Notes
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[1]
Voir son ouvrage majeur, Davutoglu, A., Stratejik Derinlik, Istanbul : Küre Yay. 2001.
-
[2]
La revue américaine Foreign Policy le rangea en décembre 2010 au 7e rang parmi les penseurs les plus importants sur le plan international actuel (TheForeign Policy Top 100 global Thinkers).
-
[3]
Voir les travaux de l’ancien agent CIA, devenu expert du Moyen Orient, Graham Fuller, The New Turkish Republic : Turkey as Pivotal State in the Muslim World, US Institute of Peace Press, Washington 2008.
-
[4]
E. Parlar Dal, « Entre précaution et ambition : Le ‘néo-ottomanisme’ de la nouvelle politique extérieure de l’AKP en question » in U. Kaya (éd), Dynamiques contemporaines en Turquie, Eurorient, n° hors-série 2010, Paris : L’Harmattan, pp. 35-59.
-
[5]
A. Davutoglu, « The clash of Interests : An Explanation of the World (Dis) order » Journal of Foreign Affairs, dec. 1997 – feb. 1998, vol. II , n° 4.
-
[6]
Davutoglu, A., Civilizational Transformation and the Muslim World, Mahir Public. : Kuala Lumpur, 1994, 136 p.
-
[7]
Gül, A. « Turkey’s Role in a Changing Middle East Environment »,Mediterranean Quarterly, vol. 15, n° 1, Winter 2004..
-
[8]
Principles on Turkish Foreign Policy, an adress by H.E Foreign Minister of Turkey Ahmet Davutoglu », SETA Foundations’s Washington DC branch, december 8, 2009 (version on-line).
-
[9]
Davutoglu, A , « Turkey’s Zero-Problems Foreign Policy », May 20, 2010 (version on-line, site foreignpolicy.com).
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[10]
La révélation des documents Wikileaks avait montré cette inquiétude de diplomates américains.
-
[11]
Al Jazeera Forum : Ahmet Davutoglu, Turkey’s foreign minister talks about how the region has rediscovered its sense of possessing a common destiny,Aljazeera.net 13/3/2011.
1La Turquie eut longtemps une politique étrangère dépendante et incertaine. Dépendante, elle le fut d’une alliance atlantique qui développa peu à peu des logiques d’équilibre entre superpuissances, entraînant des restrictions volontairesau dispositif militaire initial (retrait des fusées Jupiter lors de la crise de Cuba 1962) qui ne répondaient plus aux urgences ressenties par l’allié turc. Lorsque la Turquie réagit en 1974 à cet isolement par un débarquement solitaire à Chypre, dont elle estimait la situation défavorisée par rapport à la Grèce, autre allié atlantique, elle précipita derechef un embargo sur les livraisons d’armes qui signalait par là qu’un lien militaire n’était plus indispensable, en tous cas pour les Américains.
2La situation devint incertaine lorsque la fin de l’URSS (1990- 1991), concomitante à un refus d’adhésion opposé en 1989 par la Commission européenne, supprima peu à peu toute utilité directe de cette position de proximité qui avait servi aux alliés occidentaux. La Turquie n’était plus qu’un auxiliaire excentré d’une Europe en train de s’élargir ailleurs. Quant aux Américains, ils s’efforçaient alors autant à percevoir l’affaiblissement de leur rôle militaire – et de leur substituer une prééminence économique – que de régenter un Proche-Orient dévasté par le conflit Iran-Iraq et l’imprévisibilité de Saddam Hussein. Certes, la Turquie tenta d’accompagner ce virage de la stratégie occidentale vers le Sud – ce qu’elle fit lors de la guerre du Golfe (19901991) – mais ses intérêts restèrent secondaires aux yeux des Occidentaux. L’incertitude était alors de ne plus avoir de structures protectrices dans lesquelles inscrire sa présence (ni UE ni OTAN), de devoir établir seule un nouvel espace de négociation et de trouver dans ce relatif isolement les ressources et les leviers propres de ses nouvelles relations. L’option que dessinèrent les années 1990, fut celle d’un redéploiement régional, fait principalement de relations commerciales et économiques – à la mesure de l’inscription voulue dans les années 1980 de son économie dans le cadre de la mondialisation - avec un environnement proche renouvelé en même temps que bouleversé (fin de l’Union soviétique, ouverture de la mer Noire, accession à l’indépendance des républiques de l’Asie centrale, recomposition de l’Europe de l’Est, tensions conflictuelles dans les Balkans, conflit de l’Afghanistan etc.) qu’il devenait plus loisible de pénétrer et d’intéresser. La difficulté consistait à ne pas se couper des alliés d’hier, débouchés majeurs du tournant économique engagé (introduction de la Turquie dans l’Union douanière européenne, 1996), tout en se dotant d’un rôle nouveau, soit de fournisseur important vers l’Iran et l’Iraq, soit de précurseur (vers l’Asie centrale), soit de pacificateur (présence active dans le dispositif atlantique dans les Balkans,Bosnie en 1993, Kosovo en 1998), soit encore de créateur d’intérêts réciproques (nombreuses initiatives diplomatiques en vue de création de regroupements dont le plus élaboré mais le moins concrétisé fut le Marché commun de la Mer Noire 1992). Un des exemples de cette créativité fut le rapprochement surprenant avec Israël, entamé en 1993 et concrétisé en 1996. Mais cette ouverture de la perspective diplomatique, englobant les pôles de la région et de la périphérie, demandait une simultanéité au départ difficile à orchestrer.
