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Article de revue

La politique étrangère russe au Maghreb : entre commerce et sécurité

Pages 85 à 95

Notes

  • [1]
    Dans cet entretien, le Maghreb désigne la région s’étendant du Maroc à la Libye.

1 De façon schématique, quelles sont les priorités russes au Maghreb : les intérêts économiques ou les intérêts de sécurité ?

2 Pour l’heure, les États du Maghreb [1] sont majoritairement perçus comme des partenaires économiques. La récente visite du Premier ministre russe au Maroc et en Algérie en octobre 2017 a confirmé l’importance commerciale que Moscou accorde à ces deux pays. Outre les habituels secteurs gazier et pétrolier ainsi que les contrats d’armements dont nous reparlerons, la région offre de nombreuses opportunités économiques dans les domaines du nucléaire (négociations pour une centrale en Algérie), du ferroviaire (projet de chemins de fer en Algérie), de l’agriculture (« Corridor Vert » destiné à dynamiser la coopération agricole avec le Maroc) et du tourisme (augmentation de la fréquentation en Tunisie). L’aggravation de la crise libyenne et la détérioration des relations avec les États européens sont les deux seuls obstacles de nature à limiter ou à freiner plus sérieusement cette coopération économique naissante. Les prochaines années seront à coup sûr déterminantes pour la réalisation de projets structurants entre la Fédération russe et le Maghreb.

3 Et si l’on regarde en arrière ? Comment la Russie a-t-elle historiquement perçu la région du Maghreb ?

4 Pour bien encadrer mon propos, je pense qu’il faut tout d’abord souligner la coexistence de deux visions historiques russes sur le Maghreb. Si celles-ci ont parfois pu être mises en concurrence à certains moments de l’histoire politique, elles apparaissent aujourd’hui comme complémentaires dans le discours politique contemporain. Elles transcendent toutes deux les époques tsariste, communiste et postsoviétique. La première de ces perceptions tend à concevoir le Maghreb comme une extension politique et culturelle de l’aire moyen-orientale. Cette vision transparaît ainsi dans la division administrative du ministère des Affaires étrangères : les États du Maghreb sont systématiquement inclus dans le même département que ceux du Moyen-Orient – et non celui dédié à l’Afrique. Les liens qu’entretiennent les pays maghrébins avec l’Arabie saoudite ou le Qatar renforcent également cette impression d’arrimage à la zone moyen-orientale.

5 La seconde vision intègre plutôt les pays du Maghreb dans l’espace méditerranéen, une zone géographique dont le contrôle a été convoité par la Russie tout au long de son histoire. Je ne reviendrai pas ici sur les hauts faits historiques des Russes en Méditerranée ; rappelons simplement que la Convention de Montreux concernant le régime des détroits, signée en 1936 et toujours en vigueur, a représenté une très lourde perte de pouvoir pour Moscou. Ce traité limite effectivement la Russie dans ses déplacements en temps de guerre dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles. Sa projection militaire en Méditerranée s’en est trouvée ainsi globalement réduite, car même si la 5e escadre de la marine soviétique pouvait patrouiller librement dans la mer Méditerranée (à l’image de la 6e flotte américaine), les craintes d’une interdiction du transit militaire de la mer Noire vers la Méditerranée ont longtemps empêché le développement de bonnes relations entre l’Union soviétique et la Turquie durant la Guerre froide. Puis, la dissolution de l’unité opérationnelle en 1991, entre autres facteurs, a fortement tempéré l’importance accordée au bassin méditerranéen sous la présidence de Boris Eltsine.

6 Le rattachement de la Crimée à la Fédération russe a été le déclencheur d’une redécouverte de la valeur stratégique de la Méditerranée. Avec une base dorénavant permanente en mer Noire, la logique d’une présence russe en Méditerranée semble susciter de plus en plus l’adhésion des élites politiques et militaires. C’est dans ce cadre que la base navale de Tartous en Syrie – qui n’était à l’origine qu’une base logistique destinée au ravitaillement et à la réparation des navires de guerre russes – a pu bénéficier d’un programme spécifique d’élargissements et de rénovations de ses infrastructures. Depuis le début de l’intervention russe en Syrie, cette base est devenue l’épicentre d’un mouvement visant à en faire l’outil principal de la projection militaire russe à l’étranger. Selon les partisans de cet agenda, la base de Tartous permettrait de garantir la sécurité des bâtiments russes, de fournir de l’assistance militaire, de soutenir les régimes amis de la région, de positionner la Russie comme une grande puissance et de construire un nouvel ordre régional. Certains cercles politiques à Moscou évoquent aussi la possibilité de créer une ceinture stratégique au sud de la Méditerranée – qui irait de la Syrie à l’Algérie via Israël et la Libye – pour contenir l’Union européenne. Ces idées de grandeur quelque peu fantasmées ne sont pas partagées par tout le monde : elles impliqueraient trop de risques pour des résultats trop peu tangibles.

