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Article de revue

Première approche d'une contextualisation des révoltes populaires arabes

Pages 93 à 111

1 Il est trop tôt pour pouvoir analyser et comprendre toutes les dimensions des révoltes arabes, parties de la Tunisie rurale en décembre 2010 pour propager une formidable mobilisation populaire.

2 En revanche, il est possible de tenter d’élaborer une contextualisation historique de cette grande vague qui a surpris le monde : elle nous permettra d’aborder ensuite les problèmes liés à l’unité et la diversité du mouvement révolutionnaire et, enfin, la question des interprétations données jusqu’ici de ces mouvements en évitant les clichés et la pauvreté des analyses au jour le jour des événements.

Contexte historique et géopolitique des révoltes arabes

3 Par contextualisation, nous entendons l’identification du cadre historique du dernier demi-siècle, c’est-à-dire depuis ce que l’on peut appeler la première vague de grands mouvements populaires qui ont agité les sociétés arabes après la Seconde Guerre mondiale. Et aussi le cadre géographique et géopolitique dans lequel elles ont évolué au cours des deux derniers siècles. L’on pourrait remonter plus loin et rappeler ces grandes révoltes, à résonance sociale ou politico-religieuse, qui ont secoué le monde arabe et les sociétés du Moyen-Orient au cours des premiers siècles de l’islam avant que la domination turque ne vienne les geler (révolution qarmate par exemple). Mais on peut aussi évoquer, plus près de nous, les révoltes anti-coloniales en Egypte, en Syrie, au Maroc, en Algérie, au Soudan et en Libye. Il était naïf de croire que ces sociétés resteraient éternellement inertes face à ce que l’étranger et les dictateurs locaux leur ont fait subir récemment.

Importance de la notion de cycle historique

4 L’incertitude portait plus sur le moment où se déclencherait un nouveau cycle révolutionnaire que sur la validité de l’hypothèse d’un sommeil permanent des sociétés arabes. Il est utile ici de faire appel à la notion de cycle révolutionnaire, car à notre sens c’est bien de cela qu’il s’agit : raisonner en terme d’une révolution populaire qui survient brusquement et obtient de façon immédiate et durable ce qu’elle désire est illusoire ; elle ouvre un cycle qui connaît bien des vicissitudes avant que les objectifs premiers soient atteints. La Révolution française peut être considérée comme l’idéal type de l’ouverture d’un cycle révolutionnaire qui ne se clôt qu’un siècle plus tard, lorsque la IIIè République française (1870-1940) écarte de façon définitive l’option monarchique et fait triompher les principes républicains, dont celui de la laïcité. En même temps, ces principes sont progressivement étendus à l’Europe, tantôt pacifiquement, tantôt violemment.

5 Les révolutions ouvrent des cycles durant lesquels forces de changement et forces du passé s’affrontent durement et longuement, en alternance avec des périodes de calme et de compromis. Leurs origines ne sont pas que locales et leurs retombées s’étendent souvent sur d’autres, proches ou lointains. C’est une illusion de penser que la révolution égyptienne, ou la tunisienne, est achevée : le cycle ouvert se refermera peut-être provisoirement, mais non durablement. Le terme révolution implique rapidité et radicalité, mais le temps peut difficilement être bousculé et l’équilibre des forces sociales ne peut être rompu d’un coup.

6 Cependant, il faut entendre par cycle révolutionnaire aussi bien celui résultant d’un vaste mouvement populaire que celui impulsé par le pouvoir politique lui-même qui cherche à briser une stagnation culturelle, technique et scientifique affaiblissant le corps social qui devient une proie facile pour les ambitions des grandes puissances. Dans ce cas, le pouvoir bouscule des comportements sociaux et religieux qui se réclament de traditions bien ancrées. Il doit alors faire face, autant qu’un mouvement populaire, aux réactions de refus du changement émanant de groupes locaux ou de puissances extérieures dominantes.

Racines historiques modernes du nouveau cycle révolutionnaire arabe

7 Nous pouvons identifier deux courts cycles révolutionnaires dans l’histoire moderne du monde arabe. Le premier est un cycle de changement rapide par rapport au passé impulsé par le pouvoir lui-même : il s’agit de la révolution de Mohammed Ali en Egypte entre 1804 et 1830 qui s’étend à la Syrie et la Palestine. Ce pacha d’Egypte mena une politique de modernisation accélérée de la société égyptienne. Le cycle fut cassé par la défaite de ses armées devant la coalition des puissances européennes qui s’étaient alors effrayées des ambitions égyptiennes menaçant l’empire Ottoman et leurs intérêts matériels et géostratégiques.

