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Article de revue

Une terreur sacrée ? La violence à l’heure des crises du Moyen-Orient

Pages 63 à 80

Notes

English version

1 Des assassinats perpétrés par Mohamed Merah aux violences de l’Etat islamique en Syrie et ailleurs, nous faisons face à une terreur, qui prend prétexte du sacré et se coule dans une sémantique religieuse. En tant que citoyens de l’Hexagone, par ailleurs chercheurs sur les rapports entre politique et religion, nous ne pouvons qu’être concernés à un quadruple titre : des attentats commandités ou encouragés par des organisations politico-religieuses radicales ont lieu sur notre territoire ; des concitoyens français rejoignent les rangs de certaines de ces organisations ; la communication desdites organisations, à l’image de l’État islamique, est tournée vers la France (dans ce cas, elle s’adresse essentiellement à ses ressortissants dans la langue de leur pays, à savoir le français) ; enfin, l’armée française est engagée dans une coalition bombardant des positions de l’État islamique depuis la fin de l’année 2014. Face à l’évidence première d’un soubassement religieux à cette terreur, il n’en reste pas moins qu’un vrai travail d’analyse doit être opéré pour jauger la nature et l’acuité de ce lien. Et quand on se penche sur le rôle du religieux, il convient d’éviter les chemins escarpés de l’essentialisme et du culturalisme. Ces deux scories de la pensée tendent à faire de la religion, et sensiblement de l’islam, un principe total, totalisant et moteur de l’ensemble des processus socio-politiques impliquant des individus musulmans réels ou supposés, oubliant un peu vite, de cette façon, tout à la fois les paramètres profanes et la ruse des hommes vis-à-vis de règles qu’ils peuvent par ailleurs proclamer transcendantes et intangibles, et au nom desquelles ils prétendent agir et réagir.

2 Nous partons d’une idée défendue il y a quelques mois avec trois autres collègues, suite aux attentats du 7 janvier 2015 à Paris. Celle-ci servira de toile de fond à notre argumentation générale. Nous l’adosserons à quelques hypothèses que nous tenterons de discuter au cours de l’article. Voici, en résumé, ce que nous écrivions alors : « Où sont ces chercheurs et ces journalistes qui, depuis des années, expliquent doctement que les seuls facteurs de violence sont d’origine sociale, économique, politique ou géopolitique ? Loin de nous l’idée de vouloir nier l’importance de ces éléments d’explication (…) Mais qui osera affirmer que des paroles et des actes mortifères n’ont jamais été commis au nom d’une foi, quelle qu’elle soit, à travers l’histoire ? Quel historien expliquerait les « guerres de religion » entre chrétiens, dans l’Europe des XVIe et XVII e siècles, par des causalités uniquement socio-économiques[1] ». Tout en cherchant à nous prémunir du culturalisme ou de l’essentialisme qui guettent, nous défendons l’idée que les crises du Moyen-Orient sont à la confluence du politique et du religieux, du sacré et du profane, et que, par conséquent, la question religieuse, trop souvent ignorée ou marginalisée, mérite examen toujours sur la base des outils des sciences sociales.

3 Les réticences malaisées d’une partie des politistes français, spécialistes du monde arabe en particulier, à prendre en compte la variable religieuse dans l’analyse des dynamiques sociopolitiques du monde majoritairement musulman ou des mobilisations à référence musulmane au plan national, puisent selon nous à la construction, au moins par une partie des élites françaises, d’« un problème musulman », et ce, depuis le début des années 1980. De sorte que les musulmans de France, dans un certain discours public, sont moins appréhendés en citoyens qu’en membres d’une communauté musulmane essentialisée ou fantasmée, voire racisée et altérisée [2]. Par ailleurs, ces mêmes musulmans, réels ou supposés, sont souvent rattachés contre leur gré ou arbitrairement à une communauté à laquelle ils ne reconnaissent pourtant pas forcément d’autorité au plan théorique et pratique. Ainsi, s’exerce une espèce de paralysie cognitive chez ces chercheurs, du fait même du risque qu’il y aurait à alimenter à la fois le discours des politiques ou leaders d’opinion qui, dans des usages différents, essentialisent tout autant les musulmans en surinvestissant la dimension religieuse de leur identité personnelle . Or, un musulman comme un non-musulman, ne saurait être réduit à une partie seulement de son identité qui est toujours composite.

