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Article de revue

Les sirènes d'Ulysse et les soins palliatifs à l'hôpital

Pages 19 à 31

Notes

  • [1]
    Je remercie ici mille fois les équipes hospitalières avec lesquelles je travaille dans ces espaces qui m’ont permis de mettre en lumière toute la complexité de leur travail.
  • [2]
    Il revient à Emmanuel et Anne Lise Diet (2000) d’avoir analysé le caractère délétère et aliénant du management procédural pour la vie psychique.
  • [3]
    Certaines directions hospitalières ne sont pas avares de menaces de suppression de service, au-delà de la réalité de ces suppressions.
  • [4]
    Méthodes et techniques faisant l’objet des formations proposées dans le cadre de Transition.
  • [5]
    Au sens que lui donne José Bleger (1966).
  • [6]
    Pour reprendre les termes d’Ophélia Avron.
  • [7]
    Tout prévoir est le titre d’une revue mensuelle de médecine générale.

1Dans le domaine des soins palliatifs, la mission des équipes mobiles place les professionnels qui y participent sur un chemin de crête : le mourant et sa famille, d’un côté, doublés de l’état des services hospitaliers, de l’autre, situent l’attention portée sur la fin de la vie à l’intérieur tant des mutations institutionnelles que connaît l’hôpital que du débat sur l’euthanasie.

2Nous souhaiterions dans ce texte apporter un ensemble de réflexions sur le travail de ces équipes dont l’appellation se décline selon les structures hospitalières ; « équipes mobiles d’accompagnement et de soins palliatifs », faisant parfois disparaître le terme « palliatifs » au profit de l’accompagnement ou du traitement de la douleur.

3Si ces équipes sont couramment toutes chargées des mêmes missions, celles d’un accompagnement des patients douloureux ou mourants et de leurs familles et d’un soutien auprès des équipes hospitalières qui prennent en charge ces patients, ces différentes appellations ne sont pas anodines. L’absence d’énonciation du « palliatif » souligne les difficultés à donner aujourd’hui à la fin de vie une place à l’intérieur de l’hôpital.

4Après avoir rappelé le contexte des mutations que connaissent les institutions hospitalières, nous aborderons en quoi un dispositif dit de « groupe de parole » fait apparaître les enjeux que ces équipes ont à traiter dans leur rapport aux malades mais aussi aux autres équipes. Considérant que ce traitement se situe à un niveau collectif, trans- et intersubjectifs, nous soulignerons la nature groupale de cette élaboration, telle qu’elle apparaît dans ce type de dispositifs que nous sommes amené à conduire depuis plusieurs années en tant qu’analyste et intervenant extérieur [1].

5C’est à cette place et à partir de l’expérience de l’animation de ces groupes que nous explorerons l’intérêt d’un tel dispositif et la façon dont se pose, comme une trame, la question du temps, et plus précisément celle des différentes temporalités avec lesquelles ces équipes ont constamment à composer.

6Dans une première rencontre, ces équipes apparaissent comme de « petites familles », pourrait-on dire, marquées par des liens étroits entre ses membres. Composé le plus souvent d’un médecin, deux ou trois infirmières, parfois une aide-soignante, une secrétaire, une ou deux psychologues, ce petit groupe est inclus dans le monde assez particulier des soins palliatifs qui constitue un milieu un peu à part dans l’univers des spécialités médicales qui devient de fait un domaine dans lequel chacun se connaît et se reconnaît.

7Les missions de ces équipes sont plurielles et se déclinent a minima selon chacun équipe. Elles comportent toujours un volet d’aide, de soutien et d’expertise auprès des équipes hospitalières en difficulté avec un malade hospitalisé mourant et/ou douloureux. L’objectif n’est pas de pallier ce qui ferait défaut dans ces équipes ou de soigner à leur place, bien que la tentation soit parfois grande, mais d’apporter une aide médicale et psychologique comportant une évaluation globale des situations cliniques et une écoute.

8Cette mission se complète d’une mission de formation auprès des professionnels hospitaliers sur des questions de prise en charge de la douleur, de la fin de vie, de la clinique de l’agonie…

9Enfin, elles assurent des consultations (douleurs et palliatifs) en ambulatoire et des suivis individuels ou familiaux parfois en collaboration avec des réseaux d’aide coordonnant des prises en charge en ville et à domicile.