8 Le second cycle sera ouvert de nouveau par l’Egypte sous le gouvernement de Gamal Abdel Nasser à partir de la nationalisation de la Compagnie du canal de Suez en 1956, qui enflamme non seulement le pays, mais encore la plupart des sociétés arabes. Des mouvements populaires imposants soutiennent l‘action du chef de l’Etat égyptien et sa résistance à l’invasion du Sinaï par l’armée israélienne avec le soutien militaire français et britannique. Le « nassérisme » sera alors porteur autant d’une demande de dignité par rapport au colonialisme et à l’impérialisme que d’une demande de justice sociale et d’industrialisation accélérée. Le mouvement sera cassé par la défaite des trois armées, égyptienne, syrienne et jordanienne, face à l’armée israélienne en juin 1967.

9 Le nassérisme perdurera quelques années encore comme idéologie panarabe moderniste, anti-impérialiste et laïque. Elle animera le regroupement de certains Etats arabes « révolutionnaires » (Algérie, Irak, Syrie, Libye, Yémen du Sud) dits « radicaux » dans le vocabulaire politique des puissances occidentales dans le « front de la fermeté » (ou « front du refus » pour la presse occidentale) à l’encontre des occupations israéliennes. Mais il sera chassé du champ de la conscience collective arabe sous l’effet conjugué de plusieurs facteurs, en particulier la montée en puissance de l’Arabie saoudite et l’expansion, qu’elle finance tous azimuts, de la pensée religieuse conservatrice (ou salafiste). Le panarabisme nassérien sera aussi victime de la politique d’Anouar el Sadate, successeur de Nasser, qui signe un traité de paix séparé avec Israël. Pour se protéger de la colère populaire, il favorise une nouvelle montée en puissance des mouvances Frères musulmans – dont il sera finalement victime, assassiné en 1981 –, qui lui servent de garant comme chef d’Etat pieux et bon musulman.

10 Par ailleurs, la révolution iranienne de 1979 reprend l’anti-impérialisme traditionnel des partis panarabes laïcs tout en en islamisant le vocabulaire et les concepts. Elle oblige l’Arabie saoudite à exporter encore davantage l’idéologie wahhabite, forme de salafisme anti-moderniste extrême, pour lutter contre la nouvelle politique iranienne qui s’exprime aussi en terme « d’Islam ». L’idéologie wahhabite est ensuite investie avec le concours actif des Etats-Unis et du Pakistan dans la guerre d’Afghanistan pour chasser les troupes russes occupantes. Quand, en 1982, la capitale du Liban, Beyrouth, est occupée par Israël, il n’y a plus guère de mouvement populaire arabe pour exprimer sa colère devant l’inaction militaire des Etats. Le second cycle révolutionnaire arabe est clos.

11 Décembre 2010 semble donc avoir ouvert un nouveau cycle ou repris le cours du cycle ancien, même si les slogans des révoltés touchent davantage aux conditions de vie, à la justice sociale et à la dénonciation de la corruption et de la dictature, qu’à l’anti-impérialisme. Car la demande de dignité est de nouveau au centre du mouvement et la dignité ne s’entend pas seulement dans l’ordre interne, mais aussi dans les rapports de l’Etat avec les puissances occidentales et Israël.

Contexte géographique et géopolitique moderne

12 Il y a en effet une donnée à ne pas oublier : le monde arabe fait partie d’une région hautement sensible. Carrefour stratégique reliant l’Afrique, l’Europe et l’Asie, il est sur le plan économique le plus grand réservoir d’énergie du monde. Sur le plan religieux, il est le lieu de naissance des trois monothéismes et abrite leurs lieux saints. À ces trois éléments fondamentaux, il faut en ajouter un quatrième : la faiblesse congénitale des Etats arabes, tels que créés et divisés à l’issue de la Première Guerre mondiale. La diplomatie américaine y vit un « vide de puissance » dangereux que l’URSS exploiterait à son avantage. Elle n’hésita donc pas à intervenir de façon multiforme dans leurs affaires intérieures, de les aider en fonction de ses intérêts, et de soutenir Israël et l’Arabie saoudite, deux Etats à exclusivisme religieux peu compatible avec la modernité laïque et la philosophie des droits des l’homme.