4 Selon certains de ces spécialistes, à l’instar d’Olivier Roy [3] ou de François Burgat [4], par exemple, les mobilisations et les violences au nom de l’islam reposeraient essentiellement sur des mobiles politiques, le religieux n’étant qu’un prétexte ou un mobile second, sinon marginal, dans l’examen des mobilisations des acteurs sociaux musulmans. C’est aussi ce genre d’affirmations, que nous partageons pour partie, que nous souhaiterions toutefois mettre en débat en en inversant volontairement les termes, en vue de nourrir la possibilité même d’une discussion critique contradictoire continuée : et s’il arrivait, plus souvent qu’on pourrait spontanément le faire accroire, que le religieux prime le politique comme il appert dans les travaux de Mircea Eliade, pour lequel sacré et profane sont pris dans un insécable entrelacs [5]. En outre, partant d’une approche résolument pragmatique du langage [6] pour laquelle « tout dire est un faire [7] », et du point de vue selon lequel une déclaration a « une double direction d’ajustement des mots au monde et du monde aux mots dans la mesure où l’énonciation produit par elle-même l’action qu’elle décrit [8] », nous refusons ce faisant de séparer radicalement paroles et actes comme le font certains sociologues du politique [9] au sujet notamment des islamistes [10]. Au-delà d’une certaine réhabilitation de l’importance du contenu religieux dans les mobilisations, quels autres types d’hypothèses est-il possible de discuter sur des bases rationnelles, qui ne fassent précisément aucunement la part belle aux processus de racialisation de populations en raison de leur appartenance réelle ou supposée à l’islam ? Les crises, qui mettent réellement en tension islam et musulmans, sont à notre sens révélatrices autant des impasses politiques ou géopolitiques d’une série d’acteurs étatiques et non étatiques, que de l’incapacité actuelle des clercs sunnites, en particulier ceux s’inscrivant idéologiquement dans l’héritage doctrinal des Frères musulmans, à proposer un contre-discours religieux crédible et audible aux appels à la guerre, à la violence et à la haine des groupuscules les plus radicaux. Du reste, cette observation procède moins d’une attente normative de notre part que d’un constat critique quant à la prétention constante desdits clercs à incarner la religion du « juste milieu » (al-wasatiyya), de la modération, sans tenir compte de ce que cela devrait impliquer en termes de discours publics. Nous prendrons au mot ces clercs, pour souligner la portée idéologique très souvent sous-jacente à une telle prétention à incarner la voie du « juste milieu », qui vise, in fine, à se tirer à bon compte d’embarras. L’appel au meurtre, à l’assassinat ou au djihad des clercs autoproclamés adeptes du « juste milieu » serait-il la marque censément convaincante et décisive d’une quelconque modération ? Selon nous, ils sont manifestement des « désarmeurs imprudents [11] » des musulmans sunnites confessants (ceux qui accordent une importance centrale aux rites en vue du Salut), dans la mesure où, consciemment ou non, ils accroissent la porosité théologico-idéologique entre les tenants d’une vision extrêmement violente de l’islam, à l’instar de Daech [12] (organisation de l’État islamique) et de ses affidés, et les tenants d’une vision très conservatrice de l’islam, mais, eux, pas nécessairement partisans de l’action violente. Cela crée immanquablement des interférences entre des milieux que, a priori, tout devrait séparer. On verra, de façon plus attentive, comment des clercs de l’Union Internationale des Savants Musulmans qui font autorité auprès de nombreux musulmans de France, dont leur président Yûsuf al-Qaradhâwî, figure très respectée et suivie des milieux musulmans conservateurs des mondes arabe et européen, sont des agents du « brouillage idéologique » actuel et d’effacement des repères des musulmans sunnites observants. La crise syrienne, à ce titre, a servi de témoin et de révélateur inédits d’intersections avec le radicalisme religieux le plus débridé. C’est pourquoi, il convient dans un premier temps de préciser les jalons méthodologiques indispensables au bien-fondé de la reconsidération de la place du religieux dans les éruptions de violence au Moyen-Orient ; puis, dans un second temps, d’insister sur la dimension religieuse de celles-ci, en pointant à cette occasion l’ambivalence de quelques figures religieuses, ou institutions, importantes chez le public sunnite confessant à travers le monde, et en France en particulier. Aussi, la dimension politique ou géopolitique de la violence au Moyen-Orient, de l’invasion anglo-américaine en 2003 en Irak et l’autoritarisme répressif de Bachar al-Assad depuis 2011 expliquent la montée en régime de tous les périls et des radicalismes. Nous n’y reviendrons pas. Mais n’y a-t-il que cela ?

Quelques jalons méthodologiques pour un réexamen de la place du religieux

5 En plus des causalités plus lointaines ou plus contemporaines, essentiellement d’ordre géopolitique nous l’avons mentionné, qui entrent en ligne de compte dans l’élucidation des phénomènes d’irruption de la violence au nom de la religion, il y a grosso modo trois acteurs principaux ou trois pôles, aux statuts et aux responsabilités évidemment différents, impliqués, à tort ou à raison, dans lesdits phénomènes : des acteurs étatiques, pour l’essentiel arabes et ouest européens, des acteurs non étatiques, à l’image de ces individus engagés corps et âmes aux côtés d’organisations radicales dans des actes de violence totale, et, enfin, des théologiens, sunnites dans le cas qui nous intéresse, dont la parole peut paraître ambiguë à bien des égards.

