Notes
-
[1]
Étymologiquement est autonome celui qui n’obéit pas à la loi ou la règle d’autrui.
-
[2]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre (1968-1969), Paris, Le Seuil, 2006, p. 225.
-
[3]
Reprenant la célèbre métaphore freudienne du cristal brisé, Jacques Schotte (1990) propose une approche patho-analytique du fonctionnement « normal » de la psyché.
-
[4]
G. Büchner, Lenz (1879), Paris, Garnier-Flammarion, 1997, p. 220.
-
[5]
S. Freud, « L’inquiétant » (1919), dans Œuvres complètes, t. XV, Paris, Puf, 1996, p. 168-169.
-
[6]
Ibid., p. 238.
-
[7]
J. Lacan, « Le problème de la sublimation » (1960), dans Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 105-193.
-
[8]
S. Freud, Pulsions et destins de pulsions (1915), Paris, Puf, 2005, p. 176.
-
[9]
Le préfixe grec « pan- » veut dire tout.
-
[10]
. Apollonios de Rhodes, Argonautiques, chant I, v. 492 et 568 ; chant II, v. 595 sq.
-
[11]
. La présence, parmi les Argonautes, de Laërte, père d’Ulysse, permet de situer cet épisode, dans le temps mythologique, en amont de celui qu’Homère rapporte.
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[12]
. J.-A. Miller, « Lacan et la voix » (1988), dans La Voix, Paris, La Lysimaque, 1989 p. 184.
1 Pour Le Robert, l’intimité se qualifie « d’agrément d’un endroit où l’on se sent tout à fait chez soi », la notion d’intimité est régulièrement associée à celle d’espace. Dès 1938, Lacan, dans son texte « Les complexes familiaux » (1936), introduit le terme de place psychique pour illustrer la place que chacun prend ou donne à l’autre. C’est dans ce cadre qu’il propose également la notion de complexe pour penser la construction psychique.
2 Pour Littré « l’intime est ce qui est le plus au dedans » et implique donc les dimensions du secret, voire du dissimulé. En effet, le caché est une condition du sujet, il n’y a pas de sujet dans un monde de transparence absolue. Le sujet abrite sa part de vie dans l’ombre, et l’intimité est nécessaire en tant que lieu du sujet. Ainsi, lorsque l’enfant découvre que ses pensées ne sont pas directement accessibles à son entourage, qu’il peut mentir et donc expérimenter cette autonomie [1] toute nouvelle, la tentation peut être parfois grande d’user et d’abuser de ce pouvoir extraordinaire. Le mensonge infantile pourrait alors être compris, selon notre approche, comme l’expérimentation d’un espace psychique intime auquel l’autre n’a pas accès.
3 Or il existe une situation psychopathologique où cette dimension de l’intime place psychique, « par quoi ce qui m’est le plus intime est justement ce que je suis contraint de ne pouvoir reconnaître qu’au dehors [2] », ne peut être constituée. Il s’agit du cas de l’envahissement du patient halluciné par ses « voix » qui le confrontent à la douloureuse expérience d’être traversé par la voix et le discours de l’Autre, sans pouvoir aucunement s’en prémunir. Le patient halluciné se fait alors « porte-voix » de l’Autre, se dépossédant ou ne pouvant accéder ainsi à sa propre voix et à sa propre parole. Cette position subjective signe chez lui l’impossibilité d’avoir pu se séparer, d’avoir pu s’assourdir à la voix primordiale qui l’a appelé à advenir et qui, à partir de là, continue à le poursuivre de ses implacables injonctions. Dans ce cas, le sujet n’a aucun répit possible car aucun espace psychique n’échappe à l’Autre. Tout se passe d’ailleurs comme si la notion même d’intimité était impossible au sujet psychotique. C’est donc à partir de l’analyse « patho-analytique [3] » de la dimension d’intimité, pour reprendre l’expression de Jacques Schotte, que nous nous proposons d’aborder cette question de la possible intimité chez le sujet psychotique. Pour le dire autrement : en quoi la psychose où la notion d’intimité est absente de structure, nous renseigne-t-elle sur ce qu’est et comment se constitue cet espace psychique intime ?