13 Traditionnellement considérés dans le monde arabe comme une puissance de libération du pesant colonialisme franco-britannique, les Etats-Unis sont devenus au fil des ans celle qui a remplacé l’hégémonie européenne sur le Moyen-Orient. La peur de l’extension du communisme devait donc les amener à développer des politiques beaucoup plus radicales vis-à-vis des régimes, arabes ou d’autres pays du Moyen-Orient ou du Tiers Monde, qui laisseraient grandir l’influence de Moscou chez eux, du fait du développement des partis communistes locaux, ou d’une politique extérieure de non alignement. Cette politique avait en effet pris son essor dès 1955 à la Conférence de Bandoung qui créa le Mouvement des non-alignés sous l’impulsion de Nehru, de Tito et de Nasser.

14 Déjà, en 1953, en Iran, la CIA était intervenue pour rétablir le pouvoir du Chah, ébranlé par la nationalisation du secteur pétrolier par le Premier ministre Mossadegh, bourgeois nationaliste et réformiste. La lutte pour contenir ce qui est considéré comme l’expansionnisme soviétique va se concrétiser au Moyen-Orient par la doctrine Eisenhower. Cette dernière cherche à forger une alliance entre les gouvernements arabes, turc et iranien pour contrer l’influence de l’URSS. Le pacte de Bagdad lancé en 1955 par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis se veut le point d’orgue de cette alliance. Gamal Abdel Nasser s’y opposera de plus en plus violemment et de fortes tensions s’installeront au niveau régional entre régimes politiques alliés aux Etats-Unis, notamment les monarchies arabes (Jordanie, Arabie saoudite, Irak avant la révolution de 1958, plus tard le Maroc), et régimes républicains (Syrie, Egypte, Irak après la révolution, puis l’Algérie à son indépendance) qui entretiennent des relations économiques et militaires étroites avec l’URSS sans toutefois en devenir des satellites. Le Liban fera les frais de ces tensions en 1958.

15 Tensions qui deviendront de plus en plus aiguës après la défaite des armées égyptiennes, de la Syrie et de la Jordanie en juin 1967 contre Israël et l’occupation par cette dernière du Sinaï égyptien, de la Cisjordanie, de la partie arabe de Jérusalem et Gaza et du plateau syrien du Golan. En effet, alors que la puissance démographique, économique et militaire de l’Etat d’Israël avait jusque là surtout reposé sur les pays européens, en particulier la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, ce seront désormais les Etats-Unis qui deviendront son premier soutien, de plus en plus inconditionnel. À plusieurs reprises, au Conseil de Sécurité des Nations Unies, ils mettront leur veto à l’adoption de résolutions condamnant les pratiques israéliennes dans les territoires occupés (colonisation en infractions aux conventions de Genève, représailles hors de proportion avec le nombre de victimes israéliennes des actes de résistance palestinienne, occupation de larges parties du sud du Liban en 1978, puis en 1982 de Beyrouth.)

16 C’est dire combien le contentieux avec les Etats-Unis dans la conscience populaire était déjà lourd à la fin du siècle dernier. Il s’alourdira encore au début de celui-ci par la politique de George W. Bush et l’invasion de l’Irak qui sème un chaos total dans ce pays, après treize ans d’embargo meurtrier qui a affecté les couches les plus démunies de la population, mais non le pouvoir de son dictateur. Toutefois, les Etats-Unis ont continué à jouir du soutien actif de nombreux gouvernements arabes, Arabie saoudite et Egypte en tête, mais aussi Tunisie, Jordanie, Algérie (autrefois classée dans le groupe des Etats du Front du refus), Oman, Qatar, Yémen et autres. Le régime saoudien a maintenu l’exportation de l’idéologie wahhabite qui sert de paratonnerre à cette politique d’alliance avec les Etats-Unis, tout en réussissant à lui donner l’image de la modération politico-religieuse. Ce qui est un exploit compte tenu de sa main pesante et de son contrôle sur les hommes et les femmes de ce pays.

