Notes
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David Fincher, le réalisateur du film, nous met en tant que spectateurs dans la même position que celle des spectateurs du cinéma où travaille Tyler. En effet, tout au long du film, des images subliminales de Tyler apparaissent en arrière-plan. De même, lors du générique de fin, l’image d’un sexe masculin apparaît furtivement.
1En 1999 est sorti le film Fight Club du réalisateur américain David Fincher. Il s’agit d’une adaptation du roman éponyme de l’écrivain Chuck Palahniuk (1996). En France, le film a été distribué sous son titre anglais original ; Fight Club pourrait être traduit par « Club de combat ». Diffusé à la veille de l’an 2000, il a reçu des critiques mitigées. En effet, au seul regard de la bande annonce, il se présente comme un film d’action américain parmi d’autres. Il traite de violence, celle d’un groupe d’hommes, dans une atmosphère underground – les bas-fonds de New York –, et soutient une critique de la société contemporaine. Mais au-delà de cet aspect premier du film, le scénario, assez subtil, illustre des problématiques psychologiques plus profondes. Cette œuvre a ainsi suscité l’intérêt des spécialistes en sciences humaines (Birraux, 2000 ; Gold, 2004 ; Lachance et Dupont, 2007).
2Parmi les problématiques développées dans le film, plusieurs sont particulièrement liées à l’adolescence. Bien que les personnages principaux soient des adultes, âgés d’une trentaine d’années, leurs préoccupations évoquent celles des adolescents. Il est d’ailleurs remarquable que dans l’accueil mitigé qu’a reçu le film auprès du public, seule la population adolescente s’est montrée véritablement enthousiaste, ce que n’ont pas manqué de noter les critiques, de manière parfois assez condescendante. Ce n’est que plusieurs années après la parution du film, dans l’après-coup, que les critiques et les journalistes ont considéré Fight Club comme un film particulièrement représentatif des années 1990 et notamment de leur jeunesse. Ainsi, il est selon nous possible de lire ce film comme une synthèse, une allégorie du passage adolescent dans ses différentes dimensions. Considéré sous cet angle, il apparaît d’une grande richesse illustrative de ce que nous ont décrit, au cours des vingt dernières années, les spécialistes de l’adolescence.
La trame du film
3Le personnage principal, interprété par Edward Norton, est cadre chez un grand constructeur automobile. Cet homme n’a pas de nom; de manière assez subtile, le scénario est fait de telle façon que son nom n’est jamais évoqué ou que lorsque l’occasion se présente, la scène est coupée ou l’action est détournée. Il est aussi le narrateur de l’histoire ; en voix off, il commente les scènes et décrit ses ressentis, en s’adressant au spectateur. Ce personnage est présenté sous des traits dépressifs : il a un bon travail, gagne bien sa vie, possède un bel appartement dans un immeuble de Manhattan, mais semble morose et résigné. Il vit seul, n’a pas de vie amoureuse, pas d’amis et, semble-t-il, pas de rapports avec sa famille. Il n’a pas non plus de centre d’intérêt particulier en dehors de son travail, si ce n’est celui d’équiper et de décorer son appartement. On apprend notamment que cet homme souffre d’insomnies répétées et persistantes, qui l’épuisent au quotidien. Sur le conseil ironique d’un médecin, le narrateur se rend à un groupe de parole pour malades cancéreux. De façon assez inattendue, l’homme se fait passer pour un malade. Dès la première séance, le groupe de parole a sur lui des effets fulgurants : il quitte son attitude de retrait cynique et fond en larme, à son grand étonnement. Surtout, cette activité lui rend son sommeil. Très rapidement, il décide de s’inscrire à plusieurs groupes similaires qui concernent différents types de maladies. Chaque fois, il se fait passer pour un malade parmi les autres et participe aux activités proposées. C’est dans ces groupes de parole que le narrateur va faire la connaissance du seul personnage féminin du film, Marla, interprétée par Helena Bonham Carter. Comme lui, Marla participe de manière illégitime aux groupes de soutien. Mais le narrateur est troublé par sa présence et les effets bénéfiques qu’avaient sur lui ces activités disparaissent.
