Couverture de COME_092

Article de revue

La ville de Tripoli, marginalité ou dépérissement ?

Pages 143 à 156

Notes

  • [1]
    Version révisée et augmentée d’un article en arabe, publié dans le xvème volume de la revue « Bahithat » (Lebanese Association of Women Researchers), Marginalization in Arab Societies, Hindrance and Spur. Beyrouth, décembre 2012.
  • [2]
    Italo Calvino, Les villes invisibles, Editions du Seuil, Paris, 1974 pp. 188.
  • [3]
    L’ancien Petit-Liban qui existait comme entité politique et sociologique avant l’annonce, en 1920, du Grand-Liban, le pays actuel.
  • [4]
    A son apogée, la raffinerie produisait 35 milles barils /jour. L’interruption s’est faite progressivement, aux alentour de 1977- 1980, suite aux tensions politiques entre l’Iraq et la Syrie et à la guerre civile libanaise. A une époque, au début des années 80, l’Iraq a tenté de faire parvenir son brut par cargos maritimes via la Turquie.
  • [5]
    Voir les rapports annuels successifs du PNUD, depuis 2004, « Pauvreté, croissance et inégalités au Liban ». Plus de 50 % des habitants de Tripoli vivent dans l’extrême pauvreté, avec un salaire de moins de 4 $ par jour. 73 % des familles de Tripoli n’ont pas d’assurance médicale, à comparer à la moyenne générale qui est de 52 % de la population.
  • [6]
    La non scolarisation ou la déscolarisation dans Tripoli atteint 47 % des moins de 10 ans, le taux-part de ce quartier s’élève dramatiquement.
  • [7]
    J’évoque ici Khalil Accawi, assassiné en 1986 par les services syriens à Tripoli. Sorte de Robin des Bois, il fut l’ami de Michel Seurat, sociologue français mort en captivité au Liban. « Abou Arabi » de son surnom courant est très présent dans les travaux de Seurat et notamment dans son livre Etat de barbarie publié initialement en 1986 et épuisé depuis. Une version augmentée est publiée en 2012 aux PUF sous le titre Syrie, l’Etat de Barbarie.
  • [8]
    1958-1964, ex commandant de l’armée, devenu président de la République suite à la guerre civile de 1958, fruit d’un compromis local et d’un consensus régional. Seul homme politique dans l’histoire contemporaine du pays à avoir planifié la création d’institutions étatiques et pas uniquement des cadres de partage communautaire du pouvoir et de la richesse, comme le sont toutes les institutions au Liban.
  • [9]
    Description donnée par une mission de l’UNESCO conduite par Paul Collart en 1953 Liban, aménagement de la ville de Tripoli et du site de Baalbek.
  • [10]
    Jane Jacobs, the Death and life of Great American Cities, New York, Random House, 1961.
  • [11]
    Voir par exemple le site du ministère des affaires étrangères français.

1 « L’enfer des vivants n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place » [2].

2 J’ai beaucoup rêvé de trouver un équivalent à Tripoli (ma ville, au Liban) parmi les cinquante cinq villes types d’Italo Calvino. J’ai lu « Les villes invisibles » comme il se doit, c’est-à-dire dans tous les sens, commençant par les plus joyeuses et optimistes pour arriver aux plus sinistres, qui sombrent dans la destruction et la mort, puis dans l’autre sens, puis selon les thèmes... Je me suis prise à mon propre jeu, craignant que ma ville (ou celle qui lui ressemble) ne se trouve dans les derniers chapitres, les plus sombres. J’ai même désiré qu’Italo Calvino ait connu Tripoli, qu’elle l’ait inspiré et qu’il l’ait ajoutée, à sa manière, à sa liste de villes. Car Tripoli est problématique, son dehors et son dedans se contredisent, elle apparaît comme deux villes séparées par un miroir opaque, de ceux qui ne reflètent pas les choses mais les engloutissent, comme dans « Alice au pays des merveilles ». Ressemble- t- elle aux villes ambivalentes de ce livre, l’une réunissant les vivants et les morts, l’autre l’eau et la terre, et la troisième les rats et les hirondelles ? De toutes les façons, Tripoli m’a semblé être un modèle de ce que Calvino tentait de tracer, de la ville comme symbole ou ?gure des relations humaines, et m’a convaincue que le questionnement critique de la société, auquel l’écrivain se plie, serait ici intéressant. J’ai été en faveur des positions de l’empereur Kublai Khan, dans son attachement au « projet » et à « la compréhension du présent et l’orientation du futur », alors qu’à d’autres moments, j’ai été obligée d’être en accord avec Marco Polo sur le fait que les villes heureuses continuent à travers les années et les transformations à donner forme aux désirs.