17 Toutefois, les guerres et invasions menées par les Etats-Unis et leurs alliés et par Israël ont malheureusement donné une certaine consistance aux thèses développées dans les différentes mouvances « jihadistes » et « takfiristes » que la guerre de libération de l’Afghanistan a contribué à développer. Pour une partie des Arabes, guerres et occupations israéliennes et américaines avaient fait de Ben Laden un « justicier » des avanies de l’Occident en Orient. La présente génération de jeunes Arabes n’a pas la mémoire de l’alliance qui s’était bâtie entre les Etats-Unis, l’Arabie saoudite et le Pakistan pour recruter leurs aînés et les entraîner à la bataille contre l’armée soviétique ayant envahi l’Afghanistan en 1980, alliance qui a engendré Oussama Ben Laden et les différentes idéologies violentes qu’il a pu inspirer. Il n’y a que la mémoire d’une politique américaine qui « asservit » les régimes musulmans, arabes ou non arabes, à ses intérêts militaires géopolitiques et soutient les conquêtes colonisatrices d’Israël. Le discours radical et sans nuance sur l’hostilité qui aurait toujours régné avec le monde chrétien ou judéo-chrétien, notamment pour certains depuis les Croisades, est celui qui prédomine dans la conscience de nombreux jeunes Arabes, sous influence des discours d’un fondamentalisme religieux extrême, tel que prôné dans l’œuvre de Sayyed Qutb et largement diffusé depuis plusieurs décennies dans le monde arabe.

18 L’Arabie saoudite maintient aussi un discours fondamentaliste d’islam sunnite dénonçant l’islam chiite, tel qu’il s’est institutionnalisé politiquement dans le gouvernement iranien depuis la révolution de 1979. Lors de l’attaque d’Israël contre le Liban en 2006 pour tenter d’éradiquer le Hezbollah, le royaume n’avait pas hésité à dénoncer l’aventurisme de ce parti, allié « chiite » de l’Iran et, avec le roi Abdallah de Jordanie et Hosni Moubarak d’Egypte, le triangle chiite (Iran, Hezbollah, Syrie sous régime alaouite) déstabilisant le Moyen-Orient.

19 C’est dans ce contexte compliqué que survient la vague révolutionnaire arabe. Quelle est son unité ou sa diversité ? Jusqu’où pourra-t-elle aller ? Quelles sont les forces de résistance qui s’y opposent ?

Unité et diversité du mouvement

20 Les vagues de protestations et de manifestations qui se sont étendues très rapidement à la quasi-totalité des sociétés arabes montrent qu’une certaine unité de conscience politique et sociale existe bien chez elles. Tous ceux qui ont soutenu la thèse de sociétés n’ayant pas de véritables liens afin de discréditer les idéologies panarabes du précédent cycle révolutionnaire en sont pour leurs frais. Le mouvement parti d’une société arabe périphérique, la Tunisie, a gagné le pays arabe le plus peuplé, l’Egypte, puis s’est répandu dans tous les autres, à l’exception, fin 2011, du Soudan, du Liban, des Emirats arabes unis et du Qatar.

L’unité des mouvements de protestations et ses caractéristiques

21 L’unité s’est traduite par la nature des revendications, similaires d’une société à l’autre, mais aussi par la nature des mouvements de protestations. Identifions ici ces caractéristiques communes du Maroc à Oman :

22 a. Les mouvements ont rassemblé toutes les tranches d’âge de la population et toutes les catégories sociales ; la participation des femmes y a été massive, ainsi que celle de familles entières campant sur des lieux symboliques nuits et jours sans se fatiguer de manifester et de porter des pancartes sur lesquelles étaient inscrites les revendications. Les manifestants n’appartenaient pas massivement à un parti politique, aucune figure charismatique n’en a émergé, aucune idéologie politique ou politico-religieuse particulière ne les animait. Il s’est agi d’une volonté de changement sui generis n’ayant pas d’équivalent dans l’histoire des révolutions dans le monde. Elle a d’ailleurs inspiré d’autres mouvements, comme celui des « indignés » en Espagne ou en Israël même : un grand mouvement de protestation socio-économique y a vu le jour. Ce qui était appelé autrefois dédaigneusement « la rue arabe » s’est ainsi transformé en une société civile vibrante, active, inventive, révolutionnaire et pacifique, à la stupéfaction, voire la stupeur des diplomaties et médias occidentaux habitués à des lectures peu flatteuses, sinon méprisantes des sociétés arabes et de leur mode de fonctionnement.