4À ce stade du scénario, la vie du personnage principal prend un tournant radical. Il rencontre Tyler – interprété par Brad Pitt –, un homme marginal, imprévisible, qui dit vendre du savon. Peu après cette rencontre, l’appartement du narrateur est détruit dans une mystérieuse explosion. L’homme se réfugie alors chez Tyler, qui habite une grande maison délabrée dans un quartier extérieur et désœuvré de la ville. Tyler va progressivement le pousser à changer de vie. Il l’initie notamment à la violence en lui proposant de se battre avec lui régulièrement. D’autres hommes vont s’associer à ces séances de combat et c’est ainsi que va naître le Fight Club. Tyler prend le rôle de leader du groupe, qui se réunit tous les samedis soir. Parallèlement à la mise en place du Fight Club, Tyler fait la connaissance de Marla, avec qui il entame une relation, essentiellement portée sur la sexualité. Peu à peu, Tyler va donner au Fight Club une dimension politique. Il y dénonce la société de consommation et propose aux membres du club d’entamer des actions contre elle : casser les antennes de télévision sur les toits d’immeuble, vandaliser des magasins, etc. Ce groupe d’agitateurs prend progressivement l’allure d’une milice et leurs actions des proportions de plus en plus importantes. L’organisation prend alors le nom de « Projet Chaos ». Le narrateur, quant à lui, se met en retrait, puis s’oppose à cette évolution du Fight Club. Le désaccord entre les deux hommes s’accroît en même temps que le Projet Chaos prend de l’ampleur, jusqu’à ce que Tyler disparaisse mystérieusement. Le narrateur se met alors à sa recherche et découvre que Tyler a créé un nouveau Fight Club dans chaque grande ville des États-Unis.
5C’est lorsque Tyler réapparaît qu’il dévoile au narrateur ce qui constitue la clé du film : les deux hommes sont en réalité une seule et même personne. Le narrateur comprend que Tyler est issu de son imagination et qu’il hallucine son existence. Il va alors découvrir que l’organisation qu’il a créée – ou qu’une partie de lui a créée – est sur le point de réaliser des coups de force de grande ampleur : provoquer l’explosion de plusieurs immeubles de Manhattan, où de grandes compagnies de crédit ont leur siège social. C’est dans l’angoisse de ce carnage imminent que va se produire l’ultime face-à-face entre Tyler et le narrateur, pendant lequel ce dernier essaie vainement de convaincre Tyler de renoncer à son projet. C’est finalement en tentant de se suicider que le narrateur « donne la mort » au personnage de Tyler. Mais il ne parviendra pas à déjouer les plans du Projet Chaos. C’est ainsi que le film s’achève : sur l’image du narrateur assistant impuissant, main dans la main avec Marla, à la destruction des buildings. La dernière parole du narrateur est adressée à Marla : « Tu m’as rencontré à une période très étrange de ma vie. »
Le narrateur et Tyler : les deux visages clivés d’un même adolescent dans la tourmente
6Plusieurs aspects du parcours du personnage principal évoquent des problématiques adolescentes : le désenchantement du monde, les revendications, le rapport à la sexualité, la recherche de limites, les conduites à risque, etc. L’analyse sociologique du film permet de dévoiler plus encore ce mouvement adolescent présent dans le scénario. En effet, l’adolescence est aussi, comme le figure le film, le passage, parfois brutal, d’un cadre social (celui de la famille, de l’enfance, etc.) à un autre (celui de la vie adulte, de la société au sens large, de la sexualité, etc.). Ainsi, d’un point de vue symbolique, l’explosion de l’appartement du narrateur, le désinvestissement de son travail, etc. expriment une volonté de déstructurer un cadre social contraignant, aliénant, au profit d’un nouveau rapport au monde, basé sur l’expérimentation. En se découvrant à travers de nouvelles relations (les groupes de discussion, Marla, Tyler, etc.), le narrateur expérimente un temps nouveau, celui de l’intimité, fortement opposé au caractère uniformisant et anonyme du temps de l’économie (le travail, la consommation, etc.). La métaphore de l’adolescence est ici tout à fait explicite sur le fond, mais aussi dans les formes qu’elle prend. Nous constatons en effet que l’effritement des repères initiaux est parallèle à une radicalisation des pratiques à risque auxquelles se prête le narrateur. Sorti du cadre rassurant de la société de consommation, il revient progressivement vers elle, par le biais de l’opposition. Le parcours du narrateur se situe certainement au niveau d’une recherche de nouvelles limites. Il est en quête d’une autorité contre laquelle s’opposer.
