Connexions 2008/2 n° 90

Couverture de CNX_090

Article de revue

L'anthropologue et le système sexe/genre

Pages 77 à 85

Notes

  • [1]
    C’est ainsi que le grand anthropologue britannique Edward E. Evans-Pritchard qui a étudié les Azandé, une ethnie soudanaise, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, n’a publié son article intitulé « Sexual inversion among the Azande » qu’après avoir pris sa retraite, et dans une revue américaine, American Anthropologist (n° 72,1970, p. 1428-1434).
  • [2]
    Citons pour exemple Rommel Mendès-Leite, Bisexualité, le dernier tabou, Paris, Calmann-Lévy, 1996,279 p. ; Catherine Deschamps, Le miroir bisexuel, Paris, Balland, 2002,300 p.
  • [3]
    Nicole-Claude Mathieu, « Identité sexuelle/sexuée/de sexe ? Trois modes de conceptualisation du rapport entre sexe et genre », dans A.-M. Daune-Richard, M.-C. Hurtig et M.-F. Pichevin (sous la direction de), Catégorisation de sexe et constructions scientifiques, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1989,166 p. (Petite collection CEFUP ), p. 109-147. Republié dans L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Côté-femmes Editions, coll. « Recherches », 296 p., p. 227-266.
  • [4]
    Hiérarchisation que Françoise Héritier explique par l’impossibilité pour les hommes d’accepter que les femmes puissent mettre au monde non seulement des filles (leur identique), mais aussi des garçons (1996. Masculin/féminin : la pensée de la différence ; 2002. Masculin/ féminin : dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 332 et 443 pages). F. Héritier est critiquée par les anthropologues constructionnistes pour son essentialisme, autrement dit sa pensée dans le mode I.
  • [5]
    Cf. M. Godelier, La production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982,375 p. ; G. Herdt (sous la direction de), Ritualized Homosexuality in Melanesia, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1984,409 p.
  • [6]
    Cf. R. Smith Oboler, « Is the female husband a man ? Woman/woman mariage among the Nandi of Kenya », Ethnology XIX, 1,1980, p. 69-88 ; D. O’Brien, « Female husbands in African societies », 71st congrès annuel de l’American Anthropological Association, Toronto, 1972.
  • [7]
    N.-C. Mathieu, « Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe », Épistémologie sociologique, n° 11,1971, p. 1-39. Repris dans L’anatomie politique, op. cit., p. 17-41.
  • [8]
    Le terme berdache est générique. Chacune des quelque 130 tribus à berdaches recensées au Canada et aux États-Unis a son propre terme pour désigner ces personnes, terme qui presque toujours signifie homme-femme ou femme-homme.
  • [9]
    G. Devereux, « Institutionalized homosexuality of the Mohave indians », Human Biology : A Record of Research, vol. 9, n° 4,1937, p. 498-527. Réédité dans H.M. Ruitenbeek (sous la direction de), The Problem of Homosexuality in Modern Society, New York, Dutton and Co., 1963, p. 183-226.
  • [10]
    P. Désy, 1978 « L’homme-femme. (Les berdaches en Amérique du Nord) », Libre-politique, anthropologie, philosophie, n° 78-3, p. 57-102.
  • [11]
    Je ne connais pas la situation dans les autres îles.
  • [12]
    Cf. S. Campet, thèse en cours à l’Université de Provence : La prostitution à Tahiti.
  • [13]
    C’est sans doute ce qui fait que N.-C. Mathieu les classe dans le mode I, comme tous les transsexuels pour qui il n’existe que deux sexes, mais celui qu’ils ont reçu à la naissance n’est pas le bon.
  • [14]
    Cf. M. Genoud, Viparita. La communauté hijra en Inde, mémoire de recherche, 2006, IEP Toulouse, 160 p. Consultable sur http :// www. sciencespo-toulouse. fr
  • [15]
    C’est ce retour au mariage à but reproductif, donc à une représentation in fine binaire de la sexualité, qui explique que N.-C. Mathieu classe les Inuit dans le mode I.
  • [16]
    B. Saladin d’Anglure, « Le “troisième” sexe social des Inuit », Diogène, n° 208 (4), 2004, p. 158, note 3.
  • [17]
    B. Saladin d’Anglure, « Réflexions anthropologiques à propos d’un “troisième sexe social” chez les Inuit », Conjonctures, n° 41-42,2006, p. 177-205, numéro intitulé : Drôle de genre.
  • [18]
    Ibid., p. 205.
  • [19]
    Pour une histoire du travestissement féminin en Occident, cf. Clio n° 10,1999 : « Femmes travesties : un “mauvais” genre. »
  • [20]
    Saint Paul n’a-t-il pas annoncé que dans le royaume de Dieu, il n’y aurait plus « ni homme ni femme » (Épître aux Galates 3,28) ?
  • [21]
    Cf. C. Mospik, Le sexe des âmes, Paris, L’Éclat, 2003,256 p.
  • [22]
    Cf. G. Rapper (de), « Entre masculin et féminin. La vierge jurée, l’héritière et le gendre à la maison », L’Homme n° 154-155, « Questions de parenté », p. 457-466.
  • [23]
    Aussi ne peuvent-ils que se réjouir de ce que l’État du Tamil Nadu ait reconnu le genre transsexuel comme un troisième sexe, ce qui confère aux Hijra une dignité que la colonisation britannique leur avait fait perdre. Cf. Times of India, 16 mars 2008.
  • [24]
    De nombreux travaux sur la prostitution abordent la question des transgenres et remarquent que les transgenres hormonés non opérés sont ceux qui ont le plus de succès auprès des clients. Le fantasme de l’androgyne est bien là.
  • [25]
    Signalons que, sous la direction de Laurence Hérault, un étudiant (le seul à ma connaissance) a soutenu un master d’anthropologie sur les intersexes : A. Bal, Re-constituer son « histoire ». Une approche anthropologique des parcours de vie des personnes« intersexuées », Université de Provence, Aix-Marseille I, 2006,186 p.
  • [26]
    B. Saladin d’Anglure, « Réflexion anthropologique… », 2006, art. cit., p. 200.
  • [27]
    Cf. A. Cadoret, Des parents comme les autres. Homosexualité et parenté, Paris, Odile Jacob, 2002,240 p. ; « Le champ de la parenté aujourd’hui », Cités, n° 28,2006, p. 49-59.
  • [28]
    Cf. par exemple M.-E. Handman, « L’adoption traditionnelle en Grèce », Meridies, n° 11-12, 1990, p. 411-434.
  • [29]
    L. Barry, La parenté, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2008,4e de couverture.

