Notes
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Une première version de cet article a déjà été publiée dans la revue Psychologie et éducation, n° 2012-3, p. 13-41.
« Die Wüste wächst ! »
« Le désert croît »
1Entre échec de la démocratisation, décrochage et absentéisme, montée de l’illettrisme, de l’inculture programmée et de la violence, l’acculturation scolaire traverse aujourd’hui une crise majeure, désormais si importante que la communauté de déni qui unissait dans un très pervers pacte inconscient enseignants, psychistes et politiques de tous bords ne peut plus se soutenir. Si elle renvoie à la crise anthropologique générale de l’hypermodernité néolibérale dont H. Arendt avait à sa manière annoncé et dénoncé la destructivité, la déshérence catastrophique de l’École de la République doit être resituée dans la géopolitique et le devenir du social-historique. Après la colonisation culturelle et idéologique dont le plan Marshall fut l’initiateur et le moyen, l’Europe de Maastricht a contractuellement, dans son traité fondateur, organisé et programmé la destruction systématique du service public pour mettre en place, dans l’ensemble du secteur des services à la personne, la marchandisation généralisée et les logiques managériales et entrepreneuriales néo-libérales. L’horreur économique se traduit dans la « démocratie libérale » par l’ethnocide culturel, la débilisation programmée et l’infanticide symbolique généralisé. Au sein même de ce qui fut autrefois l’Éducation nationale, acédie, harcèlement, agressions et suicides sont désormais à l’ordre du jour.
2Pourtant, depuis plus de trente ans, les mises en garde et les avertissements n’ont pas manqué. Dans l’après-coup de la catastrophe présente, on ne peut qu’être frappé par la surdité, l’aveuglement et la lâcheté des politiques, acteurs et responsables institutionnels, qui ont réussi à ignorer, non seulement les indignations ou le désarroi de nombreux parents d’élèves et des enseignants, non seulement la colère souvent très argumentée des pamphlets dénonciateurs, mais les analyses critiques venues des sciences humaines. Les écrits notamment de S. Baruk, P. Bourdieu et J.-C. Passeron, C. Chiland, A. Finkielkraut, M. Foucault, M. Gauchet, L. Lurçat, G. Steiner, G. Mendel, J.-C. Milner, J. de Romilly, « André Stéphane », etc. ont, chacun dans son style, sa perspective et son idéologie, tenté d’attirer l’attention sur les dérives en cours. Cela n’a pas empêché la poursuite du travail de déliaison à l’œuvre et l’aggravation de la crise de l’École, désormais soumise à la RGPP – entendez massacre technocratique –, la folie évaluative, le management procédural et la bêtise gestionnaire dans l’oubli de sa tâche primaire. Aujourd’hui, l’école est clairement définie par le ministre de tutelle comme une entreprise comme les autres soumise à l’urgence et la rentabilité… C’est dans cette logique, qu’avec la complicité de responsables de formation, propagandistes zélés des logiques et pratiques désubjectivantes et sectaires au sein même de l’Éducation (autrefois) nationale, s’est progressivement mise en place, de réforme en réforme, la destruction programmée de l’enseignement traditionnel-transmissif et de l’enseignement spécialisé, et d’abord de ce qui, en son sein, se réfère à une orientation clinique, et plus encore, psychanalytique. Plus généralement, les procédures cognitives et les méthodologies de l’apprentissage ont systématiquement nié et attaqué toute temporalité subjective des enseignements et de leur appropriation dans la dialectique maître-groupe-classe-élève et le rapport à la culture.
3L’École était, dans la tradition républicaine française, au centre du projet citoyen qui unissait dans la matrice laïque la formation et la socialisation dans une visée de progrès social et de rationalité appuyée sur la transmission du savoir. Malgré l’ambiguïté de ses finalités réelles, elle proposait l’organisation temporelle d’un cursus censé définir les étapes de l’accession au savoir (et au pouvoir) en principe selon une logique démocratique en partie préservée des mécanismes de la reproduction. Sa mise en crise, conséquence de la violence anomique de l’économie ultra-libérale, est, dans cette mesure même, d’autant plus dramatique qu’elle apparaît de plus en plus clairement comme l’effet de la casse volontaire et programmée des valeurs, des principes, institutions et pratiques de la République. Le refus de la tradition et de la transmission vise à faire du passé table rase pour promouvoir la norme de l’adaptation utilitariste immédiate en lieu et place de la patiente et progressive acquisition et construction de la connaissance dans le lien identificatoire pédagogique. L’effondrement et la dérive du système scolaire sont un symptôme essentiel de la régression culturelle que produit et promeut le Divin Marché sous couvert de l’Europe. Dans un contexte de violence économique et sociale dominé par le cynisme des logiques du profit, la haine de la pensée et de la culture dont s’enorgueillit le libéral-pétainisme est à l’origine d’un malaise fondamental dans toutes les dimensions et tous les secteurs de la transmission. Au point qu’il semble que les conditions mêmes de l’apprentissage – investissement du savoir et de la connaissance, désir de grandir et de s’identifier à un adulte situé dans la différence générationnelle, et porteur du sens de la culture – fassent aujourd’hui défaut.
4Ce qui est ici à l’œuvre de la haine du sens et de la subjectivité relève, bien évidemment, au-delà des perversions personnelles, d’une logique idéologique et d’une mutation anthropologique dont nous n’avons pas fini de subir et mesurer la destructivité. Dans le contexte de la mondialisation hypermoderne qui, à défaut de fin du monde, pourrait bien réaliser la fin d’un monde, celui que dominait l’imaginaire social-historique occidental, dont le capitalisme est le paradigme central, les valeurs se dévaluent, tout se vend et se vaut, selon les logiques de l’ordre économique, et le Nihilisme prophétisé par F. Nietzsche met la science au service d’une barbarie disqualifiant toute transmission. L’agonie triomphante du capitalisme et sa diffusion planétaire détruisent systématiquement par l’anomie qu’elles produisent les conditions nécessaires à la transmission culturelle, à la subjectivation et à la formation de la pensée. Et c’est notamment dans la rencontre ou la confusion de temporalités antinomiques et relevant de logiques différenciées que le champ pédagogique et les pratiques scolaires se trouvent mis à mal.
La transmission en souffrance
5Au congrès de l’ORSPERE d’octobre 2004 à Lyon, consacré à « La santé mentale face aux mutations sociales », René Kaës a proposé une communication qui, sous le titre « Malaise du monde moderne et troubles de la vie psychique », décrivait les déterminants de la crise de la culture et de la transmission, et les défaillances de la structuration des étayages de la vie pulsionnelle, de la formation des identifications et des contrats intersubjectifs : « La régression des formes contractuelles du lien vers des rapports de force au profit des groupes qui détiennent le pouvoir de définir les normes sociales et la place de chacun, l’ordre et les valeurs dominantes, conduisent ceux qui les subissent aux détériorations sociales et psychiques radicales qu’engendrent l’échec de la culture du contrôle, la culture de l’extrême, la destruction des cadres temporels et l’anomie. Cette imposition de la violence est soutenue par les formes néo-libérales de l’économisme. Elle est entretenue par le travail de la mort dans le processus de la culture. »
6Cette formule générale concernant le devenir sociétal contemporain permet une première approche de la crise de la transmission, au-delà des – en vérité – très superficielles oppositions entre Républicains et Pédagogistes, les uns et les autres réduisant en querelles de chapelles des enjeux anthropologiques de première importance. Elle ouvre la question de la transmission aux problématiques contemporaines de l’évitement du manque, de la crainte de la perte, de la peur du vide et de l’asservissement au plein du réel. Elle rapporte la crise à la destruction des cadres temporels qui étayaient et contenaient les pratiques institutionnelles : organisation des cursus et de l’année scolaire, définition des filières, des programmes et des progressions, institution des contrôles, examens et concours qui déterminaient un contexte repérable et définissaient des limites et un horizon des possibles.