7Tyler, son double, lui offre cette opportunité. L’opposition virile qui paradoxalement rapproche les « deux » hommes n’est pas sans rappeler celle de l’adolescent confronté à son père. Le parcours du narrateur explore implicitement les conséquences de l’absence de modèle masculin, de la faillite de l’autorité paternelle. À cet effet, Tyler déclare lui-même : « Nous sommes une génération d’hommes élevés par des femmes. » Privé de la parole restrictive du père, le narrateur doit rechercher les limites de sa propre existence dans un autre registre. Au-delà d’une figure du père, c’est d’une figure d’autorité consistante (un Dieu, une idole, un maître à penser, etc.) dont manque le narrateur dans sa quête identitaire. En cela, ce parcours adolescent s’inscrit très précisément dans le contexte historique de l’Occident contemporain, tel que le décrivent les auteurs. Tyler déclare ainsi aux membres du Fight Club : « Nous sommes les enfants oubliés de l’histoire. Nous n’avons pas d’objectif, ni de place. Pas de grande guerre, pas de grande dépression. Notre guerre est une guerre spirituelle, notre dépression… c’est nos vies. » Dans cette citation, nous lisons, à livre ouvert, la mélancolisation du sujet consécutive à la « panne de l’Autre » (Lesourd, 2006). Dans l’absence d’incarnations imaginaires de l’Autre, à qui adresser leurs plaintes et leurs revendications à être, les adolescents d’aujourd’hui sont confrontés de manière brutale au manque inhérent à toute existence sub-jective adulte. Le manque fait retour sur le sujet et c’est en lui-même, parfois dans son propre corps, que l’adolescent va devoir trouver les limites à son existence (Lesourd, 2006), comme nous le voyons dans Fight Club avec les conduites à risque et les combats.
8Cette question du tiers en soi nous mène à celle du dédoublement de la personnalité, thème prégnant de Fight Club. Le point nodal du scénario est en effet la dissociation du personnage principal en deux visages, que nous découvrons à la fin du film : celui du narrateur et celui de Tyler. S.N. Gold a développé de façon détaillée ce thème de la dissociation dans Fight Club (2004). Ce dédoublement de la personnalité peut également être approché avec le concept de « clivage du moi ». Ce mécanisme est en effet décrit par les auteurs dans le développement « normal » de la personnalité et notamment à propos de l’adolescence, durant cette période où le moi est « tiraillé » entre des exigences identificatoires différentes, « remodelé », « mué », etc. Nous verrons plus loin que ce clivage du moi chez le personnage principal recouvre dans le film plusieurs significations psychologiques : clivage entre l’adulte et l’enfant, entre le fort et le faible, entre l’amour et la sexualité, etc. D’un point de vue plus métapsychologique, ces clivages incarnent aussi les scissions qui séparent les différentes instances de la personnalité : alors que le narrateur représente le plus souvent le moi dans sa plus pure expression, Tyler incarne successivement le ça (lieu du pulsionnel, du sexuel, etc.), l’idéal du moi, le surmoi, voire un « surmoi tyrannique » (Birraux, 2000, p. 700).
Le rapport au sexuel
9La question de l’identité sexuée et du rapport à l’autre sexe est très présente dans le scénario. Au début du film, le narrateur est présenté comme un homme n’ayant pas de sexualité et même pour qui la question du désir sexuel n’a pas de place dans sa vie. Ses pulsions libidinales semblent s’être intégralement déplacées dans le champ des sublimations : le travail, la décoration et l’aménagement de son appartement, etc. L’homme apparaît alors comme la métaphore de l’enfant de la période de latence, investissant ses pulsions exclusivement dans le domaine des sublimations.