10Ces équipes ont de fait une position d’interface qui les situe à la fois dans un travail clinique direct auprès des patients et un travail clinique indirect auprès des professionnels impliqués dans la prise en charge hospitalière. Une position d’interface, de liaison et de tiers mobilisant la question du lien, sa dimension instituée et le jeu des équipes entre elles.

11Elles sont, par ailleurs, depuis l’origine très soutenues par une pensée psychanalytique et/ou philosophique. En quoi la mort et la douleur à l’hôpital requièrent-elles, plus que dans tout autre service, l’activité des psychanalystes est une question importante. Une psychanalyse qui serait ici palliative de ce dont la médecine et l’hôpital se détournent appelle la réflexion, puisque la situation serait celle d’une intervention visant à pallier ou réparer ce qui se trouve dégradé, altéré, voire maltraité par les mêmes acteurs, par ailleurs.

12L’histoire des soins palliatifs en France mérite d’être précisée et nous ne ferons qu’en rappeler les grandes lignes. Si la médecine palliative existe dans notre pays depuis les années 1970, c’est dans les années 1980 qu’un tournant est pris par l’importance donnée à cette discipline. La dénonciation des pratiques d’euthanasie, la création d’un Comité consultatif d’éthique médicale, un groupe de travail constitué par le ministère de la Santé, ont conduit à officialiser les soins palliatifs par la « circulaire du 26 août 1986 relative à l’organisation des soins et à l’accompagnement des malades en phase terminale » appelée « Circulaire Laroque ».

13Ce texte de référence, qui donne une impulsion importante au développement des soins palliatifs, donne lieu à la création de plusieurs structures : une première unité de soins palliatifs (USP) française est ouverte par Maurice Abiven à l’hôpital international de la cité universitaire, suivie par des lits d’hospitalisation, appelés lits dédiés, des centres de consultation avec lits de jour, des hospitalisations à domicile, des réseaux aujourd’hui très actifs et des équipes mobiles.

14C’est aujourd’hui la loi Leonetti (2005) qui fait référence pour ces équipes comme un arrimage législatif face à la déferlante des mouvements auxquels les professionnels sont confrontés et au débat très vif sur les pratiques d’euthanasie.

15L’histoire singulière d’une discipline jeune à certains égards s’intrique à celle contemporaine de l’hôpital et à la mutation qui affecte aujourd’hui les institutions publiques. Sous la pression des impératifs gestionnaires et financiers, les rapports et représentations qui ont cours en entreprise se substituent à un esprit et une politique de services publics. Les restructurations et réorganisations maladroites et mal accompagnées, les menaces de disparition de services et les fermetures effectives, la pénurie de personnel et le turn-over des équipes débordées concourent à la dégradation conjointe des « collectifs de travail » (Dejours) et de la clinique en tant que pensée animant le travail soignant. L’extension et l’invasion à l’intérieur des pratiques relationnelles du management procédural basé sur des principes du contrôle de gestion sont aujourd’hui bien connues tant dans leurs ressorts politiques sur un plan stratégique que dans leurs effets sur la qualité du travail (E. Diet, A.-L. Diet, 2000).

16Elles touchent autant les modes d’organisation des structures, le sens des pratiques que les valeurs qui fondent le rapport que chaque soignant entretient à son métier et à son institution. Elles affectent les conditions qui permettent aux équipes de penser leur travail, c’est-à-dire d’élaborer et de soutenir des conceptions du patient et des soins appropriés. Elles renvoient à la transformation contemporaine des métacadres dans les secteurs de la santé et du social à laquelle de nombreux analystes ont apporté une compréhension majeure (Kaës, 2012 ; Gaillard et Pinel, 2011).

17Dans le champ de ces mutations caractéristiques de l’hyper­modernité, deux mouvements méritent ici d’être énoncés : ce sont ceux dans lesquels les équipes mobiles de soins palliatifs sont emportées et qu’elles ont donc à traiter pour elles-mêmes, mais ce sont aussi ces mouvements qui constituent, dans leurs collaborations avec les autres services hospitaliers, une sorte de point de butée, source d’échecs et de marginalité.

18Le premier est un mouvement de technicisation conjointe de l’humain et des soins. Le traitement d’un symptôme ou d’une maladie, en valorisant la dimension opératoire et rationnelle, à la fois sous la pression des exigences gestionnaires croissantes mais aussi sous le règne de la technologie et du temps raccourci, vient s’opposer de manière radicale à une façon de considérer la personne dans sa globalité et sa temporalité, notamment sur le plan psychique. Considérer la maladie avant le malade n’est pas nouveau. Mais force est de constater que les transformations institutionnelles contemporaines participent et poussent à l’usage et l’abus d’une vision mécaniste d’un corps objectivé aux dépens d’un corps dans lequel la subjectivité aurait sa place.