Tripoli n’est pas heureuse

3 Un grand nombre de ses citoyens disent que c’est une ville qui s’éteint, et parmi eux, certains vont jusqu’à parler de sa disparition, lente, comme l’est toute disparition non due à une catastrophe naturelle : les villes ne disparaissent-elles pas quand on n’a plus besoin d’elles, se transformant peu à peu en un lieu secondaire restreint à la seule habitation, par la force de la continuité et en l’absence d’autres choix ? Puis elles sont abandonnées et meurent, ne laissant derrière elles que des vestiges, traces de leur passage. Là, se trouvait Palmyre (Tadmor en Syrie) dont on ne visite plus que les ruines. Ici, la magni?que Koufa (en Iraq), qui n’est plus aujourd’hui qu’une petite ville parmi d’autres. Cela survient parfois lorsque les routes du commerce et du pèlerinage, empruntées par des royaumes et des empires, changent. Et cela arrive pour mille et une autres raisons dont on prend conscience et qu’on analyse bien longtemps après qu’elles aient survenu.

4 Les habitants de Tripoli cherchent à survivre, sans beaux rêves ni imagination débridée, et sans plani?cation de l’avenir. Ceux qui en ont la possibilité la quittent, pour aller travailler à Beyrouth (ou dans les pays du Golfe) ou pour émigrer en Australie, tout en y gardant un logement. Ceux qui le peuvent vont se promener ou s’approvisionner à Beyrouth, alors que les villes voisines, Batroun et Byblos (Jbeil) à mi-chemin entre Tripoli et Beyrouth, assurent le nécessaire aux amateurs de soirées et de restaurants… Pourquoi pas ? Mais alors, les dortoirs d’hébergement la surpassent, ces villes/ casernes construites à la va-vite pour permettre de loger les masses travaillant alentour : sans prétention, sans poids d’un passé glorieux, avec une fonctionnalité concrète, directe, et de toute façon non pas en tant que ville.

5 Tripoli n’est pas heureuse. L’une des dé?nitions de la marginalité est « l’inadaptation » (la non- adaptation). L’adaptation contient l’idée d’initiative/de volonté, cette chose qui prend place entre la structure et la dynamique, qui les unit et permet leur interaction. Les dé?nitions parlent aussi de la marge, ce qui est aux bords du texte. L’idée de marge, de bord, m’a plu, s’opposant au cœur, au centre. Ceci pourrait convenir à Tripoli : dans la majorité des cas, tout texte avale les marges et les intègre comme parts du sujet.

Une ville étouffée

6 Plusieurs raisons ne permettent pas à Tripoli d’être « avalée » pour faire partie du centre, parmi elles, son éloignement de Beyrouth. Il est géographique (à 80 km, une grande distance, si on la considère bien évidemment à la lumière des dimensions du pays), et sociologique, représenté par tout le poids de la région chrétienne du Mont Liban [3] qui les sépare. Tripoli est la seule ville du Liban que la dernière guerre civile (1975-1990) ait entièrement coupée – même si c’était à intervalles – de Beyrouth. Elle a alors vécu des années recroquevillée sur elle-même.

