Notes
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[1]
Cf. Connexion, n° 102, « Causalité, déterminismes et interprétation dans les sciences humaines », 2014.
1 Nous souhaiterions croiser dans cette présentation plusieurs figures couramment présentes dans les institutions du secteur sanitaire et social. Par « figures », nous entendons des sortes de facettes du travail d’équipe n’apparaissant qu’à la lumière de certaines circonstances. Ces circonstances sont ici dramatiques et font jouer trois éléments que nous allons tenter d’articuler : une crise institutionnelle, un messie et un meurtre.
2 Certains événements imposent pour les individus et les groupes qu’ils constituent des remaniements psychiques majeurs non pas tant par l’impact que ces événements peuvent avoir en termes de nouveautés, de changements ou de pertes aussi brutaux ou effractants soient-ils, que par ce qu’ils révèlent ou risquent de faire apparaître au grand jour.
3 Il en est ainsi de certains deuils, pour lesquels à la perte d’un membre d’une famille ou d’un groupe constitué s’ajoutent tous les remaniements familiaux ou groupaux relatifs à la perte et à l’absence. Dans les crises institutionnelles que nous allons décrire, le décès d’un professionnel, aussi bouleversant soit-il, tient son pouvoir traumatique par le fait qu’il manifeste un échec à masquer ce dont il devient le signe ou le symptôme éclatant. Le trauma relève ici autant de l’effraction de la réalité dans la scène des fantasmes qui organisaient la groupalité des liens d’équipe, que de ce qui est mis au grand jour.
4 La crise tient dès lors d’un effondrement des organisateurs psychiques groupaux, ceux par lesquels les liens de travail s’organisent sur le plan psychique et préservent ceux qui y adhèrent du chaos, de la terreur et de l’effraction. Ils perdent alors leur pouvoir de liaison et d’enveloppes différenciatrices. La pensée des équipes s’en trouve ainsi mise à nu, convoquée devant la brutalité d’une réalité, en l’occurrence celle de la mort, contre laquelle plus rien, si ce n’est les défenses personnelles de chacun, ne protège ces professionnels.
5 Une demande d’aide, dans un tel contexte que l’on pourrait qualifier de « post-traumatique », revient alors à éteindre l’incendie, retrouver un fonctionnement « vivable » et tempéré sans jamais faire apparaître les facteurs incendiaires et toutes traces du crime qui a eu lieu.
6 Nous soutiendrons ici l’hypothèse selon laquelle certaines demandes d’intervention dans des équipes en situation de crise contiennent des vœux contradictoires parmi lesquels celui de masquer ce que la crise est susceptible de dévoiler : dans les situations les plus difficiles que nous avons eues à traiter, il s’agissait clairement de pratiques actuelles et passées hors la loi pour lesquels l’encadrement avait une part active. Des maltraitances ou des actes sous le signe de la honte et de l’incestualité devaient rester sous silence.
7 Ces pratiques qui relèvent d’équivalents incestueux ou meurtriers, si elles ont toujours existé dans l’histoire des institutions, sont aujourd’hui régies et ordonnancées par des logiques contemporaines qui organisent la façon de penser le travail et les rapports entre professionnels. Nous en préciserons les énoncés qui font le plus obstacle à l’analyse et nous permettent de comprendre en quoi ils donnent forme à ce qui fait symptômes dans ces équipes.
Expériences
8 L’expérience sur laquelle nous nous appuyons est issue de notre pratique d’intervention en tant qu’analyste de groupe au sein d’équipes d’accueil et de soin. Par souci de confidentialité, nous ne parlerons pas d’une équipe en particulier mais d’un ensemble réuni pour l’occasion par plusieurs caractéristiques communes ayant en même temps un caractère exceptionnel.