La méthode
3Cette redéfinition diplomatique remet d’abord en cause un paradigme, celui de la Guerre froide jugé obsolète depuis le tournant des années 1990. Un deuxième argument, celui de la mondialisation, contextualise ce changement d’échelle, vers une réévaluation de tous les paramètres qui présidaient au choix d’une diplomatie d’« alignement ». Il prolonge en cela l’inflexion des années 80 évoquée plus haut, faite sur le mode libéral prêché par Reagan et Thatcher. Couplés dans la perspective de Davutoglu, ces deux éléments projettent la Turquie dans une fluidité nouvelle, imposent une reconsidération libérée des alliances exclusives, dans le sens d’une extériorisation de ce pays et du recensement des ressources qui y contribuent : géographiques, culturelles, historiques [1]. Un inventaire est alors entrepris où le contexte changeant dessine une configuration nouvelle à partir d’arguments ignorés des périodes antérieures. Ordonnée progressivement, la redéfinition des conditions, des tâches, des enjeux, des réseaux d’intérêts échafaude une théorie cohérente, riche de plusieurs paramètres qui esquissent une interdépendance propre à les rendre opérationnels. Inscrit dans une démarche intellectuelle, l’aspect méthodique de ce projet est très important car, émis peu à peu au niveau international à partir d’une élaboration au départ académique et soumise à la critique scientifique – de plus en anglais – puis porté par la montée en grade de son auteur (d’abord universitaire puis conseiller politique avant d’être un ministre fixant la ligne politique suivie par le gouvernent), le projet conquiert une officialité croissante et permet de profiler un nouveau schéma diplomatique. Son opérationnalité tient bien sûr aussi à la longévité acquise par la présence de l’AKP au pouvoir et donc à la stabilité de l’équipe dirigeante. Ajoutons que cetteélaboration, qui s’inscrit dans une problématique issue des années 90, est pourvue d’une argumentation rationnelle qui lui donne une intelligibilité et une dimension rhétorique que Davutoglu affiche volontiers [2]. Cette réflexion que l’on nomme parfois « doctrine Davutoglu » est relayée aujourd’hui par de nombreux think-tanks, autant étrangers (le plus souvent anglo-saxons) que turcs, mobilisés sur cette curiosité ou qui ont choisi de la promouvoir. Un élément déterminant de cet intérêt est bien sûr le préalable « islamiste » qui entoure la personnalité de Davutoglu et rend plus intéressantes encore ses analyses [3].
Le nouveau paradigme
4Le raisonnement de Davutoglu se fonde sur des arguments prioritairement géographiques complétés par des considérations culturelles liées autant aux questions confessionnelles qu’historiques. Son auteur y dit avoir beaucoup réagi aux conclusions de Huntington. Curieusement, il s’aligne sur elles, intégrant complètement cette notion de juxtaposition de civilisations différenciées, à ceci près que la situation, pour lui, ne doit pas déboucher sur un clash mais au contraire sur une coexistence inter-civilisationnelle pacifiée.
5Au titre de la géographie, la prise en compte est large, incluant des éléments de géographie physique, humaine, politique, culturelle, pour replacer la Turquie dans des réseaux voire au cœur de réseaux neufs ou repensés [4]. Et la dynamisation de l’ensemble de ces niveaux prend appui sur la géostratégie (schéma explicatif relativement ancien) et le remaniement qu’y insuffle la chute de l’Union Soviétique. Globalement, la fin de la bipolarisation (pour aussi contraignante qu’elle fût) déclenche un désordre des rapports internationaux que rien ne vient plus limiter, fait autant de libérations historiquement compréhensibles (Asie Centrale), de réajustements de logiques régionales ou locales (le Caucase), de changement de stratégies étatiques ou multi-étatiques (les Balkans), que d’avènements d’acteurs nouveaux, certains légitimes (Iran, Irak) d’autres moins (leaders improvisés dans les petites républiques du Caucase – Tchétchénie, Adjarie etc.), à la recherche d’expansions diverses, territoriales, commerciales, énergétiques ou simplement d’aires d’influence. Les grandes puissances ne maintiennent plus, politiquement ou militairement, les frontières construites deleurs espaces respectifs que transgressent de nouveaux acteurs. Les grands régulateurs collectifs, ONU ou autres organisations internationales, spectateurs de ce bouleversement, perdent peu à peu repères et moyens, préférant – ceci est une critique explicite de Davutoglu – se discréditer à la remorque des anciennes puissances [5]. Or, celles-ci ne sont pas neutres et tentent, même impuissantes, de moduler au mieux de leurs intérêts perdus ou repensés, les mutations en cours.