1En observant les sociétés exotiques ou en étudiant les sociétés anciennes, les anthropologues ont été confrontés à l’existence de rapports entre le sexe et le genre différents de ce qu’ils ont été (et sont encore très largement) dans les sociétés occidentales. Toutefois, l’anthropologie n’échappant pas à l’historicité, les données concernant les rapports entre les sexes et la sexualité ont longtemps été lacunaires ou erronées, que cela soit dû au biais androcentrique qui prévalait dans la discipline ou à la pudibonderie des milieux scientifiques qui n’a commencé à céder, et encore fort timidement, que dans les années 1960  [1]. Ajoutons que bien des pratiques sexuelles condamnées par les missionnaires avaient déjà disparu lors des premiers contacts avec les anthropologues. Il a fallu attendre la seconde vague du féminisme, dans les années 1970, puis l’épidémie de sida au milieu des années 1980 pour qu’anthropologues (et sociologues) se mettent à étudier sans tabous les sexualités « déviantes ». Les thèses sur l’homosexualité et la prévention du sida dans différents groupes sociaux et sous différents climats se sont alors multipliées, révélant l’ampleur des bisexualités dont bien peu se voulaient identitaires  [2]. Tous ces travaux partaient de la prémisse selon laquelle les sexualités sont des constructions sociales qu’il convenait de déconstruire.