9 Ces structures ont en commun de proposer des prises en charge institutionnelles dont les problématiques somatiques et sociales côtoient des dimensions psychopathologiques majeures. Nous pensons ici à des lieux de soin pour lesquels la maladie donne un statut social aux malades (CHLS, centres hospitaliers…) ou des lieux d’accueil et d’hébergement social dans lesquels la précarité ou la désaffiliation familiale et sociale présentent clairement un impact somatique (Centre d’accueil d’urgence…). Des sujets sont ici accueillis et soignés sans qu’on ne sache plus très bien, lorsqu’on approfondit les situations cliniques, ce que les perturbations somatiques induisent dans le champ psychique, le champ social et réciproquement. L’utilisation secondaire de l’un pour l’équilibre des autres participe à cette complexité d’articulation des champs entre eux, dont le débat épistémologique récent [1] témoigne de l’actualité théorique.
10 On peut penser que dans ces structures les dimensions protomentales (Bion, 1961) ou syncrétiques (Bleger, 1966) de l’activité psychique sont ici prégnantes. Elles appellent la prévalence d’aspects pas ou peu différenciées du psychisme, cette indifférenciation s’appliquant autant aux rapports entre les individus, dans lesquels le collectif, le commun, le « on » sont particulièrement actifs, qu’aux rapports entre les champs du corporel et du social qui étayent la vie psychique.
11 L’intrication des différents champs est un des enjeux de ces prises en charge, justifiant l’ampleur des moyens institutionnels pour y répondre et nécessitant un dialogue permanent et par essence conflictuel entre les professionnels les soutenant. Le travail d’équipe, entendu par les fonctions psychiques qu’il occupe en tant que groupe, est donc ici mis à l’épreuve avec des risques majeurs de confusion des champs (comme en témoigne l’infirmière qui devient psychologue ou le psychologue qui propose de l’accompagnement éducatif…) et/ou de scindage (chacun restant campé sur ses positions propres et renvoyant la responsabilité de ce qui ne va pas et le mauvais aux « autres » ou à l’extérieur). Ces risques de confusion et de clivage ne sont pas les seuls. Car l’expérience montre clairement que, lorsque ces différents champs ne dialoguent pas suffisamment entre eux, les professionnels sont exposés à décompenser sur un mode somatique ce qui ne se régule ou ne se traite pas sur le plan psychique et à l’intérieur du travail d’équipe.
12 Les structures dont il est ici question sont par ailleurs des structures où les personnes accueillies sont amenées à décéder compte tenu de leur extrême fragilité : le travail est donc fortement conditionné par la façon dont est pris en compte un risque létal avec lequel les professionnels travaillent au quotidien. Comment le risque de mort et le décès effectif des personnes dans les lieux sont pensés en équipe et quelles traces des décès répétés peuvent laisser, alors que certains ont pu être traumatiques, apparaissent comme des questions essentielles. La façon dont elles sont traitées conditionne la culture de chacune de ces équipes et l’état d’esprit dans lequel la mission de ces structures est accomplie.
13 Enfin les structures dans lesquelles nous avons été appelé à intervenir présentent une configuration d’équipe qui s’inscrit à l’origine de la demande d’intervention.
Une configuration tragique
14 Précisons au préalable que le temps de la demande est à dissocier de celui de la souffrance de ces professionnels car si l’intervention est demandée à un moment paroxystique où l’état de crise génère en lui-même une souffrance qu’il s’agit de juguler, l’analyse au fil des séances montrera toute l’ancienneté des difficultés dans lesquelles ces équipes étaient figées ou embourbées, toute la souffrance endurée au quotidien pour pouvoir travailler. L’analyse montre en effet après coup combien la crise et la demande d’intervention sont l’équivalent d’une « cessation de paiement », d’un refus de payer humainement un prix devenu, au gré d’un événement marquant, exorbitant et « inhumain ». Certains professionnels le soulignent alors comme un point de butée : « Là, c’était plus possible ! »
15 La trame de ces configurations d’équipe dont il est question ici peut être décrite de la façon suivante : un professionnel occupant des fonctions d’encadrement décède brutalement, plongeant l’équipe à laquelle il appartenait dans un profond désarroi. Le deuil qui s’ensuit occupe une telle place que le service s’en trouve profondément désorganisé. Les arrêts maladie et les absences s’enchaînent alors et l’angoisse hémorragique de voir l’équipe disparaître entièrement devient patente et s’ajoute à la douleur de la perte. Nous sommes ici au bord d’un effondrement collectif alliant la perte d’un collègue, un deuil et l’angoisse de voir le groupe disparaître avec le mort. Mais nous sommes aussi en présence d’une faillite des contenants institutionnels face à l’intensité de l’effraction traumatique que représente l’irruption de la mort du côté soignant.
