Notes
-
[1]
. Ces études de cas sont tirées de l’ouvrage de J.-L. Laville, R. Sainsaulieu, L’association. Sociologie et économie (Paris, Hachette Pluriel Éditions, 2013), dans lequel est proposée une analyse des fonctionnements associatifs assortie de nombreux exemples.
Jean-Louis Laville, professeur du Conservatoire national des arts, il dirige le master innovations sociales ; chercheur au lise (Cnrs-Cnam) et à l’ifris, il coordonne l’axe innovation sociale du laboratoire d’excellence sciences, innovations et techniques en société ; jean-Louis.laville@cnam.fr -
[2]
. J.-F. Chanlat, Sciences sociales et management, Paris, Eska, 1998, p. 142.
-
[3]
. P. Souder, Une politique de gestion des ressources humaines pour améliorer la relation d’aide exercée par l’aide-ménagère auprès des personnes âgées à domicile, mémoire de l’École nationale de la santé publique, janvier 1992, p. 35.
1 Les associations, après le service public, sont soumises à un nombre accru de contraintes dont les principales sont la diminution des budgets et l’application des méthodes du « new public management » qui se focalisent sur l’établissement d’indicateurs censés vérifier l’efficacité et l’efficience.
2 Une rationalisation est donc en marche. La modernisation de l’État implique de regrouper les associations, ce qui va de pair avec leur confinement dans une fonction de prestataires de services, de plateforme technique. La baisse des coûts est l’objectif prioritaire et l’évaluation est rabattue sur la standardisation des résultats, ce qui n’autorise plus guère les associations à innover ou à coélaborer l’intérêt général. Le projet est de plus en plus oublié au profit d’une obsession de la mesure des résultats.
3 L’objectif de cet article est de montrer à partir d’études de cas [1] combien cette tendance amène non pas des solutions mais la multiplication des problèmes. Dans la première partie, il s’agit de montrer comment une approche de la décision qui néglige la spécificité des associations engendre des difficultés. L’application des démarches importées de l’entreprise privée, au lieu de sauver l’association Peuple et culture Isère, conduit à sa disparition. Quant aux décisions de réorganisation au sein d’Emmaüs, elles sont systématiquement refusées par les acteurs qui pourtant les ont réclamées.
4 Les comportements paradoxaux qui manifestent l’échec des décisions gestionnaires amènent à s’intéresser dans une deuxième partie à ce qui constitue l’originalité des associations, de leur dimension institutionnelle et organisationnelle comme de leurs jeux stratégiques et enjeux culturels.
5 La troisième partie permet de souligner que la prise en compte de cette épaisseur de la vie associative peut engendrer des processus décisionnels différents. Ainsi, au sein d’Emmaüs, la paralysie est évitée grâce à des formes d’intégration qui permettent de contourner le dilemme entre centralisation et décentralisation. Quant à l’Association santé à domicile, elle met en évidence que les décisions adaptées sont celles qui recherchent une cohérence historique, grâce à une attention portée aux sources de légitimité propres à la trajectoire singulière de cette entité. Il n’y a pas de modèles, la pertinence de chaque décision ne peut être appréciée que dans un contexte particulier lui donnant sens.
Les effets pervers du managérialisme
6 Deux exemples mettent en évidence combien le managérialisme, « système de description, d’explication et d’interprétation du monde à partir des catégories de la gestion [2] » s’avère inadéquat. Le caractère apparemment incontestable des décisions qui semblent consensuelles est contredit par les effets pervers dans la phase de mise en place.
Peuple et culture – Isère
7 Forgé dans la résistance, le Mouvement national Peuple et culture (Pec) se donne comme but en 1944 de « rendre la culture au peuple et le peuple à la culture ». Dès 1956 se constitue une entité départementale Pec-Isère, installée à Grenoble, là où le mouvement national a été fondé. Carrefour d’idées bénéficiant de personnalités fortes et diversifiées, l’association organise surtout des rencontres et des débats. L’activité est fortement accrue par l’arrivée de l’équipe Dubedout à la mairie, dans laquelle l’adjoint à la culture est un permanent Pec. L’association constitue dès lors un pôle incontournable, un lieu de réflexion au service de la municipalité. L’heure est au socioculturel, entre 1965 et 1971. L’onde de choc des événements de 1968 est particulièrement perceptible dans le fonctionnement puisqu’elle suscite l’avènement de l’autogestion : l’égalité des salaires est adoptée, du balayeur au secrétaire général, et le rôle du collectif des permanents devient central. Les personnes embauchées à Pec-Isère pour réaliser leur projet personnel sont donc intégrées au collectif de permanents, puis elles poursuivent éventuellement en tant qu’administrateurs bénévoles. C’est bien le groupe des responsables rémunérés qui est le dépositaire de la culture commune et se coordonne dans des réunions régulières tout en respectant les prérogatives de chacun, gages d’un développement personnel cohérent avec les finalités de l’éducation populaire. Réuni une fois par semaine, le collectif de permanents met en place un fonctionnement au consensus qui respecte les territoires de chacun.