6A cet avènement d’un désordre international, Davutoglu ajoute un deuxième constat qu’il croise avec ce qui précède, à savoir que cette déconstruction de la bipolarité touche souvent les pays d’Islam, ce qu’il s’agit d’expliquer. Là, la géostratégie se trouve complétée par des notions culturelles voire culturalistes, dans un schéma d’une évolution « globale » des pays islamiques : s’y juxtaposent des temporalités, des caractéristiques, des volontés convergentes qui suggèrent une implication apparemment concordante de ces pays d’islam dans l’évolution mondiale vers un essor simultané de leur importance. Autrement dit, la mondialisation, au-delà d’un angle de vue occidentalo-centré, apporte une dimension particulière à l’échelle des pays d’islam, dont Davutoglu veut cerner les éléments.
7Grosso modo, le raisonnement produit par Davutoglu est le suivant : la bipolarité, essentiellement construite à partir de prémisses occidentales, a fonctionné sur la base d’un schéma géostratégique, selon lequel la géographie découpe les espaces terrestres en deux modalités différenciées : l’une est un bloc continental incommensurable, étendu de l’Europe à l’Asie du Pacifique qui a peu à peu développé le schéma stratégique d’un empire terrestre inexpugnable. L’autre modalité, antagonique, a projeté sa puissance sur une fluidité de circulation, faite de conquêtes commerciales voire de colonisations qu’elle a menées par la voie maritime loin de ses propres territoires (le Royaume Uni au premier chef), qui lui a permis de circonscrire puis de contraindre cette masse continentale qu’elle ne pouvait conquérir. Autrement dit, la géostratégie (concept qui, dans une appréhension datant de la fin du XIXe siècle, s’est d’abord nourri de la pensée impérialiste de l’Allemagne prussienne) s’est attelée, du côté occidental, à travailler, à défaut de sa conquête, à la neutralisation d’une masse continentale, par l’encadrement de ses agissements et la limitation de ses expansions, en mobilisant peu à peu les éléments géographiques l’environnant, éléments de circulation (mers, détroits, chenaux) puis de surveillance (alliances, équipements technologiques etc.) enfin de pressions militaires. La figure la plus aboutie de la puissance continentale, dénommé dans la théorie géostratégique heartland, fut au début de la Seconde Guerre mondiale, l’alliance Allemagne-URSS-Japon. La réponse de l’autre camp, donnée dans l’après-guerre, fut l’articulation des alliances militaires OTAN-CENTO-OTASE + OCDE, qui dresse un rimlandc’est-à-dire un corridor autour de ce centre continental et tente de le contraindre. Ce qui conduit à la conclusion suivante : est déterminante dans la bipolarité non la victoire d’une puissance sur l’autre mais le contrôle de la ligne de séparation entre les deux modalités et l’usage que l’on fait de l’équilibre qui en résulte. Davutoglu note dans son analyse que cet équilibre froid a tenu tant qu’un camp ne s’immisçait pas dans l’espace de son vis-à-vis et que les grandes fissures ont été irréversibles après le Viêt-Nam puis l’Afghanistan.