4 L’auteur dramatique allemand Georg Büchner donne une saisissante illustration de cette impossibilité dans laquelle se trouverait le patient halluciné de pouvoir constituer cet espace intrapsychique où il pourrait se mettre à l’abri des voix qui l’assaillent. Ainsi, fait-il dire au poète Lenz dont il raconte le naufrage dans la folie : « N’entendez-vous rien, n’entendez-vous pas cette terrible voix qui crie tout autour de l’horizon et qu’on appelle d’habitude le silence [4] ? » Le psychotique serait celui qui continue à entendre cette voix hurlante qui émane du réel, là où le névrosé par la constitution d’un point sourd (Vives, 2012) intrapsychique réussirait à s’y arracher et n’entendrait que silence. Le patient halluciné est celui qui, en contact depuis toujours avec le réel, ne pourrait se séparer de ces objets voix et regard qui continuent à le persécuter. L’espace psychique intime acquis par le névrosé serait donc à partir de là lié à une perte, à un évidement.
5 Dans le cas de l’objet voix, il s’agirait de se séparer de la voix de l’Autre pour pouvoir en acquérir une. Cela se réaliserait au moment où le sujet en voie de surgissement est pris dans une dynamique où le principe de plaisir et son au-delà constituent un monde. La constitution de ce monde implique la mise à l’écart, le refoulement de sensations, d’objets, qui dans un premier temps ont participé du sujet. Un de ces objets rejetés est le cri que l’infans dans un état de détresse expulse, non pour appeler, dans un premier temps, mais pour expulser une sensation insoutenable de souffrance. Ainsi, la voix de l’infans est expulsée quand celle de l’Autre est à la fois incorporée et rejetée. Incorporée car c’est l’appel de l’Autre qui permet au sujet d’advenir, et rejetée car, pour pouvoir acquérir une voix, je dois oublier cet appel premier (Vives, 2015).
6 La voix subit donc un double traitement qui sera à l’origine de cette étrange mais puissante instance intrapsychique qu’est le surmoi et dont Freud ne cessera, tout au long de son œuvre, de repérer et souligner le cousinage qu’elle a avec l’hallucination.
7 Ainsi en 1919 dans son texte sur l’Inquiétant, Freud avance-t-il : « Dans le moi se constitue lentement une instance particulière, qui peut s’opposer au reste du moi, qui sert à l’auto-observation et à l’autocritique, qui accomplit le travail de la censure psychique et se fait connaître à notre conscience comme “conscience morale”. Dans le cas pathologique du délire d’être remarqué, elle est isolée, séparée du moi par clivage, perceptible pour le médecin [5]. »
8 Dans Pour introduire le narcissisme (1914), Freud associait déjà l’instance intrapsychique visant l’auto-observation au délire d’observation. Il repérait que le délire paranoïde avait un point commun avec certaines injonctions dont le névrosé peut souffrir. Il s’agit d’une instance qui « observe sans cesse le moi actuel et le compare à l’idéal […]. Les malades se plaignent alors de ce qu’on connaisse toutes leurs pensées, qu’on observe et surveille leurs actions ; ils sont avertis du fonctionnement souverain de cette instance par des voix qui leur parlent, de façon caractéristique, à la troisième personne. (“Maintenant elle pense encore à cela ; maintenant il s’en va”) [6] ».
9 Dans ces moments, ce que le sujet perçoit est un discours qui s’adresse à lui, commente ses actions, ses pensées et dont, s’il peut se reconnaître le producteur, il n’en est pas moins envahi. Il est alors confronté à un étrange phénomène d’échoïfication (Porge, 2012) de sa parole qui la rend étrangement inquiétante. La dimension unheimlichkeit de la voix serait liée à sa dimension de séparation et de retour depuis un lieu perçu comme extérieur. Mais si le névrosé reconnaît cette voix qui peut être persécutrice comme lui appartenant, le sujet psychotique, lui, en est incapable. Ce qui conduit Lacan à affirmer que ce qui n’est pas symbolisé, ce qui n’a pas d’inscription, en termes de complexe et d’espace psychique, fait retour au sujet par l’extérieur, par le dehors et dans le réel. La voix hallucinée est bien entendue depuis l’extérieur. Cette voix est hallucinée et pourtant réelle.