23 b. Les revendications ont porté essentiellement sur deux domaines et ont visé un changement drastique de la forme du pouvoir politique et socio-économique. Citons les suivantes qui ont été communes à tous les mouvements populaires.

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  • Fin de la dictature politique et des appareils de sécurité chargés de surveiller la vie des citoyens, ou du parti unique ou dominant, ou d’une famille royale ou princière.
  • Tenue d’élections libres et pluralistes.
  • Fin de la grave corruption régnant dans la vie économique du pays.
  • Procès, jugement et punition des principaux responsables politiques et économiques, chefs d’Etat en tête (mais pas des rois).
  • Amélioration des conditions de vie des couches défavorisées, augmentation des salaires, création d’emplois.

25 Slogans simples et directs expliquent le succès des rassemblements et leur pérennité, ainsi que leur résistance admirable aux assauts des différentes polices. Ils peuvent être résumés par un seul mot-clé, dignité, notion qui renoue avec le précédent cycle révolutionnaire ouvert par l’affaire du canal de Suez où la dignité était plus axée sur l’indépendance économique par rapport aux anciennes puissances coloniales. Au seuil de l’année 2011, cette exigence a été à juste titre dirigée contre des dictateurs corrompus et ineptes qui n’ont même pas su assurer un niveau de vie décent à leur population sous tutelle. Mais le besoin de dignité par rapport aux puissances occidentales ou à Israël couve sous la cendre, comme le montreront l’admonestation de l’ambassadeur de France en Tunisie et la forte demande en Egypte de cesser d’être soumis aux diktats israéliens.

26 c. Les slogans politico-religieux susceptibles de diviser l’unité des mouvements ont été écartés. Les manifestations ont eu un caractère” civil” évident. Les barbes et les voiles n’étaient pas au rendez-vous en Egypte et en Tunisie. Au Yémen, société plus traditionnelle, la participation des femmes voilées a été exceptionnelle, mais pour des revendications sans caractère religieux du type « l’Islam est la solution ». Par la suite, la demande d’un Etat de nature non religieuse a été très forte, Etat défini comme « civil » ou « séculier » (doulat madania) en langue arabe et non point « laïc » (‘ilmania), pour éviter de choquer la frange d’opinion publique conservatrice et religieuse sous influence des mouvances idéologiques islamiques diverses.

27 d. Dans les monarchies (Maroc, Jordanie, Bahrayn), la demande principale de nature politique a été non point celle du passage à un régime républicain, mais à une monarchie constitutionnelle. Les demandes économiques et sociales ont été les mêmes qu’en Tunisie ou en Egypte.

28 e. Les mouvements sont restés pacifiques et ils ont obtenu en Egypte et en Tunisie le départ et la mise en jugement du chef de l’Etat, la fin du monopole du parti dominant, l’emprisonnement des responsables des répressions sanglantes et des corrupteurs ou des corrompus les plus politiquement notoires et donc visibles. Ils l’ont été aussi très largement au Yémen où la violence s’est développée au sein même de l’appareil militaire et de sécurité, au Maroc, en Jordanie et en Algérie, ils l’ont été aussi, de même qu’à Bahrayn ou Oman. Ce n’est qu’en Libye que les manifestants se transforment en « insurgés » qui s’emparent des dépôts d’armes de l’armée, se constituent en Conseil national de transition (CNT) et en appellent bien vite à l’intervention extérieure pour aider à chasser par la force le dictateur, ce qu’aucun autre mouvement de changement n’avait fait jusque-là.

La diversité des situations et origine des contre-révolutions

29 Pour autant, chaque société arabe est contrainte par son contexte spécifique et son environnement direct, ce qui explique largement la diversité des situations qui se sont développées par la suite. Le contexte a trait à la nature de l’environnement politique, à celle du régime politique lui-même (monarchie ou république), ou encore au passé récent du pays.

30 C’est ainsi que dans la péninsule Arabique, la domination toute puissante de la monarchie saoudienne ultra autoritaire et conservatrice, source des idéologies islamiques diverses, ne manque pas de faire sentir son poids ; elle dispose de moyens financiers et médiatiques importants ; elle peut exercer des pressions considérables sur son petit et insolent voisin qatari qui a créé et gère la chaîne de télévision Al Jazeera, instrument ambigu de maintien d’une conscience arabe, fortement teinté d’islam. Aussi, les répressions seront partout féroces, en particulier à Bahrayn où le mouvement protestataire est largement, mais pas exclusivement, le fait de la composante chiite de la population, historiquement défavorisée comme ailleurs dans les pays arabes où ces communautés existent.