10Tel l’enfant face à la puberté, le narrateur va être confronté à toutes les questions relatives à l’identité sexuée et au rapport à l’autre sexe. La première rencontre avec ces problématiques intervient lorsque le narrateur participe au groupe de parole pour malades. En effet, ce groupe ne concerne pas n’importe quelle maladie, mais le cancer des testicules. Le narrateur y rencontre ainsi des hommes touchés dans leur virilité, qui ont perdu une partie de leurs organes génitaux, parfois leur sexualité. Le rapport de ceux-ci à la sexualité et aux femmes est fait de souffrances, de frustrations, de « castrations ». Le narrateur se fait ainsi passer pour un homme atteint de cancer, à qui les testicules ont été amputés. Par ce biais, le personnage aborde les questions de son identité sexuée et de l’angoisse de castration qu’elle éveille. Cette interrogation va alors se développer sous différents aspects. Ainsi est évoqué le thème de la bisexualité ou de l’androgynie : le narrateur rencontre, dans ce premier groupe de parole, un homme, dénommé Bob (interprété par Meat Loaf), qui présente à la fois des traits grossièrement masculins et féminins. Bob est un champion de bodybuilding, grand, large et viril; mais atteint de cancer; ses testicules ont été amputés et, explique-t-il, son taux de testostérone étant trop élevé, il a développé une forte poitrine de femme… Et c’est contre cette poitrine, celle d’un personnage hybride, à la fois homme et femme, père et mère, que le narrateur va s’abandonner à sa souffrance et à ses sanglots, en trouvant là son premier espace de réconfort.
11Dans sa quête identificatoire, le personnage principal semble ainsi traverser ce temps adolescent d’hésitation sexuelle (Rassial, 1996a) que décrivent les auteurs. Ainsi la découverte de Tyler et la première période de leur relation sont présentées comme une phase de rapport homosexuel à l’autre. Dans ce face-à-face entre le narrateur et son double, le lien narcissique à l’autre est mis en avant, qui par essence exclut la question de l’autre sexe. Ce rapport narcissique et homosexuel se développe ensuite dans la création du Fight Club, où seuls participent des hommes. Cette dimension narcissique de la relation de ces derniers entre eux est encore accentuée par le fait qu’ils ne se battent que par deux et que le groupe est entièrement constitué par l’identification de chaque membre à la figure de Tyler. À cette étape du film, le narrateur et Tyler vivent ainsi tous les deux seuls, à la manière d’un couple. Et c’est dans ce contexte que Tyler déclare au narrateur : « Je ne suis pas sûr qu’une femme soit vraiment la solution dont on ait besoin. »
12L’autre sexe fait son entrée dans la vie du narrateur sous la figure de Marla, la jeune femme déprimée qui, comme lui, fréquente de façon illégitime les groupes de parole pour malades. De manière très métaphorique, c’est l’intrusion de cette femme dans la vie du narrateur qui lui fait perdre sa stabilité et son sommeil retrouvés grâce aux groupes de parole, tout comme la confrontation à l’autre sexe et à la sexualité extirpe l’enfant du sommeil de la période de latence. La première réponse du narrateur face à ce bouleversement provoqué par Marla est l’évitement (Gold, 2004, p. 19-21) : il s’adresse directement à elle et lui propose de se partager les différents groupes de parole, de telle manière qu’ils n’aient plus à se rencontrer. À ce moment du film, le narrateur croit ainsi qu’il pourra, par le biais de l’évitement phobique, contourner la question du rapport sexuel à l’autre.
13Après avoir rencontré Tyler, le narrateur va cesser de se rendre aux groupes de parole. Il pense avoir retrouvé sa quiétude dans ce rapport narcissique et homosexuel à son semblable. Marla refait alors son apparition lorsqu’elle rencontre Tyler et entame une relation avec lui. Le narrateur ne peut ainsi découvrir la sexualité qu’au prix du clivage de son moi, par procuration, avec Tyler. Ce clivage entre la part du moi qui a accès à la sexualité et celle qui ne l’a pas recouvre également dans le film un autre clivage, qui sépare la sexualité et l’amour. En effet, les relations sexuelles entre Tyler et Marla sont présentées comme dénuées de toute affection, une sexualité sans amour, une « baise sportive » comme la désigne lui-même Tyler.