8 Plusieurs changements d’importance vont toutefois marquer les années 1980. Au niveau local, le changement de majorité municipale sonne le glas des rapports privilégiés entretenus jusqu’en 1983. Au niveau national, malgré l’arrivée de la gauche au pouvoir, la volonté de promotion sociale inhérente à l’éducation populaire passe au second plan avec la montée du chômage. Quant à la décentralisation, elle représente un tournant pour une association qui avait l’habitude de traiter avec le pouvoir central, la formation professionnelle devenant une compétence de la région.
9 Jusqu’au milieu des années 1980, à Pec-Isère, le projet prime sur l’organisation, soupçonnée de brider l’investissement personnel et de rigidifier les relations. Le collectif des permanents était « le lieu privilégié d’annihilation de tout ce qui posait problème » et « les gens se positionnaient en militants ». Mais les changements de contexte amènent des évolutions. Portée par la redécouverte de l’entreprise et le courant des initiatives locales, l’association veut ainsi augmenter son degré d’autofinancement. En étant « branchés » sur l’économie sociale, ses responsables pensent « arriver à s’autonomiser », à se rentabiliser économiquement « sans perdre leur âme ». Néanmoins, ces mesures ne suffisent pas à éviter la crise. Les tensions s’accumulent et, pour tenter d’y remédier, un triumvirat est mis en place. Composé du secrétaire général, du directeur de l’école et d’une autre permanente chargée de recherches, il endosse une mission de direction incluant en particulier l’introduction d’une comptabilité analytique pour un contrôle de gestion par secteur d’activité.
10 La référence à l’entreprise privée apparue sous l’effet de la crise manifeste plusieurs ruptures : rupture avec la règle coutumière de cooptation entre permanents et recours à des embauches sur profils de postes ; rupture avec la possibilité de financements « hors normes » et recherche en compensation d’autofinancement ; rupture avec l’égalitarisme et adoption d’une hiérarchie salariale.
11 Le modèle qui entre en contradiction avec les pratiques antérieures est introduit sans faire l’objet de débats sur son appropriation. Les instances supposées décisionnelles, comme le conseil d’administration, ont pris l’habitude de laisser l’initiative aux permanents. Le volontarisme gestionnaire du triumvirat ne suffit donc pas à modifier les représentations. L’accord superficiel sur la nécessité de la comptabilité analytique n’empêche pas que les documents ne soient pas remplis. En termes stratégiques, les incertitudes contrôlées par les salariés concernent leur territoire propre d’activité, constitué en fief par l’absence d’informations disponibles. Ils entretiennent le flou et perpétuent un jeu de préservation de leurs marges de manœuvre même s’il met en question l’existence de l’association. D’ailleurs, l’association finit par constater qu’elle se trouve en état de cessation de paiement.
12 Ce cas souligne que l’introduction d’une référence à l’entreprise privée, avec la rationalisation gestionnaire qui lui est liée, ne permet pas d’apporter de solution à une crise associative. L’« importation » d’outils sans prise en compte du système social peut accentuer les clivages entre groupes au lieu de favoriser une sortie de crise.
Emmaüs
13 La force d’Emmaüs s’exprime dans le mythe fondateur de Georges, le bagnard suicidaire, auquel l’abbé Pierre dit : « Est-ce que toi, tu ne voudrais pas me donner ton aide pour aider les autres ? »
14 Mais, après l’enthousiasme fusionnel du départ, Emmaüs n’est pas épargné par les tensions. Pour les atténuer et préciser les rôles, l’abbé Pierre distingue trois catégories de personnes qui concourent de façon différente à l’objectif commun. Les premiers sont les compagnons, c’est-à-dire « des gens qui vivent en communauté. Non pas tous les communautaires. Mais ceux qui y ont vécu, y ont goûté et prennent un engagement de rester un certain temps dans l’esprit de service ». La seconde catégorie est constituée par les amis qui consacrent leur temps libre à Emmaüs, « c’est à eux d’être contagieux et de mettre le virus partout où ils le peuvent au cœur des gens et des institutions ».