7 Les Printemps arabes ont-ils inauguré des changements dans la perception russe du Maghreb ?

8 À bien des égards, les Printemps arabes ont constitué un point de bascule à partir duquel les Russes ont dû repenser leur diplomatie. Avant ces événements, la Russie maniait au Moyen-Orient « l’art d’être ami avec tout le monde » comme le dit si bien mon collègue américain Mark N. Katz. Une bonne mesure de l’approfondissement des relations sont les visites présidentielles officielles. Vladimir Poutine est probablement le chef d’État qui aura le plus consacré de visites dans l’espace proche-oriental (Turquie, Syrie, Israël). Et s’agissant du Maghreb, Poutine avait d’abord visité l’Algérie et le Maroc en 2006, puis la Libye en 2008. Avec ces derniers pays, la Fédération russe entretenait de bonnes relations économiques, sans agenda politique précis.

9 Les Printemps arabes en Tunisie, en Égypte et en Libye ont totalement changé la donne. Si les milieux intellectuels et académiques russes avaient très sérieusement envisagé l’éclosion d’une révolte populaire au Maghreb et en Afrique du Nord, les élites politiques ont de leur côté toutes été surprises : elles ne s’attendaient pas du tout à la tournure catastrophique des événements dans la région. Face à l’insurrection en Tunisie et en Égypte, la première réaction du gouvernement russe a été des plus passives : aucune prise de position claire n’a été adoptée.

10 C’est la question libyenne qui a cependant cristallisé les peurs et les divergences avec l’Occident. Contrairement à une vision répandue en Occident, la Libye n’a jamais été un allié de la Russie. Ce pays n’était en réalité qu’un partenaire militaire, et non politique. Si des officiers de l’armée libyenne avait effectivement reçu à l’époque des formations en Russie, aucun représentant politique libyen ne s’est jamais rendu à Moscou. Ce qui a véritablement motivé les Russes à s’opposer à l’intervention des Occidentaux en Libye est le principe juridique qui le sous-tendait : celui de la responsabilité de protéger (R2P). Moscou est demeuré très critique de ce concept pourtant avalisé par les Nations unies. Il faut dire que les expériences afghanes et irakiennes avaient, déjà à l’époque, démontré leur inefficacité à soutenir le renforcement des institutions étatiques. Pour Moscou, l’intervention en Libye de la France, de la Grande-Bretagne et, dans une moindre mesure, des États-Unis a démontré a posteriori l’absence totale de responsabilité et de retenue des États occidentaux, lesquels ont largement dépassé le mandat onusien initial de protection des civils. C’est d’ailleurs l’instauration consécutive du chaos qui expliquait, à l’époque, le positionnement de la société civile russe en faveur du rétablissement de l’État libyen et de son chef.

11 S’agissant de la décision de la Russie de ne pas utiliser son droit de veto contre cette intervention alors qu’elle en détenait la possibilité, deux interprétations sont couramment avancées pour l’expliquer. La première considère que Dmitri Medvedev, qui était président à l’époque, aurait voulu donner des gages au mouvement libéral russe, lequel préconise un rapprochement avec l’Occident au nom de l’européanité de la Russie. Une abstention russe aurait de ce fait montré aux Occidentaux que la Russie était prête à coopérer en dépit de profondes divergences de fond sur la manière de régler les situations conflictuelles. Selon une seconde interprétation, l’abstention de Medvedev au vote du Conseil de Sécurité serait dans ce cas de figure un pis-aller : si la Russie avait utilisé son droit de veto, elle s’exposait aux critiques internationales pour son soutien à une dictature. Si, au contraire, elle avait soutenu l’intervention occidentale en Libye, elle risquait de ne pas répondre aux attentes de son opinion publique. Mais nous ne disposons malheureusement d’aucune source qui pourrait trancher entre ces deux versions. Quoiqu’il en soit, l’épisode libyen aura eu une très grande influence sur la politique extérieure de la Russie concernant le cas syrien. Depuis 2011, l’esprit de collégialité entre les élites russes et leurs homologues occidentaux s’est nettement terni. Pour Moscou, les projets occidentaux d’ingénierie sociale au Moyen-Orient et au Maghreb produisent des effets néfastes et pernicieux : loin d’améliorer le quotidien des populations civiles, ils instaurent une instabilité chaotique, terreau fertile du terrorisme.