14Dans toute cette partie du film, Tyler tient non seulement le rôle de celui qui accède à la sexualité, mais, de façon plus profonde et fantasmatique, il représente celui qui la « maîtrise », voire qui en est à l’origine. Une scène représente bien cette fonction du personnage. On apprend que l’un de ses petits boulots est celui de projectionniste dans un cinéma. On découvre alors que Tyler a l’habitude de trafiquer les pellicules des films, notamment des dessins animés pour enfants, et d’y introduire des images pornographiques. La projection de ces images est si rapide que les spectateurs n’ont pas conscience de ce qu’ils ont vu. Cette activité perverse de Tyler montre bien selon nous comment celui-ci représente alors la perversion elle-même, au sens de la perversion constitutive du sujet dont parle la psychanalyse. Tyler est ici en position de celui qui pervertit le sujet, qui « séduit » l’enfant dans le narrateur (incarné ici par les enfants spectateurs du dessin animé). Tyler est celui qui « introduit » le sexuel dans la vie et dans le monde du narrateur [1].
15Suite à ce réveil du pulsionnel, de la sexualité et de l’angoisse de castration qui y est liée, le narrateur réélabore, à la manière de tout adolescent, les questions œdipiennes. Une première relation triangulaire s’installe en effet entre lui, Tyler et Marla. Le narrateur, tel l’enfant face au couple parental, est exclu de leur union et de leur sexualité. Il est alors jaloux de Marla et cherche à s’identifier à Tyler : « J’ai 6 ans à nouveau et je fais le messager entre mon père et ma mère. » Dans une sorte de scène primitive, le narrateur découvre sa propre sexualité en écoutant les ébats de Tyler et Marla à travers les murs, en regardant dans l’entrebâillement de la porte de leur chambre, etc.
De la recherche du semblable à la violence sociale
16De nombreux auteurs décrivent comment les adolescents cherchent souvent à entretenir des relations en miroir avec leurs pairs (l’adoption des mêmes comportements, des mêmes activités, des mêmes vêtements, des mêmes idéaux, d’un même argot, etc.) et l’importance de ces relations dans le processus identificatoire (Rassial, 1996a, 1996b; Lesourd, 2002). Cette question d’une relation en miroir à l’autre est au cœur du film, à travers la relation entre le narrateur et Tyler. Nous avons vu plus haut comment cette relation prenait une dimension homosexuelle à certains endroits. Cette recherche du même se poursuit encore dans la création du Fight Club, qui nivelle les différences. Cet aspect est souvent mis en évidence dans le film : que les hommes soient cadres ou ouvriers, employeurs ou employés, noirs ou blancs, tout le monde se retrouve logé à la même enseigne au Fight Club. Cet effacement des différences trouve son apogée dans la formation du Projet Chaos : tous les hommes sont habillés de la même façon, en noir, ils ne possèdent rien à titre personnel, rien qui pourrait les distinguer, n’ont plus de nom, etc.
17Dans ce contexte, le parcours du narrateur apparaît comme un passage, une parenthèse, entre deux formes d’inscription sociale caractérisées par la dissolution de l’identité individuelle au sein d’un groupe d’appartenance plus large. Initialement, le narrateur est réduit à son identité de consommateur. Il n’est alors qu’un élément du système économique, confiné à son travail et condamné à la consommation. Comme nous le savons, l’abandon de ces repères conduira progressivement le narrateur à la fondation et à l’expansion du Fight Club. Ce dernier se révèle alors comme une alternative, un nouveau mode d’inscription sociale plus efficace que celui proposé par la société marchande. Le Fight Club permet au sujet le partage d’une quête commune avec les autres membres de son groupe d’appartenance. L’intégration subie à la société de consommation, caractérisée par l’anomie, cède ainsi le pas à l’intégration souhaitée à une « communauté de destin », puisque c’est une souffrance commune qui rassemble ces hommes autour d’un même projet (Jeffrey, 1998).