15 La création de l’Union centrale des communautés (UCC) témoigne de la nécessité pour certains des membres de relativiser l’option communautaire initiale en privilégiant transparence et professionnalisme. Ce qui amène l’apparition de cette troisième catégorie que sont les responsables devenant des permanents salariés de la fédération.
16 La colonne vertébrale de l’institution devient l’axe UCC fédérale-responsables-compagnons où est instauré un rapport de professionnalisation et où est affirmée la nécessité d’une coordination transparente. La compétence légitime l’introduction d’une hiérarchie qui s’est mise en place avec le salariat des responsables. Ces derniers sont par ailleurs membres des associations locales dans lesquelles deux catégories de membres sont dès lors reconnues : les responsables et les amis ; quant aux compagnons, ils sont considérés comme les bénéficiaires de l’action collective.
17 L’originalité de la structuration a pour contrepartie la récurrence des sensations de malaise diffus. Pour y remédier, des décisions allant successivement dans le sens de la centralisation, puis de la décentralisation sont prises. D’abord l’instigateur de la centralisation qui veut conférer plus de pouvoir à la fédération est mis en minorité et doit partir. Ensuite un président national s’appuie sur les présidents d’associations locales qui sont des amis pour proposer une réforme qui leur donnerait plus d’autonomie, il se heurte aux responsables qui perçoivent un risque de subordination et de perte de leur liberté de manœuvre. La décentralisation est à son tour bloquée. L’UCC Emmaüs est-elle condamnée à l’immobilisme devant l’échec de toute réforme ?
La complexité associative : dimensions, jeux et enjeux
18 La réponse à cette question suppose un détour théorique. Le managérialisme favorisé par « le développement des contraintes législatives, en termes de comptabilité et d’audit, proches de celles des sociétés commerciales » (Avare, Sponem, 2009), s’épuise donc dans les associations et peut même conduire à leur disparition comme dans le cas de Pec-Isère. Sa principale faiblesse est d’occulter l’épaisseur historique des actions collectives pour ne considérer que leur réalité économique du moment. Cette amnésie rend les décisions inadéquates et se traduit par une résistance à leur égard. C’est donc un autre processus décisionnel qu’il s’agit d’explorer, passant par l’approfondissement de l’histoire singulière de toute association dans ses deux dimensions, institutionnelle et organisationnelle.
La dimension institutionnelle
19 L’association n’est pas qu’une entité productrice de services. Sociologiquement, elle peut être abordée comme un espace opérant le passage de la sphère privée à la sphère publique par une rencontre interpersonnelle.
20 La formation d’une association constitue une épreuve qui permet de sortir de l’incertitude inhérente aux situations de la vie sociale et rend possible l’action commune. Du point de vue qui nous occupe, celui du passage de la sphère privée à la sphère publique, toute association se situe donc entre deux pôles. Le premier ramène vers la singularité du lien interpersonnel et vers le privé familial, le second oriente vers l’intérêt général incitant à une quête de représentativité auprès des pouvoirs publics. Entre ces deux pôles, de nombreuses actions collectives s’enracinent dans cette dimension du politique moins représentative et plus expressive qu’est l’espace public parce qu’aucune association ne peut éviter de se légitimer et de donner du sens aux acteurs qui s’y engagent.
21 Il existe donc une dimension institutionnelle spécifique aux associations que l’on peut appréhender par les logiques d’action qui leur fournissent une assise pragmatique. Les analyses empiriques ont permis d’en identifier cinq comme des logiques instituantes, elles tirent leur force de la congruence entre les conceptions partagées par les porteurs de projets et les dispositifs instaurés lors de la traduction de l’initiative en actes. Quatre logiques récurrentes (domestique, d’aide, d’entraide, de mouvement) ont été repérées, auxquelles s’ajoute une logique multilatérale identifiée à partir d’études plus récentes. La logique domestique est courante dans les services aux personnes, la logique d’aide dans l’action sociale et médicosociale, la logique d’entraide dans les activités sportives et de loisirs, la logique de mouvement social dans l’éducation populaire. Mais aucune de ces logiques n’est propre à un secteur ; par exemple, une partie de l’action sociale vient de dynamiques marquées par l’entraide, l’auto-organisation et la mutualisation. Quant à la logique multilatérale, elle est présente dans des associations soucieuses d’augmenter en leur sein la participation des usagers comme des salariés.