Une spécificité islamique
8Aujourd’hui, dans un contexte d’affaiblissement symétrique des grands acteurs et de transgression incontrôlable des anciennes délimitations, Davutoglu ouvre un deuxième niveau d’analyse en regard. Il observe une fréquence voire une spécificité qui touche les pays d’islam. Non seulement, ils sont souvent impliqués dans des conflits locaux pourvus d’incidence mondiale (Palestine, Cachemire et plus largement Inde/Pakistan, Chypre, Soudan et rébellions sahéliennes, Somalie, Asie Centrale, Europe balkanique), mais ils se trouvent aussi au cœur de zones conflictuelles sur des enjeux territoriaux, stratégiques, énergétiques etc. (Proche-Orient, Afghanistan, provinces occidentales de la Chine etc.). De plus, l’islam est lui-même l’objet d’une suspicion généralisée de diverses puissances impériales, anciennes ou récentes (Russie et Chine) mobilisées contre ses courants, ses populations, sans parler de la croisade mondiale contre l’islamisme extrémiste Al Qaida, Soudan, Somalie, Philippines etc.. Davutoglu constate que ces conflits sont souvent en rapport avec cette ligne de délimitation antérieure entre hearthland et rimland parce qu’ils s’y situent directement ou indirectement et il suggère une relation de cause à effet entre ces éléments qu’il explique ainsi : les sociétés musulmanes voient dans le relâchement de puissances anciennes et la fin de la bipolarité, l’occasion de secouer un joug dont elles ont maintenant les moyensde se libérer (indépendance des républiques musulmanes d’Asie Centrale qui sont sur une ligne du partage anciennement bipolaire, du sud de l’URSS). Le monde musulman, devenu une entité à part entière, saisit que cette délimitation ancienne ne le concerne pas, il la transgresse de fait en prenant possession de territoires nouveaux indifféremment des deux côtés de cette délimitation (Asie centrale dans l’ancien camp de l’Est, Europe balkanique dans l’ancien camp de l’Ouest) et prend à contre-pied, sur le continental comme sur le maritime (possession nouvelle de détroits, d’archipels, d’isthmes), les anciennes règles de la puissance mondiale, pour être en position d’y créer de nouvelles souverainetés [6] : alors, il devient un danger objectif, surtout aux yeux des anciennes puissances. C’est ainsi que les puissances anciennes (l’Europe y compris) stigmatisent l’islam pour maintenir les bribes d’un contrôle en recul.
Repenser la place et le rôle de la Turquie
9Dans ce monde multipolaire, où les pôles sont désormais de structure variable, la place de la Turquie exige en conséquence une réévaluation. D’abord, à partir de sa géographie. Elle est un pays lui aussi situé sur cette limite ancienne de la bipolarité, qu’il faut débarrasser de ses inhibitions. De la guerre froide, elle a tiré une mésalliance avec tous ses voisins, ceux de son camp comme la Grèce, d’autres directement du bord adverse, dans le Caucase et au bord de la mer Noire, d’autres indirectement du bord adverse, la plupart de ses voisins arabes. Elle doit désormais reconfigurer sa position géographique plus largement, non plus à partir de deux blocs mais de douze voisins (8 voisins directs, 3 voisins quasi directs riverains de la Mer noire et Chypre). Elle doit aussi se positionner par rapport à des bassins maritimes, mer Noire, mer Egée, Méditerranée mais aussi indirectement, la Caspienne dont elle est devenue un débouché énergétique. Elle a de fait un rapport direct avec trois continents, asiatique, européen mais aussi africain, y compris à travers les espaces intermédiaires de la péninsule arabique et du Caucase. Elle est tout autant continentale que maritime, constitue un point de transfert entre les deux anciens blocs, avec des ramifications historiques voire démographiques directes aussi bien dans l’ancien monde de l’Ouest (Grèce, monde balkanique) que de l’Est (Caucase, Asie Centrale) ou autre (proximité du Proche voire du Moyen Orient), du côté chrétien comme musulman, industrialisé comme en voie de développement, occidental comme oriental. Politiquement, un positionnement « régional » lui a fait rechercher, depuis la mutation économique des années 80, de bons rapports avec tous ses voisins immédiats mais sans couper les alliances antérieures, surtout avec le bloc occidental, européen et atlantique, avec lequel elle a même approfondi ses interactions (Union douanière européenne en 1996). Mais elle se situe aussi au cœur de zones à risque, diversement cernée par plusieurs types de conflits issus du renversement des équilibres anciens. [7]
10La première zone est l’Asie Centrale avec laquelle elle a des liens culturels (pays turciques) puis peu à peu économiques, au débouché des richesses de la Caspienne et de son hinterland (pétrole, gaz, minerais). Cette zone a connu l’indépendance de républiques turciques, multipliant les occurrences de souveraineté du monde musulman, modelant d’autant l’ancienne puissance russe.
11La deuxième zone est l’Europe balkanique où se sont formées des indépendances musulmanes en concurrence directe avec le monde chrétien. Ces régions sont des anciennes marches de l’affrontement est-ouest, et Davutoglu note qu’au lieu de se pacifier ou de s’intégrer naturellement dans le camp de la démocratie globale (la fin de l’Histoire de Fukuyama) ou de la civilisation occidentale (le clash des civilisations d’Huntington), elles revendiquent des identités « authentiques », musulmanes, créant sur des zones désormais ouvertes à un partage nouveau, un risque de conflit (Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine, Albanie).