6 La terreur n’a assurément nul besoin de la religion et/ou du sacré pour s’exprimer et se déployer à petite ou grande échelle. Mais, tout aussi assurément, il arrive cependant que la terreur prenne aussi les voies de la religion et emploie sa langue pour essaimer. C’est pourquoi, s’il n’est pas tenable scientifiquement de ne considérer analytiquement que la seule religion des acteurs sociaux, on ne saurait toutefois l’exonérer complètement en tant que paramètre explicatif, parmi d’autres variables possibles, de comportements sociaux, d’abord parce que ceux-là mêmes qui l’invoquent s’en saisissent expressis verbis dans leurs mobilisations et revendications. En d’autres termes, la politique peut très bien être un mobile et la religion la fin ultime de l’action poursuivie, de la même façon que la religion peut être davantage un mobile et la politique la fin ultime de l’action poursuivie ; étant donné l’énorme difficulté à trancher définitivement entre les deux pistes, la voie médiane est d’essayer de tenir l’équilibre entre ces deux propositions qui associent clairement profane et sacré, sans sacrifier l’un sur l’autel de l’autre.

7 Car on pourrait avoir la tentation, dans le climat de tyrannie du présent qui nous assaille de toutes parts, de proposer des explications hâtives d’événements meurtriers commis au nom de l’islam, au Moyen-Orient ou en France en particulier, en parlant grossièrement de « problème » de l’islam ou avec l’islam, comme s’il s’agissait d’un monolithe. Et ceci n’est possible, comme on va s’en apercevoir, que par une démarche résolument socio-historique qui prenne au sérieux, ensemble, à la fois le profane et le sacré. Exactement en rupture avec la perspective de Samuel Huntington, dont le penchant mono-causal de type culturaliste est marqué, puisque la thèse centrale qu’il défend dans Le choc des civilisations, est que « les identités culturelles », ou « identités de civilisation », au sein desquelles les religions tiennent une place centrale, singulièrement selon lui dans le cas des pays majoritairement musulmans, « déterminent les structures de cohésion, de désintégration et de conflits dans le monde d’après la guerre froide [13] ».

8 À ce propos, il est important de revenir, après l’avoir rapidement évoqué en introduction, sur deux types de danger qui menacent une telle entreprise qui cherche à articuler dialectiquement les dimensions profane et sacrée des phénomènes sociaux : d’un côté, il y a le réductionnisme, ou l’essentialisme, c’est-à-dire le préjugé d’après lequel l’islam est réduit soit à sa face la plus hideuse et repoussoir, soit à sa face la plus mirifique ou idéalisée ; de l’autre, le culturalisme, qui postule par exemple que les Arabes ou les Maghrébins, d’origine ou non, fussent-ils nés et socialisés en Europe, de par leur religion et leurs cultures héritées et/ou assumées, ne sont pas matures ou aptes à la démocratie et aux droits de l’homme. Ces deux vices de raisonnement, assez largement répandus chez les politiques, notamment de droite et d’extrême droite, et autres leaders d’opinion, plutôt de tendance conservatrice, sont frères siamois. C’est la raison pour laquelle, il est un équilibre impératif à tenir, d’une part entre facteurs intrinsèques et facteurs extrinsèques, et d’autre part entre paramètres religieux et paramètres profanes, lesquels se conjuguent dans la survenue de crises dans lesquelles sont mobilisées, en effet, les ressources symboliques de l’islam chez des acteurs aux provenances géographiques et aux profils sociopolitiques hétéroclites.

9 Quelle est la toute première des précautions à prendre, évidente en apparence seulement, mais néanmoins des plus cruciales à rappeler, et ce, quel que soit le terrain d’analyse ? Il est permis d’affirmer que la violence extrême, ou le terrorisme selon une acception beaucoup plus politique qu’académique en raison de l’usage sur-idéologisé du vocable, a toujours existé dans l’histoire. Mais la violence prend évidemment, suivant les acteurs, les contextes et les espaces, de nouveaux habits ; elle peut adopter un langage pour partie renouvelé. L’acuité et la sensibilité particulières offertes par le type de violences que déploient les acteurs sympathisants ou membres d’organisations radicales, à l’instar de l’État islamique, résident dans la convocation de la transcendance. Ce qui rend d’autant plus inévitable l’analyse distanciée du donné religieux tel qu’il est investi et exploité par ceux-là.

10 Deuxièmement, faire une lecture tantôt exclusivement politique des conflits du Moyen-Orient et de leurs prolongements dans l’hexagone, tantôt une lecture exclusivement religieuse, nous place dans une même impasse analytique. Une telle lecture, éminemment mono-factorielle, est donc fautive. Par ailleurs, une lecture exclusivement politique présuppose, à tort, que les acteurs sociaux individuels et/ou collectifs se référant à l’islam, ont des opinions politiques parfaitement constituées qui les amèneraient à se mobiliser en parfaite connaissance de cause. Or, comme l’a démontré le sociologue Pierre Bourdieu au sujet de l’opinion publique [14], tout le monde n’est pas en égale capacité à produire une opinion. Enfin, si ce n’était que la fibre politique qui mobilisait les acteurs ou sympathisants de Daech, on devrait en principe compter parmi les activistes ou sympathisants de l’organisation, des non-musulmans, ou, à tout le moins, des gestes d’adoubement de leur part. L’hypothèse d’un « romantisme révolutionnaire », dans un monde « désenchanté » où la révolution communiste ne fait plus rêver, chez ceux qui s’engagent auprès de ce type d’organisations, ne saurait suffire.