18Mais cette nouvelle forme d’appartenance sociale n’apparaît qu’au terme d’un long parcours marqué par l’expérimentation de nouveaux rapports au monde, souvent dans des formes exacerbées (abstinence, violence, douleurs corporelles, etc.). Ce n’est alors pas un hasard si Tyler se révèle comme le double du narrateur puisque l’expérimentation du monde, la confrontation à l’autre, a pour objectif une meilleure connaissance de soi-même. L’approche anthropologique des conduites à risque attribue ainsi une fonction semblable à la violence tournée contre autrui et retournée contre soi-même : l’exploitation dans les deux cas d’une confrontation symbolique ou réelle à la mort pour mieux se sentir vivre (Le Breton, 2002). La violence, le temps du combat, apparaît d’abord comme un moment d’inscription provisoire du sujet dans le social (Lachance et Dupont, 2007). Elle le fait exister dans une relation qui le lie intensément à l’autre, qu’il soit vainqueur ou vaincu. La répétition, par des retours périodiques au Fight Club, indique une volonté de préserver cette relation, au-delà de son caractère ponctuel. Si ces combats en duel prennent une ampleur considérable, c’est parce que la fonction anthropologique qu’ils remplissent est pauvre en termes de reconnaissance sociale. L’affrontement confine le sujet à un rapport isolé à l’autre, voire à lui-même dans le cas du narrateur et de son double. Le combat ne suffit pas, il lui faut une arène. Seule la force d’un évènement peut garantir une reconnaissance sociale au narrateur. Le Fight Club est en ce sens la meilleure incarnation du groupe de pairs, le regard dans lequel il est bon de se mirer pour l’adolescent, déchiré entre une volonté d’appartenir à son groupe et d’affirmer simultanément son caractère singulier.
19Si les combats unissent les membres du club, c’est aussi parce que leurs actions se définissent en marge de la norme sociale. La violence qui les réunit est aussi la violence qui les marginalise. Tout ce qui existe en dehors du club est alors perçu comme le nouvel obstacle, la nouvelle autorité contre laquelle s’élever. En toute dernière instance, la société de consommation apparaît comme l’Ennemi ultime puisqu’elle semble englober, voire régir, tous les obstacles intermédiaires à l’expansion du club. La violence exercée contre cet ennemi prend alors le sens d’une douce revanche puisque c’est précisément la société de consommation qui a participé à la fragilisation des modèles traditionnels de socialisation et a conduit progressivement les membres de nos sociétés à emprunter les chemins de l’expérimentation. Cette modélisation du rapport groupal et « communautariste » au monde, qui s’oppose au lien social dominant, est celui de nombreux groupes d’adolescents de notre lien social moderne, comme en témoignent, par exemple, les flambées périodiques des banlieues. Que Fight Club ait pu devenir un film culte trouve ici une autre explication.
Synthèse et discussion
20Le film de David Fincher représente bien selon nous deux mouvement structuraux essentiels de l’adolescence : l’élaboration du manque dans l’univers symbolique construit par une culture et à un temps donné, et l’élaboration du même caractère limité dans un registre plus intime, celui de la jouissance.
21La confrontation au manque dans le champ symbolique est largement figurée par le désenchantement du monde qu’éprouve le narrateur. C’est ainsi tout l’ordre symbolique de l’univers dans lequel il vivait au début du film (son appartement, son travail, le consumérisme, etc.) qui perd sa substance. Le narrateur remet en cause cet ordre symbolique (lié aux imagos parentales de l’enfance) et essaie de le remplacer par un ordre nouveau, d’abord incarné par un père potent (Tyler), puis par l’idéologie du Projet Chaos. Ainsi le narrateur, à la manière de l’adolescent, remet en cause le sens du monde soutenu par la génération qui le précède et essaie d’inventer une nouvelle génération, un nouvel ordre symbolique. Cette tentative est particulièrement représentée par la guérilla du Projet Chaos, qui prend tous les traits d’une génération et tente d’imposer ses idéaux au monde, de transformer le monde. Par ses actions prophétiques, cette guérilla semble crier à la population : « Le monde dans lequel vous vivez n’a pas de sens, nous sommes seuls et mortels, vous ne vous en rendez pas compte ? » L’épilogue du film apparaît alors selon nous comme une représentation de la mort de l’enfance, de son univers symbolique. Ainsi le narrateur, en tirant sur lui-même, en tentant de se suicider, tue l’illusion (incarnée par Tyler), tue son enfance. Plus tard, quand le narrateur et Marla voient les buildings s’écrouler sous leurs yeux, c’est symboliquement cette « société du maternel » (Lesourd, 2006), dénoncée dans le film, qui s’écroule, qui s’évanouit, marquée par une prédominance de l’économie, de ses produits, véritables jouets du sujet contemporain.