2Dans un article publié pour la première fois en 1989  [3], Nicole-Claude Mathieu éclairait magistralement les manières de penser les rapports entre sexe et genre dans les différentes sociétés. Au risque de déformer sa pensée, trop subtile pour être résumée, je dirai brièvement que les trois modes de conceptualisation qu’elle repère sont les suivants : dans le mode I, le sexe et le genre sont si intrinsèquement liés que le sexe impose le genre : être né anatomiquement mâle vous oblige à jouer le rôle d’un homme avec tous les attributs de la virilité que la société confère à un homme. Et il en va de même, mutatis mutandis, pour les femmes. Toute transgression de cet ordre que légitime la pensée religieuse est vue comme un péché et, dans une optique médicale, comme une pathologie. Bien entendu, comme à chaque fois qu’il y a différence irréductible, il y a hiérarchisation  [4]. Tel est le cas des sociétés occidentales où ne sont apparues que très récemment des perturbations revendiquées de cette dichotomie. Dans le mode II, au contraire, c’est le genre qui prime le sexe et si vous vous déclarez (ou bien l’on vous déclare) femme, bien que vous soyez anatomiquement homme, vous jouerez le rôle d’une femme – avec la plupart des attributs que la société confère à une femme.

3Enfin, dans le mode III, le sexe anatomique est considéré comme non pertinent. Seul compte le genre qui, socialement construit, peut être déconstruit, donnant aux individus la possibilité d’en changer quand ils le souhaitent, et même d’en inventer de nouveaux. Ce mode correspond à la pensée queer.

Quand le genre prime le sexe

4Dans l’article cité ci-dessus (note 1), E. Evans-Pritchard relate que les guerriers azandé épousaient de jeunes garçons jusqu’à ce que la richesse acquise grâce aux razzias leur permît d’accéder à une épouse femme. Car dans cette ethnie guerrière et polygame où, pour se marier, il fallait payer une compensation matrimoniale à la famille de la mariée, les anciens pouvaient obtenir de nombreuses femmes et il n’en restait guère pour les jeunes. Le « garçon-épouse » rendait à son mari tous les services, y compris sexuels, que lui aurait rendus une femme. Une fois que son mari le quittait pour épouser une femme biologique, il pouvait à son tour épouser un garçon, et ainsi de suite. Les femmes, elles, dans les harems, n’étaient que rarement visitées par leur époux, tant elles étaient nombreuses (parfois une centaine). Aussi cherchaient-elles à avoir des relations sexuelles entre elles, mais leur mari le leur interdisait au motif qu’elles devenaient insatiables lorsqu’elles avaient connu le plaisir à l’aide de godemichés faits de tarots ou de bananes. Le mari pouvait aller jusqu’à les mettre à mort par jalousie et aussi pour éviter d’être lui-même tué par leurs exigences. On voit que, dans cet exemple, le rôle social de femme endossé par un jeune garçon, loin d’entraîner la confusion des genres tant redoutée par les missionnaires et les colonisateurs, renforçait la distinction entre hommes et femmes, puisque, selon E. Evans Pritchard, les garçons, à l’instar des éphèbes de la Grèce ancienne, apprenaient ainsi leur rôle de futur guerrier (pour les Grecs, de futurs citoyens) tout en s’initiant à la sexualité. Cet apprentissage contribuait à renforcer la division des sexes et la domination masculine.

5Entrent dans la même catégorie les pratiques observées en Papouasie-Nouvelle-Guinée consistant à faire absorber aux jeunes garçons le sperme de leurs aînés. Car le sperme est pensé comme la source de l’énergie vitale qui permettra à l’enfant de grandir. Ce faisant, on sépare les garçons du monde des femmes considéré comme polluant et débilitant. Ces pratiques sont, en principe, indépendantes de la question du désir, elles cessent au moment où les jeunes garçons deviennent adultes et visent à renforcer la différence entre les hommes et les femmes  [5]. Il n’en va pas de même pour les mariages, pérennes, entre femmes dans plus d’une trentaine d’ethnies africaines disséminées sur tout le continent.