12 Cette aversion de l’élite russe pour les changements de régime doit être remise en perspective à travers l’expérience traumatisante de la révolution bolchévique et, plus récemment, des révolutions de couleur du début des années 2000. À Moscou, une partie de l’establishment russe est de plus en plus persuadée que certains États occidentaux en veulent à l’intégrité de leur pays – bien que cela ne concorde pas forcément avec les points de vue de Poutine ou de Medvedev. Pour celle-ci, les Printemps arabes ne seraient qu’une répétition générale, orchestrée par l’Occident, avant le renversement final du régime russe. En réponse, l’engagement de la Russie en Crimée et en Syrie serait une démonstration de force destinée à signifier aux États occidentaux que la Fédération russe est prête à défendre ses intérêts lorsqu’ils sont menacés. Mais on s’accorde en Russie sur le fait qu’étant pleinement aux prises avec la gestion de la crise syrienne, la Libye et le Maghreb de manière plus générale ne représentent pour l’heure que des intérêts périphériques.

13 Les entreprises russes du secteur énergétique sont-elles massivement présentes au Maghreb ? Y-a-t-il une entente algéro-russe pour la création d’un « OPEP du gaz » ?

14 Plusieurs industriels russes de l’énergie sont présents dans la région, plus spécifiquement en Algérie et en Libye qui ont historiquement formé les deux piliers de la politique maghrébine de la Russie. L’entreprise Gazprom est présente depuis 2005 en Libye et depuis 2006 en Algérie. Dans ce premier pays, elle y a exploité pendant six ans des gisements d’hydrocarbones en collaboration avec l’italien ENI. Depuis 2011, la guerre civile a mis un terme définitif à l’ensemble des activités libyennes de Gazprom. Le cas algérien est plus heureux : après avoir prospecté pendant deux ans, l’industriel a enfin pu découvrir, conjointement avec l’algérienne Sonatrach, des poches de gaz dans le gisement d’El Assel, dans le bassin de Berkine. En 2016, Gazprom a mis en service neuf puits supplémentaires pour l’extraction de cet or bleu. Pour le pétrole, si les activités de Taftneft ont également dû cesser en Libye depuis 2011, des négociations sont actuellement en cours pour leurs reprises dans le cadre d’une future amélioration des conditions de sécurité. Rosneft, le deuxième plus grand producteur de pétrole russe, est lui aussi présent en Libye. Ce dernier vient d’ailleurs de signer en 2017 un accord avec les autorités du pays pour le développement de la production de brut et pour sa commercialisation à l’export.

15 Outre les domaines du gaz et du pétrole, le secteur russe du nucléaire semble avoir le vent en poupe au Maghreb, et plus globalement en Afrique du Nord. Une demande exponentielle en énergie, ainsi que des défaillances au niveau des infrastructures du gaz naturel, expliquent en bonne partie le choix pour l’Égypte de signer, en septembre 2017 avec la Russie, un accord pour la construction d’une première centrale nucléaire à El-Dabaa, dont l’inauguration devrait avoir lieu en 2024. En marge de la récente visite du Premier ministre Medvedev en Algérie en octobre 2017, la société d’État Rosatom a signé un protocole d’accord de coopération relative à l’énergie nucléaire. Le gouvernement algérien prévoit la réalisation d’une centrale nucléaire à l’horizon 2025. La Tunisie a également signé, en juin 2015, une entente de même acabit avec Rosatom. Le Maroc, plus proche de la France et des États-Unis, est le seul pays du Maghreb qui n’ait pas pris contact en la matière avec les Russes.