22Le manque dans le champ de la jouissance est quant à lui représenté par la découverte faite par le narrateur qu’il n’y pas d’union absolue possible avec l’autre (Tyler ou Marla), que celle-ci soit sexuelle ou non. C’est ainsi que le narrateur découvre la sexualité génitale ; il s’aperçoit qu’elle n’est pas une jouissance absolue, qu’une part de lui en est absente. C’est cette même limite à la jouissance que le narrateur élabore dans les combats du Fight Club, les conduites à risque, les scarifications, etc.
23Cette élaboration du manque dans le registre de la jouissance, du Réel, est celle qui semble poser le plus de difficultés au narrateur et cette impasse nous paraît faire un écho particulier à la société contemporaine. En effet, un caractère remarquable de l’œuvre de Fincher, qui la distingue des films cultes d’autres générations d’adolescents, est son grand réalisme. C’est ainsi que sont représentées les thématiques importantes : l’agressivité (dans la violence physique, jusqu’au meurtre), la sexualité (notamment dans les rapports désaffectivés de Tyler et Marla), la mort (c’est en découvrant le crâne ouvert de son ami Bob, d’où jaillit sa cervelle, que le narrateur y est confronté…), le corps (Tyler et le narrateur utilisent par exemple des graisses humaines, récupérées dans une clinique de liposuccion, pour confectionner du savon), etc. La mise en scène du film exprime elle-même, dans une mise en abîme, cette crudité : le réalisateur dévoile en effet les rouages, les entrailles de son film, par le biais du narrateur qui, en s’adressant directement au spectateur, désigne les étapes narratives du film, les changements de bobine, les moments-clés, etc. Le parcours du personnage principal rend alors compte de la difficulté pour l’adolescent d’aujourd’hui à définir son existence sur la représentation d’un modèle de vie préétabli, donné par le social, qui lui permettrait de reposer un voile, imaginaire et symbolique, sur cette âpreté du Réel (Lesourd, 2005).
24L’engouement de toute une génération, celle des années 2000, pour Fight Club, tient ainsi à sa puissance métaphorique. En cela, le film de Fincher n’est pas, au contraire d’autres films, une caricature de l’adolescence ou encore une œuvre qui la réduirait à une seule de ses dimensions. Par sa richesse thématique, Fight Club a été au contraire propice à susciter les intérêts singuliers des adolescents qui ont tous pu être interpellés par telle ou telle dimension. « L’adolescence n’est-elle pas, pour chacun, une sorte de Fight Club, un lieu anonyme, transitoire, où le sujet se « cogne » aux autres et à lui-même, dans un semi-consente-ment imposé par la puberté ? À cet endroit, le film nous pose une question : « Comment sortir de ce lieu transitoire de combat lorsque la société contemporaine tend à imposer au sujet d’y perdurer ? »
Bibliographie
- BIRRAUX, A. 2000. « La projection : instrument d’adolescence », Revue française de psychanalyse, t. 64, n° 3, PUF, p. 693-704.
- GOLD, S.N. 2004. « Fight club : a depiction of contemporary society as dissociogenic », Journal of Trauma & Dissociation, vol. 5, n°2, Binghampton NY, Haworth Press, p. 13-34.
- JEFFREY, D. 1998. Jouissance du sacré, Paris, Armand Colin.
- LACHANCE, J. ; DUPONT, S. 2007. « La temporalité dans les conduites à risque : l’exemple du film Fight Club », Adolescence, t. 61.
- LE BRETON, D. 2002. Conduites à risque, Paris, PUF.
- LESOURD, S. 2002. Adolescences… Rencontre du féminin, Toulouse, érès.
- LESOURD, S. 2005. La construction adolescente, Toulouse, érès.
- LESOURD, S. 2006. Comment taire le sujet ? Des discours aux parlottes libérales, Toulouse, érès.
- RASSIAL, J.-J. 1996a. L’adolescent et le psychanalyste, Paris, Payot et Rivages.
- RASSIAL, J.-J. 1996b. Le passage adolescent : de la famille au lien social, Toulouse, érès.
Notes
-
[1]
David Fincher, le réalisateur du film, nous met en tant que spectateurs dans la même position que celle des spectateurs du cinéma où travaille Tyler. En effet, tout au long du film, des images subliminales de Tyler apparaissent en arrière-plan. De même, lors du générique de fin, l’image d’un sexe masculin apparaît furtivement.