19Le second point est la révolution des modes de structuration des équipes hospitalières. L’organisation « apostolique et romaine » (Blondeau, 2004) basée sur la figure d’autorité du médecin n’a plus d’assise. Les rapports d’autorité hiérarchique et d’autorité de compétence en sont bouleversés. La déroute des pouvoirs médicaux face aux nouvelles formes de management de l’administration a laissé la place à des modèles de défiance généralisée qui rencontrent heureusement suffisamment de résistance dans les équipes pour ne pas s’accomplir : « La confiance, c’est terminé ! », avait déclaré solennellement et non sans une pointe de menace un directeur d’établissement hospitalier en évoquant comment toute pratique devrait connaître à l’avenir une justification pour être légitimée et validée budgétairement.

20Dans ce bouleversement, ce n’est pas seulement l’histoire de chaque structure et la culture des métiers et des équipes qui deviennent brutalement obsolètes ou « has been », mais la possibilité de croire dans l’évolution possible et l’avenir des institutions publiques. Si l’on jouait avec les mots, on parlerait d’équipes qui ne savent plus à quels soins se vouer et le désespoir n’est jamais bien loin de cette procédurisation-évaluation des pratiques qui semblent infinies [2].

21De fait, des états psychiques groupaux caractérisés par une profonde incertitude, l’informe, le désespoir, parfois par des états de chaos, mais le plus souvent une sorte d’errance sans perspective rassurante, prennent place dans des équipes qui doivent s’en défendre. Plus couramment, le flottement perceptible, que vient traduire l’absence de projet institutionnel clairement énoncé et élaboré, invite à rechercher et se raccrocher à n’importe quelle organisation offrant une forme possible à cette déshérence. On comprend mieux l’attrait d’une protocolisation générale pour l’encadrement hiérarchique, car les fonctions de pouvoir et de décisions ont couramment horreur de l’informe, mais aussi pour l’ensemble des équipes une fois que les valeurs, l’histoire et les conditions qui rendent humainement possible le travail et sa transmission sont réduites en vestige, voire en ruine.

22Ces bouleversements participent autant au profond désarroi dans l’ensemble des équipes hospitalières qu’à des formes de mélancolisation d’un certain nombre de services avec lesquels les équipes mobiles sont amenées à travailler, alors même que la mélancolie est un objet « attracteur » pour ces équipes, ouvrant un front multiple sur lequel nous reviendrons.

23En soutenant une conception globale du patient, en étant attentif au sujet et à un corps subjectif, elles se retrouvent soit marginalisées dans leurs conceptions, soit instrumentalisées. Ces professionnels sont ainsi appelés trop tardivement à traiter une fin de vie très proche de la mort et sur le même mode que l’éradication du symptôme, c’est-à-dire aussi vite que possible et dans l’anesthésie la plus massive, ce qui concourt doublement à perdre le contact avec la personne. Nous trouvons là une logique dans laquelle les défenseurs de l’euthanasie trouvent des points d’accroche, là où la souffrance devrait trouver dans une mort médicalement assistée une issue rassurante et salvatrice.

24C’est à la croisée de ce contexte institutionnel chargé d’incertitude et d’insécurité et des problématiques cliniques qui sont à traiter qu’il faut saisir les enjeux auxquels ces professionnels « mobiles » font face. Je ferai l’hypothèse que c’est au travail psychique opéré par l’ensemble de l’équipe que revient la fonction d’analyser et de comprendre des impasses élaboratives qui sont le plus souvent à la croisée de ce que vit l’équipe et de ce dont elle a la charge sur un plan clinique.

25Il s’agit ainsi de saisir à quoi ces professionnels sont exposés dans leur travail. Nous soulignerons donc les enjeux psychiques qui apparaissent dans les temps dits de « groupe de parole » afin d’en mettre en évidence les fonctions qu’ils occupent.

26On sait assez bien aujourd’hui comment tout soignant est affecté par la souffrance et la douleur de ceux dont il s’occupe. Parmi les plus complexes à appréhender, celles pas ou peu métabolisées psychiquement, c’est-à-dire des souffrances non subjectivées, non symbolisées, ont les effets les plus délétères pour la vie psychique et la santé des professionnels.