16 Pour répondre à votre question sur le cartel du gaz, il n’existe pas à ma connaissance d’entente politique spécifique entre la Fédération russe et l’Algérie en faveur de la création d’une telle organisation qui fixerait les prix et les quotas gaziers. En revanche, ces deux pays font partie depuis mai 2001 du Forum des pays exportateurs de gaz (FPEG) dont le siège se trouve au Qatar. Bien que ce forum de discussions puisse hypothétiquement évoluer vers une configuration similaire à celle de l’OPEP, ce développement n’est pour le moment pas à l’ordre du jour. À titre d’information, la Libye et l’Égypte en sont également membres.

17 Le secteur de l’armement est-il aussi important que dans les autres pays du Moyen-Orient ? Quel type de collaboration militaire existe-t-il entre la Russie et l’espace maghrébin ?

18 En ce qui concerne les exportations d’armement, si Moscou soutient les embargos en termes de vente d’armes, imposés par l’ONU sur le territoire libyen depuis 2011, son premier partenaire en la matière au Maghreb est bien l’Algérie. Le volume des ventes de matériels militaires russes à Alger est estimé à environ 5 milliards de dollars, ce qui en fait le premier partenaire africain de Rosoboronexport, la société d’État pour la commercialisation des armes à l’export. En plus de la modernisation de son arsenal soviétique vieillissant, la panoplie récemment acquise par l’armée algérienne comprend des armes légères, des tanks, des avions de chasse et des batteries de missiles antiaériens. Des discussions sont actuellement en cours pour la commande de systèmes de missiles S-400. Traditionnellement orientés vers le marché français, le Maroc et la Tunisie commencent également à s’intéresser aux produits militaires russes : la vitrine commerciale que représente la guerre en Syrie est, dans ce contexte, susceptible de porter ses fruits au Maghreb.

19 Pour revenir à votre question sur la collaboration militaire, si vous voulez parler de la Libye, la collaboration est plutôt faible. Il y a un grand manque d’intérêt à Moscou pour ce pays dont on juge le socle sociétal beaucoup plus faible qu’en Syrie. Par ailleurs, le coût de la guerre en Syrie est une raison fréquemment avancée pour expliquer l’absence de soutien : la Russie n’est pas prête pour une autre campagne militaire. Contrairement aux grandes puissances occidentales, le gouvernement russe ne souhaite pas prendre position pour l’une ou l’autre des parties en conflit. Certes, la Russie a quelque peu favorisé la campagne du général Khalifa Haftar : les élites russes l’ont reçu à Moscou comme un véritable chef d’État, des réunions ont été organisées avec des ministres de haut rang et des responsables de la sécurité (dont le ministre des Affaires étrangères Serguei Lavrov, le ministre de la Défense Serguei Shoigu et le secrétaire du Conseil de sécurité de Russie Nikolaï Patrouchev) et il a même visité le porte-avions russe Amiral Kuznetsov. Enfin, Moscou a envoyé des techniciens militaires russes pour aider à renouveler et à améliorer les capacités militaires de l’Armée nationale libyenne (ANL), le groupe militaire que dirige Haftar. En dépit de cette coopération de façade, il faut comprendre que les élites russes ne souhaitent pas forcément tout parier sur une seule et même personne. Vu de Moscou, le général libyen n’inspire que très peu confiance et sa personnalité est jugée ambigüe par une partie de la classe politique. Surtout, ses liens présumés avec les États-Unis et la CIA sont de nature à mettre en doute la sincérité de sa propension à travailler avec les Russes et à s’afficher comme leur point d’appui majeur en Afrique du Nord. Pour la Fédération russe, le pari Haftar est donc énorme en raison des incertitudes qui planent sur sa capacité à consolider le contrôle militaire sur l’ensemble du territoire libyen.

20 Le ministère des Affaires étrangères ménage, dans cet esprit, des voies alternatives et cherche à dialoguer avec l’ensemble des parties. Pour ne citer qu’un seul exemple, il est intéressant de rappeler que le jour même de la visite du général Haftar sur l’Amiral Kuznetsov que je viens d’évoquer, le chef du groupe de contact russe pour la résolution du conflit libyen Lev Dengov – un jeune diplomate d’une trentaine d’années – était à Misrata pour négocier avec des groupes rebelles sur la mise en place de pourparlers de paix. Après son soutien accordé en décembre 2015 aux accords de Skhirat entre les membres du Congrès général national (CGN) et la Chambre des représentants, lesquels envisageaient la formation d’un gouvernement de transition en Libye, la Russie s’est également engagée dans le soutien du CGN (adversaire de l’ANL), et ce même si ces derniers sont soutenus par les États-Unis.