7 En réalité, Tripoli est une ville souffrante, étouffée, car à son éloignement de Beyrouth, s’ajoute la perte de ce qui fut, tout au long de l’histoire, sa caractéristique majeure, tant géographique et politique qu’économique : être le débouché sur la Méditerranée de « l’intérieur », la Syrie, l’Iraq et même la Perse. Par cette ouverture vallonnée entre deux chaînes montagneuses, sont passées, à travers les époques – depuis les Phéniciens puis les Romains, les Croisés, les troupes de Saladin et après lui des Mamelouks et des Ottomans… – les caravanes et les razzias, et ce jusqu’à la construction de la voie de chemin de fer qui l’a reliée à la ville de Homs, aux débuts du vingtième siècle et qui fait partie (ne serait-ce que présumée ou supposée) de l’Orient Express. Puis il y eut la prolongation du pipeline de Kirkuk, dont il reste l’emplacement de la station de raf?nerie de la Compagnie Irakienne du Pétrole (IPC) sur la mer, dans le nord de la ville. Le pétrole n’afflue plus, son raf?nement, son transport et sa distribution se sont interrompus [4] et n’ont jamais repris. Tripoli n’est plus un centre d’afflux pétrolier. Comme a régressé le port de la ville qui concurrençait le port de Beyrouth jusqu’à la ?n de la deuxième guerre mondiale, grâce à son activité variée : exportation des agrumes, pour lesquels la Parfumée ou l’Ambaumée (Al Fayhaa, surnom donné à la ville) est connue, grâce à la fertilité des plaines qui l’entourent, elle a par exemple donné son nom, murakibi (de barque), au citron vert transporté dans les bateaux à travers les mers. Exportation aussi de l’huile d’olive pour laquelle les plateaux alentours sont réputés, ainsi que de la soie et du coton. Il y avait dans la ville, au 12e siècle, quatre mille métiers à tisser. Dans la vieille ville, les souks sont toujours vivants, habités et utilisés. Ils portent les noms des professions artisanales des siècles précédents avec leur organisation en métiers, témoignage d’une prospérité passée : le souk des orfèvres, du cuivre et des tanneurs, le khan des tailleurs et celui du savon, le bazar khan etc.

8 L’histoire a aussi son influence, parfois négative et gênante. Tripoli ne cesse de se remémorer qu’elle fut le plus grand port syrien à l’époque mamelouk et se rappelle aussi qu’elle devint elle-même, après son rattachement à la wilayat de Damas par le sultan Sélim premier, le centre d’une wilayat. Peut-être que le quartier de Bab el-Tebbaneh résume le parcours en déclin de la ville. C’est l’entrée Nord de Tripoli qu’on appelait, il y a encore quelques années, « la porte de l’or » en raison de son activité et de son importante rentabilité économique. Le quartier, sorte de Halles, abritait les marchés en gros de l’alimentation dont les produits provenaient des campagnes environnantes et de Syrie. Y travaillaient des milliers de natifs de la ville, comme tout quémandeur d’emploi qui s’y rendait. Ce quartier est devenu le symbole de la misère, et c’est, selon les rapports du PNUD, la région la plus pauvre de la ville de Tripoli, qui est la ville la plus pauvre du Liban [5]. Le quartier est démuni de toute infrastructure. S’y répandent les tas d’ordures ainsi que les eaux stagnantes, alors que les rats trouvent leur pâture dans ses immeubles, dont les bâtisses anciennes tombent en ruine de même que les grands ensembles successifs, bâtis à la va-vite pour loger les vagues de paysans déshérités qui affluaient des régions du ‘Akkar, la plaine du nord du Liban, et de Syrie, pour travailler à l’époque de sa prospérité. Le chômage est quasi total parmi les jeunes, alors que les enfants effectuent des tâches ardues ou occupent les ruelles, loin des écoles qu’ils n’ont jamais, ou bien peu, fréquentées [6]. Cette image s’accompagne de données habituelles (classiques) : drogues de toutes sortes aidant à « ne plus voir l’enfer », prostitution, embauches bon marché de groupes ou d’individus pour des interventions musclées (clientélistes). Groupes et individus qui peuvent aussi se jeter, pour donner sens à leur vie, dans des mouvements qui leur expliquent la « Jahiliyya » (le paganisme, l’Ignorance, telle qu’est désignée la période de l’avant Islam) de leur réel et leur promettent le paradis comme récompense. Qui peut les blâmer ? Et lorsqu’un jeune homme de Bab el-Tebbaneh est apparu, tentant d’accorder un statut au quartier, saisissant « qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer », il a semblé étrange, incroyable, et a été assassiné [7]. Bab el-Tebbaneh est le quartier le plus peuplé de Tripoli, le nombre de ses habitants constitue le tiers de l’ensemble des habitants de la ville (2ème ville du pays avec un demi million d’habitants au moins, sur une population globale du pays estimée à de 4 millions, aucun recensement of?ciel n’étant fait pour des raisons de camouflage des dimensions des communautés religieuses). Beaucoup ne sont pas des Tripolitains de souche, comme le disent en maugréant les habitants issus des familles d’origine de la ville, tout en sachant que cela ne change rien à la réalité des choses, puisqu’ils se trouvent là depuis deux générations au moins.