6Là, soit pour des raisons de stérilité ou de veuvage avant la mise au monde d’enfants, ou encore parce que la richesse le leur permet, certaines femmes prennent une jeune épouse qui leur donne des enfants (grâce à un homme qui, pour être géniteur, n’est jamais considéré comme un père social), et elles deviennent le père de ces enfants. Elles sont appelées Père et jouissent du respect dû à un chef de famille. Les ethnologues sont peu diserts sur la sexualité de ces femmes, mais il semble que certaines ne touchent pas à leurs épouses, alors que d’autres ont avec elles des relations charnelles. Ces femmes-maris ne se travestissent pas, mais elles jouissent de l’indépendance des hommes et, si survient une séparation des époux, la femme-père reste le père de ses enfants  [6].

7Les autres exemples de primauté du genre sur le sexe relèvent de ce que N.-C. Mathieu appelle le « troisième sexe social  [7] ». Tel est, à mes yeux, le cas des « berdaches » amérindiens, des Mahu de Polynésie, des Hijra de l’Inde ou encore des Inuit, alors que N.-C. Mathieu classe les Hijra et Inuit dans le mode I. Pour des raisons essentiellement religieuses, ces personnes se travestissent et, n’étant ni homme ni femme ou les deux à la fois, chevauchent les catégories binaires de sexe. De ce fait elles sont considérées comme pouvant également chevaucher la bipartition entre monde naturel et monde surnaturel, si bien que toutes exercent des fonctions religieuses (chamanes, guérisseurs, maîtres des rituels…) et de lien social.

8Le terme berdache, utilisé par les anthropologues, est considéré aujourd’hui par une partie des Amérindiens comme infamant, parce qu’il signifierait « tapette  [8] ». De fait, à l’instar de Georges Devereux  [9], les anthropologues les ont souvent considérés comme des homosexuels efféminés. Or, même si les hommes-femmes (comme les nomme à juste titre l’anthropologue canadienne Pierrette Désy  [10] ) épousaient des hommes et avaient des relations sexuelles avec eux, les désigner comme homosexuels était leur appliquer une étiquette spécifique à la médecine occidentale depuis la seconde moitié du XIX e siècle, avec tout ce qu’elle implique de pathologique et de péjoratif, et ne pas prendre en compte le fait qu’ils ne « choisissaient » pas de devenir berdaches. Ils étaient appelés à le devenir par des esprits, par le biais de rêves, de visions ou de signes, et ils ne pouvaient se soustraire à cette vocation. On pourrait d’ailleurs se demander (quitte à rester dans les catégorisations occidentales), si l’étiquette transgenre ne leur aurait pas mieux convenu, dans la mesure où ces personnes affirmaient appartenir au sexe opposé à leur sexe anatomique : ils se travestissaient, prenaient toutes les attitudes et accomplissaient tous les travaux du sexe opposé. Quoi qu’il en soit, ces catégorisations ne correspondent pas aux représentations de l’identité de la personne dans les populations en question. Celles-ci, en effet, ne se posent pas prioritairement la question du désir pour une personne de même sexe, elles pensent en termes d’esprits, les uns masculins et les autres féminins, qui constituent l’individu. Et loin d’être stigmatisés dans leurs tribus, les berdaches y étaient parfaitement intégrés – et souvent craints en vertu des pouvoirs que leur conféraient les esprits. Si G. Devereux n’y a vu que de malheureux homosexuels alcooliques et prostitués, c’est que, mise à mal par l’arrivée des Blancs et leur horreur affichée de l’homosexualité, l’institution était en voie d’extinction. Il faut croire que cette horreur n’était pas partagée par tous les Blancs puisque c’est auprès d’eux que se prostituaient les berdaches qui, n’étant plus reconnus par leurs tribus comme des chamanes, des guérisseurs et des facteurs d’ordre social, étaient chassés et réduits à la misère, quand ils n’étaient pas tués car considérés désormais comme de dangereux sorciers.