22 Les cinq logiques s’alimentent d’acceptions différentes de la solidarité qui induisent des représentations distinctes de l’action collective, du rapport entre espaces privé et public, de la production. Elles forment autant de représentations ordonnant alors les personnes dans des dispositifs concernant les relations entre créateurs, les relations aux usagers, l’accès au statut de membre. Le classement des comportements du point de vue de leur dignité s’effectue par les choix initiaux de sélection des membres. À défaut d’une hiérarchisation donnée par le montant du capital comme dans l’entreprise, ce sont les actes fondateurs de l’association qui tracent les frontières de celle-ci et délimitent les rôles respectifs des différentes parties prenantes. Chaque logique instituante contient donc discours et pratiques pour installer dans le temps l’action collective, présentant en outre des risques et opportunités distincts.
23 Aux logiques instituantes peuvent s’ajouter des logiques isomorphes traduisant non plus le projet associatif mais sa mise en conformité avec les modèles dominants que sont l’entreprise privée et le service public. Quand des membres de l’association se font les porte-parole des manières d’agir au sein de ces modèles, ils peuvent provoquer l’adoption de normes endossées par des acteurs en interne et qui se greffent sur les logiques antérieurement ancrées dans l’histoire collective. Si les logiques instituantes attestent de l’originalité d’une association, les logiques isomorphes témoignent de sa normalisation.
La dimension organisationnelle
24 Si les logiques fournissent en quelque sorte l’architecture de l’association, elles ne peuvent toutefois suffire à en expliciter les fonctionnements. Pour ce faire, quand l’association prend en charge des activités durables, il est indispensable de mobiliser les acquis de l’analyse organisationnelle, en particulier l’analyse désignée comme sociotechnique qui introduit l’étude des modalités de division, de coordination et de contrôle du travail par champ d’activité.
25 C’est pourquoi il semble difficile de se référer dans les associations à une analyse sociotechnique au sens usuel. L’analyse est plutôt socioprofessionnelle. L’hypothèse principale en la matière peut s’énoncer comme suit : l’histoire des associations est étroitement liée à celle de l’institutionnalisation de professions dans le domaine des services relationnels, par exemple sociaux, culturels ou éducatifs. L’association a initié la reconnaissance de professions ou, à défaut, a participé d’une telle reconnaissance.
26 Plus que d’analyse sociotechnique, il s’agit donc dans les associations de procéder à une analyse socioprofessionnelle qui appelle une vigilance sur deux points.
- les rapports générationnels à la professionnalité peuvent s’avérer très différents, ce qui amène à identifier les principaux « groupes générationnels » tels qu’ils ressortent de l’histoire. La différenciation des comportements au travail selon ces groupes générationnels apparaît très explicative de démarcations dans les pratiques sociales des salariés. Les fondateurs qui ont consacré leur vie à l’association ou des salariés devenus permanents après un parcours bénévole n’ont pas les mêmes comportements professionnels que des salariés recrutés du fait de leurs diplômes ;
- l’évolution du répertoire des professionnalités peut être une source importante de clivages internes. Il peut s’agir de variantes de définitions de la professionnalité au sein d’un même métier souvent liées aux différences de génération qui viennent d’être citées ou aux références de genre. Il peut aussi s’agir du passage d’une professionnalité unique à une gamme plus large.
28 En somme, le rôle joué par les processus de professionnalisation amène à aborder l’organisation associative en dynamique. Les références professionnelles ne peuvent pas être saisies de manière statique, elles sont à reconstruire par leur histoire. Les professions qui sont légitimées par l’existence de conventions collectives et de négociations sociales régulières sont à distinguer des professions en émergence comme des statuts relevant du traitement social du chômage. Le fonctionnement associatif se trouve ainsi confronté à une dynamique sociale spécifique de la professionnalisation. D’une part, la professionnalisation doit être suffisante pour survivre et se pérenniser. D’autre part, la professionnalisation doit être contrôlée, voire autolimitée, pour respecter les valeurs du projet et laisser une place à l’engagement collectif. En conséquence, l’analyse socioprofessionnelle ne peut se résumer à l’examen des tâches effectuées par les seuls salariés. Bien d’autres acteurs concourent à la réalisation de l’objet, la coexistence du travail bénévole et salarié étant l’un des faits saillants de la vie associative : l’approche socioprofessionnelle doit intégrer le travail de l’ensemble des acteurs.