16 L’arrêt de travail ou le départ devient ici une ultime protection pour ceux qui partent, ravivant pour ceux qui restent l’angoisse des pertes passées et à venir. En cela, ces équipes font face dans ces moments à un noyau mélancolique, ou plus exactement à une configuration de groupe que l’on retrouve dans les familles dont un membre est gravement déprimé (Bittolo, 2014). Un fantasme que les équipes mobiles de soins palliatifs connaissent bien dans leurs interventions auprès d’autres équipes et qui consiste à penser que le mort va emporter dans sa tombe tous les vivants autour de lui. L’identification narcissique à l’objet perdu en constitue un des ressorts majeurs.
17 Formulée parfois dans l’urgence et l’angoisse, la demande d’intervention est dans ce contexte de rétablir la situation. Deux facettes de la demande seraient ici à distinguer : la première est la demande parfois très ancienne de la base de l’équipe qui n’a pas été entendue puisqu’aucune aide ne leur a été proposée avant l’événement dramatique. La seconde est celle urgente de la hiérarchie et de l’encadrement devant le risque d’effondrement d’un service ou d’une structure.
18 Les risques psychosociaux sont ici convoqués car si la mort du professionnel n’est consciemment pas directement liée à la situation de travail, comme peuvent l’être certains suicides qui lui sont clairement adressés, chacun pressent ou sait intuitivement que le décès du professionnel s’inscrit pleinement dans le rapport au travail.
19 Il y a des crises institutionnelles et/ou familiales dont on meurt. Il nous a été rapporté que J. Bleger avait perdu la vie d’une crise cardiaque au cours d’une crise institutionnelle à l’hôpital dans lequel il travaillait avec une grande implication. Ces enjeux, relevant du narcissisme primaire en tant que structure, soulignent comment le cadre interne de chaque professionnel appartenant à une institution repose sur un mode adhésif (en référence aux conceptions d’Esther Bick, 1968, 1986) à celui d’une structure.
Dramaturgie de l’urgence hémorragique
20 Dans les situations que nous avons eues à traiter, si le deuil d’un collègue fait apparaître une culpabilité à son comble, c’est l’angoisse hémorragique qui organise néanmoins l’urgence du moment. Pour le « management », cette urgence s’impose d’autant plus clairement que les professionnels d’encadrement, dans l’identification à celui qu’ils ont perdu, sont touchés au premier chef. Si la mort est le résultat d’un fantasme de meurtre, comme nous allons le voir, rien ne garantit en effet que la configuration meurtrière ne poursuive son œuvre macabre. « À qui le tour ? » peut-on alors se demander.
21 La demande s’adresse en outre à un psychanalyste spécialisé dans les institutions, dans la mesure où la souffrance des professionnels semble d’une telle intensité qu’on ne voit pas trop, à tort d’un certain point de vue, quel autre professionnel pourrait rétablir la situation et apporter une aide. Cette demande de répondre à la souffrance écarte très volontairement des questions institutionnelles qu’il est très délicat de soulever dans de telles circonstances, alors que l’analyse montre qu’elles participent pleinement de cet effondrement.
22 Appelé dans une telle situation et dans des lieux où la psychanalyse n’a aujourd’hui politiquement que rarement droit de citer, l’analyste s’en trouve dangereusement flatté. Penser par les temps qui courent que seul un psychanalyste soit à même de répondre à ce type de demande ne manque pas de remonter le moral des troupes. Cette expansion narcissique alimente bien malheureusement un leurre confortant l’illusion que seuls les pompiers n’ont pas peur du feu et peuvent éteindre un incendie ou seul un médecin, fort de son expertise, peut effectuer des gestes de premiers secours.