9Les Mahu dont l’existence, parfois sous d’autres noms, est attestée dans toutes les îles du Pacifique, de Hawaï à la Polynésie, partageaient beaucoup de traits avec les berdaches : travestissement, travaux féminins, etc. ; ils enseignaient le chant et la danse (et la sexualité) aux jeunes garçons et filles, ils étaient très respectés, mais à la différence des berdaches, ils conservaient leur allure masculine sous leurs vêtements féminins. Ils se disaient « ni homme ni femme » mais avaient éventuellement des rapports sexuels avec les adolescents. Là encore, l’influence des Blancs et surtout des Églises a dénaturé cette tradition et, à partir des années 1960, à Tahiti du moins  [11], nombre de Mahu et aussi de jeunes gens sans vocation à le devenir mais talonnés par la pauvreté, sont devenus des rae rae, autrement dit des prostitués travestis, hormonés, puis de plus en plus souvent opérés. Toutefois, il reste des Mahu qui gagnent leur vie dans les activités de service, notamment l’hôtellerie et la restauration, et dans l’enseignement  [12].

10Pour ce qui est des Hijra, ils se sentent voués par une déesse dont ils servent le temple à se présenter comme des femmes. Contrairement aux berdaches et aux Mahu, ils se considèrent comme asexués. C’est pourquoi, autrefois, tous étaient émasculés. De nos jours, certains font une opération chirurgicale de réassignation sexuelle, ce qui les assimile à des femmes  [13]. En raison de leurs mythes d’origine, ils sont supposés favoriser la fécondité des couples et c’est pourquoi ils sont appelés à chanter et danser dans les mariages et autres fêtes. Ils vivent en communauté, sous la direction d’un gourou. Cependant, depuis la colonisation britannique, ils ne sont plus vus comme des personnages sacrés mais comme des homosexuels, donc, selon le droit britannique puis le droit indien, comme des criminels ; ils sont par conséquent devenus la proie de l’homophobie et de la violence. De ce fait ils sont moins demandés dans les fêtes et ne trouvent souvent de quoi gagner leur vie que dans la mendicité et la prostitution. Des témoignages font état de gourous qui les exploitent d’autant plus durement que les rentrées d’argent sont maigres  [14].

11Enfin, dernier exemple de troisième sexe social auquel je me référerai : les Inuit. Cette population du grand nord du Canada a été étudiée par Bernard Saladin d’Anglure. Pour des raisons qui tiennent d’une part à des facteurs écologiques et démographiques, et d’autre part aux représentations de la personne, un enfant à la naissance pourra être socialisé dans le genre opposé à son sexe anatomique. Car tout nouveau-né est la réincarnation d’un ancêtre qui indique aux futurs parents par un rêve qu’il veut revivre dans l’enfant à naître, si bien qu’un petit garçon pourra être la réincarnation de sa grand-mère maternelle. Dès lors, il sera appelé Mère par sa propre mère, sera habillé comme une fille et apprendra toutes les techniques requises des femmes. Mais à la puberté, il sera réintégré dans le genre correspondant à son sexe, on lui donnera un nouveau nom et il apprendra alors à chasser et à pêcher. Quand il se mariera, il épousera une femme biologique qui, parfois, aura été éduquée dans son enfance comme si elle était un garçon  [15]. Le travestissement d’un enfant est souvent le prélude à une vocation chamanique, puisque les chamanes sont habités par des esprits des deux sexes et qu’ils peuvent, de ce fait, être les médiateurs entre le monde naturel et le monde des esprits. B. Saladin d’Anglure signale que, contrairement à N.-C. Mathieu, il utilise le terme troisième sexe social « sans aucune référence à l’orientation sexuelle pour désigner la construction sociale de l’identité de genre, en rapport avec les croyances, les pratiques de socialisation inversées et le sex ratio familial  [16] ». Autrement dit, pour lui, le mot social ne renvoie pas seulement au rôle de genre que joue l’individu dans la société, mais à tous les usages sociaux qui induisent chez l’individu la nécessité d’assumer ce rôle  [17]. En outre, il existe une « croyance, répandue dans toute l’aire inuit, que le sexe du fœtus est instable et qu’il peut changer à la naissance […]. On désigne par le terme sipiniq, un fœtus qui a ainsi changé de sexe, en naissant  [18] ». Ce changement explique la fréquence des naissances d’enfants intersexes ou supposés tels. Les intersexes, eux aussi, deviennent chamanes.