9 Entre le Liban et « l’intérieur arabe », qui n’est plus, une rupture s’est instituée. La relation avec le Golfe a pris la place, instaurant des voies de passage et des règles n’ayant plus rien à voir avec ce qui précède. Tripoli s’est éloigné de son environnement naturel et historique, en raison des tensions politiques répétées avec la Syrie lors de la guerre civile libanaise, et parfois de la fermeture des frontières (très proches, 35 km) ou de la dif?culté de les franchir, par suite des entraves à la circulation et à l’échange… En raison aussi des transformations de la structure politique, économique et sociale de la Syrie elle-même : Homs et Hama ne constituent plus des centres importants, leurs activités traditionnelles – villes pratiquant le commerce, accueillant les produits agricoles des plaines environnantes, et lieux des manufactures locales – ayant disparu. « L’intérieur arabe » a disparu, les régimes ont changé vers l’autoritarisme et le monopole étatique (dit socialiste), contrôlant toute activité économique. S’ajoutent les tensions entre les deux pays, voire les guerres et les blocages des frontières.

10 Pour comprendre le côté bouleversant de ces évènements, il faut rappeler que Tripoli s’est toujours opposée à la création du Grand Liban par les autorités mandataires françaises, et qu’elle s’est mise en grève, de longs mois durant, contre l’organisation du recensement de 1932, qui devait décider « qui est libanais ». Elle s’est toujours dé?nie comme panarabe et nassérienne lorsque brillait Gamal Abdel el Nasser, dont il était alors dif?cile de ne pas trouver la photo accrochée dans chaque demeure. Les familles de Tripoli, femmes incluses, faisaient le pèlerinage au Caire, beaucoup réussissaient à se faire photographier avec lui, et le cliché était ensuite encadré et placé au milieu du salon… Tripoli s’est battue contre le pacte de Bagdad et pour l’unité entre la Syrie et l’Egypte. Elle a aimé Abdel Nasser et détesté Abdel Karim Kassem (le leader de la révolution/coup d’Etat irakien de 1958, les deux en franche concurrence). Comme elle a haï, jusqu’à il y a peu, le mouvement des Frères Musulmans par solidarité avec le Raïs. Elle fuyait comme la peste le wahhabisme, car ce courant avait combattu le Sultanat ottoman, symbole de l’unité de la région. La « ?délité » de Tripoli envers son environnement est solidement ancrée, et dans cette constance gît l’un des secrets de ce qu’on appelle son traditionalisme. Mais que devient cette ?délité lorsque l’environnement s’effondre ? Voilà que Tripoli a élevé le drapeau turc sur certains de ses bacons, l’étoile de la Turquie d’Erdogan a brillé dans certaines circonstances. Comme un appel désespéré à renouer avec une quelconque référence.

11 Tripoli, donc, aimait et haïssait de façon cohérente, ce qui a disparu aujourd’hui. C’est l’un des signes de la maladie qui la ravage. L’une des caractéristiques des villes est de posséder une humeur générale qui leur donne son cachet. Ainsi est-il du cosmopolitisme de Beyrouth, quali?ée de ville anarchique, alors que Tripoli s’enorgueillissait d’être la plus arabe et aussi la plus traditionnelle du Liban, dans le sens de la constance dans l’authenticité.

12 Les hasards de la démographie ont voulu que les alentours de la ville, à l’est et au sud, soient terres de résidence de chrétiens, en un arc contingent à la ville, qui commence à Chekka en bord de mer (à 15 km), passe par les régions de Koura et Zghorta. Les évènements de la dernière guerre civile n’ont guère aidé au maintien de bonnes relations avec cet environnement, pas plus qu’avec les chrétiens de la ville même, alors qu’ils constituaient, jusqu’ à une époque pas très lointaine, le quart de ses habitants. Pour couronner le tout, s’ajoutent les pratiques rebutantes du mouvement « Tawhid islamique » qui a eu son heure de gloire entre 1983 et 1987, et a commis des liquidations de communistes, de baassistes et de chrétiens. On voit, de plus, des assertions excluantes, telles « Tripoli forteresse des musulmans » comme le proclame une banderole érigée à son entrée principale, ainsi que les piètres déclarations actuelles, dans le style « la ville - réservoir des sunnites au Liban », accompagnées de manifestations (très peu suivies mais jamais ouvertement contredites, à la faveur d’un mélange de crainte et d’hypocrisie) visant à prouver la justesse de l’af?rmation. Tout cela a réussi à lasser les chrétiens de la ville et à les effrayer. Un certain nombre est parti alors que les habitants des régions chrétiennes environnantes évitent de se rendre dans la ville. Ils ont développé leurs régions pour subvenir à leurs besoins ou préféré se diriger directement vers Beyrouth, suivant des autoroutes extérieures qui sont apparues et leur évitent le mal de la traversée de Tripoli.

