’y a-t-il pas quelque exagération à proposer ce rapprochement ? Sauf à vouloir absolument étayer la thèse de l’individu ingouvernable par la raison et son intérêt, contrairement à l’illusion libérale (p. 58).
22 Roland Gori : C’est une des thèses de l’ouvrage : on ne saurait comprendre l’émergence de ces néofascismes aujourd’hui sans devoir les relier à ce rationalisme économique morbide qui prétend à l’universalité, et s’impose par les dispositifs technico-financiers ! Je m’inscris dans la suite des travaux d’Hannah Arendt écrivant : « C’est l’événement totalitaire qui fait venir l’âge moderne à sa vérité, ou plutôt qui fait de la modernité en tant qu’elle se déprend de la tradition une réalité concrète », celle d’un totalitarisme qui politise l’intégralité de l’existence humaine, sans permettre aux humains de participer à ces décisions politiques. Le technofascisme, dont j’ai parlé, court-circuite le politique, et les théofascismes l’interdisent puisque l’opérateur de cette forme de gouvernement est la terreur. Montesquieu faisait de la peur le principe des gouvernements tyranniques. Avec la terreur, nous franchissons un cap supplémentaire : il ne s’agit plus de convaincre mais de contraindre. Hannah Arendt, encore, le rappelait : « la peur est un principe antipolitique dans le monde commun ».
23 Les crimes politiques actuels, qu’ils se prévalent d’une appartenance religieuse, ethnique, tribale ou idéologique, appartiennent aux nouvelles figures du fascisme. À l’instar de leurs ancêtres européens de la fin du xix e siècle et des années 1920-1930, ces néofascismes émergent de la crise et du discrédit des valeurs autant que des pratiques du libéralisme. Leur émergence est favorisée par le déclin des forces progressistes et des alternatives qu’elles proposent. C’est ce double discrédit, du libéralisme et de ses adversaires traditionnels, qui permet l’expansion internationale de tels mouvements totalitaires dont le principe de gouvernement est la terreur. Ces mouvements terroristes sont à la fois les symptômes et les opérateurs d’une agonie du politique proprement dit. L’émergence de la violence terroriste s’enracine dans la violence inerte des pouvoirs qui invoquent la raison néolibérale. Ces groupes fascistes tentent d’imposer une autre globalisation qui procède par des pratiques terroristes, barbares et spectaculaires, prescrivant des pratiques de vie normée, s’appuyant sur des vestiges d’administration tribale et des vieilles haines confessionnelles, accouplées à des entrepreneurs de terreur faisant des affaires avec un monde désorganisé. L’idéologie religieuse dont ces groupes terroristes se parent pour fabriquer leur propagande, opérer leur recrutement, ne relève pas du débat théologique ou de l’exégèse des textes sacrés ! Si de tels groupes fascistes se parent des oripeaux de la religion, de ses schismes, de son histoire, c’est davantage pour donner un sens et une légitimité à leur gouvernement par la terreur. Sans devoir pour autant dédaigner les doctrines et les réseaux qui existent dans la planète, ceux des salafismes radicaux par exemple, depuis que les États ont démissionné de leur vocation de garantir les biens communs, ces mouvements sont d’abord, et avant tout, des groupes fascistes. Au-delà de la poignée de psychopathes, d’extrémistes religieux, de psychotiques égarés, de fils de bourgeois saisis par le romantisme morbide, c’est bien à des « entrepreneurs » de la terreur que nous avons à faire aujourd’hui dans la direction de ces mouvements fascistes. Ils font des « affaires » avec la misère matérielle, sociale, politique et culturelle, fabriquée par le néolibéralisme.
24 Claude Tapia : Dans le prolongement de ma précédente observation, vous rappelez que la naissance de la psychanalyse est assez largement liée aux échecs et impasses de la psychologie moderne qui s’est fondée sur l’adaptation et sur l’intérêt accordés à l’évaluation des compétences cognitives et des habiletés sociales. Cette définition de la psychologie n’est-elle pas un peu caricaturale, même si on s’accorde avec votre critique du management des humains par la technique et la robotique… et avec, bien sûr la reconnaissance de la complexité insondable du sujet ? Ce dernier point de vue est d’ailleurs assez largement partagé depuis une trentaine d’années au sein des sciences humaines et même au sein des sciences dites de l’organisation. Individu ingouvernable donc sauf par la psychanalyse que vous définissez comme une nouvelle manière de gouverner les autres et soi-même (p. 63), comme un fait de civilisation et comme un complexe de savoirs et de pratiques de nature à émanciper le sujet de ses déterminations et à l’aider à se transformer lui-même. Vous ajoutez encore qu’elle hisse les individus « à la dignité et à l’audace de l’artiste qui crée sa propre vie, qui conjure le chaos du monde (p. 111), qui invente un nouvel humanisme (p. 234) et « une voie qui serait ni celle du positivisme… ni celle des régimes religieux… » Ce point de vue est compréhensible, mais n’attendez-vous pas trop de la psychanalyse, de son pouvoir démystificateur et ne craignez-vous pas d’être taxé d’idéaliste romantique, ce que d’ailleurs vous revendiquez dans la partie la plus poétique de votre ouvrage, particulièrement (p. 205) quand vous esquissez l’idéal d’un sujet ordonnateur (grâce à la psychanalyse) de son propre destin et capable de décoder les forces occultes qui tendent à le subvertir et à le soumettre ?