7La culture du contrôle dont la folie évaluative et les procédures didactiques constituent les vecteurs privilégiés dans l’institution scolaire se trouve pourtant en échec devant ce qui échappe à ses grilles et à ses méthodologies : dynamiques pulsionnelles intrapsychiques et intersubjectives, insistance et résistance de l’inconscient dans le rapport au savoir et à l’apprentissage, différences de classe, de sexe, de culture et de génération, conflictualité des incorporats culturels dans la relation pédagogique et consistance du savoir… Ce retour du dénié et du refoulé déborde radicalement les possibilités de contenance et d’analyse d’une institution qui a perdu ses repères et renoncé à ses valeurs fondatrices en récusant l’organisateur paternel, abusivement identifié à l’ordre patriarcal. À la mesure de leur tardive et paradoxale volonté pathologique d’emprise et de maîtrise normalisante, de la maternelle à l’université, l’institution et ses acteurs échouent désormais massivement à réaliser une acculturation scolaire subjectivante et signifiante. L’asservissement à l’économie a détruit tout projet éducatif et acculturatif de et dans l’ensemble. La coexistence chaotique, dans l’espace pédagogique, de valeurs, de pratiques, de dynamiques, de temporalités et de croyances aussi diverses que contradictoires sous prétexte d’expression et de démocratie, est à l’origine d’un redoublement de la sélection sociale et d’une anomie structurelle incompatible avec toute transmission. Les élèves, les savoirs et la communication transmissive échappent aux tentatives de formatage cognitif dans le même temps que la connaissance et la culture ne prennent pas sens dans l’espace pédagogique, qu’apprentissages et connaissance ne semblent plus ni désirés ni désirables. Les très modernes « dissonances cognitives » qui font obstacle aux apprentissages ne sont probablement pour l’essentiel que le symptôme de l’anomie culturelle et des incohérences pédagogiques contemporaines. C’est que limites et contraintes, confrontation au doute et à l’interdit, épreuve de réalité et acceptation de l’effort et de l’échec s’opposent directement aux invitations à jouir sans délai d’un monde sans limites et sans entraves, tel que les logiques consuméristes et l’imaginaire médiatique le présentent et l’imposent. Le temps pour comprendre et apprendre est qualitativement différent du temps de voir qui ne légitime en rien l’urgence de conclure.
L’infantilisme de l’« adulescence »
8Notamment à l’adolescence, l’attrait des expériences extrêmes de tous ordres est aujourd’hui valorisé par une société qui, centrée sur la recherche du plaisir immédiat et du profit sans éthique, peut s’avérer directement et radicalement destructeur de tout effort acculturatif, notamment scolaire, et singulièrement chez les plus dominés, structurellement exclus des jouissances fallacieusement promises à tous. Les illusoires maîtrises du « copier-coller » et l’infinie disponibilité des informations stockées sur la toile ne sont en rien apprentissage de la pensée ni gages de créativité ou de maîtrise des connaissances qu’elles permettent de manipuler dans l’immédiateté d’un « clic ». La jouissance qu’elles permettent risque fort d’amener à confondre l’immédiateté expressive, le plaisir de la magie et la réalité de la connaissance : l’avidité orale la plus archaïque se substitue à la patiente construction de la maîtrise anale et la jubilation phallique vient disqualifier la créativité génitale. Une certaine utilisation des TICE (Techniques d’information et de communication appliquées a l’enseignement) doit bien être identifiée comme la fabrique des imposteurs et les gadgets des méthodologies opératoires comme les fétiches de l’idéologie utilitariste et conformiste soucieuse de supprimer le temps de la réflexion et l’ennui, créateurs de rêve et de méditation, mais aussi de possibles critiques.
9L’urgence, dont il convient d’identifier l’inscription dans l’imaginaire de l’oralité la plus archaïque, s’impose comme organisateur et se superpose à l’idéal de réussite et à l’exigence d’excellence, dans un écrasement terrifique de l’histoire personnelle, du temps pour apprendre, comprendre et faire. L’instantanéité, le flux tendu et le « just in time » deviennent, dès l’enseignement primaire, les normes obscures qui structurent la didactique, les processus cognitifs et leur évaluation. L’imaginaire du tout, tout de suite et sans effort, la fantasmatique des droits sans devoir, figures du narcissisme le plus archaïque, disqualifient toute idée d’exigence et de progression pédagogiques, d’élaboration et de maturation, et il est désormais impensable de grandir à son rythme, hors des prescriptions procédurales, y compris et surtout lorsque les textes institutionnels prévoient des cycles censés assouplir la temporalité des apprentissages : depuis leur institution, les psychologues scolaires sont mobilisés par les professeurs des écoles pour évaluer les enfants entrant en CP dès septembre, comme s’il était urgent – et possible ! – d’identifier les futurs non-lecteurs…
10Enfin, après les horreurs totalitaires des capitalismes d’État, nous survivons après Auschwitz et le Goulag, dans un monde sans espoir : malgré la résurgence massive de tous les fanatismes, Dieu est mort et reste mort, nous ne croyons plus aux lendemains qui chantent ni à la victoire inéluctable des Lumières, et, mis à part quelques scientistes débiles, nous savons désormais que le triomphe de la science est autant porteur de destruction que de progrès. La figure paternelle étant évincée, la séduction de l’illimité et la culture de la mélancolie nous renvoient aux cryptes et aux fantômes de notre histoire culturelle. Elle sévit dans la nostalgie d’une école idéale qui n’a jamais existé, évoque le temps d’une autorité symbolique accordée au savoir et à celui qui sait, mais aussi l’époque bénie où, très relativement et de façon très sélective, le savoir donnait un pouvoir et la réussite scolaire pouvait encore passer pour le moyen privilégié d’une ascension sociale effective. Bien entendu, comme le remarquait S. Freud, le travail de renoncement exigé dans et par l’acculturation est inaccessible et ininvestissable par ceux que leur position sociale ou culturelle voue d’emblée et sans recours à la frustration, à l’échec, à l’envie et à la rage. Ce qui est donc aujourd’hui en jeu dans la violence scolaire, de l’école et à l’école, c’est la déshérence généralisée du contrat narcissique sans lequel les sujets ne peuvent investir ni avenir, ni effort, ni projet… Lorsque la séduction narcissique primaire et ses logiques incestuelles, ou la disqualification se substituent aux conflictualités du devenir œdipien, le plein de la méconnaissance invalide la possibilité même du désir de connaître.
11La mutation culturelle et anthropologique est d’autant plus problématique que dans le contexte de la mondialisation libérale, de la violence et l’anomie qu’elle entraîne, c’est, au-delà des colonisations économiques et idéologiques, un véritable travail de déculturation qui semble à l’œuvre. Directement meurtrier dans les pays du Tiers Monde, il met en danger, dans les pays développés, le travail de la culture (Kulturarbeit) humanisant et subjectivant, attaque le lien social, sape les conditions de la transmission. Dans la logique sadienne, l’hypermodernité libérale met systématiquement en œuvre désymbolisation et désinstitutionalisation, et procède méthodiquement à la destruction des métacadres, des conteneurs, organisateurs et différenciateurs symboliques, permettant ainsi un retour à la barbarie des origines du capitalisme sous couvert de réforme et de progrès…
Crise de la transmission ?
12La crise de la transmission est une caractéristique générale de l’hypermodernité, dont il apparaît qu’elle est largement déterminée par les logiques économiques et la géopolitique, touche toutes les cultures et tous les domaines et n’est pas sans conséquences pour la construction et le devenir du sujet. En ce sens, l’École ne saurait échapper à la déliaison générale qui met à mal l’ensemble des structures symboliques dans la société néo-libérale, et d’abord et fondamentalement le langage, ni échapper à la barbarie pas toujours douce qui domine la civilisation du profit. Comme appareil idéologique d’état, l’École est au service de la société qu’elle vise à reproduire, mais aussi à transformer en conformité avec le développement historique des dynamiques économiques et culturelles. En ce sens, on peut dire que la crise de la transmission est d’abord transmission de la crise que traverse le capitalisme dans l’agonie de son triomphe au moment du déclin de l’empire américain et de l’éveil de la Chine, mais aussi effet de la déconstruction de l’organisation patriarcale et de l’ordre onto-théologique occidental, et de la disqualification de la parole.
13Mais dans le registre anthropologique, qui n’est évidemment pas mécaniquement réductible au développement des forces et rapports de production ni à l’exacerbation mondialisée de la lutte des classes, la crise de la transmission s’inscrit dans l’histoire comme l’avatar des ruptures et des déshumanisations totalitaires. La fracture des génocides du XXe siècle, la révélation apocalyptique des capacités meurtrières des nations civilisées et l’impuissance de la culture à endiguer la barbarie ont radicalement modifié le rapport à la tradition, à l’autorité et au savoir. Dans le même sens, les mouvements de 1968 et leur révolte contre le pouvoir patriarcal dans la politique, l’entreprise et l’école ont été historiquement la révolte nécessaire à l’éviction du capitalisme féodal et paternaliste à la Française pour faire place à la société de consommation – et non pour la détruire ! – et à l’individualisme libéral. Dans l’après-coup, la légitime critique de l’école de classe apparaît avoir permis la disqualification du savoir savant et de la transmission, et les slogans libertaires légitimer parfaitement la barbarie néo-libérale : l’interdiction d’interdire et la jouissance sans entraves en faisant du passé table rase sont les fondements même de l’idéologie dominante hypermoderne dans son versant pervers : ils mettent à mal les conditions d’un progrès inscrit dans une durée structurée.