13 Tripoli n’est pas heureuse, elle est étranglée et asphyxiée par tous ses bords. Elle a perdu son rôle objectif par suite de processus où sa volonté n’entre pour rien. Mais cela à lui seul n’explique pas son mal.

Une ville négligée

14 Tripoli, la « seconde capitale du Liban » comme il est courant de dire dans les discours of?ciels, souffre de négligence durable de la part de l’Etat libanais. Parmi les raisons qui l’expliquent, le fait que cet Etat se soit, à l’origine, bâti sur un puissant centralisme. L’extension colossale de Beyrouth en est l’expression, la moitié des habitants du pays vivaient à Beyrouth à la veille du début de la guerre civile en 1975. Une autre raison de cette négligence est que Tripoli est longtemps restée étrangère à ce projet-là de Liban, le refusant et tentant de s’en détacher, ou rêvant de le faire chaque fois qu’apparaissait à l’horizon quelque chose indiquant cette possibilité. Et lorsqu’en 1964, la création de la Foire Internationale de Tripoli a été décidée, suivie de la nomination de l’architecte mondialement connu, Oscar Niemeyer, pour la mettre en œuvre, cela a paru réaliser une forme de réconciliation entre le Liban et Tripoli. Par la suite, aux débuts de l’ère du président Ra?c Hariri, une loi restreignant les foires internationales à celle de Tripoli a été promulguée, mais elle est restée de l’ordre de « l’encre sur le papier », car des foires se donnant le titre d’internationales apparaissaient dans le même temps à Beyrouth. Reste que le plus scandaleux est que la foire de Tripoli n’a jamais fonctionné, même en tant que foire nationale, et que ses vastes étendues et ses beaux bâtiments sont à l’abandon, sauf dans des circonstances passagères, fugaces et secondaires. Voici donc un exemple signi?catif de l’idée de négligence durable.

15 De même, toutes les tentatives (timides et épisodiques) d’agrandissement du port de Tripoli et d’élargissement de son bassin ont rencontré une résistance of?cielle tranchante. Ces deux projets, la foire et le port, auraient pu stimuler la ville, sérieusement appauvrie économiquement, la relier au pays et redé?nir sa relation à son environnement régional. Un troisième secteur pourrait jouer, lui-aussi, un rôle, puisque Tripoli a conservé sa ville mamelouk, qui s’étend sur ses vieux quartiers toujours habités et occupés par les commerçants, et qui reste homogène malgré la percée de certaines voies. Parmi celles-ci la construction à l’époque du Président Fouad Chehab [8] d’un lit en béton pour le fleuve Abou Ali, sous prétexte de son débordement en 1956, assorti d’une large autoroute qui le longe et qui a coupé la vieille ville en deux. Les habitants de Tripoli sont convaincus que l’intention réelle de ce plan était de briser la faculté de rébellion contre le pouvoir (à la haussmannienne ?) suite au soulèvement de 1958. Durant six mois de confrontation avec l’armée et de guerre civile, Tripoli avait tenu le devant de la scène, se rebellant contre le président Camille Chamoun (1952-1958) et sa volonté af?chée d’adhésion au Pacte de Bagdad. La vieille ville recèle de nombreux vestiges, remarquables et rares. En son centre se dresse la monumentale forteresse croisée Saint Gilles, dont on rapporte qu’elle est reliée avec la tour des fauves (burj el sibaa), l’autre forteresse croisée maritime, par des galeries souterraines qui traversent la ville depuis son point le plus profond jusqu’à la mer. Paradoxalement, ces trésors, négligés eux-aussi, sont en partie soumis à des restaurations qui se révèlent vite mal exécutées ou sont happées par la misère environnante, misère tenace à laquelle ne peut résister l’activité très limitée des khans et des souks.