23 Bien que la modestie reste d’usage et nous invite à être perplexe devant ces sentiments, l’assomption narcissique offre néanmoins à l’entreprise envisagée les ressources nécessaires. Elle facilite l’élaboration et la proposition d’un dispositif de sortie de crise. Elle scelle aussi un pacte narcissique (au sens que R. Kaës lui donne) qui aveugle et empêche l’intervenant de percevoir tout ou partie de l’ampleur, la complexité, voire l’impossibilité de la tâche qu’il s’est donnée, mais autorise en même temps à celui-ci une existence et, secondairement, une place pour pouvoir travailler. Refuser d’aider une veuve et ses orphelins paraît bien délicat, d’autant que bien d’autres expériences couronnées de succès le confortent à proposer un projet d’intervention.
Un dispositif de sortie de crise
24 Le dispositif, proposé après des séances exploratoires impliquant les professionnels d’encadrement et la hiérarchie, est celui d’un temps et d’un espace de sortie de crise. Présenté et discuté avant d’être proposé, il se présente comme un temps défini à l’avance, n’excédant pas trois mois et se composant de séances rapprochées toutes les deux semaines. Les séances parfois dites « d’échange et de réflexion » sont destinées à ce que chacun puisse partager ce qu’il a pu vivre et ce qu’il vit dans son travail. L’ensemble de l’équipe, encadrement compris, est invité à y participer.
25 Ce travail visant une sortie de crise ouvre un espace où la souffrance, souvent très vive mais retenue, trouve un lieu d’expression et d’élaboration. L’émotion fait alors lien même s’il s’agit d’une colère sourde ou d’une rage intense qui, une fois partagée même a minima, permet de donner du sens à des formes de retrait, d’abandon ou d’attaque de son propre travail ou de celui des autres. Des conflits explosifs et disséquants se formulent comme des objets de travail en perdant leurs dimensions de « conflits de personnes », voire de conflits de « personnalités ». Les activités de chacun deviennent narcissiquement vivables.
26 L’intervenant en tant qu’analyste de groupe est ici pleinement à sa place. La parole et les échanges ont en effet une vocation libératoire. Ils mettent du lien là où la déliaison était patente, tant sur le plan intersubjectif que sur le plan intrapsychique. C’est en rapportant son expérience douloureuse du travail que se tisse pour soi et pour les autres un sens aux événements qui ont précipité ces équipes dans la crise. Se dit ensemble ce qui ne s’est jamais ou rarement dit auparavant, par crainte que les mots soient plus blessants que tout ce qui était agi envers et contre soi et ses propres collègues.
27 La parole et la pensée se libèrent progressivement et les bénéfices d’un tel dispositif ne manquent pas de se faire sentir rapidement dans le travail. Le sentiment de pouvoir enfin retravailler ensemble s’amorce et l’espace du dispositif prend alors une tonalité salvatrice. Même si les séances sont difficiles, elles restent très attendues et l’investissement de l’analyste et de l’analyse dans ce cadre présente assez clairement une dimension messianique.
28 Cette dimension est assez courante dans les débuts d’une intervention et participe de l’illusion groupale (Anzieu, 1971) qui va lier un nouveau groupe étayé par l’idéal soulevé. Mais ce qu’il y a de spécifique ici, c’est que le « messie » que nous pourrions incarner apparaît, à l’écoute de l’équipe, comme étant aussi la place occupée par le cadre décédé : les équipes parlent de ce dernier comme de quelqu’un de très actif dans le travail, voire suractif, s’investissant sans compter pour compenser des failles d’organisation, un manque de personnel… Quand il n’incarnait pas un messie, il était assurément un leader rassurant, parfois charismatique, à la présence indispensable et sur lequel chacun pouvait compter dans le désarroi ou l’angoisse.
De l’attente messianique au meurtre sacrificiel
29 La figure du héros mort au combat s’esquisse. Un héros qui s’est tué à la tâche pour sauver une équipe prenant l’eau, toujours à la limite de couler. S’il est celui qui a payé le prix des efforts consentis contre l’effondrement, l’analyste pourrait dans cette logique être un enfant de remplacement, un enfant idéalisé soulageant les professionnels de la massivité des angoisses oscillant entre une intense culpabilité et la persécution. Car dans les séances, si à certains moments le groupe peut reconnaître que ce cadre s’est noyé en voulant sauver le navire, et reconnaître que l’équipe a collectivement fait peser sur lui une charge écrasante, à d’autres moments ce sont des accusations assez violentes qui organisent les débats : l’intensité de la culpabilité, parfois supportable, se traite aussi sur un registre persécutif où le meurtre devient l’affaire exclusive de l’autre.