29 La perspective historique qui vient d’être détaillée concerne les professionnels des métiers en contact avec les usagers, c’est-à-dire le centre opérationnel si l’on se rapporte aux parties-clés d’une organisation selon Mintzberg (1982). Quatre autres sont identifiées par cet auteur : le sommet stratégique est chargé de faire en sorte que l’organisation remplisse au mieux sa mission, la ligne hiérarchique assure la liaison entre sommet stratégique et centre opérationnel, la technostructure détient la responsabilité de la standardisation, le support logistique regroupe des unités spécialisées qui, sans intervenir directement sur la production, ont vis-à-vis de celle-ci une fonction de support. Dès les années 1980, la présence d’une technostructure s’affirme en même temps que se renforcent le processus de différenciation hiérarchique et l’influence du sommet stratégique ; techniciens et cadres dirigeants se font plus nombreux dans les sièges des associations.
Les jeux stratégiques et enjeux culturels
30 Les dimensions institutionnelle et organisationnelle délimitent des groupes, dont la place, à l’égard du projet comme du travail, est distincte. Les acteurs qui en font partie sont alors pris dans des jeux stratégiques et des enjeux culturels dont les modalités peuvent être analysées.
31 Toute organisation vise à rendre les choses prévisibles, mais il subsiste toujours des aléas qui dessinent des zones d’incertitude, à partir de la maîtrise desquelles les acteurs exercent un pouvoir. L’identification précise de ces zones permet de repérer les stratégies de chaque groupe d’acteurs et les rapports établis avec les autres groupes : alliances, négociations, oppositions. L’analyse stratégique est un moment dans l’analyse sociologique particulièrement important pour les associations puisque les rapports de pouvoir peuvent, plus qu’ailleurs, y faire l’objet de dénégations de la part des acteurs. Mais elle n’est pas le tout de l’analyse sociologique.
32 C’est justement pour se garder d’une telle dérive selon laquelle l’analyse stratégique serait l’analyse sociologique par excellence qu’il est primordial de relier les perspectives institutionnelle et organisationnelle. Combiner ces deux perspectives plutôt que se centrer sur la seule dimension organisationnelle, c’est admettre que, dans les associations, les différenciations entre groupes et individus ne se déduisent pas seulement de la place occupée dans l’organisation du travail, elles se construisent selon les structurations propres à l’entité collective formée par la volonté de ses membres.
33 La teneur des jeux stratégiques est influencée par les « formes basiques de l’association » selon Mintzberg et ses collaborateurs (2005), c’est-à-dire les logiques qui existent en son sein.
34 Un des enjeux majeurs de la vie associative ne porte pas sur l’expertise, la communication, l’allocation de ressources ou la redéfinition des règles mais sur les problèmes de reconnaissance sociale des individus qui, en échange d’un engagement autonome, polyvalent, voire largement bénévole, demandent en fait une attention à leurs efforts ; il s’agit d’un lien social suffisant pour créer de l’identité et du positionnement personnel dans un milieu collectif (Ferrand-Bechmann, 1992). Or cette capacité à procurer de la reconnaissance n’est pas qu’une affaire psychologique, elle dépend d’un investissement multiforme et transversal à l’ensemble des positions et scènes d’actions de l’association, particulièrement des opportunités de contacts avec le milieu social extérieur. Pour cette raison, l’analyse stratégique est étroitement imbriquée avec l’analyse culturelle. L’un des problèmes majeurs des fonctionnements associatifs rejoint donc la préoccupation de la création et de l’entretien d’une culture commune du lien social et de l’identité de ses membres au sein de toutes les activités. De ce point de vue, l’identité dans l’association ne peut être abordée uniquement en termes d’identité au travail. La création associative met en jeu un imaginaire collectif car « sans imaginaire, il n’existe pas de projet, de rêve à réaliser, d’utopie, de monde à construire ensemble ». Cet imaginaire peut de plus être qualifié de collectif en suivant Giust-Desprairies (2009), qui définit comme imaginaire collectif un « résultat d’interactions entre le groupe et les membres du groupe qui se présente comme un imaginaire significatif ». À cet égard, les associations ont une difficulté particulière à s’adapter aux perturbations induites par les modifications extérieures parce ces dernières apportent un démenti au caractère unifiant de l’imaginaire collectif. Autrement dit, ce qui fait la force créative de l’association est aussi ce qui peut la détruire ou l’annihiler. Ainsi une association peut développer une intégration culturelle forte par la cooptation, l’autoformation, l’éviction des déviants, le monopole de l’interprétation. Mais cette subordination au projet, longtemps très productive, se retourne contre l’association quand elle devient dénégation du réel. La prégnance des discours sur les valeurs occulte alors les enjeux de pouvoir alternativement survalorisés ou recouverts par l’affirmation de l’identité commune.
Des processus décisionnels éclairés par l’histoire
35 Avec la mise en évidence de ces aspects, il est possible de proposer une approche plus compréhensive de la décision qui s’appuie sur une perception de la complexité des articulations entre deux dimensions, institutionnelle et organisationnelle, aussi importantes l’une que l’autre.