Un troisième sexe social en Occident ?

12La tradition monothéiste considère non seulement qu’il n’existe que deux sexes, mais encore que toute transgression de cet ordre naturel, donc voulu par Dieu, est un péché. D’où la stricte interdiction du travestissement dans la Bible (Deutéronome, XXII, 5), qui s’est perpétuée dans le christianisme et a déteint sur les lois françaises, comme en témoigne l’ordonnance du 16 Brumaire an IX, toujours en vigueur, mais non appliquée depuis les années 1950-1960 du XX e siècle, disposant que, hormis les temps de carnaval « toute femme désirant s’habiller en homme doit se présenter à la préfecture de police pour en obtenir l’autorisation  [19] »… Pourtant, le christianisme primitif a connu bien des saintes travesties dont le sexe n’a été découvert qu’à leur mort  [20]. Toute une tradition mystique, La Cabale, a développé dans le judaïsme un système accordant une place importante aux diverses formes de l’identité sexuelle, à la bisexualité et aux distorsions entre le « sexe des corps » et le « sexe des âmes  [21] ». Quant à l’islam, il a fort bien accepté qu’en Albanie, dans le nord originairement catholique, lorsqu’une famille était dépourvue d’héritier mâle, une femme, habillée comme un homme et portant les armes, tînt lieu de fils après avoir juré de rester vierge, donc de renoncer à l’enfantement et par conséquent à sa féminité. Les membres du clan l’appelaient Oncle  [22]. Ainsi la non-concordance entre sexe et genre et même un troisième sexe social traversent-ils, fût-ce souterrainement, les sociétés les plus arc-boutées sur la correspondance entre ces deux concepts. C’est peut-être ce qui explique que sous la poussée du féminisme radical remettant en cause l’ordre hiérarchique des sexes et l’obligation à l’hétérosexualité reproductive dans le mariage, les sexualités autres soient soudain « sorties du placard » et se soient avérées si nombreuses et diversifiées.

13À ma connaissance, il n’existe pas de travaux anthropologiques portant sur des groupes qui se revendiqueraient comme queer, ni d’écrit anthropologique queer. Les théoriciennes sont soit philosophes (Judith Buttler), soit littéraires (Monique Wittig), soit militantes (Marie-Hélène Bourcier). Les anthropologues connaissent leurs écrits et, si dans l’ensemble ils reconnaissent le bien-fondé de la critique de l’essentialisme, comprennent qu’on s’attaque à l’hétéronormativité, qu’on s’oppose à la réassignation sexuelle des intersexes et que, au nom de la fluidité des genres et du respect de la différence, on appelle de ses vœux le changement d’état civil des transgenres qui ne souhaitent pas être opérés  [23], ils ne partagent pas pour autant, quel que soit leur genre, l’animosité à l’égard des hétérosexuels dont font preuve certains militants queer. La pensée queer, et notamment les travaux de Judith Butler, a stimulé des recherches anthropologiques sur les transgenres  [24] ; mais en France, à l’exception des études en cours de Laurence Hérault à l’Université de Provence, il ne s’agit encore que de travaux d’étudiants  [25]. B. Saladin d’Anglure se pose la question de savoir s’il est « vraiment pertinent d’adhérer […] à la théorie queer qui fait une place, certes, aux délaissés de l’idéologie dominante régulant l’identité sexuelle, mais qui, en remettant en cause l’hétérosexualité, risque de jeter le bébé avec l’eau du bain […] Car tous ces délaissés et marginaux du système dominant n’auraient jamais vu le jour s’il n’y avait pas eu, avant eux, des couples composés d’hommes et de femmes pour les procréer  [26] ». Remarque à la fois juste et dépassée, puisque les progrès de la procréation médicalement assistée permettent à celles et ceux qui ne pratiquent pas l’hétérosexualité de se donner une descendance. Et les anthropologues ne sont pas les derniers à réfléchir sur les homoparentalités  [27] ou la gestation pour autrui (bien connue des sociétés traditionnelles où elle venait au secours des couples stériles  [28] ), dans un esprit d’ouverture qui s’appuie sur leur connaissance des systèmes de parenté, pour conclure, avec Laurent Barry, que « certaines questions qui se posent à nos sociétés “postmodernes” ne sont pas d’une radicale nouveauté, mais correspondent, plus simplement, à des formes que l’humanité a déjà essayées au cours de sa longue et turbulente histoire  [29] ».