11 Troisièmement, il serait erroné de ne retenir du schéma explicatif d’ensemble qu’une seule des dimensions de la violence, qui ne saurait certainement pas, à notre sens, se réduire à son aspect purement physique ou matériel. Il y a en effet une dimension oratoire et symbolique de la violence, sous la forme de menaces et d’images effrayantes qu’utilisent à plein des organisations radicales dans leurs stratégies de terreur.

12 Si l’on excepte la dimension géopolitique bel et bien présente au travers les campagnes militaires de la France en Afghanistan, au Mali ou plus récemment en Irak, comparée à son atavisme sur la crise syrienne, comment est-on arrivé, outre les débordements de violence dans le monde majoritairement musulman, à de telles répercussions sanglantes en France, à l’image des attentats du 7 janvier 2015 contre une partie de la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo et de la prise d’otages, deux jours après, dans un magasin casher Porte de Vincennes ? La multiplication des organisations radicales, leur dissémination globale, ainsi que la fréquence de leurs opérations sanglantes, présentent indubitablement un caractère inédit.

13 De quoi cette idéologie, le bras théorique de cette violence, est-elle justement constituée ? Comment l’islam est-il mobilisé dans le dispositif propagandiste de l’État islamique ? Comment expliquer l’attrait que celui-ci suscite, et la paralysie d’un certain nombre de clercs sunnites en incapacité flagrante à produire un contre-discours efficient à l’enrayement de l’idéologie en question mais également à l’endiguement des départs vers l’Irak et la Syrie ? Nous ne pourrons répondre à l’ensemble de ces interrogations compte tenu du cadre limité de notre étude. Nous nous contenterons de quelques pistes de réflexion.

Les clercs sunnites : des « désarmeurs imprudents » et des complices de Daech ?

14 Nous tenons, à titre de préalable au développement à venir, à ajouter que nous ne nions pas la présence présente et passée de penseurs musulmans ouverts sur le monde et pourfendeurs de la violence au nom de l’islam ; seulement le volume de ressources institutionnelles, matérielles et l’écoute dont ils disposent sont extrêmement faibles par rapport à celles des clercs sunnites les plus visibles et les plus audibles dans le champ islamique mondial. À titre d’exemple, Rachid Benzine, en France, opère un travail remarquable de retraduction du texte coranique par une recontextualisation historique serrée de ses contenus, notamment linguistiques. C’est une démarche historienne qui participe d’une éthique relativiste, et partant inclusive de l’altérité interne et externe à l’islam [15].

15 Si les clercs sunnites, plutôt de sensibilité islamiste, nous intéressent présentement, c’est parce que leur parole est souvent scrutée, suivie, attendue par nombre de fidèles musulmans qui leur vouent un profond respect, puisqu’ils sont volontiers considérés comme « les héritiers des prophètes ». Il faut également souligner que la plupart des clercs sunnites qui ont accès à l’espace médiatique et ont le plus d’écho, sont très conservateurs et ont largement un penchant soit néo-salafiste, soit néo-Frères musulmans. Les moyens financiers, et donc les vecteurs de diffusion de ces deux types de théologie, expliquent ce degré de pénétration à l’échelle internationale.