10 Nous touchons ici un point extrêmement ténu puisque ce phénomène de l’hallucination remet en question le montage névrotique où s’opposeraient un rassurant intérieur intime et un extérieur potentiellement dangereux. La névrose érigerait des barrières, des limites, des défenses qui autoriseraient la constitution de cet espace psychique intime qui échappe à l’Autre et donc délimiterait un intérieur et un extérieur ; là où le sujet psychotique serait aux prises avec un espace topologique où intérieur et extérieur sont continus, non délimités, source d’un vécu de persécution : ainsi, l’Autre ne peut être tenu à distance et il envahit l’espace. La voix serait donc à la fois intérieure et extérieure, extime, si l’on voulait donner à la voix ce qualificatif inventé par Lacan [7] qui précise « qu’il n’y a d’intime qu’extime ». Lacan a proposé les notions d’extime et d’extimité, à substituer dans la clinique à ceux de l’intime et l’intimité. L’hypothèse étant de considérer qu’il existe quelque part un lieu, une île, où le sujet se sentirait chez lui : un lieu à la fois chez l’Autre et hors de l’Autre : un lieu extime. Ainsi, le psychotique est en errance parce qu’il n’y a aucun endroit pour lui, il n’a pas d’intimité constituée.
Du cri à la parole source d’intimité
11 C’est l’interprétation que l’environnement maternant fera du cri qui introduira l’enfant au langage. À partir de là, l’investissement du langage trouve sa source dans le désir de retrouver la présence d’un signe concernant le désir de l’Autre dont la voix est le vecteur. Ce qui fait de la voix non seulement un objet de jouissance, mais le positionne également comme objet à perdre pour pouvoir prendre la parole, « temps où le sujet inscrit un rapport originel, intime et archaïque au signifiant » (Jacob Alby, 2013). On notera que certains enfants semblent activement refuser ce passage. Cela pourrait être le cas par exemple de certains enfants autistes (Maleval, 2009).
12 Pour qu’il puisse se faire entendre, l’infans doit non seulement cesser d’entendre la voix originaire – ce que ne réussit pas à réaliser le psychotique –, mais il doit de plus pouvoir invoquer, c’est-à-dire faire l’hypothèse qu’il y a un Autre non-sourd pour l’entendre. Il ne s’agit plus d’« être entendu » comme cela s’est passé au moment où l’Autre primordial a répondu au cri, ni d’« entendre » comme cela fut le cas à l’occasion de la réponse que l’Autre donna à ce cri : il s’agit ici de « se faire entendre ».
13 C’est dans ce retournement de la pulsion que Freud fait l’hypothèse qu’un nouveau sujet pourrait apparaître, il décrit alors le destin de la « pulsion de regarder » en forme de retournement-renversement du couple pulsionnel « regarder/être vu » : c’est avec ce troisième temps, c’est-à-dire la recherche d’une satisfaction à être regardé, que Freud emploie pour la troisième fois le terme de sujet. Le sujet psychotique en reste lui au statut d’être l’objet du regard de l’Autre, tellement regardé qu’il ne peut se constituer une intimité.
14 « a) Le “regarder” en tant qu’activité dirigée sur un objet étranger ; b) l’abandon de l’objet, le retournement de la pulsion de regarder sur une partie du corps propre, en même temps le renversement en passivité et la mise en place du nouveau but : être regardé ; c) l’installation d’un nouveau sujet auquel on se montre pour être regardé par lui [8]. » Freud qualifie ici l’Autre de la pulsion de nouveau sujet. Quelle est donc cette différence qualitative que Freud distingue dans cette nouveauté ? Disons que ce « nouveau sujet » est celui que le sujet-en-devenir suppose et, qu’au-delà, il constitue, c’est-à-dire un Autre non sourd mais pas pour autant « pan [9]-phonique ». C’est à un Autre « pan-phonique » que serait confronté le sujet psychotique. Pour lui l’Autre n’est pas barré, comment peut-il faire avec à partir de là ? Pour le dire autrement peut-on envisager une « greffe d’intimité » chez le psychotique comme Gisela Pankow (1981) parlait de « greffe de transfert » ?