21 La stratégie russe en Libye est donc d’ériger Moscou en courtier de paix entre les différents groupes rivaux libyens plutôt que d’instituer une victoire totale des troupes du général Haftar. Dans ce cadre, le protocole diplomatique est rigoureusement calculé. Si le président du CGN Fayez al-Sarraj n’a été invité qu’une seule fois à Moscou (en mai 2017), l’un de ses députés a pu, lors d’une seconde visite, rencontrer l’homme fort de la Tchétchénie Ramzan Kadyrov à Grozny et le Représentant spécial de la Russie pour le Moyen-Orient et l’Afrique Mikhaïl Bogdanov à Moscou. Le général Haftar a été un peu mieux privilégié : il a visité trois fois la capitale russe depuis l’année dernière, et chaque fois avec un peu plus de « fanfare ». Aucun des deux belligérants libyens n’a eu toutefois l’occasion de rencontrer Vladimir Poutine. Au regard de ce dossier, les élites russes font preuve d’un pessimisme modéré : les craintes portent plus spécifiquement sur une déstabilisation progressive de la situation sur le terrain, une accélération des menaces terroristes en provenance des États voisins de la Libye et une intensification du trafic d’armes avec le Sahel. La simplicité naïve des organes de l’État libyen et le système tribal dont il reste imprégné empêche la constitution d’une base sociopolitique assez forte pour amorcer la restructuration nécessaire de l’État.

22 Je me permets ici de toucher brièvement un mot sur le projet de construction d’une nouvelle base militaire russe en Libye dont on a beaucoup parlé pendant un temps à Moscou. Celui-ci me semble être une rumeur fondée sur des faits peu concrets : une nouvelle fois, la Russie ne peut investir dans ce projet sans garantie de stabilité politique. Le cas libyen peut, en revanche, être instrumentalisé par la Fédération russe dans le but de développer ses relations avec les pays de l’Union africaine (Algérie, Égypte) ou même avec l’Italie qui a beaucoup d’intérêt en Cyrénaïque.

23 Selon vous, la Russie souhaite-t-elle véritablement jouer un rôle de médiation dans les conflits de la région ? Par exemple, quel a été le positionnement russe par rapport à la guerre civile algérienne dans les années 1990 ou au conflit opposant le Maroc au Polisario dans le Sahara occidental ?

24 Dans les années 1990, Moscou avait plutôt concentré ses efforts sur ses propres questions de sécurité intérieure. L’ambassade russe d’Alger n’avait offert, dans ces conditions, qu’un mince soutien politique au président algérien Abdelaziz Bouteflika dans ses projets de réconciliation nationale. Pourtant, à maints égards, la situation en Algérie correspondait à celle du Caucase du Nord : la montée de l’extrémisme religieux et l’émergence de milices indépendantistes qui menaçaient la sécurité nationale des deux États. L’intensification de la lutte antiterroriste a mené, dans les deux cas, à des guerres interminables, dans le sud algérien et en Tchétchénie.

25 Dans le cadre du conflit entre le Maroc et l’Algérie, les élites russes réfléchissent depuis quelques années à la succession politique de Bouteflika qui pourrait entraîner une nette dégradation de la situation sur le terrain ou, au contraire, estomper les craintes et les méfiances des deux côtés de la frontière. Bien sûr, Moscou pourrait capitaliser sur son expérience syrienne en résolution de conflit, mais il est encore trop tôt pour avancer de telles propositions. En revanche, il est vrai que la position russe est généralement perçue par Alger et Rabat comme plus neutre que celle de la France, avec laquelle les deux pays maghrébins ont vécu un traumatisme colonial.