16 Or, Daech, par l’obsession de l’admonestation de la preuve scripturaire comparable en cela à nombre de clercs sunnites, cherche à conquérir l’esprit des musulmans, à asseoir sa légitimité précisément sur des fondements textuels, c’est-à-dire sur un corpus de traditions largement consensuelles du point de vue du fait sunnite majoritaire, ainsi que sur des récits mythologiques considérés comme Histoire par une majorité de sunnites contemporains à travers le monde, par delà les subdivisions bel et bien réelles à l’œuvre au sein de cette branche de l’islam. Il y a ainsi une dimension sacrée, ainsi qu’une forte valeur ajoutée eschatologique, dans les discours et publications de l’État islamique. Il y a un appel solennel aux musulmans du monde, à destination de la France notamment, à réitérer la hijra, cet exil qu’auraient accompli Muhammad, le prophète de l’islam, et les premiers musulmans persécutés de La Mecque, vers Médine, en 622. Il s’agirait ainsi de quitter les terres de « mécréance » pour converger vers les terres d’islam, particulièrement celles conquises par Daech désormais à cheval sur la Syrie et l’Irak. Le calife présumé tel, Abou Bakr al-Baghdâdî, se présente justement en guide de tous les musulmans, fidèle en tout point aux enseignements du prophète de l’islam. Il cherche à redonner la dignité perdue des musulmans au moyen du califat qu’il a rétabli après des siècles de décadence et son abolition, en 1924. L’imamat, dont il se prétend le légataire, se situerait ainsi dans la continuité de la mission prophétique du patriarche du monothéisme, Abraham. Il s’appuie ce faisant abondamment sur les recueils de hadîth (faits, gestes, dits ou silences attribués à Muhammad), comme par exemple sur la tradition faisant état de l’obligation pour tout musulman d’obéir à un émir tant que ce dernier ne désobéit pas à Dieu ; ou bien encore, la propagande s’autorise des renvois à des paroles attribuées aux califes « bien guidés » selon les sunnites, à l’instar du calife Omar (634-644) : « Je vous ordonne cinq choses que Dieu m’a ordonné : jama’a (groupe, ndla), écoute, obéissance, hijra et jihad dans le sentier de Dieu[16] ». Il est également martelé que « La Oumma musulmane », « la nation musulmane » doit « s’efforcer d’être unifiée derrière un imam unique, combattre sous sa bannière, l’habilitant à préserver les jalons de cette religion et à appliquer la charia (loi) de Dieu ». L’absence d’imamat scrupuleux dans l’application de la charia serait « le résultat du sécularisme ayant perverti les intellects des gens de notre ère, séparant la religion de l’État, la charia de la gouvernance, et traitant le Coran comme un ouvrage de psalmodie et de récitation beaucoup plus qu’en Livre de gouvernance, de législation et de mise en application [17] ». Pour accréditer la nécessité de rallier Daech, l’organisation radicale s’appuie une fois de plus sur des traditions prophétiques reconnues par une extrême majorité de sunnites, soulignant que la région du Châm, correspondant grosso modo à l’Orient (ou Grande Syrie), serait le lieu de l’ultime bataille des musulmans authentiques contre les mécréants, et le lieu où sonnera le glas de la fin des Temps. « Le Châm est le lieu de l’ultime rassemblement ainsi que la terre de la résurrection ». Ce propos est attribué à un cheikh saoudien du nom de Hamoud al-Touwaydjiri, rapporté dans la brochure Dabiq n° 3, p. 9., parlant du « groupe sauvé » et de l’élévation d’un califat au Châm. Ibn Taymiyya (1263-1328), autre figure importante du sunnisme, est également convoqué dans le discours de Daech, et ce, pour asseoir le caractère central de l’Orient dans l’eschatologie musulmane et du devoir de s’y trouver pour y mener la lutte finale contre les ennemis supposés de l’islam. Une fois de plus, l’organisation totalitaire use d’arguments d’autorité puisés dans le hadîth : (…) Le messager de Dieu a dit : « Le camp des Musulmans le jour de la grande confrontation sera à Al-Ghoûtah, proche d’une ville nommée Damas, une des meilleures villes du Châm (…) Le Châm est le lieu de l’ultime rassemblement ainsi que la terre de la résurrection[18] ». L’organisation radicale qualifie le régime Assad de « nusayrite », appellation péjorative pour désigner les alaouites, mais également d’« apostat », qui vaut, ni plus ni moins, condamnation à mort de tous ses membres et soutiens.

17 Justement, des militants musulmans français, adoptant sans doute inconsciemment certains accents de Daech dans leur opposition farouche au régime de Bachar al-Assad qualifient justement parfois l’alaouisme de « secte chiite ». Ils se font ce faisant, une fois de plus, les relais des organisations radicales en rapportant, sans contextualisation aucune, un dit du prophète de l’islam : « Lorsque les troubles se multiplieront, la foi se trouvera au Châm [19] ». Un tel propos, répercuté aussi littéralement, peut aisément servir de caution symbolique ou morale aux départs vers la Syrie.

18 Daech sait de la sorte exploiter le malaise identitaire des Français musulmans, ou leur attachement ostensible à l’islam, l’islamophobie, ainsi que certaines décisions politiques françaises discutées et discutables, relatives par exemple aux lois sur les signes religieux à l’école en 2004 ou le voile intégral en 2010. C’est pourquoi, l’organisation a opportunément consacré un numéro spécial de sa brochure en langue française sous le titre : Qu’Allah maudisse la France. Dans celle-ci, elle appelle les musulmans à se rebeller contre le pouvoir en place, à commettre des attentats. Les frères Kouachi, auteurs du massacre dans la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, et Amédy Coulibaly, auteur d’une prise d’otages et d’assassinats dans l’hyper casher Porte de Vincennes deux jours après, soit le 9 janvier, sont, dans la brochure précitée, élevés au rang de martyrs et de modèles pour tout musulman.

19 Face à cela, les théologiens sunnites, qui peuvent ou pourraient s’opposer à l’organisation de l’État islamique, apparaissent désarmés. Pourquoi ?