27Je pense là sur le plan clinique à ces malades pour lesquels leur maladie ne leur appartient pas, des mourants pour qui la mort est impensable, des malades ou des mourants dans des conditions dramatiques, des situations « extrêmes » de déformations corporelles telles que le patient lui-même ne se reconnaît plus, ou encore des configurations cliniques de désorganisation familiale dans lesquelles apparaissent assez clairement des clivages, du déni, du désaveu…

28Ces souffrances sont parmi les plus difficiles à vivre pour les soignants car elles relèvent de l’étranger à l’intérieur de soi, du trauma, de transmissions en échec, d’héritages transgénérationnels pathologiques… Elles appellent les souffrances délétères sur le plan de la pensée et qui ont de surcroît l’effet de toucher le professionnel là où naît le désir d’être soignant. C’est-à-dire d’atteindre leurs propres zones traumatiques, zones de négatif au fondement de l’identité professionnelle.

29J’ai montré (Bittolo, 2007, 2012) que ces souffrances obéissaient à des modalités de transmission et de communication trans-subjective brouillant les limites entre soi et l’autre : contagiosité immédiate, diffusion, transmission hors sujet avec des effets de confusion, d’indifférenciation et d’attaque de la pensée. L’homologie fonctionnelle et les effets de résonance entre accueillis et accueillants (Pinel, 1996, 2007) en sont une des conséquences : des souffrances et des angoisses qui circulent vont mobiliser chez les soignants des processus pathologiques plus ou moins invalidants et des manifestations homologues aux sujets soignés : sidérations, clivages, désaveu, déliaison exprimés, groupalement, par des états affectifs d’équipe comme des ambiances lourdes ou délétères et, individuellement, par des acting ou des somatisations, notamment.

30La spécificité des équipes mobiles est d’être au contact de deux versants, le premier cherchant à être contenu par le second : d’un côté, des patients douloureux et mourants, ces formes de clinique extrême, et, de l’autre, des équipes de soins généraux, des équipes en souffrance elles-mêmes, soit en conflit, soit le plus souvent sans suffisamment de liens entre ses membres pour pouvoir lier psychiquement des situations de très grandes souffrances. Des équipes qui se retrouvent donc éclatées et, de fait, psychiquement dispersées.

31Cette situation de crête les amène à devoir travailler sur plusieurs fronts simultanément et traiter, pour les situations les plus difficiles, un objet mourant, douloureux dans un contexte où l’abandon, l’éclatement ou la dispersion dominent parfois.

32Il s’agira par exemple d’un patient qui, à l’approche de la mort, se dissocie sur le plan de l’intégration psychosomatique, d’un patient dans une angoisse majeure majorée/majorant la douleur (par exemple, une personne dans le déni de la dégradation du corps ou de la proximité de la mort), ou encore d’un patient qui souhaite mourir très explicitement plutôt que d’avoir peur de mourir.

33Mais il s’agit aussi parfois d’une famille pour qui la mort d’un proche est terrifiante ou impensable, une famille qui éclate, menace de l’être ou se désorganise à l’orée d’un décès, ou encore une famille dans un climat de secret ou d’incestualité palpable. D’un groupe à l’autre, les équipes hospitalières, réceptacles de façon directe ou indirecte de ces perturbations familiales, se retrouvent en difficulté et en défaut de les contenir psychiquement.

34Comment faire en sorte qu’un patient ne soit pas seul, qu’il soit entouré, que la douleur ou les derniers moments de sa vie ne soient pas équivalents à une expérience de dissociation, d’éclatement, ou à une forme de désertification ?

35Ces questions se traitent dans plusieurs espaces à la fois : en famille quand la prise en charge donne lieu à des consultations familiales, dans l’équipe hospitalière pour qui la demande d’aide envers l’équipe mobile signale une situation de souffrance et au sein de l’équipe mobile elle-même soumise à des risques d’éclatement ou de mise sous silence. Le « groupe de parole » va constituer un lieu de reprise et d’élaboration.

36Un second enjeu est l’extrême ambivalence des mouvements auxquels ces équipes sont soumises intérieurement et extérieurement dans leurs liens aux malades et aux autres équipes.

37Extérieurement dans le sens où elles sont constamment et attendues à des positions extrêmes, des positions parmi les plus gratifiantes que la clinique connaisse comme celles de se sentir sauveur, celles d’être investi comme « capable » dans des situations cliniques dramatiques, celles d’être appelé en tant qu’expert quand tous les traitements contre la douleur n’ont plus aucun effet par exemple. Les fantasmes messianiques sont, de fait, constamment convoqués là où les autres sont impuissants, dans la détresse de l’agonie ou dans l’angoisse de mourir. Cette place plutôt valorisante leur fait supporter ce qu’elles doivent endurer et se révèle être le baume le plus puissant à l’impuissance ou l’effroi.