14Si le libertaire a ouvert la voie à la régression libérale, il est sans doute tout aussi nécessaire de penser que le désétayage de la transmission qui définit la crise actuelle a pour origine l’opposition frontale, dans notre culture, entre le modèle anglo-saxon et le modèle républicain, et plus profondément le conflit fondamental entre l’individualisme protestant ennemi des médiations et profondément utilitariste, et trouvant dans la réussite sociale la preuve du salut dans une affinité originaire avec l’esprit du capitalisme, et la tradition catholique romaine, profondément institutionnelle, et attachée à l’autorité hiérarchique, au juridique et soucieuse de médiation et de respect des règles canoniques. Or c’est du paradigme catholique que la culture française, y compris laïque et républicaine, est historiquement et structurellement héritière. Les craintes et les rejets dont la culture musulmane est l’objet sont un déplacement des véritables enjeux politiques et anthropologiques qui opposent les paradigmes de l’individualisme protestant et de la tradition catholique romaine, le dieu Dollar et la sainte autorité du magistère des clercs. Le malaise dans la transmission ne peut être séparé de la contradiction entre ces deux modèles paradigmatiques qui informent et structurent jusque dans le détail des pratiques pédagogiques, des postures, des attentes et des visées radicalement contradictoires.
15Le rôle de la télévision et des écrans comme « troisième parent » venant déstructurer/restructurer les familles et faire quantitativement et qualitativement concurrence à l’acculturation scolaire apparaît tout à fait essentiel, non seulement parce que l’image vient prendre la place de l’écrit, mais parce qu’elle bouleverse le rapport à la réalité et au temps, et l’articulation de l’imaginaire et du réel, parfois jusqu’à effacer leur différence. Dans le même temps, le paradigme informatique non seulement recode la réalité selon sa logique binaire, mais ouvre dans l’instantanéité de son efficience et de ses prescriptions les possibles récusations de toute tradition et la légitimation de toute inversion généalogique par la fétichisation de la maîtrise technique en lieu et place de l’appropriation du savoir et de l’apprentissage de la pensée. L’imposture des TICE présentées comme solution à la crise de l’école et de la transmission est d’ailleurs parfaitement représentative de la bêtise idéologique de notre temps. Il est vrai qu’il y a là de puissants enjeux économiques et idéologiques…
16De fait, la structure et les modalités traditionnelles de l’acculturation scolaire se trouvent radicalement remises en question. Singulièrement, les pactes dénégatifs originaires fondateurs du projet pédagogique républicain qui mettaient entre parenthèses les différences subjectives, de sexe et de culture au nom de l’universalité de la raison, sont remplacés par une communauté de déni prétendant supprimer en acte les différences entre humain et non-humain par l’asservissement à la barbarie binaire des procédures informatiques qui effacent dans leur effectivité toute singularité subjective, la différence des sexes, des générations et des cultures. Mais la mutation aujourd’hui constatée s’inscrit dans une histoire institutionnelle et idéologique significative des transformations du social-historique.
17Le modèle républicain originaire situait l’acculturation scolaire dans la référence fondatrice au savoir, dans une perspective de transmission rationnelle censée permettre la formation du citoyen et le progrès social. La croyance au progrès et la visée universaliste supposaient l’harmonie préétablie entre la science, la morale et le bonheur ; c’est dans cet horizon que les échecs de l’école de Jules Ferry amenèrent très tôt (1909) la création de l’enseignement spécialisé pour accueillir les « aliénés d’école ». Après la Libération et les projets éducatifs et sociaux du CNR (Conseil national de la résistance) dont le Plan Langevin-Wallon fut la plus remarquable expression, on assiste au développement d’une interrogation psychosociale qui questionne les mécanismes, le sens et les causes de la sélection sociale et la pédagogie, soucieuse de l’enfant dans l’élève, fait de l’activité une priorité dans les pratiques éducatives, tandis que les CMPP se mettent à l’écoute du sujet souffrant qui s’exprime dans la difficulté ou l’échec scolaire. Dans la suite des contestations de mai 1968 et de leur critique de l’autorité pédagogique, on assiste au paradoxal développement d’une politique libérale dont le Traité de Maastricht définit la logique, les moyens et les fins : la pédagogie libertaire ne met l’élève au centre que pour le soumettre à des didactiques, des évaluations et des procédures opératoires désubjectivées et désubjectivantes sous prétexte d’en finir avec l’autorité.
18Avec la destruction programmée du service public et la disqualification technologique de la relation pédagogique et de la psychopédagogie, se met en place la réification de la difficulté scolaire en handicap, l’évaluation totalitaire des compétences permettant la médicalisation stigmatisante de toute anomalie désormais identifiée à une pathologie et le développement du marché du soutien scolaire, qui suppose la destruction programmée de toutes les aides dispensées à, dans et par l’école aux élèves en difficulté. C’est dans cette logique que prend tout son sens la politique actuelle supprimant progressivement la spécificité des formations et des missions des enseignants spécialisés, dissolvant les équipes des GAPP (Groupe d’aide psychopédagogique), puis des RASED (Réseau d’aide et de soutien aux élèves en difficulté), tandis que les psychologues scolaires se voient réduits au rôle de recruteurs pour les MDPH (Maison départementale des personnes handicapées)…
19Cette évolution régressive, clairement politique, aboutit concrètement à la disqualification de la violence symbolique primaire par laquelle, par la médiation du savoir, l’enseignant instituait le sujet en l’éduquant, tandis que, désormais abandonné à lui-même, l’apprenant, ligaturé dans les injonctions d’auto-engendrement, est en réalité formaté selon la loi d’airain de la violence symbolique secondaire et soumis à un contrat narcissique pervers qui fait de sa désubjectivation la condition de sa reconnaissance.
De l’instance parentale d’État au grand marché pédagogique
20Depuis le Platon de La République, et surtout des Lois, l’imaginaire social-historique occidental a construit l’idéal d’une éducation rationnelle dans laquelle le logos étatique fondateur de la démocratie vient, dans la polis, se substituer à la transmission généalogique et à l’autorité du Père dont la maïeutique socratique a ruiné et disqualifié l’autorité. Si la récusation du mythos et du genos ouvre l’espace d’une nouvelle paideïa, elle inscrit, à l’origine même de l’humanisme démocratique dans sa lignée grecque, la sombre menace d’une emprise totalitaire ennemie des artistes et des poètes et d’une très scientifique « indoxication » (B. Chouvier) idéologique, tandis que la lignée théocratique issue du judéo-christianisme définit un ministère de la Vérité porteur de toutes les dominations symboliques et de toutes les hiérarchies constitutives du patriarcat, mais aussi de l’égalitarisme fraternel des enfants de Dieu. Au fil de l’histoire, des transformations des rapports et des systèmes de production, des luttes et des conflits sociaux, mais aussi des mutations de l’épistémè, des régimes politiques et des évolutions culturelles, ces deux postures complémentaires et ennemies ont notamment structuré le rapport au savoir, à sa transmission et à son appropriation. Aussi opposées qu’elles puissent apparaître, elles pourraient bien demeurer, en toute méconnaissance, organisatrices du politique et des problématiques de la transmission. De tissages en bâtardise, de clivages en confusion, elles ont engendré les apories de l’humanisme classique que révèle et trahit aujourd’hui la querelle des pédagogues et des Républicains, chacun pour son compte innocemment porteur de la faute des origines et de la méconnaissance de ses conséquences. Il y aurait ainsi à penser les enjeux de l’opposition entre la raison philosophique et la croyance religieuse, mais aussi, et radicalement, la part d’ombre, de destructivité et de déliaison qu’actualisent ces deux versions de l’idéal humaniste… Ce qui, bien entendu, ne signifie pas que l’on puisse identifier les dérives de la rationalité et les délires de la foi. Ni que l’échec – relatif – de l’instituteur ne laisse d’autre recours que l’appel au prêtre…
21Avec les lois organiques de Jules Ferry mettant en place l’organisation de la scolarisation laïque et républicaine se donnant pour but de former des travailleurs instruits et des citoyens patriotes, le tournant du XXe siècle a vu la constitution d’une constellation institutionnelle visant la prise en charge de l’acculturation et de la socialisation de tous les enfants – et d’abord des enfants mâles – au service de la Mère Patrie. La construction progressive de l’appareil idéologique d’état médico-psycho-social autour de l’École de la République a permis la constitution d’un réseau institutionnel chargé de l’éducation de tous les enfants de notre société en fonction d’une légitimité étatique de la filiation prenant peu à peu la place et la fonction symbolique de la transmission identificatoire intergénérationnelle dans la famille. Il s’agit là d’une révolution anthropologique peu remarquée, le déclin du pouvoir patriarcal et de l’image du père ayant paradoxalement masqué la mutation à l’œuvre, dont la loi de 1970, destituant la puissance paternelle au profit de la parentalité, définie comme une fonction déléguée par l’État, avec ses droits et devoirs. Or, sous l’apparence d’une égalisation des droits et des responsabilités entre les deux parents, cette transformation « démocratique » du droit de la famille, si elle institue l’État comme référence symbolique de la filiation, aboutit de fait, comme je le soulignais dès 1982, à une abolition de la différence des places du père et de la mère, dont les rôles et fonctions sont réduits à un utilitarisme social aussi problématique que la conception bouchère de la filiation qui tend à les identifier à leur réalité de géniteurs biologiques…