20 Ces derniers entretiennent un imaginaire social violent scellé dans des corpus traditionnalistes in-interrogés depuis l’époque médiévale, voire juridicisés, ainsi qu’au détour de prêches ou de discours rigoristes à fortes effluves politiques. Ce n’est donc pas seulement un problème d’interprétation de ces sources, constitutives du credo islamique sunnite tel qu’il s’est imposé au fil des âges, mais aussi un problème de statut du texte [20] qui, clairement, se pose. Or, sans une réflexion accrue sur le statut du hadîth, des conditions socio-historiques de son élaboration et de sa sacralisation, il n’y a en toute vraisemblance aucune possibilité de désamorcer idéologiquement l’islam version Daech. Prenons quelques exemples en guise d’étaiement de notre thèse centrale sur la complicité objective de théologiens sunnites avec les organisations radicales. Les Jardins des vertueux de l’imam syrien al-Nawâwî (1233-1277) est un ouvrage prisé des milieux sunnites confessants ; c’est une référence incontestée. Dans la section intitulée Kitâb al-Jihâd (Le livre du djihad), au hadîth 1294, voici ce qu’il y est écrit, sans aucun commentaire critique adjoint : « Par Celui qui tient l’âme de Muhammad dans Sa Main, j’espère tant combattre pour la cause de Dieu et être tué puis (revivifié pour) combattre et être tué de nouveau, ensuite être (revivifié pour) combattre et être tué une autre fois ». Les exemples de ce type sont légion et les propos attribués à Muhammad, figure principale de l’islam, regorgent de références de même nature, avec l’absence manifeste de toute annotation critique de la part des théologiens musulmans sunnites contemporains qui en font usage. Ce genre de textes parsèment les ouvrages de fiqh (théologie normative) régulièrement utilisés par les musulmans dans les mosquées de France et d’ailleurs.

21 En outre, des figures théologiques aussi écoutées que Yûsuf al-Qaradhâwî écrivent ou tiennent des paroles qui méritent toute notre attention dans le contexte de déchaînements de violences au Moyen-Orient. Ce personnage est président de l’Union Internationale des Savants Musulmans. À la tête du Conseil Européen de la Fatwa et de la Recherche basé à Dublin, il officie de plus au Qatar où il est installé depuis le début des années 1960 ; il prêche à la mosquée Omar ibn al-Khattab à Doha. Par ailleurs, c’est un conseiller politico-religieux de premier plan des émirs qatariens, tout en ayant l’oreille de millions de musulmans. Selon Abdellah Dliouah, imam d’une mosquée de Valence dans la Drôme, Y. al Qaradhâwî « incarne les aspirations et les espoirs des populations musulmanes attachées à leur religion à travers le monde [21] ». C’est pourquoi, il nous intéresse. L’imam français affirme même que c’est « un calife sans pouvoir ». Sa dimension politique est bien réelle : Y. al-Qaradhâwî a ainsi activement soutenu « le printemps arabe » à l’année 2011, et cautionné l’intervention militaire internationale en Libye la même année, en appelant notamment à l’assassinat du dictateur Muammar al-Khadafi, finalement tué en février 2011 [22] ; il a appelé de ses vœux une nouvelle campagne militaire en Syrie contre Assad. Avec d’autres (en particulier des membres de l’Union qu’il dirige), il est l’auteur d’une déclaration solennelle en faveur du djihad en Syrie au début de l’année 2012 [23] qu’il a réitérée avec plus de virulence encore, en en appelant aux musulmans du monde, y compris adolescents, à l’été 2013 [24]. À cet égard, peut-on être clerc de cette stature et appeler aussi explicitement au djihad sans éthique de responsabilité aucune, en dépit des horreurs bien réelles perpétrées par le régime de Bachar al-Assad en Syrie ?

22 En outre, il déclara, dans son opposition virulente au dictateur de Damas et au Hezbollah libanais (rebaptisé pour l’occasion « Parti de Satan »), engagé à ses côtés dans le bourbier syrien depuis 2013, que « les nusayrites (dénomination péjorative des alaouites, ndla) sont plus mécréants que les juifs et les nazaréens (chrétiens, ndla) », réactivant ce faisant une fatwa du XIVe siècle édictée par Ibn Taymiyya vouant alors aux gémonies les alaouites et rendant leur exécution licite ! En effet, refuser, comme le fait Y. al-Qaradhâwî, le statut de musulman aux alaouites est une façon de légitimer aux yeux des musulmans qui le suivent leur meurtre ou leur assassinat [25].

23 Sur Daech, Y. al-Qaradhâwî et l’Union Internationale des Savants Musulmans ont en revanche été beaucoup plus nuancés. Le premier, lors d’un tweet en septembre 2014, déclara : « Moi, je diverge complètement d’avec Daech dans la pensée et le moyen (d’agir). Cependant, je n’accepterai jamais que, parmi ceux qui lui font la guerre, se trouve l’Amérique, parce que ce qui la meut, ce ne sont pas les valeurs de l’islam mais ses intérêts, même si du sang est versé ». Par ailleurs, l’UISM, dans une déclaration contre Daech en date du 3 juillet 2014, stipule à la fois que si « nous tous rêvons du califat islamique suivant la voie prophétique et nous espérons du plus profond de notre cœur qu’il s’établisse aujourd’hui plutôt que demain [26] », mais que les conditions de l’érection d’un tel califat ne sont néanmoins pas réunies, notamment la consultation des musulmans. Or l’on sait que, historiquement, la désignation de tous les califes a toujours reposé sur un principe censitaire et la force. Ainsi, si Y. al-Qaradhâwî ou l’UISM s’opposent à l’État islamique, ils continuent cependant de cultiver un dessein califal au même titre que Daech, qui, lui, peut a contrario se vanter de l’avoir réalisé.