16 Tripoli est aussi une ville ottomane, en témoignent son horloge et les bâtiments de la superbe place Al Tall. Il y a, dans l’architecture de la ville, des traces ou emplacements qui révèlent les périodes successives de son développement selon des cercles concentriques [9], la ville nouvelle enlaçant la ville ottomane qui enlace à son tour la ville médiévale mamelouk et croisée. Alors que les vestiges phéniciens, qui se trouvaient de toutes les façons concentrés dans la partie connue aujourd’hui sous le nom de El Mina (le port) ont disparu. Et lorsque le visiteur étranger se dit fasciné par la beauté de Tripoli, les habitants de la ville imaginent qu’il veut leur faire plaisir. Le visiteur ne perçoit guère le rythme quotidien de la vie de la ville, tout à la fois dans la monotonie et le dispersement, sans nulle perspective commune ou rêve d’avenir. Par ailleurs, et depuis bien longtemps, les habitants ne voient plus la beauté de leur ville et n’y sont plus réceptifs. Ceci ajoute à leur blessure narcissique, puisqu’ils ont été élevés dans l’idée que Tripoli était une cité centrale, importante, magni?que, mais aussi au sentiment de délaissement et d’oppression. J’ai personnellement découvert que mon amour pour Tripoli, en dehors de sa beauté, se basait beaucoup sur ce sentiment, transformé chez moi en solidarité avec l’opprimé !

La ruralisation de Tripoli ?

17 Peut-on expliquer certains signes de l’effondrement de ce que les sociologues appellent les « mœurs de la ville » à Tripoli par l’arrivée accélérée et massive, durant les deux dernières décennies, de populations venant des campagnes musulmanes sunnites du Nord et du Nord-est, les habitants de al-Denniyya et de ‘Akkar, pauvres dans leur grande majorité, qui s’installent dans la ville, non pour y travailler comme au temps de l’épanouissement de Bab al-Tebbaneh, mais pour fuir le désœuvrement total de leurs régions encore plus isolées. Le quartier d’Abou Samra, par exemple, a vu sa super?cie surmultipliée en quelques années, dévorant de manière anarchique les champs d’oliviers dont il ne reste presque plus trace. A l’exemple de ce quartier déjà ancien, de nouveaux quartiers ont apparu, comme poussent les champignons, en plus d’un endroit. L’affluence en masse de ces nouveaux venus est-elle le problème ? Celui-ci serait alors momentané et passager. Ou bien faut-il croire que l’incapacité de Tripoli à assimiler (dans le sens de remodeler) et à urbaniser ces nouveaux venus, comme le font d’habitude les villes, revient à la profonde crise dont souffrait déjà, à l’origine, la ville étouffée, ayant perdu son rôle, et négligée au point de se distinguer aujourd’hui par le plus haut taux de pauvreté au Liban ? On déplore que les habitants de Tripoli ne respectent plus, dans leur comportement, aucune des règles de civilité urbaine, même les plus simples, par exemple les règles de la propreté dans les lieux publics (les rues de Tripoli sont extrêmement sales), les règles de la circulation dans les villes, ou le respect du calme. Tripoli connaît une circulation échappant à tout autocontrôle comme au contrôle des agents de la circulation, qui sont aujourd’hui monnaie rare dans la ville : ils disparaissent complètement et de façon obscure certains jours, ils apparaissent parfois à certains carrefours principaux et semblent alors démissionner, incapables d’intervenir sur ce qui se passe autour d’eux, comme sans pouvoir. Ils justi?ent ce comportement par les interventions répétées de notables politiques en faveur des contrevenants, alors pourquoi « perdre la face ». Serait-ce un « complot » contre la ville mené par de hautes instances politiques centrales, comme le pensent certains habitants, en vue de la pousser, avec des visées diverses, encore plus vers le bas. Ou alors, la règle connue pour des cas similaires agirait-elle ici : avec la transformation de la sociologie urbaine de la ville, devenue rurale, Tripoli a perdu la cohérence des deux systèmes de normes, rurales et citadines à la fois. Cela veut dire que la perte d’un champ de référence d’une part, et le règne de la débrouillardise parmi ces multitudes pauvres et sans travail de l’autre, rendent tout permis. Lorsque la ville n’évolue pas vers un projet de vie commune, les signes de marginalité s’ampli?ent et le manque de cohérence (et d’harmonie) urbaine et sociale est total.

Points en suspens

18 Tripoli a expérimenté durant trois décennies (1977-2005) une présence militaire et sécuritaire syrienne qui lui avait réservé un traitement particulièrement violent, jalonné de massacres spectaculaires, d’humiliations systématiques. Les tripolitains interprètent cette conduite comme une vengeance communautaire – alaouite – qui s’abat sur la ville sunnite, formant avec Hama et Homs – en Syrie – aussi maltraitées, un triangle citadin sunnite historique que le régime des Assad voudrait écraser ou même annihiler. Mais cette expérience a parachevé l’adhésion de Tripoli au Liban, son acceptation de ce qui est longtemps resté un mal imposé. Ce retard dans la « libanité » de Tripoli creuse encore plus les effets réels de la négligence que subit la ville de la part de l’Etat libanais fortement centralisé. Tous ses atouts continuent à être ignorés. Dernier épisode en cours : le nouveau plan de l’élargissement du port de Beyrouth (déjà 84.3 % de l’ensemble des revenus portuaires du pays), alors que le port de Tripoli est en quasi friche, comme sa foire « internationale » : 3.6 % de ces revenus.