30 Que penser dès lors de la dimension messianique qui soutient l’intervention de l’analyste dans le prolongement de l’investissement du cadre décédé ? W.R. Bion souligne que si l’attente messianique est la tonalité de l’hypothèse de base de « couplage », cette attente doit rester sans réalisation, le messie une fois incarné, nouveau-né du couple rompant en quelque sorte avec ce qui liait fantastiquement le groupe. Si, dans notre expérience, cette attente idéalisée et idéalisante, soutenant l’espérance d’une échappée de la souffrance, a pu alterner avec l’attaque-fuite, c’est bien la dépendance qui semblait agiter ces équipes très démunies, tant devant cette clinique de l’extrême, particulièrement éprouvante et anxiogène, que devant l’accumulation traumatique et ses résurgences. L’absence de projet collectif, la faiblesse des conceptions animant des dispositifs peu élaborés, l’échec d’une transmission des savoir-faire et d’une culture d’équipe sous le poids des secrets, et enfin le flottement et l’errance psychique dans les liens d’équipe sont autant d’éléments qui nourrissent un accrochage et une adhésion défensifs à des formes d’objectivation protocolisante qui ne traitent en rien l’angoisse et la souffrance psychique.
31 La problématique de dépendance à Un est ici patente. Elle surligne la nostalgie de ce temps, pour certains béni, où la figure du médecin-chef s’accordait avec la dimension « apostolique et romaine » de l’organisation médicale (Blondeau, 2004).
32 Face au désarroi, à la détresse et la dépendance soulevée, la question de savoir à quel « sein » se vouer se pose clairement. Sans idole et sans idéal collectif, l’éthique ou la foi de chaque professionnel ne suffit pas. Le turnover du personnel est sur ce plan la quête d’un espace de travail où des valeurs personnelles rencontreraient un projet institutionnel, collectif ou incarné en Un, auquel on peut croire. La vacance abyssale des réponses à la question de savoir « qui croire » ou « en quoi croire » laisse informe la problématique de dépendance. « Confinée dans le protomental », pour reprendre l’expression de W.R. Bion, la dépendance alimente des actes pouvant faire côtoyer une obéissance aveugle et disciplinée et des attitudes de contre-dépendance affirmées. Il s’agira dans ce dernier cas de « sauver sa peau » quand, au plan collectif, circulent des angoisses de mort ou de « se couvrir » lorsque rien dans les liens de travail ne garantit une confiance minimale pour que son propre travail et sa propre vie psychique puissent se reposer sur ceux des autres.
33 Le meurtre de l’analyste et de son dispositif apparaît dès lors comme une voie fantasmatique de choix à plusieurs destins :
34 – le premier serait de retrouver une autonomie perdue mais en fait jamais vraiment acquise : l’indépendance authentique reposant sur une dépendance saine, la défiance instituée interdit des étayages autonomisants et constructifs. Le messie et son sacrifice mettent donc en scène l’illusion d’une autonomie attendue et escomptée une fois le bébé messianique et l’eau trouble du bain évacués. Un peu comme ces réactions thérapeutiques négatives où l’éviction de l’objet du transfert négatif soulage temporairement une situation devenue trop lourde ou ne trouvant pas un espace suffisant pour être analysée. De ce point de vue, le traumatisme de la mort d’un collègue dont on dépend appellerait mécaniquement sa répétition, et ce d’autant plus quand la fin du dispositif proposé appelle et soulève cet enjeu transférentiel de poids ;
35 – le second destin est la conséquence de l’homologie fonctionnelle et des processus groupaux qui relient et articulent entre eux les souffrances des accueillis à la contenance (et ses défauts) du groupe des accueillants. Si le travail d’équipe, dans les fonctions de tiers et de transformations psychiques qu’il occupe, n’offre pas les conditions « suffisamment bonnes » pour pouvoir traiter les angoisses de mort, les angoisses de perte et toutes les souffrances archaïques qui circulent et se déposent notamment dans les interstices institutionnels, ces souffrances produisent leurs effets délétères et induisent des scènes pathologiques au sein même des équipes. Accueillir des meurtriers et/ou ceux ayant été victimes d’un lynchage familial, par exemple, ne manque alors pas de se rejouer sur la scène institutionnelle sans que les acteurs du drame ne perçoivent clairement leur participation active ;
36 – la troisième voie qui conduirait au meurtre viserait à tuer un tiers extérieur porteur de la loi. Car apporter son aide à une veuve et ses orphelins prend une autre tonalité lorsque l’analyse fait apparaître que tout ou partie des protagonistes sont les complices fantasmatiques non seulement d’un meurtre mais aussi d’autres faits inavouables dont la vie institutionnelle garde toujours les traces. Le dispositif analytique est alors perçu comme un lieu menaçant l’entente mafieuse sur laquelle les rapports entre les professionnels sont peu ou prou régis. Les révélations qui s’échangent et la parole qui se dénoue font en effet apparaître tous les « petits » arrangements avec la loi qui ont pu s’instituer au sein même de l’encadrement, ces petits arrangements laissant entrevoir parfois d’autres plus grands.