24 Preuve s’il en est que ces personnalités et/ou institutions sont écoutées, l’échange que nous avons eu avec un imam intérimaire franco-marocain, passé par l’Institut Européen des Sciences Humaines dépendant de l’Union des Organisations Islamiques de France (branche française des Frères musulmans). Ce dernier ne cache pas son admiration pour Y. al-Qaradhâwî qu’il refuse absolument de critiquer. Ce jeune imam est persuadé qu’une guerre apocalyptique entre « le vrai » (al-haqq) et « le vain ou le nul » (al-bâtil) se joue actuellement au Moyen-Orient et qu’elle existe depuis l’aube de l’humanité. Il nous a confié deux choses significatives : d’une part, il incline fort à penser que « Daech est une création d’Israël », car il ne le combattrait pas alors que ce pays est, selon lui, l’ennemi principal des musulmans ; que la meilleure des preuves se trouverait, selon quelques témoignages, dans le fait que ses membres ne combattraient pas les forces de Bachar al-Assad mais ses opposants (en exécutant par exemple des membres de jaysh al-islâm[27] présent notamment à la Ghoutha), et pis, qu’ils seraient associés au régime Assad [28]. D’autre part, il trouve normal, que les oulémas sunnites, à commencer par Yûsuf al-Qaradhâwî, ne soutiennent pas la coalition étrangère contre Daech en dépit de ses accointances objectives avec Israël, car il est composé de « frères en islam » et qu’il ne saurait être question d’aider des « ennemis [29] » de la religion islamique !

25 De plus, l’anti-chiisme, très palpable dans nombre de discours sunnites, n’est au demeurant pas uniquement dicté par un contexte politique déterminé, qui incontestablement le dope, mais par certaines dispositions idéologiques qui n’ont jamais véritablement été réfrénées à travers les siècles. En France, des prédicateurs très populaires, à l’instar de l’imam de la mosquée d’Escaudain, Hassan Iquioussen, membre de l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), tiennent souvent des discours anti-chiites d’une rare violence, alors même que le chiisme est largement minoritaire (10 à 15 %) dans le monde par rapport au sunnisme (85 à 90 %), qu’il est quasi inexistant en France, et que le conflit sunnito-chiite, pour l’essentiel oriental, a d’autres sources que strictement théologiques [30]. Le prêcheur français précité affirme pêle-mêle que « les chiites sont nos ennemis » […]vous n’avez pas vu toutes les vidéos que les chiites ont fait sur al-Qaradhâwî ? Les premiers à avoir tiré sur al-Qaradhâwî, ce sont les chiites. Pourquoi ? Parce que al-Qaradhâwî a toujours appelé à discuter et à s’entendre avec les chiites […] Le massacre des populations sunnites en Irak, par l’Iran, par le Hezbollah et les chiites, c’est terrible ce qu’ils ont fait[31] » ; « Les chiites ne nous considèrent pas comme des musulmans, nous, musulmans majoritaires (…) Quand tu lis leurs textes, t’as envie de vomir mon frère ; ils nous considèrent plus égarés que les juifs et les chrétiens ; qu’il faut absolument éliminer [32] », etc.

26 D’autres prédicateurs, nés et socialisés dans l’hexagone, plus ou moins connus des musulmans de notre pays, tout en condamnant Daech, justifient et le statut de dhimmi (minorité non-musulmane, généralement chrétienne ou juive, vivant en terres d’islam majoritaire, et non l’égale des musulmans au plan des droits et des devoirs), et la djiziya ; cet impôt datant de l’époque médiévale et opposable aux non-musulmans vivant dans les terres conquises par les musulmans [33]. Ce statut et cet impôt sont évidemment discriminatoires et pourtant justifiés dûment ici. Yûsuf al-Qaradhâwî les défend abondamment dans un ouvrage écrit en arabe intitulé Les non-musulmans dans la société islamique[34]. Dans celui-ci, le prédicateur n’hésite pas à souligner le bien-fondé des châtiments corporels applicables y compris aux « gens de la dhimmitude » en cas de péché ! Last but not least, on y repère la marque d’un nouveau point commun avec l’organisation radicale Daech. Un cadre associatif important de l’islam de France, très bon connaisseur de la théologie musulmane, nous a d’ailleurs récemment confié que, du point de vue de Y. al-Qaradhâwî, il n’y a aucune espèce de difficulté à justifier l’assassinat, le meurtre et par conséquent les châtiments corporels, dès lors que d’autres causes plus grandes que le strict respect de la vie en tant que telle sont poursuivies [35].

27 L’étude de la perception extrêmement négative de leaders religieux sunnites vis-à-vis des chiites est éminemment heuristique en ce qu’elle vient appuyer notre démonstration quant à l’extrême précarité ou fragilité des explications exclusivement politiques des rapports sociaux, comme si ceux-là pouvaient se résumer à une réaction des dominés ou des discriminés contre les dominants de la géopolitique mondiale. Or dans le cas d’espèce, cela ne marche nullement. En effet, en France, les sunnites sont majoritaires parmi les musulmans et ils ne sont en rien menacés ou stigmatisés, du moins publiquement et répétitivement, par les chiites. Pourtant, cela n’empêche guère lesdits leaders d’émettre des jugements toujours aussi dépréciatifs à l’endroit de ces derniers [36]. C’est pourquoi, il n’est pas possible d’expliquer les appels à la haine de certains leaders musulmans en se référant systématiquement à une soi-disant hégémonie culturelle et/ou politique des non-musulmans ou des non sunnites.