26 En ce qui concerne le dossier sahraoui, le Front Polisario a toujours été idéologiquement soutenu par le régime communiste. À l’époque soviétique, toutes les cartes indiquaient l’emplacement géographique du Sahara occidental. Si un soutien diplomatique au sein de l’enceinte onusienne a persisté tout au long de la Guerre froide et, à une moindre échelle, jusqu’à ce jour, il n’en est pas de même pour le soutien politique, qui a toujours fait défaut, pour deux raisons majeures. En ne prenant aucune position officielle sur cette question, la Russie évite premièrement de froisser l’État marocain avec lequel les relations se sont récemment améliorées, préservant ainsi ses intérêts commerciaux – certes minimes – dans le secteur agricole. Dans un second temps, tout comme au sein du dispositif administratif des puissances occidentales, il faut admettre que les ressources diplomatiques de la Russie en termes de personnel sont limitées. Les diplomates russes ne pouvant être actifs sur tous les fronts, des priorités sont fixées par les cadres politiques au sein des différents ministères concernés et, précisément, ces priorités se focalisent actuellement sur la Syrie. C’est pourquoi on ne doit pas s’attendre à ce que la Russie joue un rôle de premier plan dans le dossier sahraoui, d’autant qu’aucune demande n’a été clairement formulée en ce sens. Dans ces circonstances, tout ce que Moscou pourrait entreprendre serait d’offrir sa médiation dans le cadre strict des règles du jeu onusien.

27 La Chine est de plus en plus présente en Afrique, plus particulièrement en Algérie. Observe-t-on une rivalité croissante entre la Chine et la Russie dans ce pays ?

28 C’est une question très intéressante ; je n’ai pourtant encore jamais lu d’études spécifiques sur cette problématique très passionnante de la rencontre russo-chinoise. Si les Chinois ne connaissaient que très peu la région du Maghreb il y a encore vingt ans, on peut effectivement affirmer aujourd’hui qu’ils sont partout. Et le cas de la Tunisie, qui est en fait mon terrain de recherche privilégié, est très illustratif de cette omniprésence. À Tunis, les diplomates chinois se pressent littéralement pour participer ou assister à toutes les manifestations académiques possibles et imaginables : il n’y a pas un colloque ou une conférence qui ne soit pas entendue par au moins un membre du personnel de l’ambassade de Chine. Si Moscou est revenue en force au Proche-Orient et au Maghreb, la Chine a suivi la même courbe en Afrique. Il est possible que dans l’avenir les intérêts économiques russes et chinois deviennent discordants, voire incompatibles. Mais, dans ce contexte, je crois tout de même qu’il faut rester objectif : la Russie n’est pas en mesure de concurrencer sérieusement la Chine dans le monde. Elle n’en a ni les moyens, ni même d’ailleurs l’envie. Au Maghreb et en Afrique du Nord, Pékin souhaite entretenir des liens économiques forts sans forcément se soucier des questions politiques régionales ou locales – et c’est ce qui est apprécié dans la région. Les partenariats avec la Chine sont en revanche assez spécifiques : à l’étranger, les industriels chinois embauchent le plus souvent d’autres Chinois, une marque de fabrique qui est de plus en plus contestée dans les pays maghrébins. Les entreprises russes ayant un mode différent de gestion du personnel, celles-ci pourraient proposer une sorte d’alternative à même d’améliorer le contexte sociopolitique.

29 Je voudrais toutefois apporter une petite nuance sur cette rivalité en portant votre regard sur une autre région du monde. En Asie centrale, la présence chinoise est venue alléger la mainmise traditionnelle des Russes de façon complémentaire et non rivale. De multiples coopérations russo-chinoises ont vu le jour dans les domaines de la sécurité, de la lutte contre le terrorisme ou encore du trafic de drogues, et ce sans que les intérêts premiers de la Russie et de la Chine en pâtissent. Je crois qu’il serait bien possible de transposer cette expérience coopérative centrasiatique aux États du Maghreb et du Moyen-Orient et de transformer une rivalité possible en coopération mutuellement bénéfique. Cela pourrait par exemple commencer par la reconstruction de la Syrie : Pékin et Moscou ont intérêt à travailler en commun au lieu d’ouvrir un cycle d’hostilités commerciales par projets concurrents interposés. L’État algérien offrirait, dans la même veine, un modèle économique coopératif entre entreprises étrangères, une alternative gagnante-gagnante qui pourrait, à plus longue échéance, inclure des industriels français, qataris ou américains.

Notes

  • [1]
    Dans cet entretien, le Maghreb désigne la région s’étendant du Maroc à la Libye.
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