37 Le cadre disparu semblait donc participer à une œuvre de sauvetage ambiguë, l’idéalisation dont il était l’objet ayant pour caution la garantie d’une complicité contre la loi. En mesure de dénoncer les pactes sur lesquels, pour beaucoup, le rapport des professionnels à l’institution s’inscrit, sans avoir même l’intention de le faire, le cadre en tant que garant du tiers devient une cible à abattre. L’analyse et l’analyste prennent secondairement cette place-là et la sortie du dispositif « d’échange et de réflexion » sera l’occasion éclatante de s’en débarrasser au plus vite et d’écarter la poursuite de l’intervention sous une autre forme qui aurait été souhaitable.
38 N’ayant pas perçu qu’à la demande initiale, il était comme invité à blanchir de l’argent sale ou à maquiller des comptes sous couvert d’être celui susceptible de rétablir une situation dramatique, l’analyste et son dispositif font les frais des processus pervers, auxquels il a silencieusement participé.
39 Comment peut-on se préserver des demandes où ces processus sont présents dès l’origine ? À quelles conditions l’analyste et les dispositifs qu’il propose ont-ils une chance d’infléchir une évolution allant naturellement vers un retour à une configuration initiale et cherchant à maintenir le secret sur ce qui par nature est honni et doit rester secret ?
40 Cette configuration participe à maintenir en difficulté des professionnels de première ligne pour masquer une équipe d’encadrement elle-même en grande difficulté, en conflit et/ou totalement dépassée par la situation. L’expérience montre ainsi, que si l’espace ouvert pour sortir de la crise produit couramment des bénéfices, l’intervenant a tout intérêt à ne pas s’engager initialement sans avoir contractualisé d’autres dispositifs prenant la suite, en direction notamment de l’encadrement.
Quelques obstacles contemporains à l’analyse
41 Ces interventions en direction d’équipes en souffrance interrogent donc fortement la façon dont l’intervenant, comme l’analyse, préserve un espace de travail et de penser qui sera traversé dans la forme et le fond, dans le processus comme dans son cadre, par des logiques très actuelles qui parcourent aujourd’hui les institutions. Ces logiques, quand elles ne pervertissent pas l’ensemble d’un dispositif soutenant la vie psychique, constituent tout au moins des obstacles importants. Trois d’entre eux nous apparaissent d’une criante actualité et éclairent l’expérience décrite ici auprès de ces professionnels.
Technicisation et objectivation de la vie psychique
42 Nous avons souligné (Bittolo, 2013) comment l’activité des équipes mobiles de soin palliatif soutenant une conception globale du patient était aujourd’hui confrontée à d’autres conceptions du patient et des soins. Des conceptions tellement fragmentées, techniques et objectivées de la maladie et du malade que même leur propre activité et tout ce qu’elles peuvent proposer étaient perçus, dans cet état d’esprit, comme happés dans une logique qui n’était pas la leur : une aide ou un soutien psychologique sont attendus et « utilisés » sur le registre du faire ou du geste technique.