28 Aussi, nombre de théologiens sunnites et ceux qui leur accordent crédit évitent soigneusement les interrogations vertigineuses suivantes et encore plus de donner des réponses : au nom de quelle autre théologie alternative ne pas accepter de rejoindre les rangs d’un califat longtemps souhaité et désormais ressuscité ? Pourquoi ne pas faire allégeance à un calife lors même que la bay’a (l’allégeance) est fortement encouragée, et même apparemment rendue obligatoire, par le prophète de l’islam ? À cela force est de constater que les réponses se font très souvent évasives : « Ce n’est pas l’islam » ; « le problème n’est pas religieux [37] » ; une manière d’éviter les questions qui révèlent précisément les intersections idéologiques entre courants légalistes et violents de l’islamisme.

29 La littérature des théologiens, membres ou sympathisants des Frères musulmans, regorgent de références et d’arguments que ne récuseraient nullement les activistes de Daech ou d’al-Qaïda. Dans La religion et la politique. Authentification et réponse aux ambiguïtés[38], Y. al-Qaradhâwî avance propositions et explications de ce type : « L’islam que Dieu a légiféré ne délaisse aucun des aspects de la vie ; il lui assure législation et orientation (…) (p. 67) Les islamistes (al-islâmiyyûn), quels que soient leurs différends et écoles, voient en l’islam croyance et charia, adoration et action sociale, religion et politique, prédication et État. Les islamistes voient que l’État en islam est une obligation et une nécessité : une obligation religieuse et une nécessité existentielle » (p. 135). Il y a une claire injonction faite au musulman individuel et collectif d’intervenir pour « réprouver le mal », « par la main, par la parole ou par le cœur, cela étant le seuil minimal de la foi », se fondant sur une parole prophétique, et cela ne saurait, selon l’imam-théologien, se réduire à la seule répression du « fornicateur, du consommateur d’alcool, etc. » (p. 98-99). Ce faisant, Y. al-Qaradhâwî promeut l’inculcation de dispositions répressives en tout musulman, une espèce de mode d’emploi à la contrainte sociale généralisée. Le propos suivant demeure plus sensible encore dans le contexte de guerre totale au Moyen-Orient et les départs de Français musulmans vers l’Irak et la Syrie, : « Il incombe à tout musulman une responsabilité politique : celle de vivre dans un État dirigé par un imam musulman, qui gouverne selon le Livre de Dieu, d’après quoi les gens lui font allégeance pour cela ; à défaut il (le musulman) aura rallié les gens de la jâhiliyya (les temps de l’ignorance pré-islamique, ndla), car il est dit dans le hadîth authentique : “Celui qui meurt alors qu’il n’est pas tenu par le serment d’allégeance à l’imam, alors il meurt d’une mort digne de la jâhiliyya” » (p. 102).

30 Toutes ces prises de position créent immanquablement des intersections avec des organisations islamistes radicales davantage encore dans des contextes de guerre où le brouillage idéologique est à son paroxysme. De telles prises de parole n’ont à l’évidence pas nécessairement partie liée avec le ou la politique stricto sensu. Mais elles peuvent procéder, comme dans les exemples donnés, de motivations religieuses à part entière, dans lesquelles des points de doctrine pourtant datés sont sacralisés et élevés au rang d’invariants supra-temporels.

Conclusion

31 Au terme de cet article, nous avons essayé de montrer comment les crises du Moyen-Orient, les violences qui s’y déploient et leurs prolongements en France, sont assurément à la croisée du politique et du religieux. Il est ainsi, de notre point de vue, rigoureusement impossible de penser dans le cas d’espèce le politique en dehors de la prise en considération du religieux, de la même façon qu’il est impossible de traiter du religieux seul en dehors des acteurs sociaux qui s’en emparent dans leurs mobilisations et revendications respectives. Aussi, il est permis d’affirmer, avec toutes les nuances d’usage qu’il convient d’adopter, que le radicalisme de certains musulmans, des clercs sunnites en particulier, est fortement lié à une interprétation ou conception idéologisée de l’islam qui est à ce point sacralisée qu’elle ne fait plus l’objet d’aucune véritable, ou sérieuse, mise en cause, alors même que le contexte l’exigerait, à l’image des concepts de djihad ou de djizya que nous avons brièvement évoqués. Ceci fait de nombre de théologiens du sunnisme, à l’instar des membres de l’Union Internationale des Savants Musulmans, de parfaits complices, conscients ou non, de Daech, lequel, partant, gagne d’autant plus aisément des parts sur le marché global de la terreur au nom du sacré. C’est alors que les musulmans pratiquants, pour lesquels des personnalités telles que Y. al-Qaradhâwî comptent, sont pris en otage et si souvent sommés de se justifier, à tort ou à raison. ■

Notes

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