36 Au total, les deux dimensions inscrites dans l’histoire comme leur traduction stratégique et culturelle dans les relations concrètes entre groupes d’acteurs, constituent les arrière-plans, consolidés par la durée, qu’il importe d’intégrer dans la genèse des décisions pour que celles-ci soient plus appropriées.
Emmaüs revisité
37 À partir de cet angle historique, le problème de l’UCC Emmaüs peut être formulé différemment. La coexistence de logiques institutionnelles contrastées (du domestique au mouvement) rend ardu un volontarisme réformiste qui est perçu comme tentative de domination d’une logique particulière. Les acteurs, qu’on leur propose centralisation ou décentralisation, se liguent donc contre des changements qu’ils réclament pourtant.
38 C’est donc un chemin différent qui est à emprunter. L’UCC doit concilier une culture soucieuse d’indépendance inscrite dans la genèse d’Emmaüs et une volonté de coordination démocratique et professionnelle. Si l’on se réfère aux classifications de Mintzberg, l’UCC y arrive en préférant l’intégration par les services fonctionnels de la technostructure à une pression qui serait exercée par le sommet stratégique et la ligne hiérarchique. Ce sont les mécanismes de la standardisation des statuts et des procédures ainsi que la politique de formation qui permettent de renforcer l’identité commune.
39 La standardisation des statuts se fait par la reconnaissance de groupes professionnels. Contre l’indifférenciation du départ sont nettement dissociés les responsables et les compagnons.
40 La standardisation des procédures se fait dans le respect de l’autonomie des communautés, elle consiste à ne pas leur imposer de règles mais à leur fournir des systèmes d’informations de gestion (dans le domaine financier et des ressources humaines) qui permettent la comparaison entre les associations.
41 La politique de formation prend une grande place parce qu’elle définit la profession de responsables. Leur rattachement direct au niveau central, qui les met à la disposition des associations locales, facilite la formation d’un corps professionnel et la formation, à l’entrée en fonction et en cours d’emploi, favorise les lieux d’échanges entre pairs qui jouent un grand rôle dans l’établissement de réseaux durables.
42 Ce cas met en évidence combien le retour sur l’histoire peut aider à décrypter le discours des acteurs. En se reportant aux situations antérieures, il est plus facile de se rendre compte que la centralisation ou la décentralisation, apparemment souhaitées, conduisent pourtant à des impasses. La priorité donnée à l’action de la technostructure aurait pu, dans un autre cadre, signifier le triomphe de la technocratie, ici, au contraire, elle aide à stabiliser les relations par l’importance conférée au thème des compétences et aux systèmes d’information. Il s’agit d’examiner les changements projetés à la lumière de ce qui a été acceptable dans le passé, et non pas à partir d’une rationalité abstraite qui ignorerait la réalité à laquelle elle serait appliquée.
L’Association santé à domicile
43 En 1963, un négociant de Corbeil a créé une association dont il est l’unique membre actif pour répondre aux besoins des personnes âgées. La confusion entre l’association « À votre service » et son entreprise personnelle s’exprime dans le partage du temps de la secrétaire et des locaux, « il parlait de ses petits vieux et de ses petites vieilles ». En 1963, tout le personnel est bénévole, ce sont les employés du commerçant qui assurent la gestion de l’association.
44 En 1971, trente et une personnes sont aidées par huit aidesménagères, le développement continue pendant toute la décennie et une vingtaine de salariées sont employées. « Ça tournicotait… la paye n’était pas toujours régulière », « je leur donnais ce que je pouvais », explique le président qui, pour la première fois, éprouve de réelles difficultés à s’adapter. D’autant plus que, paradoxalement, au moment où le développement des services est freiné, la profession accède à une certaine reconnaissance avec la signature en 1983 d’une convention collective spécifique aux services d’aide-ménagère. Les contraintes de gestion, gestion financière et gestion du personnel, viennent bousculer le fonctionnement. Sans compter qu’apparaît au niveau national une nouvelle problématique : celle de la dépendance des personnes âgées. C’en est trop pour le directeur qui s’estime dépassé et décide de « passer la main » en renvoyant la mairie à ses responsabilités. La municipalité hésite alors à intégrer en son sein les activités, puis décide plutôt de renforcer sa présence au conseil d’administration pour mieux répondre à des besoins évolutifs, peser en faveur de la professionnalisation et fournir aux salariées des garanties supérieures, ce sur quoi insiste le syndicat de même tendance que la ville. C’est ainsi que se structure l’association devenue Association santé à domicile (ASAD), des déléguées du personnel sont élues et la participation municipale est multipliée par trois. En 1988, un directeur est recruté, entouré d’un conseil d’administration où siègent, outre les élus municipaux, un médecin gériatre hospitalier et les représentants du Centre communal d’action sanitaire et sociale. Il s’emploie à définir « une politique de gestion des ressources humaines pour améliorer la relation d’aide exercée par l’aide-ménagère auprès des personnes âgées à domicile ». Pour ce faire, il mène une analyse approfondie de la situation des aides-ménagères à travers une enquête basée sur une cinquantaine d’entretiens semi-directifs qu’il mène lui-même. Il s’engage ainsi dans un dialogue inédit avec la section syndicale unique et les déléguées du personnel. La négociation d’entreprise est mise en place « non seulement pour répondre à l’obligation légale, mais aussi pour instituer une rencontre régulière et formelle avec les représentants du personnel [3] ».