Bibliographie

Bibliographie

  • BAL, A. 2006. Re-constituer son « histoire ». Une approche anthropologique des parcours de vie des personnes « intersexuées », Université de Provence, Aix-Marseille I, 186 p.
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Mots-clés éditeurs : travestis, Sexe, inter- sexes, genre, transgenres, homoparentalité

Date de mise en ligne : 28/01/2009.

https://doi.org/10.3917/cnx.090.0077

Notes

  • [1]
    C’est ainsi que le grand anthropologue britannique Edward E. Evans-Pritchard qui a étudié les Azandé, une ethnie soudanaise, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, n’a publié son article intitulé « Sexual inversion among the Azande » qu’après avoir pris sa retraite, et dans une revue américaine, American Anthropologist (n° 72,1970, p. 1428-1434).
  • [2]
    Citons pour exemple Rommel Mendès-Leite, Bisexualité, le dernier tabou, Paris, Calmann-Lévy, 1996,279 p. ; Catherine Deschamps, Le miroir bisexuel, Paris, Balland, 2002,300 p.
  • [3]
    Nicole-Claude Mathieu, « Identité sexuelle/sexuée/de sexe ? Trois modes de conceptualisation du rapport entre sexe et genre », dans A.-M. Daune-Richard, M.-C. Hurtig et M.-F. Pichevin (sous la direction de), Catégorisation de sexe et constructions scientifiques, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1989,166 p. (Petite collection CEFUP ), p. 109-147. Republié dans L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Côté-femmes Editions, coll. « Recherches », 296 p., p. 227-266.
  • [4]
    Hiérarchisation que Françoise Héritier explique par l’impossibilité pour les hommes d’accepter que les femmes puissent mettre au monde non seulement des filles (leur identique), mais aussi des garçons (1996. Masculin/féminin : la pensée de la différence ; 2002. Masculin/ féminin : dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 332 et 443 pages). F. Héritier est critiquée par les anthropologues constructionnistes pour son essentialisme, autrement dit sa pensée dans le mode I.
  • [5]
    Cf. M. Godelier, La production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982,375 p. ; G. Herdt (sous la direction de), Ritualized Homosexuality in Melanesia, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1984,409 p.
  • [6]
    Cf. R. Smith Oboler, « Is the female husband a man ? Woman/woman mariage among the Nandi of Kenya », Ethnology XIX, 1,1980, p. 69-88 ; D. O’Brien, « Female husbands in African societies », 71st congrès annuel de l’American Anthropological Association, Toronto, 1972.
  • [7]
    N.-C. Mathieu, « Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe », Épistémologie sociologique, n° 11,1971, p. 1-39. Repris dans L’anatomie politique, op. cit., p. 17-41.
  • [8]
    Le terme berdache est générique. Chacune des quelque 130 tribus à berdaches recensées au Canada et aux États-Unis a son propre terme pour désigner ces personnes, terme qui presque toujours signifie homme-femme ou femme-homme.
  • [9]
    G. Devereux, « Institutionalized homosexuality of the Mohave indians », Human Biology : A Record of Research, vol. 9, n° 4,1937, p. 498-527. Réédité dans H.M. Ruitenbeek (sous la direction de), The Problem of Homosexuality in Modern Society, New York, Dutton and Co., 1963, p. 183-226.