43 Le soin relationnel et sa dimension psychique sont ici rabattus sur le mode de l’action couramment hypomaniaque. S’y nourrit un malentendu dans les liens entre équipes devenant conflictuels par leur dimension interculturelle. Mais s’y développe aussi le terreau fertile à une première forme de perversion, lorsqu’il s’agit de faire croire qu’on traite humainement des patients réduits à leur statut de maladie, voire de symptômes ou d’objets interchangeables et dont les besoins ne seraient qu’objectifs : un toit, un traitement, un soin dont la qualité est garantie par sa conformité à la procédure…
44 Cette disparition de la vie psychique conjointe de celle de la clinique, à laquelle les psychologues hospitaliers font notamment face quand ils ont besoin de devoir imposer leurs activités pour avoir une place, laisse le champ ouvert à l’impact direct de la souffrance psychique sur et dans le travail. Comme si la technique pouvait répondre à tout, l’absence ou le défaut d’espace de traitement psychique en équipe laisse un boulevard à toutes les formes de déliaison pathologique avec leurs effets délétères sur la santé des professionnels. Et c’est souvent par une réflexion sur les dispositifs de travail en équipe (leur place, leur intérêt, le sens qu’ils prennent dans le travail) que ces espaces peuvent être soutenus, restaurés ou transformés.
45 Mais il y a là de fait une première perversion à laquelle est soumise l’analyse par l’usage technique qui en est fait, rejoignant là ce que J.C. Rouchy souligne de l’objectivation dans la clinique des groupes.
Insanité et insignifiance de la parole
46 La seconde forme de perversion touche au statut de la parole et se rencontre plus particulièrement dans les équipes d’encadrement. Il ne s’agit pas dans cette logique d’interdire toute expression comme dans certains services ouvertement autocratiques mais de vider la parole de sa substance et de sa richesse : la parole est libre mais détournée ou clivée de ce qu’elle désigne. « Cause toujours », pourrait-on dire. Parler et entendre ne sont plus dictés par le sens que l’on veut transmettre ou que l’on cherche à donner, avec toute la conflictualité que cela soulève, mais par l’action qu’ils sont susceptibles de produire souvent à l’insu des intéressés. Stratégie du « coup de billard à trois bandes », diront certains.
47 Il ne s’agit pas tant de faire (ou pas) ce que l’on dit, ou de dire (ou pas) ce que l’on fait, que de faire tout en soutenant le contraire. Action et parole s’en trouvent clivées. La contradiction et le mensonge sont assumés en toute bonne foi, tant qu’ils se justifient par une sorte de « nécessité de service » ou par des objectifs stratégiques d’un ordre bien supérieur à toute considération morale ou aux respects de la parole et des engagements.
48 On voit dès lors comment des cliniciens et les psychologues en particulier en quête d’authenticité s’en trouvent anéantis. À la fois parce qu’ils ne disposent pas de ces nouvelles façons de penser les rapports de travail, qu’ils ne sont en quelque sorte « pas câblés pour ça », mais aussi parce que ces logiques manipulatrices renversent ce sur quoi leur propre travail est basé, ce sans quoi plus rien dans leur travail, leurs valeurs et dans ce en quoi ils croient n’a de sens.
49 Ces logiques dans ce monde-là rendent les cliniciens naïfs, à moins qu’ils n’acceptent de jouer le jeu, mais au risque d’y perdre son latin, de renoncer à ses valeurs ou de se cliver. Ils pensent devoir être sincères mais pour pouvoir survivre, il faudrait mentir, c’est-à-dire faire appel aux aspects les plus malhonnêtes de soi-même et marcher consciemment et inconsciemment « dans la combine ».
Stratégies de survie
50 La dernière forme de perversion n’est pas la moins pernicieuse. Elle est la conséquence d’une perte des solidarités dans le travail sous l’effet conjugué de l’individualisation de l’évaluation généralisée des actes professionnels et d’une attaque de la culture des équipes rabattue sur le registre cherchant la normalisation et la standardisation. La confiance dans le travail étant « terminée », pour reprendre les propos du directeur d’un grand établissement hospitalier, chacun est fortement invité à se couvrir, assurer ses arrières, œuvrer pour ne pas être pris en défaut alors que toutes les conditions sont réunies pour faire des erreurs, bâcler le travail, faire du « sale boulot ». Dans des services en grandes difficultés ou en crise, le mode d’ordre devient « Sauve qui peut ».