45 Dans la même optique, dès 1988, un protocole d’accord est signé pour trois ans avec le syndicat pour la mise en place du droit d’expression des salariées, à raison d’une à deux réunions par an. La démarche de professionnalisation s’appuie donc sur la formation, mais ne s’y limite pas. Elle se prolonge dans diverses actions de communication interne. Suite aux constats des limites du droit d’expression, des actions de sensibilisation sont organisées pour les aides-ménagères. Suivies par une vingtaine de personnes, elles sont destinées à susciter un dialogue pour apporter des compétences et des réflexes communs face à des situations vécues individuellement. Un questionnaire est également adressé à l’ensemble des aides-ménagères pour repérer les domaines dans lesquels elles expriment le plus de difficultés. Les réponses formulées par 72 % du personnel mettent en avant les problèmes de définition de leurs tâches. C’est pourquoi, après concertation des élus du comité d’entreprise, des réunions de travail sont consacrées aux tâches de l’aide-ménagère à domicile, aux notions de risque et d’hygiène, aux bases du secourisme adaptées à la profession. Plus de 80 % des aides-ménagères y participent avec l’encadrement et la direction. Un contrat d’aide tripartite est conçu pour introduire une dynamique contractuelle dans les relations entre usagers, aidants et service. Instrument incitant l’aide-ménagère à se situer dans son travail, il doit favoriser l’évaluation périodique des effets de l’intervention et son ajustement en négociation avec la personne âgée et sa famille. Ce décryptage de la demande est lié à un projet d’aide « thérapeutique » avec une approche professionnelle à l’opposé d’une aide à tendance « assistantielle » et « maternante » qui répond sans l’interroger à toute demande formulée, quelles qu’en soient les conditions. Le complément en est donc l’entretien annuel d’appréciation réalisé par le directeur avec chaque aide-ménagère pour comparer les résultats atteints avec les objectifs, en fixer de nouveaux, favoriser une meilleure adéquation des ressources de l’aidant à son poste et aborder l’évolution de carrière.
46 L’association est le fruit d’une initiative privée. Le fondateur puis son successeur l’ont gérée en bon « père de famille ». Elle était destinée à « rendre service » aux salariées comme aux usagers dans un rapport familial. Toute la première étape de la vie de l’association a été vécue sur un mode fusionnel, le responsable charismatique entretient des liens affectifs avec ses « collaboratrices ». C’est donc une logique domestique qui caractérise les relations établies dans cette première phase d’un développement graduel dans lequel la « maison » s’agrandit.
47 Le débat au sein du conseil municipal, s’il aboutit à ne pas retenir l’hypothèse d’un service communal, entérine néanmoins l’idée qu’une quasi-mission de service public poursuivie par le biais associatif. Celle-ci est concrétisée par le renforcement de la représentation de la ville au conseil d’administration avec comme objectif, d’une part, d’améliorer la qualité du service en l’adaptant aux demandes des usagers et en diversifiant l’offre de prestations, d’autre part, de manifester une reconnaissance plus objectivée du travail effectué en garantissant aux salariées des conditions d’emploi sécurisées et une égalité de traitement. C’est donc une logique publique adaptative qui vient grandement modifier les modes de fonctionnement antérieurs.