22Ce que j’ai défini et identifié comme « Instance parentale d’État », dès 1982, désigne cet ensemble de principes et de discours, d’institutions, de professions et de pratiques qui interviennent dans le devenir de tout enfant de notre société au nom de la légitimité étatique de la filiation. Il détermine, définit, accompagne, évalue et traite le devenir sujet et citoyen de tous les enfants en référence aux valeurs et aux normes de l’épistémè et de l’idéologie dominantes. Dans la réalité des pratiques, les professionnels de l’enfance (puéricultrices, médecins de PMI, pédiatres et médecins de famille, assistants sociaux, enseignant(e)s de maternelle et ATSEM (Agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles), aides maternelles et familles d’accueil, juges des enfants et de la famille, éducateurs d’AEMO, etc.), dans leur rencontre avec les enfants, leur proposent et leur imposent au quotidien des discours, des paroles et des éprouvés venant structurer, redoubler ou disqualifier les représentations, les valeurs et les expériences vécues avec les parents et la fratrie dans le groupe d’appartenance primaire. Précisément, il convient d’intégrer l’action des professionnels de l’éducation comme essentielle à la subjectivation, à l’intériorisation des incorporats culturels et à la formation de la personnalité modale. Il s’agit ici de prendre la mesure des formulations freudiennes intégrant tous les intervenants dans l’éducation de l’enfant comme parties prenantes et protagonistes de l’évolution œdipienne en tant que Pflegepersonen (personnes qui prennent soin). On sait aussi l’attention que D.W. Winnicott et F. Dolto, notamment, ont accordée aux interactions précoces avec les éducateurs et les soignants qui, avec, contre ou à l’écart des figures des parents, prennent en charge l’Hilflosigkeit infantile.
23Les débats contemporains sur le sens, la fonctionnalité et les conséquences de la scolarisation précocissime en maternelle dramatisent de manière exemplaire les enjeux anthropologiques de la rencontre conflictuelle entre les logiques idéologiques et institutionnelles, les références axiologiques et scientifiques, les exigences de la subjectivation et de la socialisation, de la maturation affective et de l’apprentissage cognitif… Le discours sécuritaire de la prévention et de la médecine prédictive, avatars scientistes des totalitarismes, prescrivent l’identification immédiate de difficultés potentielles des enfants dans leur devenir élève, le délire génétique figeant dans l’objectivation et la stigmatisation prétendument scientifique le destin létal des mésinscrits. L’ambiguïté des conséquences psychiques et sociales de l’idéal rationaliste, mais surtout de sa réduction instrumentale et techniciste, oblige à réinterroger les certitudes qui ont présidé à et légitimé la mise en place de l’acculturation scolaire et les illusions progressistes que l’obligation scolaire devait permettre de réaliser, en donnant à tous accès au bonheur et à la morale par la diffusion du savoir.
24Dès l’origine, l’échec massif des enfants des classes populaires dans les apprentissages fondamentaux exigea une interrogation critique de la scolarisation. L’échec scolaire – et la sélection sociale à l’école – furent à l’origine des questions qui, à partir des enquêtes et travaux de Binet et Simon, donnèrent naissance à la psychologie française, entre légitimation idéologique des difficultés massives rencontrées dans la scolarisation des enfants de la partie la plus dominée de la classe dominée, et recherche des causes et des explications scientifiques susceptibles de rendre compte de l’échec scolaire. On l’a trop oublié, la psychologie, comme discipline indépendante de la médecine et de la philosophie, naît en France comme la pratique et le savoir qui va identifier, évaluer et tenter de réparer les échecs de l’institution scolaire retraduits en incapacités des enfants à devenir élèves. Le refoulement de cette origine méconnue pourrait bien être une des raisons de la méfiance de l’Éducation nationale à l’égard de toute psychologie qui ne soit point scolaire, c’est-à-dire directement asservie à la légitimation des pratiques de l’institution, et de sa méfiance à l’égard de toute approche non directement assignée à la sélection, selon ses propres normes, des déviants et des mésinscrits : c’est dans cette perspective que l’ambivalence de fond, toujours présente dans la relation à l’approche clinique et psychosociale, peut sans doute prendre sens et l’adhésion au formatage cognitivo-comportemental, s’inscrire naturellement dans la logique pédagogique.
25La distinction fondatrice entre aliénés d’asile et aliénés d’école demeure active, et trouve dans les notions de déficit et de handicap les moyens de cliver le psychique et le social, l’affectif et le cognitif, et de dénier l’existence de la groupalité scolaire et de ses dynamiques, de la relation pédagogique – et du transfert –, mais aussi de la contextualité institutionnelle et didactique. Au sein même de l’Instance Parentale d’État, malgré et à cause de leur complémentarité, les institutions et les professionnels à l’œuvre dans l’acculturation se trouvent en rivalité et en concurrence dans l’exercice de leur mission normative. Aussi bien les querelles de préséance et de territoires sont-elles la règle depuis l’origine entre les acteurs des champs pédagogique, social, éducatif, judiciaire, culturel, médical et psychologique. Mais aussi l’incompatibilité potentielle des temporalités qui les structurent et qu’elles imposent. La succession des réformes définissant et articulant les pratiques éducatives et thérapeutiques témoigne des luttes et des enjeux politiques dont la scolarisation est structurellement porteuse, mais aussi des évolutions épistémiques et institutionnelles à l’œuvre dans la définition, l’interprétation et le traitement des difficultés et des pathologies dont l’école est la cause, l’occasion ou le lieu.
26De 1909 à 2002 et à notre actualité sauvagement libérale, les classes spécialisées et formations spécifiques (CAEI [Certificat d’aptitude à l’enseignement des enfants et adolescents inadaptés], CAPSAIS [Certificat d’aptitude pédagogique au soutien et à l’adaptation et l’intégration scolaire], puis le CAPA-SH [Certificat d’aptitude pédagogique pour les aides spécialisées, les enseignements adaptés, et la scolarisation des élèves aux besoins éducatifs particuliers dus à une situation de handicap, une maladie, ou de graves difficultés scolaires], diplôme de psychologue scolaire…) et les structures d’aide et de soutien (GAPP, RASED) de l’Éducation nationale se sont trouvées en concurrence avec les institutions médicales. Or, après l’exception notoire des CPP, les établissements en charge des souffrances et des pathologies dans l’acculturation scolaire ont évolué du CMPP à double direction au CMP, à l’ambiguïté des IME, IMPRO et hôpitaux de jour inscrits dans le champ et les valeurs de la pédopsychiatrie jusqu’aux actuelles MDPH. Celles-ci consacrent la remédicalisation et la retraduction de l’aliénation d’école en déficit, troubles et handicap, avec le risque inhérent de la pathologisation immédiate de toute difficulté d’apprentissage, voire, avec le secours de l’INSERM, du resurgissement non seulement de l’idéologie du don mais du délire de la tare génétique chère au darwinisme social. Malgré (ou à cause de ?) la mise en place du travail en réseau et l’appel au partenariat, le clivage entre pédagogique, médical et psychologique s’est donc recréé dans un morcellement mortifère dont les procédures gestionnaires – structurées par la normalisation évaluative omniprésente – prétendent assurer l’unité dans les logiques de l’entreprise…
27Les oscillations de la domination symbolique entre le pédagogique, le social, le psychologique et le médical s’inscrivent en résonance – non mécanique – avec les alternances politiques et l’évolution générale de la post-hypermodernité dans sa dérive néo-libérale. On peut ainsi repérer comment la réforme Jospin et la création des IUFM, marquant le triomphe du pédagogisme, malgré leur prétention démocratique, ont de fait correspondu à l’inscription dans la réalité institutionnelle des préconisations libérales du Traité de Maastricht. C’est à ce moment précisément que le statut et la fonction de l’enseignement spécialisé ont commencé à être remis en question, le ministère proclamant officiellement la fin de la psychopédagogie, tandis que, sous prétexte de professionnalisme, la pratique pédagogique se voyait réduite et asservie à la technicité didactique et aux procédures évaluatives. Dans le même temps que s’imposaient le paradigme cognitivo-comportemental et les technologies de l’apprentissage, les enseignants, désormais interdits de transmission et transformés en accompagnateurs des apprenants en auto-construction de leur savoir, se voyaient assignés au rôle de contrôleurs de la conformité des acquisitions par les enfants et les adolescents des savoirs, savoir-faire et savoir-être programmés dans la matrice des référentiels de compétences.