12La troisième zone est bien sûr le Proche et Moyen-Orient, étendu largement du Golfe persique au sud jusqu’au Caucase, depuis des Etats rentiers qui vivent sur leurs réserves énergétiques à la mosaïque de petits peuples caucasiens en recherche de prospérité mais prêts à en découdre. C’est une zone de conflits graves et anciens (israélo-arabe, irano-irakien) et de désordres internes qui mobilisent des entités musulmanes, c’est aussi une aire qu’agitent des expansionnismes nouveaux, de la part de puissances moyennes ou petites, essentiellement mues par l’absence récente de dynamiques régulatrices au niveau international (Irak de Saddam, Iran chiite voire Afghanistan). C’est également une zone convoitée que les Occidentaux ont cherché à régenter à leur profit (Guerre du Golfe en 1991 et invasion américaine de l’Irak 2003, sur fond de projet du Grand Moyen Orient). Or cette zone est celle où évolue la Turquie, dans une configuration désormais régionale et une recherche de prospérité qui supporte aussi mal l’instabilité que la polarisation. Elle est pour cela dans la nécessité d’établir un espace pacifié, ordonné et stable qui est la condition absolue de son développement. La spécificité et l’importance de la région parle d’elle-même.
13C’est sur la base de ces constats que, dans un cadre moyen-oriental, Davutoglu définit une nouvelle dimension d’action où il s’agit dorénavant de coupler le particulier, le régional et le mondial, de coupler aussi le politique, l’économique et le culturel, à partir d’ensembles circonscrits mais conçus comme définitivement interactifs, au-delà des anciens schémas Est-Ouest, Nord-Sud ; où il s’agit donc de promouvoir une diplomatie « globale », une économie globale, une culture « globale », accordées à la pluralité des mondes. A l’intérieur de ce cadre entrevu avec une « profondeur stratégique »(stratejik derinlik), Davutoglu spécifie une particularité turque où le pays, fort des réseaux de sa polyvalence, se retrouve avec ses voisins dans un rapport d’interactivité.
14Munie d’une situation interne mieux stabilisée en termes économique, démographique, militaire, doté de processus plus accomplis de modernisation, de sécularisation et de démocratisation, la Turquie pourrait mobiliser ces atouts en termes de compétence non plus dans un but guerrier mais dans l’édification d’un environnement pacifié, ouvert à l’échange, fédéré dans l’idée d’une accession future à la prospérité. Un projet collectif où, plus alerte du fait de son ancienne autorité impériale et de son rapport historique à une appréhension régionale, ce qui lui vaut le concept de néo-ottoman, elle investirait ses capacités et ses initiatives dans un environnement réactivé dont elle serait un animateur géographiquement central et de ce fait pertinent. Dit avec les mots de Davutoglu, la Turquie possède la capacité d’un acteur régional polyvalent qui, inscrit dans la mondialisation, a directement une incidence « globale » car il a les moyens de faire émerger au rang de partenaire collectif, une région proche ou moyen-orientale qui trouvera naturellement sa place et son rôle dans l’équilibre mondial. Etat « pivot » d’une construction multilatérale, la Turquie devient ipso facto un « centre global » dans une dynamique de pays émergent. Au cœur de cette nouvelle diplomatie, le soft power, c’est-à-dire la capacité d’un pays à influer pacifiquement sur des voisins, sur un espace de proximité, fort du potentiel dont il témoigne,des implications de ses bonnes décisions, de la dynamisation qu’il incarne et de la confiance qu’il sait inspirer.
15Pour penser ce soft power, Davutoglu conjugue sa pensée à partir de trois principes méthodologiques et de cinq principes opératifs qui esquissent une diplomatie ajustée à l’aune d’enjeux « globaux » [8]. Il faut d’abord une diplomatie visionnaire, à long terme, dépassant la simple gestion et l’événementiel, munie d’outils tels que l’anticipation, la médiation, orientée prioritairement vers la paix et non vers la crise. A cette capacité visionnaire, il faut donner une formulation consistante, systématique et cohérente, marquée par une coordination des accomplissements sur les différents niveaux d’intervention diplomatique. Il faut ensuite une diplomatie renouvelée, enrichie de nouveaux concepts, armée d’une nouvelle langue (le parler vrai, sincère), d’un nouveau personnel (rajeunissement des diplomates) dont le nouveau style se fonde essentiellement sur le soft power et donne priorité à la négociation, au consensus, à la prise de participation vers des réalisations communes. A ces trois approches s’articulent cinq principes opérationnels, qui ont fait la célébrité du message de Davutoglu. Le premier est celui d’un équilibre (balance) entre sécurité et liberté, valeurs indissociables car la liberté sans la sécurité engendre le désordre ; à l’inverse, le surcroît de sécurité ouvre la voie à l’autoritarisme. « Zéro problème avec les voisins » est devenue la formule célèbre de Davutoglu [9] : si les disputes, les désaccords sont inéluctables entre voisins, doit immédiatement s’imposer la recherche de solutions, de compromis dans le dialogue. La diplomatie se doit donc d’être proactive and preemptive, d’anticiper les conflits avant qu’ils atteignent un point critique, de proposer un cadre de médiation adapté aux termes des demandeurs. Elle doit être multidimensionelle, compatible avec les relations globales et non pas différenciée selon les pôles ou les camps : pas de diplomaties alternatives qui ne seraient pas cohérentes entre elles, où les interlocuteurs ne vaudraient que comme compensation à d’autres. Enfin, il faut développer une diplomatie rhythmic ce qui signifie une présence turque active dans tous les forums, toutes les instances internationales, ONU, FMI, G20, Ligue Arabe, participant ou simple observateur, ouverte sur tous les points cardinaux et en capacité de coordonner cette multidimensionalité. Condition indispensable à son succès, le fait que cette diplomatie concorde avec la volonté de l’opinion publique, reflète avec justesse non seulement ses attentes mais, dans sa démarche et ses principes, la conscience qu’elle a d’elle-même.