48 Les méthodes utilisées dans la mise en œuvre d’une politique des ressources humaines tiennent compte de l’importance d’une dimension de confiance dans les rapports entre direction et salariés. Elles s’appuient donc sur les relations personnalisées qui s’inscrivent dans la logique domestique : cinquante entretiens semi-directifs sont menés personnellement par le directeur et des questionnaires individuels recueillent les avis. Parallèlement, le processus de professionnalisation est mené en concertation avec les élues du personnel et confère des droits aux salariées : les rémunérations sont alignées sur la convention collective, un accord sur les conditions de travail est signé et un autre sur la mise en place du droit d’expression. Au total, la politique des ressources humaines est donc considérée comme un vecteur de compromis entre logiques domestique et publique. Le mixte réalisé entre prise en compte individuelle et participation représentative permet un changement en douceur. De nouvelles règles de gestion et d’organisation rassurent quant à la justice en matière d’affectation des horaires et des interventions, mais elles sont indissociables d’une proximité relationnelle maintenue avec les aides ménagères.
49 Ce cas sensibilise au fait que la pertinence des méthodes de gestion des ressources humaines dépend largement de leur capacité à faire écho aux logiques institutionnelles présentes dans l’association. Il ne s’agit pas d’appliquer des techniques mais d’en mobiliser certaines en fonction de ce qui est considéré comme légitime. C’est la condition pour que les outils de gestion fassent sens et puissent se greffer sur un corps social qui leur préexiste, permettant par exemple pour l’ASAD une transition réussie. Autrement dit, les gestionnaires ne peuvent faire l’impasse sur les logiques institutionnelles de l’association dans laquelle ils sont responsables.
Conclusion
50 Les informations rassemblées dans les cas font apparaître un décalage patent avec l’idée selon laquelle la tâche la plus urgente des associations serait de se doter de techniques managériales susceptibles de les faire enfin sortir d’un amateurisme endémique. Le problème des associations n’est pas, contrairement à une opinion répandue chez de nombreux acteurs et observateurs, celui d’une amélioration gestionnaire qui les amènerait à s’adapter par le biais d’une rationalisation calquée sur celle mise en œuvre dans les entreprises. La mobilisation des outils de gestion ne peut s’avérer pertinente que si elle est contextualisée et préparée par une réflexion sur le rôle essentiel des mécanismes de coordination et de sanction précédemment générés par l’histoire. C’est en s’appuyant sur celle-ci que l’association peut conserver et déployer une permanente capacité d’évolution interne. C’est en connaissant mieux son passé qu’elle peut prendre des décisions qui soient fondées non sur l’importation de modèles mais sur la cohérence de sa trajectoire. Il ne s’agit pas de plaider en l’occurrence pour un quelconque déterminisme mais de considérer que les choix pour l’avenir sont d’autant plus ouverts qu’ils sont étayés sur une connaissance approfondie des cheminements qui ont conduit à la situation présente.
Bibliographie
- AVARE, P. ; SPONEM, S. 2009. « Le managérialisme et les associations », dans C. Hoarau, J.?L. Laville, La gouvernance des associations, Toulouse, érès, p. 113-129.
- CHANLAT, J.-F. 1998. Sciences sociales et management, Paris, Eska.
- FERRAND-BECHMANN, D. 1992. Bénévolat et solidarité. Paris, Syros-Alternatives.
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- LAVILLE, J.-L. ; SAINSAULIEU, R. 2013. L’association. Sociologie et économie, Paris, Hachette Pluriel Éditions.
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- MINTZBERG, H. 1982. Structure et dynamique des organisations, Paris, Éditions d’organisation.
- MINTZBERG, H. et coll. 2005. « The invisible World of Association », Executive Forum, printemps 2005, p. 37-45.
- SOUDER, P. 1992. Une politique de gestion des ressources humaines pour améliorer la relation d’aide exercée par l’aide-ménagère auprès des personnes âgées à domicile, mémoire de l’École nationale de la Santé publique.
Notes
-
[1]
. Ces études de cas sont tirées de l’ouvrage de J.-L. Laville, R. Sainsaulieu, L’association. Sociologie et économie (Paris, Hachette Pluriel Éditions, 2013), dans lequel est proposée une analyse des fonctionnements associatifs assortie de nombreux exemples.
Jean-Louis Laville, professeur du Conservatoire national des arts, il dirige le master innovations sociales ; chercheur au lise (Cnrs-Cnam) et à l’ifris, il coordonne l’axe innovation sociale du laboratoire d’excellence sciences, innovations et techniques en société ; jean-Louis.laville@cnam.fr -
[2]
. J.-F. Chanlat, Sciences sociales et management, Paris, Eska, 1998, p. 142.
-
[3]
. P. Souder, Une politique de gestion des ressources humaines pour améliorer la relation d’aide exercée par l’aide-ménagère auprès des personnes âgées à domicile, mémoire de l’École nationale de la santé publique, janvier 1992, p. 35.