25 Roland Gori : On pourrait penser que j’attends beaucoup d’une psychanalyse qui serait émancipatrice face à une ou des psychologies qui inviteraient à l’adaptation. Sauf que ce n’est pas ce que j’ai écrit ! C’est Hannah Arendt qui disait cruellement que la psychologie n’avait pas pour but de « sauver » les hommes du désert politique où ils étaient contraints de vivre, mais qu’elle s’efforçait de les adapter à ce désert ! On pourrait retrouver chez Canguilhem des propos semblables… Mais ce n’est pas ce que je dis. Bien au contraire, je rends un hommage appuyé à Janet ou à Tarde qui sont malheureusement insuffisamment travaillés dans les universités françaises. Je pense que ce sont toutes les psychologies, et au-delà toutes les sciences humaines et sociales, qui sont aujourd’hui menacées. Après avoir sélectionné au sein de la psychologie les modèles les plus aptes à traduire leurs résultats en langage de machines, quantitatifs et formalisés, le seul critère d’efficacité conduira, à terme, à la disparition de toutes les humanités, et de toutes les sciences sociales et humaines. La figure anthropologique d’un homme neuro-économique est déjà presque dépassée, au profit des machines interconnectées et des humains « augmentés ». Demain les robots seront partout dans nos vies quotidiennes, et cela pourrait être une excellente chose si nous savons les accueillir. Ce qui veut dire que si nous ne voulons pas périr de la technique, il nous faudra avoir plus d’humanisme. À quelques mots près vous avez reconnu Nietzsche écrivant : « Nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité » (des sciences).
26Claude Tapia : Votre incursion dans le champ de la psychologie sociale est intéressante, notamment quand vous évoquez « l’ère des foules » (cf. G. Le Bon) et dressez un panorama composite des forces et tendances psychologiques qui se sont affrontées au cours de cette époque effervescente de la fin du XIXe siècle, qui est aussi celle où foisonnent les tentatives de luttes (individuelles) contre la dépression, le brouillage des repères et s’accroissent les besoins de jouissance et de refoulement de l’angoisse générée par la solitude. Le plus passionnant dans cette partie de votre analyse a été, je crois, de chercher à jeter un pont entre cette crise, l’émergence de la psychanalyse présentée comme figure de la modernité et réponse au besoin d’unité de la personne et, enfin, l’éclosion d’une révolution artistique avec l’Art nouveau qui a bousculé en Europe les conceptions traditionnelles de l’art et de l’architecture. Il me semble que ce chapitre éclaire parfaitement sur ce croisement de l’histoire de l’Art avec l’histoire sociale, le renouveau scientifique (p. 80 sq.) et la prise en compte de l’inconscient et du rêve. Je crois que vous avez raison, par ailleurs, de conclure à la dissolution des frontières entre la réalité extérieure du sujet et sa réalité intérieure, subjective. Mais reste à expliquer en quoi l’Art nouveau se présente, comme vous l’écrivez, comme solution aux contradictions qui ont marqué le déclin de la pensée libérale.
27 Roland Gori : J’ai déjà répondu à cette question précédemment.
28 Claude Tapia : Pour conclure, j’aimerais avoir votre avis sur un documentaire de Sophie Robert circulant sur le Web, concernant « les déconvenues de la psychanalyse ». Le film se présente comme une discussion entre quatre psychanalystes « défroqués », professeurs d’université – Mikkel Borch-Jacobsen, Jean-Pierre Ledru, Stuart Schneiderman, Jacques Van Rillaer – qui font état de leurs désillusions et proclament leur « déconversion » du mouvement psychanalytique qu’ils qualifient de sectaire et à propos duquel ils utilisent des expressions comme : « lavage de cerveau », « dépendance sur le divan », « snobisme d’initiés », etc. Que penser de ce pamphlet anti-psychanalyse ? En vous lisant, on peut avoir l’impression que vous pressentez ce genre de polémiques quand vous écrivez « qu’aujourd’hui notre époque tente d’en finir avec la psychanalyse » (p. 127) et ailleurs dans l’ouvrage qu’aujourd’hui nous assistons « au retour d’un positivisme arrogant », enfin que la psychanalyse sera condamnée à se renouveler « faute de quoi le pessimisme freudien… sera plus que jamais prémonitoire » (p. 231).
29 Roland Gori : Pas grand-chose à en dire : c’est un film de propagande, pas une œuvre d’art, et encore moins un documentaire scientifique ! C’est un montage des séquences d’interviews digne des publicités hollywoodiennes et des campagnes partisanes.
Bibliographie
Bibliographie
- Gori, R. 1996. La preuve par la parole,Toulouse, érès, 2008.
- Gori, R. 2011. La dignité de penser, Paris, Les liens qui libèrent.
- Gori, R. 2013. La fabrique des imposteurs, Paris, Les liens qui libèrent.
- Gori, R. 2014. Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? Paris, Les liens qui libèrent.
Mots-clés éditeurs : normalisation, techno-fascisme, subjectivation, modernité, psychanalyse, djihadisme, valeurs démocratiques, néolibéralisme
Date de mise en ligne : 09/12/2016.
https://doi.org/10.3917/cnx.106.0025Notes
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R. Gori, L’individu ingouvernable, Paris, Les liens qui libèrent, 2015.
Cet entretien a fait l’objet d’une première publication dans le Journal des psychologues, n° 334, février 2016.