Une pratique nouvelle
16Comme on l’a indiqué, la présence continue de Davutoglu dans le dispositif gouvernemental de l’AKP a donné une consistance à cette doctrine élaborée antérieurement. Trois séquences la concrétisent. La première fut dédiée à exercer une médiation multilatérale, pour tenter de déminer les anciens conflits. Une médiation ouverte ou secrète fut entreprise entre Israël et la Syrie poussant assez loin sur la voie d’un règlement avant d’être interrompue par le fracas de l’opération israélienne à Gaza en décembre 2008, entre l’Iran et les Etats-Unis de Barak Obama qui voulait rétablir un dialogue modérateur, entre Israël et l’Autorité palestinienne, réunis à la surprise générale en 2007 au Parlement d’Ankara, sans compter un dialogue officiel avec le Hamas. La Turquie offrit également ses services au Liban, en 2008, à l’occasion d’une crise présidentielle. Au nord, elle chercha à réduire la tension russo-géorgienne et ouvrit des contacts directs avec l’Arménie. Une première phase que l’on appelle en anglais desecuritization visant, par l’établissement de relations de confiance, à réduire la dimension sécuritaire de l’élaboration diplomatique, dont le meilleur exemple fut longtemps le fort réchauffement des relations avec la Syrie.
17Une deuxième séquence, contemporaine à la première s’attela à une ouverture commerciale et économique à échelle régionale, visant parallèlement à l’édification d’un échange accru dans un espace proche-oriental, Palestine et Iran compris, et à la coordination de cet échange avec les autres horizons de sa polyvalence économique, Caucase, Asie Centrale, Europe. Pour cela, l’équipe AKP s’évertua à édifier les outils nouveaux d’une coopération régionale (accords, instances, zones d’échanges, registres de la coopération – importance de la politique de l’eau) coordonnée aussi au règlement de la question irakienne, où la diplomatie turque pourtant officiellement occupée à affirmer l’intégrité territoriale et politique de l’Irak, ouvrit dans la pratique des relations solides et profitables avec les autorités kurdes du Nord-Irak, prononçant de facto une reconnaissance de cette entité minoritaire. Au niveau du Proche-Orient arabe, la diplomatie turque œuvra à l’élaboration progressive d’un accord quadripartite en 2010 entre Turquie, Syrie, Liban et Jordanie visant à établir une zone de libre-échange et de libre circulation des biens et des personnes, symbolisée par la levée emblématique des visas.
18La troisième séquence se combine à la précédente sauf qu’elle marque, plus précisément sur l’espace proche-oriental, un recul visible de la Turquie dans ses relations avec Israël (après l’opération de Gaza) et une affirmation plus large de ses liens avec les pays arabes et musulmans, qui passa par des positionnements spectaculaires comme l’apostrophe publique à Davos de Shimon Perès par Erdogan, le soutien actif (avec le Brésil et contre ses partenaires occidentaux du Conseil de sécurité) à la revendication de fabrication nucléaire de l’Iran (au moins dans son usage civil), puis à l’expédition du Mavi Marmara, tragiquement arraisonné en haute mer par les commandos israéliens en mai 2010, et dont le rapport Palmer de l’ONU, attribua la responsabilité à Ankara.
19Cette dernière période est justement marquée par la prise officielle de fonction de Davutoglu (mai 2009) au titre de ministre, et on doit se demander s’il n’y a pas une relation de cause à effet avec l’inflexion pro-musulmane [10]. Si elle l’est, avec quelle intention ? Est-ce l’officialisation d’une dimension prudemment maniée jusque-là et que la prospérité nationale permet désormais d’étaler ? S’agit-il d’une réorientation culturaliste pratique pour mieux s’insérer dans un périmètre à reconfigurer où l’histoire et les relations passées avaient laissé des tensions ? Est-ce un démarquage opportuniste par rapport à l’Occident qui préviendrait un rejet par l’Europe ou, à l’exemple de l’intervention en Irak, un interventionisme américain jugé perturbateur ? Est-ce, dans un même registre, l’utilisation promotionnelle d’un différend conjoncturel avec Israël, devenu un partenaire critique sans que pour autant les flux commerciaux ne diminuent ? Ou sont-ce les bribes d’une édification hégémonique de la Turquie au Proche-Orient, qui teste les différents outils possibles de sa prééminence, dans un combiné new-look de pragmatisme, de succès économique et d’islam modernisé, articulable aux horizons nouveaux de la globalisation ? Aucune de ces hypothèses n’est exclusive mais, sans doute, aucune n’est fausse, inscrites dans une progressivité souple et modulable, pour la Turquie, d’essor et de prise d’autorité, où plusieurs registres sont, à l’instar de la multidimensionnalité de la situation nouvelle, séparément ou conjointement mobilisables sans priorité ni restriction.
La vision à l’épreuve des faits
20Mais les révolutions arabes sont passées par là, affectant lourdement le bilan que l’on peut tirer de l’application de cette doctrine Davutoglu, si tant est qu’un bilan actuel puisse prétendre être définitif. Tout d’abord, le Proche-Orient est loin d’être pacifié, les lignes de fractures s’entremêlent allègrement, les acteurs multiplient les distinguos identitaires et le réseau des ententes et des mésententes se complexifie d’autant. Non seulement le calcul modérateur n’est pas probant mais, à l’issue de bons offices et d’implications nombreuses, la situation reste sujette à réversibilité. Un premier constat est la variabilité de la réponse turque. L’accueil de la Turquie aux soulèvements fut modulé, allant du silence accueillant les troubles en Tunisie à une approbation ouverte dans le cas égyptien où la rivalité turco-égyptienne appuyait clairement un renversement de régime. Pour sa part, le cas yéménite a d’autant moins fait l’objet de commentaires qu’une reprise des relations venait d’être officialisée quelques mois auparavant, avec le président en place. Quant à la Libye, le dilemme fut difficile, entre une participation à la chute d’un régime répressif prônée par une alliance occidentale dont la Turquie est partie prenante et la sauvegarde d’intérêts économiques, inclus dans un deal avec le régime Kadhafi à hauteur de 30 milliards $ et de la présence de 30 000 travailleurs turcs en Libye, qu’il a fallu prioritairement protéger, de surcroît dans une période électorale. La révolution une fois accomplie, l’AKP s’en est tenu en Tunisie à une visite d’Etat et à des encouragements assez généraux : il appuie avec discrétion l’option islamique modérée d’Ennahda qui d’ailleurs se réclame de son modèle. En Egypte, la position est plus hésitante, entre la vigueur révolutionnaire de la place Tahrir dont Davutoglu et Gül ont vanté la fraîcheur novatrice [11], et une continuité étatique que la Turquie prône mais qui, incarnée par l’armée, s’oppose au désordre de la jeune révolution et peut redevenir vecteur d’un autoritarisme que l’AKP s’acharne à éliminer sur son propre sol. Le cas de la Syrie est bien plus crucial, jaugé à sa proximité avec la Turquie, au palmarès du réchauffement un temps si emblématique de la justesse de la politique Davutoglu mais qui n’a pas résisté à la sauvagerie de la répression exercée par le pouvoir baasiste et en conséquence du retournement radical de position turc.
21Le présupposé de la fédération des intérêts autour de l’arme du développement économique et d’une perspective de prospérité partagée semble insuffisant à gommer les rivalités. Même si la construction d’une zone d’échange a paru se concrétiser, l’idée d’un marché commun est pour l’heure invalidée (avec les 4 pays de l’accord quadripartite pour la zone de libre-échange évoqué plus haut) car l’argument économique ne résiste pas à la mobilisation des anciennes conflictualités. Le thème du voisinage est lui aussi défaillant.
22Le présupposé de la priorité des sociétés sur les appareils politiques, de la prééminence des opinions publiques sur les intérêts partisans ou élitistes n’est pas non plus advenu car on voit les groupes sociaux, fidèles aux anciennes loyautés, rebâtir des lignes de fracture que l’on voulait désamorcer, dans une polarisation qui ne tient pas qu’aux acteurs politiques centraux. Et ce n’est pas uniquement la Syrie mais aussi l’Irak et le Liban qui se déchirent à cette aune.