38À l’extrême opposé, les membres de ces équipes apparaissent comme ceux par qui la mort est annoncée, les « anges de la mort », comme on les appelle dans ces cas-là, et la figure du prêtre présent pour l’extrême-onction n’est pas loin. Mais, de l’ange au démon, il n’y a qu’un pas et, dans cette voie, ils sont parfois ouvertement accusés de vouloir précipiter, voire d’anticiper la fin de vie d’un patient que certaines équipes ne peuvent pas voir, alors même que tout l’indique pourtant.

39Ce rejet ou ce refus de voir la fin de vie est, autant que le palliatif, aussi sous-tendu par l’entrée dans un service d’un regard extérieur, potentiellement tiers, souvent connoté en ces temps d’évaluation généralisée comme le regard surmoïque : un regard qui viendrait critiquer des soins mal faits, dénoncer des patients abandonnés à leur sort ou, au contraire, des patients sur lesquels on s’acharne sur le plan curatif aux dépens de la qualité de vie.

40Mais cette ambivalence confinant au clivage est aussi intérieure dans le sens où leur action n’est pas seulement d’accompagner au mieux le déroulement d’une fin de vie mais aussi d’agir activement pour ne plus participer à un acharnement thérapeutique, de soulager des douleurs, dont les souffrances respiratoires sont parmi les plus difficiles à supporter, et de vivre intérieurement cette ambivalence-là : celle de soutenir la vie autant que possible mais aussi de soutenir la possibilité d’une « belle mort », l’idéal d’une mort apaisée, entourée par les siens, une mort qui a laissé le temps de dire et transmettre ce que l’on souhaite avant de partir.

41Bref, les sirènes d’Ulysse ne sont jamais bien loin, celles dont la voix enchante à en oublier que leur chant annonce la fin. Si la fascination de pouvoir approcher la mort de près peut être là, la culpabilité reste omniprésente : celle de vouloir en terminer au plus vite, celle de vouloir abréger la souffrance, celle d’être celui qui a « poussé la seringue ». Et la voie persécutive est à nouveau, et pour d’autres motifs, l’une des impasses élaboratives vers lesquelles ces équipes sont invitées, allégeant d’autant le poids de la culpabilité.

42La question de son élaboration appelle, de fait, un dernier enjeu que nous souhaiterions explorer et qui est celui de la mélancolie dans ce moment particulier de la fin de vie. Être présent auprès des mourants et appeler à investir des personnes qui, d’une manière ou d’une autre, disparaissent, amène immanquablement ces professionnels à être affectés par la tristesse, le deuil ou les angoisses de mort. La perte s’impose constamment comme un objet à élaborer, dont il faut se préserver et se prémunir pour continuer à travailler. Elle appelle les mouvements mélancoliques de chacun, les ratés de l’introjection (Abraham, Torok) qui font, pour chacun, tout autant l’objet de son histoire personnelle, de son histoire professionnelle que de son désir d’être soignant dans ce champ-là.

43J’ai montré dans des travaux précédents comment l’humeur mélancolique caractérisée par sa douleur corporelle, sa lourdeur, la chape de plomb qui s’abat sur le corps et sur la pensée était un équivalent individuel des ambiances lourdes que l’on rencontre dans certaines familles, dans les groupes de patients déprimés ou dans certaines équipes.

44Ces ambiances témoignent d’une configuration particulière des liens dans un groupe que nous avons explorée, une configuration correspondant à ce fantasme que le mourant tente d’emmener avec lui tous les vivants au moment où il va mourir.

45C’est ce scénario qui est mis en acte dans certains faits-divers tragiques, mais on peut penser aussi aux rites funéraires dans l’Égypte ancienne ou en Inde. C’est aussi lui qui est mis en scène dans certains groupes et dans certaines familles où le déprimé, souvent malade sur le plan somatique, est un objet d’attraction centripète de toute l’attention et de tous les investissements du reste du groupe et, en même temps, celui qui « pourrit la vie » du reste du groupe en retour.

46Cette crainte du « trou noir » qui avale tout ce qui peut y avoir de vivant autour de lui, ou celle du tombeau ouvert ne serait pas tant une dépression primaire, mais plus une dépression mélancolique, comme une bouche béante célébrant infiniment la perte à défaut d’en faire un deuil. Une configuration de groupe que traduit l’expression « mourir la gueule ouverte » permet de comprendre les difficultés et l’importance fantasmatique que peuvent prendre les soins de bouche qui sont faits au mort avant son inhumation.