  • [10]
    P. Désy, 1978 « L’homme-femme. (Les berdaches en Amérique du Nord) », Libre-politique, anthropologie, philosophie, n° 78-3, p. 57-102.
  • [11]
    Je ne connais pas la situation dans les autres îles.
  • [12]
    Cf. S. Campet, thèse en cours à l’Université de Provence : La prostitution à Tahiti.
  • [13]
    C’est sans doute ce qui fait que N.-C. Mathieu les classe dans le mode I, comme tous les transsexuels pour qui il n’existe que deux sexes, mais celui qu’ils ont reçu à la naissance n’est pas le bon.
  • [14]
    Cf. M. Genoud, Viparita. La communauté hijra en Inde, mémoire de recherche, 2006, IEP Toulouse, 160 p. Consultable sur http :// www. sciencespo-toulouse. fr
  • [15]
    C’est ce retour au mariage à but reproductif, donc à une représentation in fine binaire de la sexualité, qui explique que N.-C. Mathieu classe les Inuit dans le mode I.
  • [16]
    B. Saladin d’Anglure, « Le “troisième” sexe social des Inuit », Diogène, n° 208 (4), 2004, p. 158, note 3.
  • [17]
    B. Saladin d’Anglure, « Réflexions anthropologiques à propos d’un “troisième sexe social” chez les Inuit », Conjonctures, n° 41-42,2006, p. 177-205, numéro intitulé : Drôle de genre.
  • [18]
    Ibid., p. 205.
  • [19]
    Pour une histoire du travestissement féminin en Occident, cf. Clio n° 10,1999 : « Femmes travesties : un “mauvais” genre. »
  • [20]
    Saint Paul n’a-t-il pas annoncé que dans le royaume de Dieu, il n’y aurait plus « ni homme ni femme » (Épître aux Galates 3,28) ?
  • [21]
    Cf. C. Mospik, Le sexe des âmes, Paris, L’Éclat, 2003,256 p.
  • [22]
    Cf. G. Rapper (de), « Entre masculin et féminin. La vierge jurée, l’héritière et le gendre à la maison », L’Homme n° 154-155, « Questions de parenté », p. 457-466.
  • [23]
    Aussi ne peuvent-ils que se réjouir de ce que l’État du Tamil Nadu ait reconnu le genre transsexuel comme un troisième sexe, ce qui confère aux Hijra une dignité que la colonisation britannique leur avait fait perdre. Cf. Times of India, 16 mars 2008.
  • [24]
    De nombreux travaux sur la prostitution abordent la question des transgenres et remarquent que les transgenres hormonés non opérés sont ceux qui ont le plus de succès auprès des clients. Le fantasme de l’androgyne est bien là.
  • [25]
    Signalons que, sous la direction de Laurence Hérault, un étudiant (le seul à ma connaissance) a soutenu un master d’anthropologie sur les intersexes : A. Bal, Re-constituer son « histoire ». Une approche anthropologique des parcours de vie des personnes« intersexuées », Université de Provence, Aix-Marseille I, 2006,186 p.
  • [26]
    B. Saladin d’Anglure, « Réflexion anthropologique… », 2006, art. cit., p. 200.
  • [27]
    Cf. A. Cadoret, Des parents comme les autres. Homosexualité et parenté, Paris, Odile Jacob, 2002,240 p. ; « Le champ de la parenté aujourd’hui », Cités, n° 28,2006, p. 49-59.
  • [28]
    Cf. par exemple M.-E. Handman, « L’adoption traditionnelle en Grèce », Meridies, n° 11-12, 1990, p. 411-434.
  • [29]
    L. Barry, La parenté, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2008,4e de couverture.
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