28La novlangue pédagogiste, malgré et grâce à son outrance caricaturale, a dès lors exclu la possibilité même de penser les apprentissages comme une pratique historique, relationnelle et groupale, porteuse de sens et de culture, mais incluant par essence une temporalité propre et des conflictualités irréductibles au modèle simpliste de la dissonance cognitive. Le déni des enjeux psychiques, culturels et sociaux présents dans le champ et la pratique pédagogiques ne pouvait dès lors que produire l’exclusion et la stigmatisation réifiante de tout ce qui se révèle non conforme aux logiques prescrites, échappe aux grilles d’évaluation, résiste aux exigences de la raison instrumentale, ne s’inscrit pas dans le timing procéduré. Sous couvert de modernité et de démocratie, une formidable régression s’est progressivement mise en place, abolissant tous les acquis de la sociologie critique, de l’épistémologie rationnelle, d’un siècle de pédagogie clinique et institutionnelle, et de clinique pédagogique au profit d’un formatage utilitariste asservi à la pensée opératoire. La norme formelle a pris la place de l’appréciation réflexive et du récit et des acquis de l’expérience, en disqualifiant la réalité des pratiques et la pensée des acteurs et sujets de la relation pédagogique.
29La destruction de l’approche psychopédagogique et la réduction techniciste des pratiques pédagogiques qui, dans le même mouvement, dénient et disqualifient la dissymétrie éducative, la relation d’enseignement et la transmission culturelle, produisent mécaniquement l’éviction et l’exclusion des dynamiques conflictuelles et élaboratives au profit du rejet stigmatisant des actes, des discours et des pensées non conformes aux nouvelles normes de référence et à l’idéal opératoire que les procédures didactiques et de formatage comportemental sont censées mettre en place. La norme en son immédiate application impose le silence au discours de l’expérience, disqualifie le dialogue pédagogique et méconnaît le travail de l’élaboration. Dans cette logique, toute anomalie, toute déviance, toute difficulté, toute différence est immédiatement codée et transformée en symptôme ou syndrome pathologique lui-même pensé dans les catégorisations objectivantes du déficit et du handicap selon la logique de la mésinscription productrice, du fait de ses clivages et de son morcellement, d’incasables au sein même de l’Instance parentale d’État censée les prendre en charge.
30La sélection sociale est désormais directement légitimée par la médicalisation dans l’urgence de tout échec, difficulté ou refus scolaires, le discours médical offrant et imposant aux enseignants comme aux enfants et à leur famille les nouvelles catégories explicatives censées rendre compte des souffrances et des impasses de l’acculturation scolaire. La médicalisation qui transforme les difficultés en maladies (les « dys- »…) innocente l’institution, les pratiques pédagogiques, les enseignants, les élèves et leurs familles mais transforme en assignation destinale les avatars de la scolarisation aux dépens de la possibilité de leur mise en sens et en travail dans le groupe-classe et la relation pédagogique. Elle ouvre ainsi le nouveau marché du soutien scolaire et de la prescription des psychotropes normalisants. Dans sa fonction de diagnostic et d’évaluation, la MDPH remplit ainsi la mission de transformer l’échec scolaire en pathologie singulière de l’élève selon les exigences de la norme d’internalité, et de légitimer la sélection sociale au nom de la prévention qui prétend pacifier l’avenir en détectant, dès trois ans, les pathologies supposées génétiques des enfants en difficulté dans leur devenir élève. La médecine prédictive, totalitaire par nature, efface toute possibilité d’évolution et de résilience. Dans la même logique, se programme et se réalise la disparition de l’enseignement spécialisé et de ses structures d’accueil, la prescription destinale excluant tout autre possibilité d’intervention que la pharmacopée ou le dressage comportemental. La disparition des structures et pratiques intermédiaires et de leur fonction transitionnelle renforce et légitime le clivage et la complémentarité entre pédagogie techniciste/libertaire et médicalisation biologisante/sélective, tandis que la psychologie scolaire tend, de droit et de fait – par surcharge des professionnels ardemment sollicités par les enseignants en déroute –, à se réduire à des pratiques évaluatives à finalité d’orientation et de prévention, dirigeant, précocement et sans recours, vers la pédiatrie ou la pédopsychiatrie les enfants qui peinent à devenir élèves et à investir l’école et les apprentissages.
31Si cette transformation des structures et des modalités des interventions auprès des exclus et éliminés de la scolarisation se double d’une paradoxale volonté d’intégration à tout prix conforme au politiquement correct et aux pressions des familles en souffrance, c’est dans la logique des normalisations opératoires et des évaluations objectivantes éliminant par nature toute interrogation sur l’histoire de l’enfant-élève, toute analyse du sens de son échec, refus ou incapacité à se soumettre aux exigences de la scolarisation et de l’apprentissage. La question essentielle du parcours scolaire, du rapport au savoir et de son investissement est désormais évincée, et les programmes didactiques prennent progressivement la place des relations de parole et des pratiques transitionnelles qui fondaient et caractérisaient les pratiques de l’enseignement spécialisé. Le refus de penser les enjeux inconscients, culturels et psychosociaux de la scolarisation s’inscrit dans la logique institutionnelle et les conceptions individualistes, voire « autistiques », dont le constructivisme piagétien fut le plus intelligent représentant ; cette constatation ne doit cependant pas amener à négliger le saut qualitatif présent dans la généralisation des nouvelles didactiques et technologies réduisant les acteurs de la pratique pédagogique à l’état agentique et disqualifiant l’intersubjectivité de la parole incarnée.
32La promotion de l’opératoire produit dans le même temps la phobie de la rencontre, la peur du pulsionnel et la généralisation du soupçon d’intention, singulièrement concernant le risque pédophile. À l’omerta succède ainsi une très pathologique obsession préventive, très représentative du retour du refoulé que permet l’effondrement des métacadres symboliques ; sans doute révèle-t-elle aussi l’extraordinaire violence faite aux sujets sous le couvert de l’objectivité, de la neutralité et de la scientificité pédagogiques. Mais cette violence-là demeure, pour l’essentiel, difficilement figurable, problématique à penser et interdite à dénoncer. C’est bien pourquoi il convient de supprimer ou du moins de marginaliser les enseignants spécialisés, et plus encore les psychologues scolaires, puisqu’ils sont potentiellement témoins à charge de la perversion institutionnelle et à même d’en comprendre et démonter les mécanismes à partir de leur expérience clinique. Les procédures didactiques et les programmes cognitivo-comportementaux ont l’immense avantage de masquer sous leur technicité et leur scientificité prétendue la légitimation de l’idéologie dominante et plus encore les attaques sur la pensée et le sens que mettent en œuvre, dans le silence de la bêtise opératoire, la neutralité et la rationalité supposées de leur mise en œuvre et de leurs objectifs.
33Cette critique radicale, faut-il le préciser, ne concerne bien évidemment que les méthodologies technicistes qui sont les dérives idéologiques des théories et des recherches scientifiques, et non les approches épistémologiquement légitimes des neurosciences, de la génétique ou du cognitivisme, lorsque ces disciplines se développent dans les limites de leur champ et de leur objet. Depuis S. Freud, l’épistémologie complémentariste permet d’envisager sans arrogance ni anathème le développement des approches expérimentales, car la causalité démontrée n’efface ni n’invalide la valeur et le sens de la causalité interprétée, et ce qui se prouve n’annule pas ce qui s’éprouve. Le discours de la science ne saurait pourtant se substituer à la parole dans le lien intersubjectif ni prétendre formater sans reste les actes, les pensées et les affects des sujets, sauf à produire la barbarie au nom de la raison et l’emprise sous prétexte de maîtrise.