La musique, lieu-tenant de la voix et d’invention d’intimité
15 Depuis l’Antiquité grecque, la musique se trouve régulièrement convoquée au sein des dispositifs traditionnels prenant en charge les troubles des sujets délirants. Cela se rencontre aussi bien dans les pratiques des Gnaoua au Maroc que dans les rituels vaudous en Haïti ou ceux du candomblé au Brésil. L’expérience du clinicien intervenant dans le champ de la psychose confirme cette observation anthropologique. Alors que l’interprétation permet de lever le refoulement et de faire choir le symptôme névrotique comme nous le savons depuis que S. Freud a mis en évidence la structure langagière du symptôme, elle reste le plus souvent impuissante face au délire, comme le fait remarquer pertinemment Alain Didier-Weill (1995). Que la musique, utilisée dans certaines conditions, permette de remettre à leur place les voix envahissantes questionne : quelles sont les « qualités » de la musique, dont ne disposerait pas la parole et qui permettraient au sujet en rupture du pacte symbolique de le nouer à nouveau et de créer un espace où les voix momentanément seraient tenues à distance ?
16 La dynamique que nous nous attacherons à cerner ici n’est pas celle d’une contention sonore au sens où Roland Gori (1978) a pu parler de muraille sonore même si cette voie n’est pas sans intérêt clinique. En effet, il fut un temps, pas si ancien, où l’on pouvait reconnaître aisément les patients hallucinés d’un hôpital psychiatrique au fait qu’ils déambulaient l’oreille vissée à un transistor. Lorsqu’on les interrogeait à ce sujet, ils répondaient immanquablement que le flot de paroles ou musical qui sortait de l’appareil créait une limite (une muraille sonore) permettant de tenir à distance les voix hallucinées. Nous sommes ici dans une logique mettant en jeu les schèmes d’enveloppe. C’est une autre piste que nous voudrions suivre ici. Soit, non pas la mise en place d’une limite mais le traitement du réel par un dispositif.
17 L’hypothèse que nous soutenons est que la musique est un dompte-voix, comme le tableau est, selon Lacan (1964), un dompte-regard. Cette fonction de dompte-voix que nous différencions de la muraille sonore peut trouver à s’illustrer à partir du mythe des Sirènes non dans sa forme homérique mais à partir du récit qu’Appolonios de Rhodes fait de la conquête de la toison d’or.
18 Les Sirènes sont des démons marins, mi-femmes mi-oiseaux. Elles sont mentionnées pour la première fois par Homère au chant XII de l’Odyssée (v. 1-200). Là, elles sont au nombre de deux. D’autres traditions plus tardives en dénombrent trois, voire quatre. Elles sont considérées comme des musiciennes extraordinaires, et, selon Apollodore (1921), l’une jouait de la lyre, une autre chantait, la troisième tenait la flûte.
19 Les Sirènes se tenaient sur une île de la Méditerranée, traditionnellement placée le long de la côte d’Italie méridionale, au large de la presqu’île de Sorrente où, par leur intervention sonore, elles attiraient les marins qui passaient dans le voisinage. Les navires s’approchaient dangereusement des côtes rocheuses de leur île et s’y brisaient. Les Sirènes dévoraient alors le corps des marins abîmés.