19 Jane Jacobs [10] dit que les villes sont plus anciennes que les nations, plus ancrées qu’elles, et que « Marseille est plus ancienne que la France » (j’ajoute que Tripoli est plus ancienne que le Liban !). Elle dit aussi que cette dernière (soit l’Etat/ nation) est passagère en comparaison avec les villes. Mais elle ajoute que l’on ne peut prévoir la destinée des villes, pas plus que le degré d’importance ou de secondarité qu’elles prennent avec le temps. Jacobs travaille sur la spéci?cité de « la rue » comme lieu de vie et de tissage des relations urbaines et humaines. Elle a de plus œuvré, dans une perspective urbaniste, à encourager les mesures visant au renforcement de cette fonction ou même à lui redonner vie. Alors que les habitants de Tripoli utilisent de plus en plus la rue comme simple voie de passage, sans plus. Dans cette utilisation, la grossièreté et même la violence s’expriment dans l’irascibilité gratuite des conducteurs et leurs rivalités pour s’assurer le passage, sans considération pour les passants et les autres voitures. Il y a là une « étrangéité » au lieu, ou une sorte de négation, ou encore un « refus de voir ». Une scène, familière à l’époque de mon enfance et de ma jeunesse, me revient à l’esprit, c’est la promenade à pied dans les rues de Tripoli. Mon père, en compagnie de ses amis, parcourait la longue rue qui s’étendait de sa maison à son café, et c’était là une opportunité quasi quotidienne de rencontres des uns et des autres. La remarque n’est pas de l’ordre de la nostalgie évocatrice, mais permet une mesure du degré de désintégration qui atteint la ville, et s’appuie sur des points évoqués par Jacobs concernant de grandes villes aux Etats-Unis et au Canada (au-delà des différences, et en prenant garde de ne pas opérer de distorsions sur des exemples non conformes pour les faire coïncider).

20 Depuis trois décennies, Tripoli vit sans salles de cinéma. Elle se passe jusqu’à présent de ce luxe auquel elle était autrefois habituée puisqu’elle abritait, dans les années 70 du siècle dernier, plusieurs « ciné-clubs » qui se réunissaient hebdomadairement dans des salles de cinéma fonctionnant parfaitement. Et durant des décennies, Tripoli s’est passé de cafés, les anciens ayant disparu et les nouveaux n’ayant pas encore apparu. Des cafés se sont répandus ces dernières années, aux bords de voies nouvellement tracées sur d’anciens vergers d’oranges et de citrons, disparus suite au diktat de la spéculation immobilière (la région dite de « dam w farz », ce qui signi?e regroupement et repartage), l’un des champs les plus importants de blanchissement de l’argent acquis hors du Liban, et l’un des principaux moyens d’épargne dans le pays en général. Ces voies sont jusqu’à présent à peine habitées, ce qui pose ces nouveaux cafés hors de tout tissu social. Ils surgissent revêtus d’un étrange cachet : mixant entre les structures en préfabriqué des voies rapides des Etats-Unis, plantés là de façon passagère, démantelables rapidement (d’ailleurs bâtis sur des terrains loués pour dix ans en général), et la tendance, dans le décor et la musique, au tape-à-l’œil style Dubaï (et plus largement « Golfe ») etc. Quel sens donner à tout cela et aussi quel impact cela a-t-il ?

21 Certains gouvernements occidentaux ont classé Tripoli comme zone dangereuse et conseillent à leurs ressortissants de ne pas la visiter, comme ils interdisent à leur personnel of?ciel de s’y rendre [11], ce qui accentue l’isolement aux multiples visages de la ville. Or, si l’on rencontre certaines manifestations ou mouvements de groupements sala?stes dans la ville et ses environs, cela est loin de constituer, selon toute estimation sérieuse, un quelconque danger, du moins plus important que dans d’autres endroits du Liban. La preuve en est l’absence de tout incident visant les étrangers dans la ville, alors que certains d’entre eux s’y rendent en chercheurs ou en touristes.