47Je ferai l’hypothèse que, dans les équipes aux prises avec ce risque mélancoliforme, un membre est d’autant plus tenté par une position mégalomaniaque que le reste de l’équipe s’appuie sur ce porteur de l’idéal pour ne pas sombrer. Comme un messie, ce porteur tiendrait d’autant plus la tête hors de l’eau au reste du groupe que celui-ci se sentirait prêt à sombrer ou aspiré vers le tombeau ouvert.

48« Si y a plus de sens à notre travail, y a plus qu’à se tirer une balle dans la tête ! », avait souligné un jour une infirmière. Cette aspiration sous l’effet de la clinique du deuil et de la fin de vie se renforce et se nourrit des menaces d’effondrement dans l’institution [3]. Ce que nous avons souligné de la déliaison, de l’ambivalence et de la mélancolie devient de fait des objets à traiter pour l’ensemble de l’équipe, et l’intérêt d’un dispositif de groupe dans ce cadre est d’offrir un temps et un espace d’élaboration des angoisses et des souffrances rencontrées au contact des patients et des équipes, élaboration qui s’appuie sur l’analyse de situation posant des difficultés, mais aussi sur l’analyse de ce que vit une équipe.

49Les ressorts de ce type de dispositif tiennent à plusieurs conditions méthodologiques [4] que je ne peux développer ici. Je soulignerai néanmoins, en premier lieu, que le « groupe de parole » doit être un espace conçu intérieurement et extérieurement par l’analyste et non un espace institutionnel dans lequel l’analyste trouve une place, voire la place qu’on veut bien lui laisser. En second lieu, nous considérons que la pensée associative est la base processuelle du travail psychique du groupe, la base d’une matrice à partir de laquelle peuvent opérer des processus ayant des fonctions de coopérative psychique.

50L’expérience du groupe devient une expérience à vivre, une expérience sensible, déroutante en ce qu’elle sort de la pensée opératoire ou d’une analyse strictement intellectuelle et qu’elle emprunte des voies inédites par les émergences qu’elle fait apparaître en termes d’idées, de liens d’une situation à l’autre, de mise en sens…

51L’associativité de la pensée de l’équipe participe à assurer un maillage primaire ayant des effets de cohérence contre les mouvements de déliaison, de dispersion, de désertification auxquels ses équipes sont confrontées dans leur contact avec le mourant, sa famille ou l’équipe qui le prend en charge. C’est là que la pluralité des processus psychiques se déploie. De l’histoire d’une situation clinique à une autre, de la scène d’un professionnel à celle d’un autre, d’une expérience lointaine à une autre plus récente, la pluralité des temps et des espaces sur le plan psychique se décompose tout en prenant place.

52Ce tissage associatif, soutenant une épaisseur des processus psychiques, lie, noue, articule des différences autant qu’il décondense et déconfusionne notamment ce qui est du registre du personnel, de la vie de l’équipe ou des problématiques cliniques, en même temps que les temporalités qui s’y rattachent s’organisent entre elles : le temps de la prise de décision, de l’action, l’urgence parfois de la demande, le rythme des équipes hospitalières qui aimeraient traiter des problèmes affectifs sur le modèle de la pose d’une perfusion sont resitués à leur place respective et posés avec ce qu’ils peuvent avoir ensemble de conflictuel, diachronique, cacophonique ou chaotique.

53La matrice élaborative groupale nourrie de l’associativité du groupe participe à une cohésion et une cohérence de la pensée de chacun au service de l’entourage du patient et de ceux qui le prennent en charge. Elle donne une forme à ce qui est épars et incohérent, chargé d’impressions et d’images dont l’horreur laisse parfois une trace persistante et perturbante à l’esprit. Une fois le registre hallucinatoire et perceptif repris dans l’après-coup d’une élaboration symbolisante et figurative, la mémoire peut alors jouer son rôle et l’oubli devient salvateur et synonyme de disponibilité psychique.

54Car c’est bien dans et par le travail d’équipe que le mourant ou le mort peut prendre une place vivable dans l’expérience des professionnels. Une expérience dans laquelle les morts peuvent réapparaître dans les discours, sans que ce soit douloureux ou angoissant. Il faut ainsi considérer la situation paradoxale et un peu étrange de penser que la principale expérience de ces équipes est constituée en partie du souvenir de tous ces mourants et des souvenirs des fins de vie les plus apaisées comme les plus dramatiques. Il y aurait à craindre qu’en parler soit une façon de les déterrer si un travail psychique collectif ne leur avait pas donné une sépulture. Mais ce sont en même temps eux qui constituent la mémoire de ces équipes.

55Le travail analytique dans un tel dispositif sera donc attentif à traiter ce qui se transfère dans le groupe comme des éléments qui n’arrivent pas à s’inscrire dans la mémoire collective. Il s’agit de désamorcer les effets les plus délétères de la clinique sur et dans le collectif de travail en proposant d’analyser ce qui résonne, ou entre en résonance dans l’ici et le maintenant du groupe : ce qui se transfère et se déplace autant sur la personne de l’analyste, le plus souvent dépositaire des aspects les plus énigmatiques à traiter dans la clinique, que dans l’équipe dans son ensemble. Les séances témoignent alors de la vie du groupe incluant non seulement ses activités cliniques mais aussi ce que suscite la fin de l’année, ou le départ d’un professionnel de l’équipe qui peut être vécu comme un drame, c’est-à-dire à l’unisson de la clinique.

56Lorsque le cadre et les conditions d’une telle analyse de ce qui se passe sont réunis et que la groupalité psychique de l’équipe opère, l’émotion vient prendre sens dans la situation rencontrée et permet d’en saisir la complexité. La tristesse, le soulagement, l’horreur, la culpabilité… mobilisent la parole, les liens dans le langage contre la loi du silence et les malentendus dont se nourrissent conflits, tensions et désaccords qui peuvent être violents.

57L’émotion prend corps sur la base du dépôt [5] et de sa reprise quand une situation reste chargée soit d’une dimension traumatique et effractante soit d’une sensorialité envahissante et perturbante. Je pense là par exemple à ces situations douloureuses, chaotiques, marquées par l’horreur ou encore à ces patients avec des gênes respiratoires graves, dans des états d’agonie et/ou avec qui le contact ne passe plus par le langage, mais par on ne sait où. Il apparaît que la groupalité des équipes est alors le réceptacle et la chambre d’écho de ce qui ne se formule plus sans passer par un champ sensoriel ou comportemental. Une communication dans le corps à corps ou une stylistique du geste s’intègre alors à une dynamique tonico-posturale d’ensemble.

58C’est sur ce registre que se pose ici la question d’un rythme ou d’un tempo à un double titre : exemple d’une situation où les professionnels sont soumis à un silence imposé, ce silence (lié à un secret qui risque de partir dans la tombe) va m’être imposé ou s’imposer au groupe, silence qu’il s’agit d’analyser dans l’ici et le maintenant du groupe.

59C’est ce silence qui poursuit ses effets en dehors du groupe s’il n’est pas traité dans ce dispositif que je conduis.

60Le silence ne peut se déposer que s’il dispose d’un espace qui lui permette de se déployer. Alors que tant de chose sont à faire ou à dire d’un point de vue opératoire.

61Si le dispositif d’un groupe de parole assure une fonction tiercisante, c’est en premier lieu par une forme de régulation rythmique et « pulsive [6] » qu’il en assure la continuité. Cette fonction permet à l’équipe et à chacun dans l’équipe de rester vivant, mobile psychiquement sans être maniaque. Il s’agira ainsi autant de ne pas sombrer seul avec le mourant et de ne pas s’identifier à lui en se laissant emporter dans la tombe, que de ne pas survoler une clinique en s’absentant d’un contact mobile et vivant et en recourant notamment à une conception opératoire du traitement de la maladie.

62Cette régulation rythmique, dont un des axes serait celui de l’immobilisme mélancolique et l’effervescence maniaque, est un travail continu propre au groupe. Il tempère autant qu’il temporise : chacun s’accorde à un rythme d’ensemble, ce qui à défaut s’observe dans des équipes en ébullition, dans l’excitation et incapables de se poser, dans des équipes apathiques ou déprimées ou dans des équipes dans lesquelles personne ne sait sur quel pied danser.

63Mais cette régulation offre aussi à la passion, qu’elle soit idéalisante, mélancoliforme, en écho à l’efflorescence amoureuse du travail de trépas (de M’Uzan, 1976), une voie possible de reconnaissance et d’apaisement, rendant le travail possible et, en quelque sorte, « raisonnable ». Une temporisation-tempérance offrant une épaisseur élaborative à ce qui tend inexorablement vers un recours à des processus primaires.

64Cette régulation rythmique au sein de l’équipe, permettant à chacun de s’accorder et d’être en lien, vient croiser un second axe introduit par l’impératif majeur qui s’impose au professionnel de soin face à un malade dont la symptomatologie s’aggrave ou dont les fonctions vitales ou d’états physiologiques se dégradent.

65Aucune équipe ni aucun professionnel de soin ne peut en effet s’empêcher de prévoir. Si prévoir et, parfois, le vœu de « tout prévoir [7] » font partie intégrante des pratiques médicales, c’est parce qu’elles inscrivent l’action curative dans une prévision des effets a priori du traitement. La composante de maîtrise et de contrôle nécessaires aux soins curatifs participe ainsi à une anticipation qui combinerait deux aspects : un motif technique quant à l’évolution symtomatologique dictant en partie des changements possibles de traitement mais aussi, sur un plan plus psychologique, une anticipation de la perte.

66Il m’est arrivé de rencontrer en EPAD des personnes âgées qui, au dire des équipes, n’en ont plus que pour « quelques jours » à vivre et ce depuis plusieurs années ! Que penser de cette anticipation dans laquelle l’abandon d’une lutte curative pouvant prendre des accents de combat, voire d’acharnement, côtoie le souhait de mettre un terme à la souffrance ? Une souffrance, dont on sait qu’elle maintient parfois le mourant en vie, rencontre ici celle des soignants parfois exténués par la succession des rechutes et des rémissions, et l’alternance de l’espoir et de la résignation, de l’illusion et la désillusion.

67Cette anticipation relève probablement pour chacun d’une alchimie complexe entre l’expertise, le sens clinique et peut-être aussi l’état d’humeur de moment. Mais, toute singulière qu’elle puisse être, c’est bien la pluralité et la diversité de cette anticipation qui se parlent en groupe sur le fil de la culpabilité et de la crainte d’aller plus vite que la musique.

68On parlera donc au sein de l’équipe, pour pouvoir le faire entre équipes, de sa vision du patient et de son avenir : des départs qu’on n’attend pas ou des fins de vie que l’on croit proches, et qui pourtant se prolongent, soulignent avec insistance que cette anticipation de la perte, protégeant les professionnels des effets de la disparition, relève d’une évaluation approximative et toujours très incertaine.

69Ce n’est donc pas seulement les expertises plurielles qui se conflictualisent entre des équipes mais aussi des façons d’envisager l’avenir d’un patient et de répondre à l’angoisse soulevée par un pronostic incertain et donc peu rassurant.

70On notera, sans pouvoir l’approfondir, que cette conflictualisation n’est jamais sans effet sur la façon dont le patient se sent accompagné et soigné et donc, de fait, sur sa santé. En quoi la qualité affective d’un groupe qui accueille et prend soin d’une personne affecte son état de santé physique et pas seulement psychique reste une question appelant les rapports primitifs qui existent entre un corps et des dimensions groupales et protomentales de la vie psychique.

71Mais à l’orée de cette question posée par toutes prises en charge institutionnelles, les soins palliatifs réintroduisent une incertitude foncière qui est au cœur du vivant, incertitude qui est un objet de travail particulier et contre laquelle le positivisme des sciences médicales, rattrapé par le contrôle de gestion, s’est érigé, bien embarrassé par ce qui résiste ostensiblement et probablement encore pour longtemps.

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Mots-clés éditeurs : mélancolie, Soins palliatifs, psychanalyse, régulation rythmique, groupe de parole

Date de mise en ligne : 19/12/2013

https://doi.org/10.3917/cnx.100.0019

Notes

  • [1]
    Je remercie ici mille fois les équipes hospitalières avec lesquelles je travaille dans ces espaces qui m’ont permis de mettre en lumière toute la complexité de leur travail.
  • [2]
    Il revient à Emmanuel et Anne Lise Diet (2000) d’avoir analysé le caractère délétère et aliénant du management procédural pour la vie psychique.
  • [3]
    Certaines directions hospitalières ne sont pas avares de menaces de suppression de service, au-delà de la réalité de ces suppressions.
  • [4]
    Méthodes et techniques faisant l’objet des formations proposées dans le cadre de Transition.
  • [5]
    Au sens que lui donne José Bleger (1966).
  • [6]
    Pour reprendre les termes d’Ophélia Avron.
  • [7]
    Tout prévoir est le titre d’une revue mensuelle de médecine générale.

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