34Le morcellement, la dispersion ou l’effacement neutralisant des différences culturelles, reprise scolaire de l’« entertainment » médiatique à l’Américaine, diffusent une posture consumériste, utilitariste et superficielle du savoir dans l’allègre confusion entre formation et information, utilisation et appropriation, branchement addictif et investissement. La méconnaissance de principe de la valeur de la culture savante, de ses modèles et de ses exemples pour la formation de la pensée permet de légitimer comme naturelle la domination symbolique des dominants et d’en priver les dominés sous prétexte de sa prétendue inaccessibilité, de sa difficulté ou de sa ringardise. Dans le même temps d’ailleurs, il n’y a aucune véritable prise en compte de la réalité et du sens de la culture supposée populaire. Les nouveaux programmes et instructions officiels ont depuis une vingtaine d’années progressivement supprimé le rapport structuré et structurant à la culture et au savoir savants et l’idée d’un apprentissage qui soit aussi formation (Bildung) : cette trahison de la tâche primaire, prescrite par les textes, est à l’origine de la déstructuration des pratiques enseignantes, et la destruction des savoirs disciplinaires conduit logiquement à l’effacement de la dissymétrie des places et à la déshérence de l’autorité pédagogique, puisqu’il n’est plus besoin de temps pour apprendre et grandir.
35Faute d’assumer la violence symbolique primaire instituante du sujet et garante du devenir-élève, les enseignants ont peu à peu, au nom du droit très libéral à l’expression, renoncé à donner les mots pour dire, les structures et les formes pour écrire et penser, les codes pour comprendre et organiser l’information : sans vocabulaire, sans orthographe ni grammaire, ignorants de l’histoire et du sens des œuvres et des événements qui ont construit notre société, les plus démunis sont abandonnés sans recours à la violence de l’aliénation sociale et des stéréotypes médiatiques. Il n’y a pas, dès lors, à s’étonner qu’ils désinvestissent, fuient ou attaquent une institution aussi maltraitante qui a, fondamentalement, renoncé à ses valeurs, ne soutient aucun contrat symbolique porteur de sens et s’abandonne au faire-semblant d’une séduction démagogique qui redouble dans l’insignifiance la violence symbolique secondaire nécessaire à sa survie. Bien entendu, nombre d’enseignants sont dans le malaise et tentent de résister à ce totalitarisme régressif, mais on peut s’inquiéter de l’avenir alors qu’arrivent dans la profession des jeunes sans aucune formation spécifique ; depuis l’enfance confrontés à la disqualification de la culture savante et démunis face aux enfants ne partageant pas, du fait de leur origine sociale, les us et coutumes de leur groupe d’appartenance primaire, ils risquent de fétichiser les déjà problématiques procédures didactiques qu’on leur présentera, proposera et imposera comme le nec plus ultra de la professionnalité, en attendant le règne prévisible des machines à enseigner débarrassant enfin les adultes de la responsabilité et du souci de la formation des jeunes…
36Dans l’immédiat, un usage sauvage de la norme d’internalité – dont une certaine psychanalyse fut parfois complice – ramène mécaniquement tous les problèmes de l’acculturation scolaire à des pathologies individuelles et décontextualisées. Selon la tradition scolastique de l’institution académique, l’échec scolaire est attribué à la seule responsabilité du sujet singulier, dans la méconnaissance appliquée de la groupalité scolaire, du contexte institutionnel, des pratiques pédagogiques, de leurs supports et de leurs méthodes, et, bien entendu, de la relation pédagogique, notamment dans sa dimension transférentielle et dynamique. Le modèle médical, supposé scientifique, se substitue à toute interrogation pédagogique et à toute mise en sens psychologique. Dans cette même logique, l’échec, la violence et l’absentéisme sont à nouveau recodés en langage médical et/ou sécuritaire sans interrogation des enjeux psychiques et sociaux de la scolarisation. Ce n’est pas l’école qui dysfonctionne, ce n’est pas l’acculturation qui est problématique, c’est l’élève qui est malade… Tandis que troubles du comportement ou du développement, hyperactivité, déficit intellectuel, phobies scolaires et tous les « dys- » dûment identifiés, évalués et étiquetés en références aux normes idéologiques et idéales de la santé et de la scolarité parfaites cautionnent, voire déterminent l’impuissance ou les limites du pédagogique, un vaste marché du soutien et de la rééducation scolaires s’ouvre pour prendre en charge les ratages et les souffrances engendrés par le fonctionnement du système scolaire. Ainsi paradoxalement protégées de toute interrogation, les pratiques institutionnellement légitimées peuvent poursuivre leur dérive dans le déni ou l’évitement de toute castration symbolique, de tout manque et de toute dette, et diffuser tranquillement les normes et exigences de la société de la performance, puisque ses insuffisances et ses échecs sont formellement et scientifiquement non seulement justifiés mais désormais rentables…
Le biopouvoir et la normalisation médicale
37De la même manière que l’utilisation de la culture savante comme moyen de sélection sociale n’efface nullement sa valeur structurante pour la subjectivation et la socialisation – sauf à s’interdire de lire Goethe ou d’écouter Schubert parce que les nazis pouvaient prendre plaisir à fréquenter leurs œuvres –, il est essentiel de ne pas confondre science et scientisme, la pratique scientifique et l’usage idéologique de ses résultats fétichisés et décontextualisés. N’étaient l’imaginaire social et sa fonction idéologique, l’examen épistémologique des assertions scientistes suffirait d’ailleurs à les invalider. En réalité, la société consumériste, toute à l’imaginaire du mythe hypermoderne de la Grande Santé, ne rêve que de risque zéro, de prévention, de certitude, de maîtrise et de normalisation. Dès lors, toute déviance devient problématique, tout échec pathologique, et la Science, divinité complémentaire et complice du Divin Marché, est appelée à la rescousse pour mettre fin aux désordres que produit l’humain…
38Il faut donc penser les échecs, les pathologies comportementales, affectives et cognitives, les violences et les décrochages comme autant de dérives qui, au-delà et à travers les histoires et positions subjectives de souffrance et de rejet, demandent à être identifiés comme les avatars d’un désordre ethnique spécifique, c’est-à-dire, en l’occurrence, d’une pathologie culturelle, conséquence de l’anomie régnant dans l’institution éducative et d’une désorganisation des temporalités subjectives.
39Les échecs et les pathologies scolaires sont des phénomènes symptomatiques qui se trouvent immédiatement reconnus et identifiés par tout sujet de notre culture, et, en tant que tels, ils sont perçus comme familiers, communs, banalisés en même temps qu’objectivement problématiques. C’est d’ailleurs un effet paradoxal de l’idéologie évaluative que d’avoir rendu visible les dysfonctionnements qu’elle a largement contribué à produire… Selon les moments, les places et les postures, ils se trouvent codés et définis selon les modèles de l’épistémè dominante et les représentations idéologiques diffusées dans la culture, notamment par les médias. Ainsi tous reconnaissent l’échec scolaire dans ses différentes formes, et tous se sentent concernés : enseignants, parents, sociologues, psychosociologues, professionnels de la rééducation, psychologues, psychothérapeutes, pédiatres et pédopsychiatres sont, à des degrés divers et dans des perspectives différenciées, mobilisés autour de l’enfant en souffrance à l’école. La façon dont ils perçoivent et nomment les difficultés rencontrées par l’élève dépend du corpus théorique de référence et des façons de catégoriser à l’œuvre dans l’institution et la société. De plus, même entre professionnels, selon le métier, le lieu et le moment de la formation, la pratique et l’expérience, on peut trouver en présence des paradigmes contradictoires induisant des conflits d’interprétation, alors que les représentations populaires sont le plus souvent héritées d’une épistémè périmée. Ce n’est évidemment pas la même chose que de percevoir et nommer le petit Kevin, comme « un garnement », « un cancre », « un stigmatisé », « un débile », « un enfant dysharmonique », « un sujet psychotique », « un autiste » ou « un hyperactif ». Ces dénominations sont inductrices de fantasmatisations obligées dont l’effet Pygmalion sera la plus banale conséquence.