22 L’existence d’un quartier habité par les Alaouites, aux abords nord de la ville, sur une colline surplombant Bâb al-Tebbaneh, ainsi que la présence d’un autre bloc alaouite dans un grand nombre de villages de la plaine du ‘Akkar, qui sépare la ville des frontières syriennes, ajoutent-elles aux problèmes de Tripoli ? On s’est beaucoup concentré, ces trois dernières décennies, sur les affrontements armés entre les deux quartiers, affrontements qui sont à la base une expression de la tension politique avec le régime syrien, au niveau national et non tripolitain. Cette situation est devenue, de toutes les façons, une source d’investissements diversi?és, aux sens propre et ?guré, et c’est une forme d’affrontement par procuration autour de la Syrie.

23 Il resterait à étudier l’étrange comportement, atone, des différentes catégories d’élites locales face à ce « destin » de Tripoli. Leur manque d’initiative d’une manière générale, et les ressorts de leur indifférence, alors qu’au moins les politiques parmi eux devraient « servir » la ville pour maintenir leurs places. Pourquoi seraient-ils si con?ants malgré cette démission ? Il faudrait aussi examiner leur part de responsabilité dans la situation moribonde de la ville, dans ses confrontations armées qui sont déclenchées aussi soudainement qu’elles sont tues. C’est un chapitre en soi qui pourra être placé sous le titre d’organiser le clientélisme au plus bas prix..

24 Car comme disait Calvino par la bouche de Marco Polo « Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs, même si le fil de leur discours est secret, leurs règles absurdes, leurs perspectives trompeuses ; et toute chose en cache une autre ». ?


Date de mise en ligne : 26/03/2015

https://doi.org/10.3917/come.092.0143

Notes

  • [1]
    Version révisée et augmentée d’un article en arabe, publié dans le xvème volume de la revue « Bahithat » (Lebanese Association of Women Researchers), Marginalization in Arab Societies, Hindrance and Spur. Beyrouth, décembre 2012.
  • [2]
    Italo Calvino, Les villes invisibles, Editions du Seuil, Paris, 1974 pp. 188.
  • [3]
    L’ancien Petit-Liban qui existait comme entité politique et sociologique avant l’annonce, en 1920, du Grand-Liban, le pays actuel.
  • [4]
    A son apogée, la raffinerie produisait 35 milles barils /jour. L’interruption s’est faite progressivement, aux alentour de 1977- 1980, suite aux tensions politiques entre l’Iraq et la Syrie et à la guerre civile libanaise. A une époque, au début des années 80, l’Iraq a tenté de faire parvenir son brut par cargos maritimes via la Turquie.
  • [5]
    Voir les rapports annuels successifs du PNUD, depuis 2004, « Pauvreté, croissance et inégalités au Liban ». Plus de 50 % des habitants de Tripoli vivent dans l’extrême pauvreté, avec un salaire de moins de 4 $ par jour. 73 % des familles de Tripoli n’ont pas d’assurance médicale, à comparer à la moyenne générale qui est de 52 % de la population.
  • [6]
    La non scolarisation ou la déscolarisation dans Tripoli atteint 47 % des moins de 10 ans, le taux-part de ce quartier s’élève dramatiquement.
  • [7]
    J’évoque ici Khalil Accawi, assassiné en 1986 par les services syriens à Tripoli. Sorte de Robin des Bois, il fut l’ami de Michel Seurat, sociologue français mort en captivité au Liban. « Abou Arabi » de son surnom courant est très présent dans les travaux de Seurat et notamment dans son livre Etat de barbarie publié initialement en 1986 et épuisé depuis. Une version augmentée est publiée en 2012 aux PUF sous le titre Syrie, l’Etat de Barbarie.
  • [8]
    1958-1964, ex commandant de l’armée, devenu président de la République suite à la guerre civile de 1958, fruit d’un compromis local et d’un consensus régional. Seul homme politique dans l’histoire contemporaine du pays à avoir planifié la création d’institutions étatiques et pas uniquement des cadres de partage communautaire du pouvoir et de la richesse, comme le sont toutes les institutions au Liban.
  • [9]
    Description donnée par une mission de l’UNESCO conduite par Paul Collart en 1953 Liban, aménagement de la ville de Tripoli et du site de Baalbek.
  • [10]
    Jane Jacobs, the Death and life of Great American Cities, New York, Random House, 1961.
  • [11]
    Voir par exemple le site du ministère des affaires étrangères français.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions