1 Les révoltes du monde arabe ont d’ores et déjà forgé ce que l’on peut qualifier de tournant dans l’histoire du monde arabe. Les fins successives des régimes de Zineddine Ben Ali (Tunisie), Husni Mubarak (Egypte) et Moammar Kadhafi (Libye) ont en effet laissé ouvertes d’autres brèches (Bahreïn, Syrie, Yémen) dont l’issue peut parfois paraître incertaine. Cela alors que, en parallèle, maints autres pays (Algérie, Maroc, Jordanie…) ont procédé à des annonces de réformes visant à leur éviter de subir un sort similaire.
2 Cela étant dit, et en dépit des apparences, l’on aurait tort de vouloir déconnecter ces évolutions du monde arabe d’un contexte géopolitique plus large. Au-delà des « révoltes de la dignité », il ne faut en effet pas oublier que bien des acteurs internationaux ont suivi de près la situation exacerbée prévalant dans ces espaces stratégiques… et ont même essayé d’en tirer un profit maximal. Etats-Unis, Chine, Russie, mais aussi France, Royaume-Uni, Arabie saoudite, Turquie et Qatar sont autant de pays qui ne pouvaient assister les bras croisés à une dynamique qui demeure présente dans un espace qui leur est vital et/ou les concerne à des titres divers. Ainsi, de révoltes essentiellement liées à une recherche par les populations de perspectives socio-économiques reluisantes, on est passé à une configuration dans laquelle personne ne voulait se sentir perdant.
3 Il en va ainsi des acteurs stratégiques traditionnels dans le monde arabe, à commencer par les Etats-Unis. Evoqués comme catalyseurs potentiels ayant approché l’armée tunisienne au début de l’année 2011 afin de provoquer l’écartement de Ben Ali, ceux-ci s’avèrent de surcroît avoir été intéressés depuis longtemps par la formation de groupes de jeunes égyptiens à l’art de la manifestation et de la « résistance non violente ». Initiés en 2008 en Serbie sur la base d’instructions américaines, ces programmes avaient participé au gonflement du moral des troupes égyptiennes au moment où le régime de Ben Ali chutait. Seule l’histoire dira peut-être un jour s’ils auront été déterminants ; mais en tout état de cause, la préparation des jeunes Egyptiens à la provocation des conditions pour la chute de leur président n’en était pas moins présente, qui plus est alors que, en dépit des apparences, on ne peut affirmer que Washington s’en remettait pleinement à un président Moubarak considérablement affaibli sur le plan interne. Par extension, la participation des Américains au déploiement d’opérations militaires en Libye ne peut manquer d’être soulignée. On voyait ainsi, au départ des précédents tunisien et égyptien, que les Etats-Unis s’avéraient soucieux de se débarrasser d’un Kadhafi assis sur un riche trésor énergétique.
4 Ce rôle américain a évidemment eu pour extension l’adhésion de certains pays occidentaux, et en l’occurrence européens (France, Royaume-Uni pour ne citer que les plus importants) à un même état d’esprit. Après avoir soutenu les précédents leaders tunisien et égyptien, Paris a décidé, dans une tentative apparente – et nécessairement partielle - de rachat, d’œuvrer aux conditions pour une protection de la population civile libyenne (résolution 1973 de l’ONU) qui s’avèrera synonyme de chute du régime du Guide libyen. Joints notamment aux efforts des Britanniques et des Italiens en la matière, ces positionnements pouvaient passer pour conformes à une volonté de protéger la Libye. Mais ils ne mèneront pas moins à un meilleur positionnement de leur part sur le même marché énergétique libyen comme en témoignent d’ores et déjà les positions privilégiées des compagnies Total (France) et ENI (Italie) en Libye.
5 Moins inattendu aura été le rôle de la Russie et de la Chine. Concurrentes naturelles (mais le plus souvent indirectes) des Etats-Unis, ces deux dernières comprenaient naturellement que les Américains et leurs alliés se devaient d’être contrés dans leurs fortes tentatives de tirer profit des événements du monde arabe. Il faudra cependant attendre la surinterprétation par les acteurs engagés en Libye des termes de la résolution 1973 de l’ONU (passer d’un objectif de « protection des civils » à l’encouragement et la couverture d’opérations militaires musclées sur le terrain) pour que leurs modalités d’affirmation se fassent plus fortes. Les blocages qu’ils feront, à la fin de l’année 2011, quant à toute tentative de la part des Nations unies de s’approprier le dossier syrien et d’adopter à l’encontre de son régime des termes le délégitimant entièrement, en seront la meilleure traduction. Bien que ne se révélant en rien favorables à une défense directe des intérêts et de l’intégrité territoriale des « ennemis » régionaux des Etats-Unis, Russes et Chinois ne montraient pas moins qu’ils demeuraient hostiles à l’affichage de tout suivisme vis-à-vis des Américains et de leurs alliés. Soit une manière de souligner leur fort désaccord, mais sans cependant favoriser pour autant la confrontation.
6 Mais il demeure intéressant de noter que, en parallèle, bien des acteurs faisant partie des limites géographiques conventionnelles de la région comprendront aussi qu’il ne leur fallait en rien rester en marge des évolutions. Le Qatar et les Emirats arabes unis le prouveront, à travers leur participation aux opérations anti-Kadhafi en Libye ; la Turquie également, qui évoluera d’un statut de médiateur potentiel pour les évolutions inter-syriennes à celui d’un partisan plus franc du respect des droits de l’homme, joignant ainsi sa défense rhétorique de l’intégrité des manifestants syriens anti-Bachar al-Assad à une tonalité similaire qu’elle avait précédemment choisie à l’encontre de la politique d’Israël dans les territoires palestiniens ; mais l’Arabie saoudite de même, qui demeure l’obstacle principal à l’adoption de condamnations et/ou de moyens coercitifs à l’encontre des régimes bahreïni et yéménite. Bien que ne répondant pas fondamentalement à un effet de nouveauté, ces particularités se doivent d’être notées tant le contexte d’instabilité prévalant dans le monde arabe est sans précédent. L’esquisse d’une radiographie régionale souligne que, outre que le mythe de l’unité politique arabe a subi aujourd’hui une nouvelle entorse, la capacité de certains Etats de la région à favoriser la condamnation de certains régimes voisins plutôt que d’autres paraît une fois encore sans précédent. Jamais la quête d’une consolidation de l’intérêt national n’aura paru aussi forte. Elle traduit dans une certaine mesure un opportunisme étatique, au demeurant légitime… mais également une peur : celle de voir un retrait diplomatique vis-à-vis de toutes les évolutions régionales se traduire par une extension plus avant des logiques populaires de contestation.
7 Le poids des opinions publiques a son importance en effet, et il se traduit notamment par le rôle des médias satellitaires (à commencer par al-Jazeera) et de certains sites internet et réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Youtube…). On serait bien en peine d’avancer que ces derniers ont fait la révolution ; ceci reste à tout le moins à prouver. Cela étant dit, la valeur de catalyseur acquise par ces technologies est quant à elle moins douteuse. Et elle pose dès lors la question de savoir si, dans l’histoire des révoltes à travers le monde, l’expérience arabe de l’année 2011 n’aura pas insisté sur l’émergence du citoyen « branché » en tant qu’acteur actif pour la consécration de voies pour un changement drastique dans les orientations d’un pays.
8 Oscillant entre constantes stratégiques et nouveautés sociologiques, les bouleversements de l’année 2011 ne partent pas moins d’un constat classique : la pauvreté, la frustration et la quête d’une dignité mènent le plus souvent à la révolte. De même, ils ne changent pas certains fondamentaux, caractérisés par le fait que, de manière générale, expérience latino-américaine notamment à l’appui, une transition politique pour un Etat donné ne peut que rarement faire l’exception d’un rôle important pour les militaires. Cela étant dit, le monde arabe évolue, et avec lui les positionnements d’un grand ensemble d’acteurs à son encontre. C’est l’objectif de ce dossier que de souligner, à travers les contributions qui le composent, certaines des mutations potentielles d’ores et déjà en gestation dans l’espace arabe. Celles-ci sont pour beaucoup balbutiantes, et c’est pourquoi nous avons choisi de n’en retenir que certains aspects et illustrations. Mais elles montrent aussi combien, au-delà de révoltes intrinsèques, les logiques géopolitiques et stratégiques sont souvent loin d’avoir épuisé leurs ressources. Bien au contraire, elles cherchent à travers tout événement un moyen de régénérescence. Les révoltes arabes de 2011, coïncidant avec un espace stratégique historique, ne pouvaient finalement en aucun cas en faire l’économie.