40La bataille diagnostique renvoie au conflit des interprétations dans le champ de l’école, de l’enseignement spécialisé et de la pédopsychiatrie, mais, savante ou populaire, car chacun a une idée de la cause et de ce qu’il faudrait faire pour résoudre le problème – de la fessée à la Ritaline –, la théorie étiologique de référence construit le diagnostic et surtout définit un pronostic dont il serait imprudent de sous-estimer l’efficacité performative. Bien entendu, la prise en charge et le traitement éventuel dépendent directement des références théoriques qui ont mis en sens les symptômes. Mais le codage/décodage des symptômes et les prescriptions de prise en charge ne peuvent être séparés des valeurs, des logiques et des structures institutionnelles de l’Instance Parentale d’État à un moment de son histoire et de son lien au politique. La synergie entre interprétation du symptôme et création des métiers et des structures destinés à le traiter est constante depuis l’origine de l’école obligatoire. Ainsi la suppression des GAPP et leur remplacement par les RASED a très précisément correspondu au passage d’une approche clinique influencée par la psychanalyse et la sociologie critique, soucieuses du sujet, de la relation au savoir et du sens des apprentissages, à une conception centrée sur la didactique référée au cognitivo-comportementalisme, visant l’amélioration et l’évaluation des compétences et des performances de l’individu par la mise en œuvre de procédures désubjectivées. Dans le même temps, le réseau et le partenariat, structures conformes au management technocratique, venaient se substituer au fonctionnement en équipe qui tentait de compenser les lacunes de l’organisation bureaucratique, tandis que l’instituteur laissait sa place au professeur des écoles, l’élève à l’apprenant, l’enseignement à l’accompagnement pédagogique, et la notation à l’évaluation. On ne saurait sous-estimer l’ampleur des conséquences de ces discrètes mais radicales métamorphoses de l’ensemble des structures, des discours et des valeurs organisant l’acculturation scolaire, la théorisation et la prise en charge de ses échecs. Ceci d’autant plus que la masse sociale des exclusions, sorties prématurées et sans qualification du système scolaire, le développement de l’illettrisme chez les sujets pourtant scolarisés, l’émergence de la violence s’exprimant directement dans le champ pédagogique, les ravages du pédagogisme hypermoderne s’imposent désormais au regard de tous…
41Le marasme pédagogique et la faillite généralisée de l’acculturation scolaire qui a remplacé la sélection sociale par la débilisation généralisée (ici à entendre comme restriction des capacités de penser à l’opératoire), dont les plus dominés demeurent cependant toujours les victimes privilégiées, s’inscrivent au-delà des bonnes intentions proclamées, des déclarations démocratiques/démagogiques, des appels au réalisme et de l’invocation de la rationalité scientifique, comme les conséquences naturelles de nouvelles doctrines et pratiques dont la modernité proclamée opère, sous couvert de réforme, une régression culturelle, institutionnelle et idéologique sans précédent depuis les régimes totalitaires. Et c’est, plus encore sans doute qu’auparavant, sous l’égide du discours médical, supposé par définition progressiste, que s’opère désormais la sélection des incasables qui ne parviennent pas à intégrer les nouvelles exigences de la normalisation pédagogique.
42Dans la mesure où le concept aussi fumeux que totalitaire de « santé mentale » défini par l’OMS en vient à définir les normes du bien-vivre, tout enfant qui ne correspond pas à l’idéal de l’apprenant se trouve de plus en plus tôt et de plus en plus facilement étiqueté comme porteur de troubles du comportement ou de la personnalité, évalué selon la mécanique des grilles d’évaluation techniques mesurant sa capacité d’intégrer les valeurs et les logiques prescrites par les « bonnes pratiques » imposées à et par les pédagogues selon les normes de l’idéologie dominante. L’intolérance et la normativité sont telles dans notre société de la performance que, malgré l’institution formelle des cycles d’apprentissage, des projets d’école et des équipes pédagogiques, les RASED, et plus encore les psychologues scolaires, sont, au mépris de toute clinique pédagogique, appelés à la rescousse pour évaluation ou prise en charge dès les premières semaines succédant à la rentrée de septembre. Intermédiaires entre le champ pédagogique et le médical, les enseignants spécialisés, débordés, se trouvent ainsi progressivement assignés à une pure tâche de tri et de transformation des difficultés socioculturelles et psychiques rencontrées dans la scolarisation en pathologies individuelles évaluées selon les logiques de l’ordre médical. Et dans l’exclusion de toute idée de résilience et de progrès possible.
43Dans cette dynamique régressive, dans la plus pure tradition conservatrice américaine, on voit réapparaître les discours néodarwiniens naturalisant et biologisant l’échec ou la réussite scolaires. Disqualifiant toute pédagogie adaptée, déniant les dimensions psychiques, culturelles, pédagogiques et institutionnelles des difficultés et pathologies scolaires, ils s’attaquent aux possibilités mêmes de penser la légitimité et la possibilité d’un enseignement spécialisé subjectivant et cautionnent l’abandon libéral des prises en charge psychopédagogiques. Après la chimère magique du MBD (minimal brain dysfunction) – extraordinaire entité prétendument scientifique d’un trouble biologique inobjectivé et inobjectivable ! –, voici revenue la génétique à la Alexis Carrel, l’ordre naturel qui détermine, explique et légitime l’ordre et la hiérarchie sociale au nom de la Science ! Sans état d’âme ni doute critique, voici que de redoutables « chercheurs » de l’INSERM stipendiés par l’état libéral exigent et préconisent, au nom du principe de précaution et de la logique sécuritaire désormais déterminante dans l’illusoire idéal de la médecine prédictive totalitaire, l’évaluation des bambins supposés possiblement psychopathes, tandis que l’école se soumet aux nouvelles prescriptions exigeant la mesure du savoir-être des élèves… Binet, du moins, reconnaissait en son temps les limites fonctionnelles du QI et sa finalité sociale et institutionnelle. Le scientisme hypermoderne, enfermé dans les certitudes de la rationalité instrumentale, prétend quant à lui réduire la réalité à ses propres critères, appliquer, accorder aux algorithmes mathématiques et à l’informatique les capacités de penser auxquelles certains chercheurs ont renoncé en réduisant ces dernières au calcul. Cette très savante bêtise permet à la pensée réactionnaire la plus caricaturale de diffuser comme parole d’évangile, dans les médias, et désormais, quoique plus frauduleusement, dans l’institution scolaire, l’idéologie du don pourtant radicalement démontée et invalidée depuis quarante ans par les analyses de la sociologie critique, de la psychosociologie, de la psychologie du développement, de la psychanalyse et… de la biologie et de la génétique conscientes de leurs limites épistémiques !
44Producteur méthodique d’insignifiance, le discours médical naturalise le symptôme en handicap, dont on prendra soin d’informer les usagers afin qu’ils intériorisent la stigmatisation réifiante comme un destin sans recours et se soumettent sans protester aux normalisations techniques – comportementales et cognitives – des programmes auxquels ils seront discrètement sommés de se soumettre. Bien entendu, étayées sur l’imaginaire de l’urgence, ces procédures de formatage présentent le grand avantage d’éviter à chacun et à tous l’interrogation de l’histoire, des circonstances et du contexte de l’émergence de ce qui se trouve désigné comme pathologique et de désigner la nature supposée de l’enfant comme seule et déterminante origine de son « trouble ». Bien entendu aussi, l’individualisation permet d’exclure tout examen du déterminisme social et de la fonction politique de la « faillite » de l’école publique. Lorsque l’on prétend en déduire les problèmes de la transmission sans mise en perspective des mutations idéologiques, institutionnelles et méthodologiques à l’œuvre dans la pédagogie, on aboutit à une inversion de la causalité attribuant à la victime de l’anomie la responsabilité de celle-ci, selon la plus pure logique du renversement pervers.
45En réalité, il y a un lien structurel entre le morcellement objectivant du DSM et ses dérivés évaluatifs dans le champ pédagogique, la définition du symptôme comme « trouble », l’orientation médicale et le diagnostic de handicap posé à la MDPH et la préconisation d’un programme rééducatif et/ou d’un psychotrope pour faire taire ce qui s’énonce dans le symptôme. Syndrome ethnique particulièrement significatif de l’anomie contemporaine, « l’hyperactivité » importée des États-Unis naturalise les effets des carences éducatives et pédagogiques et de l’exposition précoce de l’infans contemporain à l’excitation télévisuelle hors de toute parole adulte donnant sens et limites à ses éprouvés ; elle impose aux pédiatres, aux enseignants et aux parents le recours à la Ritaline censée – mais à quel prix ? – ramener la paix dans les classes et les familles. La nullité athéorique de la définition du syndrome en question et son simplisme catégorisant donnent toute leur force aux fausses évidences comportementales, les certitudes idéologiques venant ici étayer les défenses des protagonistes confrontés à la complexité d’une souffrance qui leur échappe. Dans la déshérence du symbolique et faute d’interdits humanisants et structurants, la molécule s’impose comme ce qui seul pourrait faire contenance et empêcher l’illimitation explosive de la jouissance pulsionnelle de l’élève dans le moment même où l’excitation chronique, l’agitation acéphale, les réponses impulsives et les passages à l’acte, l’incohérence verbale, les décharges motrices et le refus de toute contrainte s’affichent, jusqu’au plus haut niveau de l’État, comme les caractéristiques de la personnalité modale hypermoderne que l’on peut donc à juste titre qualifier… d’« hyperactive » !