23Le présupposé d’une entente culturelle reposant accessoirement sur le souvenir d’une aire historique mais au premier chef sur l’islam, se révèle lui aussi inefficace et les liens ne sont pas rebâtis sur cette proximité culturelle. Au contraire, sourd aujourd’hui une divergence croissante chiite/sunnite qui prend une envergure régionale et génère par delà les frontières de nouveaux affrontements civils. A l’intérieur même du sunnisme, l’unité fait défaut entre islamistes modérés (Ennahda, Frères musulmans) et salafistes, ce qui préjuge mal d’une pacification inhérente à la seule appartenance à une sphère musulmane, même si l’on admet qu’une alliance existe bien face aux interlocuteurs occidentaux.
24Le cadre régional défini comme cadre d’une diplomatie repensée est lui-même battu en brèche. La prégnance iranienne élargit le Proche-Orient à un Moyen-Orient qui déborde largement sur l’Afghanistan. Elle provoque, via la Syrie, l’intervention de puissances émergentes soucieuses d’autres d’intérêts. Et dans ce grand jeu qui mobilise des enjeux non pas globaux mais bien extérieurs aux dimensions régionales, la Turquie doit rogner son autonomie supposée pour se réaligner sur des camps stratégiques pré-établis, tels son rattachement au dispositif anti-missile US ou son soutien aux Kurdes irakiens, acteurs-frontière, promus par Washington, de la reconstruction irakienne face à l’Iran.
25La fluidité du discours AKP à propos du Proche-Orient et de ses sociétés renaissantes se heurte aussi à des blocages internes qui réapparaissent à la faveur d’une question kurde pour laquelle lapuissance publique turque ne mobilise pas tous les degrés de démocratisation dont elle réclame l’application chez ses voisins. Ainsi se diluent certains principes opérationnels énoncés par Davutoglu d’une diplomatie visionnaire, libérale, coordonnée, anticipatrice et persuasive.
26A moins qu’un autre rôle, probable avec l’affaire syrienne et le règlement qui s’en suivra, ne s’offre à la Turquie, au pragmatisme de ses dirigeants et à la domination actuelle de la gouvernance AKP, celui de régulateur stratégique d’une réorganisation du Proche et Moyen-Orient, où l’on ne serait plus du tout dans la perspective d’une diplomatie pacifique, du zéro problème avec les voisins et du recours exclusif au soft power. Mais ce nouveau rôle pourrait amplement profiter de l’image d’une diplomatie proactive telle que Davutoglu a su la proposer et Erdogan la personnifier. ?
Notes
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[1]
Voir son ouvrage majeur, Davutoglu, A., Stratejik Derinlik, Istanbul : Küre Yay. 2001.
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[2]
La revue américaine Foreign Policy le rangea en décembre 2010 au 7e rang parmi les penseurs les plus importants sur le plan international actuel (TheForeign Policy Top 100 global Thinkers).
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[3]
Voir les travaux de l’ancien agent CIA, devenu expert du Moyen Orient, Graham Fuller, The New Turkish Republic : Turkey as Pivotal State in the Muslim World, US Institute of Peace Press, Washington 2008.
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[4]
E. Parlar Dal, « Entre précaution et ambition : Le ‘néo-ottomanisme’ de la nouvelle politique extérieure de l’AKP en question » in U. Kaya (éd), Dynamiques contemporaines en Turquie, Eurorient, n° hors-série 2010, Paris : L’Harmattan, pp. 35-59.
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[5]
A. Davutoglu, « The clash of Interests : An Explanation of the World (Dis) order » Journal of Foreign Affairs, dec. 1997 – feb. 1998, vol. II , n° 4.
-
[6]
Davutoglu, A., Civilizational Transformation and the Muslim World, Mahir Public. : Kuala Lumpur, 1994, 136 p.
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[7]
Gül, A. « Turkey’s Role in a Changing Middle East Environment »,Mediterranean Quarterly, vol. 15, n° 1, Winter 2004..
-
[8]
Principles on Turkish Foreign Policy, an adress by H.E Foreign Minister of Turkey Ahmet Davutoglu », SETA Foundations’s Washington DC branch, december 8, 2009 (version on-line).
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[9]
Davutoglu, A , « Turkey’s Zero-Problems Foreign Policy », May 20, 2010 (version on-line, site foreignpolicy.com).
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[10]
La révélation des documents Wikileaks avait montré cette inquiétude de diplomates américains.
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[11]
Al Jazeera Forum : Ahmet Davutoglu, Turkey’s foreign minister talks about how the region has rediscovered its sense of possessing a common destiny,Aljazeera.net 13/3/2011.