20 Avant même l’épisode d’Ulysse, les Sirènes connurent une première « défaite ». Apollonios de Rhodes la rapporte dans ses Argonautiques [10]. Jason, parti à la conquête de la Toison d’or en lointaine Colchide, embarque sur le navire Argo une cinquantaine de héros de la Grèce. Parmi lesquels se trouvent Castor et Pollux, Admète, Héraclès, Boutès, Laërte [11] et Orphée. Ce dernier avait été sollicité par Jason pour rendre ses compagnons sourds aux pernicieuses voix siréniques. Ce qu’il réussit à faire, mais en partie seulement. En effet, Apollonios de Rhodes révèle qu’un des marins, Boutès, choisit la voix des Sirènes contre le chant d’Orphée et se jeta à la mer pour aller les rejoindre. Cet « au-moins-un » montre que le chant d’Orphée n’a pas la faculté d’enchaîner totalement les marins et de les tenir à distance de la voix des Sirènes : le tout du réel de la voix ne saurait être pris en charge par le symbolique de la parole poétique. Le chant (la voix soumise à loi du signifiant) d’Orphée permit, néanmoins, à la plupart des marins de tenir à distance ce réel envoûtant, entendu dans l’appel soutenu des sirènes. Cette légende nous montre en quoi le chant (mélange de voix et de parole) est ce qui permet de faire taire la voix, ou du moins permet d’y rester en partie sourd (Vives, 2008). Le chant est ce qui permet de déposer la voix, de la pacifier. Ce qui amène J.-A. Miller à dire : « Si nous parlons autant, si nous faisons nos colloques, si nous bavardons, si nous chantons, et si nous écoutons les chanteurs, si nous faisons de la musique et si nous en écoutons […], c’est pour faire taire ce qui mérite de s’appeler la voix comme objet a [12]. »
21 La musique qui articule les dimensions réel, symbolique et imaginaire serait ce qui permet, prise dans une relation transférentielle, de « dompter » les voix réelles hallucinées non pour les faire disparaître mais pour leur offrir un « lieu-tenant ». Ce lieu tenant est à entendre comme lieu où la voix pourrait être tenue. On chante, on fait de la musique pour faire taire la voix de l’Autre mais également pour l’invoquer. En ce que le chant, forme stylisée du cri, participe d’une jouissance archaïque qui n’a pas encore reçue ce que la psychanalyse nomme « castration symbolique », mais participe également du désir en ce que l’invocation du sujet chantant implique que ce dernier n’est pas sans reconnaître la place vide de l’objet que ses vocalisations viennent à la fois souligner et masquer.
22 La musique proposerait ainsi un dispositif qui, tout au long de la vie du sujet, lui permettrait d’approcher les enjeux de jouissance et de perte de cette jouissance qui ont présidé à sa naissance. L’activité musicale serait la commémoration inconsciente de cet instant mythique où le sujet s’est vu arraché au chaos par la rencontre avec la voix de l’Autre, lui permettant d’acquérir à son tour une voix (Vives, 2014).
23 Ainsi, les patients psychotiques tentent spontanément d’avoir recours à la musique pour « traiter » les voix qui les envahissent parce qu’ils n’ont pas intériorisé le point sourd. Le sujet paranoïaque ne se reconnaît pas d’intimité, Freud le précise en 1911 dans son analyse du cas Schreber, revenant à cette occasion sur ce qu’il avait avancé en 1896 : « Il n’était pas juste de dire que le sentiment réprimé au dedans fut projeté au dehors ; on devrait plutôt dire, nous le voyons à présent que ce qui a été aboli au-dedans revient au dehors. » La notion d’intimité grâce à la musique renvoie donc à une réponse défensive dans le traitement de la voix de l’Autre. Daniel Schreber lui-même a tenté de mettre en place un dispositif « musicothérapique » visant à dompter ses voix, mais il ne semble pas avoir pu s’inscrire psychiquement pour pérenniser les effets apaisants ; sans doute du fait de ne pas avoir été pris dans une dynamique transférentielle analysée.
24 « Le piano, et la lecture des livres et des journaux – pour autant que l’état de ma tête le permette –, sont les principaux moyens défensifs par lesquels je parviens à faire s’évanouir les voix […] ; pour les moments, la nuit par exemple, où cela n’est guère commode, ou bien quand un changement d’occupation devient une nécessité pour mon esprit, j’ai trouvé dans la remémoration de poèmes un heureux stratagème » (Schreber, 1903).
25 Dans ce qu’il a mis en place, il est intéressant de prendre en compte les trois dimensions dont il s’est servi pour tenter de sortir du déchaînement symbolique :
26 – le recours à la musique comme espace intermédiaire entre un sens sans signification (la musique « parle » à chacun même si elle ne dit rien) et le hors sens (la musique en convoquant l’objet-voix propose une jouissance mise en forme, bornée et intraduisible) ;
27 – le recours à la lecture comme un essai d’enchaînement de la pensée dans une signification précise et contrôlée ;
28 – le recours au mélange des deux points précédents dans l’utilisation de la remémoration de poèmes alliant par là même la composante musicale des rimes et de signifiants précis, voire anodins, ne s’adressant pas à lui.
29 Ces trouvailles de Schreber permettent d’éclairer comment celui-ci tente de tenir à distance ses voix – fonction muraille sonore – mais également de s’inscrire différemment dans le circuit de la pulsion invocante – fonction dompte-voix.