46Dans ces conditions, les enfants en devenir scolaire, les enseignants et les intervenants de la relation d’aide ou de soutien, voire les psychothérapeutes, se trouvent, comme les parents, structurellement pris dans de multiples contraintes et paradoxes où les normes tuent les récits : entre culte de l’enfant-roi, mythe de l’apprenant auto-engendré, exigences du politiquement correct, urgence de l’adaptation-socialisation, formalisme évaluatif, technicité pédagogique, volonté d’intégration et préconisation de structures et de pédagogie adaptées, pédagogisme et médicalisation, les représentations et les discours contradictoires engendrent des pratiques incertaines, lorsqu’elles ne sont pas tout simplement incohérentes, le manque de moyens ou leur mésusage venant trop souvent, sous prétexte de partenariat, ajouter à la confusion des références et des pratiques les aléas du bricolage institutionnel…
47Dans tous les cas, et quelles que soient les réserves critiques que l’on puisse formuler légitimement à l’encontre du fonctionnement bureaucratique de l’Instance Parentale d’État dans l’appareil idéologique d’État, la privatisation et la marchandisation actuellement à l’œuvre, la gestion technocratique et la réduction techniciste de l’acculturation scolaire ont pour effet immédiat l’effacement de l’histoire, du conflit, du manque et de la dette, la disqualification de la parole et de la rencontre intersubjective dans la pratique pédagogique, mais aussi l’abandon de toute transmission culturelle et l’effacement de toute contextualité groupale et institutionnelle de l’apprentissage.
48En vérité, il s’agit de situer l’oscillation entre pédagogisme et médicalisation comme la mise en miroir de deux postures idéologiques complémentaires et paradoxales. La réduction de la pratique pédagogique à la technicité didactique produit comme effet de cette très régressive restriction toute difficulté d’apprentissage comme pathologie scolaire échappant à l’approche enseignante ou psychopédagogique et exigeant l’immédiate intervention pour coder et mettre sous emprise du discours médical ce qui ne s’inscrit pas immédiatement dans les catégories de la didactique cognitivo-comportementale. Ce qui échappe à l’approche pédagogique – que l’on a commencé par disqualifier dans ses possibilités de mise en sens transformatrice – est d’emblée assigné comme objet du médical, alors même que les actions de soutien et d’intégration prétendront résoudre les difficultés souvent largement créées ou renforcées par des pratiques pédagogiques inquestionnées dans leurs modalités et finalités. Au hasard des rencontres, des personnes et des circonstances, la souffrance à l’école, l’échec ou la pathologie scolaires peuvent ainsi rencontrer des attitudes et des pratiques de banalisation ou de dramatisation, des volontés d’intégration, des postures de stigmatisation et de rejet aussi bien du côté pédagogique que du côté médical, la communauté de déni du sens et de la subjectivité et l’alliance dans l’opératoire faisant lien dans l’idéologie entre les deux logiques et pouvoirs institutionnels dans le clivage qui affecte leurs tâches primaires au sein de l’Instance Parentale d’État. Cette bascule idéologique permet, en satisfaisant les intérêts et les défenses de chacun et de tous, de laisser hors discours et hors pensée les enjeux psychiques et sociaux de la crise de la transmission scolaire, de rendre inaccessible la mise en figuration de l’anomie institutionnelle, d’interdire la mise en parole des souffrances et des conflits présents dans l’espace pédagogique, d’effacer jusqu’à l’existence même d’une tâche primaire…
49La constatation de la barbarie contemporaine au service de laquelle la science se mobilise n’implique aucune idéalisation béate du passé, ne serait-ce que parce que la déculturation hypermoderne n’est que l’exacerbation des logiques sociales et anthropologiques présentes dès l’origine comme la face d’ombre de l’Instance Parentale d’État et de l’idéal humaniste et progressiste de la République. Ce n’est pas pour autant une raison de dénier la mutation catastrophique à l’œuvre dans la crise de l’école et les dynamiques létales au travail dans les réformes libérales du système scolaire. L’abandon de la tâche acculturative pour un formatage normalisant excluant d’emblée comme handicapés ceux qui se trouvent en échec dans leur parcours scolaire, la destruction progressive mais méthodique des structures et pratiques d’aide spécialisée aux élèves en difficulté, le recours immédiat et systématique à l’objectivation naturalisante et à la catégorisation médicales des difficultés d’apprentissage ou de socialisation s’avèrent parfaitement complémentaires de l’abandon des références à la tradition culturelle et à un idéal d’universalité laïque, à la réduction techniciste de la pratique pédagogique, à l’éviction de la posture clinique en médecine, et à la disqualification radicale de la dimension symbolique de la parole et du langage. Au sein de l’Instance Parentale d’État en décomposition, la rivalité/complicité entre le pédagogique et le médical se transforme en contrat pervers, clivages et dénis partagés permettant d’éluder toute interrogation des enjeux anthropologiques, politiques, sociaux et psychiques de la déculturation à l’œuvre.
Que faire ?
50L’analyse précédente renvoie chacun à ses responsabilités de citoyen, de professionnel et de sujet. Elle implique, pour chaque éducateur et chaque psychiste, l’interrogation de sa position et de sa pratique dans un contexte qui apparaît redoutablement organisé par les logiques de la perversion et déterminé par les déliaisons et les ligatures de la déculturation libérale. Reconnaître l’efficacité destructrice des nouvelles modalités de normalisation et les dynamiques létales qu’elles contribuent à réaliser oblige certes à renoncer à une trop facile neutralité bienveillante, mais n’implique pas l’abandon des nécessaires combats éthiques et théoriques indispensables au maintien des pratiques de subjectivation, d’éducation et de transmission culturelle dont l’école de la République et l’Instance Parentale d’État étaient, malgré leurs ambiguïtés idéologiques et leurs imperfections éthiques, historiquement porteuses. La présente catastrophe n’oblige pas à abandonner les valeurs fondatrices de l’humanisme, de la raison critique et de la République, lors même que la crise de la transmission exige une exigeante critique des illusions qui ont fait des Lumières la paradoxale origine de la pédagogie opératoire et de la médicalisation scientiste. Il serait par ailleurs aussi injuste qu’inexact de négliger et passer sous silence la résistance au quotidien des enseignants, enseignants spécialisés, psychologues scolaires et cliniciens, médecins et psychothérapeutes, qui, dans l’effectivité de leur pratique, travaillent jour après jour à combattre les dérives désubjectivantes de l’institution scolaire, maintiennent la culture et sa transmission comme organisatrices de la relation d’enseignement et interrogent leur posture, leur modalité d’intervention et leur pédagogie pour tenter de mettre en sens les difficultés de leurs élèves.
51Aussi bien est-il sans doute encore possible d’opposer au formalisme infanticide de la normalisation libérale, la réinstitution des sujets de l’apprentissage dans la différence des places de l’enseignant et de l’enseigné, le rapport au savoir savant de la culture constituant le commun partageable dans le processus de la transmission. La référence à l’universel, médiatisée par les œuvres et le groupe-classe dans le contenant symbolique de l’institution, peut alors être conçue et investie comme mise en travail et non déni ou fétichisation des conflits d’appartenance. La mise en parole dans la dialectique groupale des différences existant dans les incorporats, introjects et identifications culturels en jeu dans l’acculturation scolaire peut alors donner sens au refus, à la difficulté, à la sidération des élèves comme au malaise des enseignants sans qu’il soit besoin de les dénier ou de les stigmatiser. Dans ce registre d’ailleurs, les psychologues scolaires pourraient s’investir auprès des équipes pédagogiques et faire lien avec les MDPH, pour assurer, autant que possible et nécessaire, l’établissement de la sécurité de base et la fiabilité du contrat narcissique indispensables au maintien du sens de l’acculturation scolaire pour les professionnels comme pour les élèves et remettre à l’honneur le travail de transformation subjective essentiel à l’éducation…
52Au discours de la norme et à la fantasmatisation obligée des violences symboliques secondaires, aux intériorisations forcées de discours insensés, il s’agit d’opposer dans la transmission de la culture commune, avec le temps pour penser, le sens d’une parole pleine et l’attention d’une écoute que l’interdit confronte à la relation d’inconnu qui borde la pensée en quête de reconnaissance et de connaissance dans la transmission, l’échange et le débat.
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Notes
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[1]
Une première version de cet article a déjà été publiée dans la revue Psychologie et éducation, n° 2012-3, p. 13-41.