51 Des logiques individuelles de « couverture » jouent d’un double mouvement. Faire « l’autruche » assure, face aux éventuelles accusations, une garantie (relative) d’innocence : « Je n’étais pas au courant » se décline avec des stratégies pour être toujours occupé ailleurs et dans un débordement parfois réel de la charge de travail. Secondairement, à cette ligne politique s’allie une falsification, qui tient à la fois à la nécessité de gonfler son activité et en masquer les erreurs, rejoignant ce que C. Dejours souligne lorsqu’il décrit les effets de la protocolisation généralisée, mais qui tient aussi d’un certain rapport à la vérité et à l’authenticité qui ne tient plus. La surface et ce qu’on donne à voir prennent alors le pas sur le fond. Et son exploration risque de faire apparaître les subterfuges et stratégies falsifiantes, voire mystificatrices.
52 À la banalisation « ordinaire » de la souffrance se conjuguent donc aujourd’hui différentes stratégies visant à se préserver de l’impact conjugué de la clinique et d’une désorganisation des collectifs en équipe. Cette désorganisation n’est pas la plus dramatique dans son aspect opératoire mais affectif. Dans les situations institutionnelles que nous avons rapportées ici, la nature extrême, traumatogène et éprouvante de cette clinique a rencontré une errance et un flottement des ancrages psychiques et relationnels, individuels et collectifs du rapport de chacun au travail. Une sorte de brouillage s’en dégage, ne traduisant pas seulement une incestualité ambiante mais aussi ce que des niveaux protomentaux de la vie psychique peinent à donner une forme, faute d’une groupalité plus contenante.
53 Des dispositifs d’analyse, notamment des pratiques, parfois activement attendus, y sont directement confrontés. Et ce que l’on peut penser en termes de résistances dans un groupe de professionnels témoignerait plutôt de la difficulté à dire ou à penser la déliaison, le déracinement et différentes formes d’absence psychique à soi et aux autres. Comme si l’inauthentique et le faire semblant dans les rapports interpersonnels entretenaient leurs correspondances intrapsychiques en maintenant autant les apparences qu’un for intérieur passablement retranché et devenant plus difficile d’accès.
Bibliographie
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- BION, W.R. 1961. Recherches sur les petits groupes, tr. E.L. Herbert, Paris, Puf, 1965.
- BITTOLO, C. 2013. « Les sirènes d’Ulysse et les soins palliatifs à l’hôpital », Connexion, n° 100.
- BITTOLO, C.2014. « Dépression en famille : contribution à une approche groupale de la mélancolie », Le Divan familial. Revue de thérapie familiale psychanalytique, n° 32.
- BITTOLO, C. ; ROBERT, P. 2012. « Espace sensible et groupes : régulation, contenance et transformation de la sensorialité dans les groupes, les familles et les institutions », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 58
- BICK, E. 1968. « L’expérience de la peau dans les relations d’objet précoce », dans M. Harris, E. Bick, Les écrits de Martha Harris et d’Esther Bick, Lamor-plage, éditions du Hublot, 1998, p. 135-139.
- BICK, E. 1986. « Considérations ultérieures sur la fonction de la peau dans les relations d’objet précoces », dans M. Harris, E. Bick, Les écrits de Martha Harris et d’Esther Bick, Lamor-plage, éditions du Hublot, 1998, p. 141-152
- BLEGER, J. 1966. « Psychanalyse du cadre psychanalytique », dans R. Kaës. et coll., Crise, rupture et dépassement, Paris, Dunod, 1979.
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Mots-clés éditeurs : souffrance au travail, fantasme de meurtre, institution, attente messianique, crise, travail d’équipe
Date de mise en ligne : 18/06/2015
https://doi.org/10.3917/cnx.103.0095Notes
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[1]
Cf. Connexion, n° 102, « Causalité, déterminismes et interprétation dans les sciences humaines », 2014.