30 Ce qui différencie les inventions schrebériennes des rencontres médiatisées par la musique que nous mettons en place est que ces dernières conduisent le patient à expérimenter peu à peu, à travers notre désir s’exprimant dans une improvisation musicale qui s’adresse à lui, un autre type de rapport au son, à la voix qui lui permettrait progressivement de voiler le réel envahissant. Car si le mot est le meurtre de la chose, la musique en est la commémoration. Il s’agit d’entendre ici comme commémoration du meurtre et de la chose, permettant par là-même une évocation et une révocation de cette Chose primordiale à laquelle le sujet doit pouvoir tenir sans pour autant s’y abîmer. En effet, nous faisons l’hypothèse que la musique, comme la voix de l’Autre primordial qui l’a invité à advenir possède deux faces :
31 – structurée comme un langage, de même que la voix primordiale est vecteur de la parole, la musique est subjectivante dans sa dimension symbolique et elle permet de proposer au sujet psychotique un abri faisant office d’une certaine intimité non constituée par le langage dans cette structure clinique (ce qui n’est pas le cas dans la névrose où le sujet bénéficie des abris offerts par son entrée dans le langage) ;
32 – d’autre part, comme objet de jouissance dans sa dimension réelle, elle propose au patient, telle la voix primordiale, de s’approcher de la Chose.
33 Ainsi, la musique présente un dispositif permettant, à la fois et dans un même temps, d’évoquer et de révoquer la Chose. Si la musique est bien, comme nous en avons fait l’hypothèse, un « dompte-voix », le dispositif thérapeutique qui l’utilise propose au patient, là où il n’y avait jusqu’alors que tohu-bohu sans aucune possibilité d’intimité, de s’assourdir à ce bruissement du réel pour pouvoir s’inscrire dans le concert du monde sans en être persécuté et envahi. Il s’agit alors non seulement de tenir les voix à distance mais également de pouvoir en acquérir une. Nous faisons donc l’hypothèse que la musique, pour le patient psychotique, offrirait la possibilité de retisser cette enveloppe sonore mise à mal et effractée par le phénomène hallucinatoire mais également de s’inventer une certaine intimité, sorte d’abri, qui permettrait au sujet d’expérimenter un autre type de rapport à l’Autre. Pour paraphraser le célèbre aphorisme freudien, nous pourrions dire en conclusion : là où était l’envahissement de la voix hallucinée, l’intime silence de la musique doit advenir pour que le sujet puisse s’inventer une intimité.
Bibliographie
Bibliographie
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- Vives J.-M. 2015. « Pour introduire la notion de point sourd », dans H. Bentata, C. Ferron, M.‑C. Laznik (sous la direction de), Écoute, ô bébé, la voix de ta mère… La pulsion invocante, Toulouse, éres, p. 95-112.
Notes
-
[1]
Étymologiquement est autonome celui qui n’obéit pas à la loi ou la règle d’autrui.
-
[2]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre (1968-1969), Paris, Le Seuil, 2006, p. 225.
-
[3]
Reprenant la célèbre métaphore freudienne du cristal brisé, Jacques Schotte (1990) propose une approche patho-analytique du fonctionnement « normal » de la psyché.
-
[4]
G. Büchner, Lenz (1879), Paris, Garnier-Flammarion, 1997, p. 220.
-
[5]
S. Freud, « L’inquiétant » (1919), dans Œuvres complètes, t. XV, Paris, Puf, 1996, p. 168-169.
-
[6]
Ibid., p. 238.
-
[7]
J. Lacan, « Le problème de la sublimation » (1960), dans Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 105-193.
-
[8]
S. Freud, Pulsions et destins de pulsions (1915), Paris, Puf, 2005, p. 176.
-
[9]
Le préfixe grec « pan- » veut dire tout.
-
[10]
. Apollonios de Rhodes, Argonautiques, chant I, v. 492 et 568 ; chant II, v. 595 sq.
-
[11]
. La présence, parmi les Argonautes, de Laërte, père d’Ulysse, permet de situer cet épisode, dans le temps mythologique, en amont de celui qu’Homère rapporte.
-
[12]
. J.-A. Miller, « Lacan et la voix » (1988), dans La Voix, Paris, La Lysimaque, 1989 p. 184.