31 Le Conseil de coopération du Golfe (Arabie saoudite, Qatar, Emirats arabes unis, Koweit, Oman et Bahrayn) a en effet pris la décision d’intervenir à Bahrayn pour casser définitivement le mouvement populaire. Des troupes saoudiennes y sont envoyées, Al Jazeera cesse alors de couvrir les événements, de même que la plupart des médias occidentaux. Pourtant, les manifestants demandaient à juste titre le changement de Premier ministre, l’oncle du roi au pouvoir depuis quarante ans et l’évolution vers une monarchie constitutionnelle, en sus des demandes socio-économiques similaires à celles des autres mouvements. La composante chiite dans les manifestations a suscité aussi la colère et la peur ; Arabie saoudite et Emirats arabes unis y ont vu la main de l’étranger, celle de l’Iran qui serait le chef de file du fameux « triangle chiite » cherchant, selon eux, à asservir les pays à majorité sunnite.

32 Le même silence se fait sur les répressions en Arabie saoudite ou à Oman. En même temps, le CCG prend la décision d’inviter les deux monarchies, jordanienne et marocaine, à adhérer à leur regroupement régional. Le front de la contre-révolution est ainsi mis officiellement en place. Les mouvances de type islamique, quasiment invisibles durant les grandes journées révolutionnaires, sont activées partout, notamment en Egypte et en Tunisie. Au Yémen, le président de la République, Ali Abdallah Saleh au pouvoir depuis trente ans, continue à louvoyer.

33 Une situation contraire s’est développée au Maroc et en Jordanie où les mouvements pacifiques de protestation socio-économique se sont quelque peu épuisés, après avoir été très pugnaces. Il n’a jamais été question pour les manifestants de changer de régime : la monarchie est la garante de l’unité du pays dans les deux cas. Les accusations de corruption n’ont pas atteint la famille royale ou son entourage direct. En revanche, il s’est agi de faire pression pour que la monarchie devienne constitutionnelle et cesse de s’arroger tous les pouvoirs, pour que la corruption soit enrayée et que des emplois soient créés. Le roi du Maroc et celui de Jordanie ont d’ailleurs réagi avec modération, entamé des réformes constitutionnelles visant à donner – au moins en apparence – plus de pouvoir au Parlement et au Conseil des ministres.

34 En Algérie, le mouvement a été bien plus timide parce que le souvenir des violences entre combattants islamistes et éradicateurs de l’armée durant la dernière décennie du siècle passé a laissé des traces profondes. La population craint de sombrer de nouveau dans la guerre civile. C’est aussi le cas du Liban qui a connu quinze années de violences entre 1975 et 1990. Depuis 2005-2006, les tensions sont très fortes entre la communauté sunnite, sous haute influence de l’Arabie saoudite, et la communauté chiite sous influence du Hezbollah, proche de l’Iran et de la Syrie. C’est vraisemblablement aussi le cas du Soudan qui se prépare à supporter le choc de la sécession du sud et où les conflits ouverts ou larvés ne manquent pas, comme celui du Darfour. Au Liban cependant, des associations de la société civile parviennent à mettre en route un mouvement pacifique de protestation demandant l’abolition du système communautaire. Des manifestations à Beyrouth, mobilisant jusqu’à 20 ou 30000 personnes, demandent l’abolition du système confessionnel, l’instauration du mariage civil, la fin de la corruption et la justice sociale. Elles prennent fin lorsqu’une marche de réfugiés palestiniens vers la frontière avec Israël se termine tragiquement, du fait des tirs injustifiés de l’armée israélienne, puis de la tournure violente des événements en Syrie où se jouent aussi le destin du Liban et ses équilibres politiques fragiles.

35 En Irak où les manifestations d’envergure ont été remarquables et admirables pour ce territoire mille fois assassiné, le mouvement ne pouvait malheureusement que s’essouffler dans un pays aussi divisé et toujours en proie à la violence des attentats terroristes.

36 Reste la Syrie, dernière à être entrée dans un cycle de protestations populaires qui partent d’une ville frontalière avec la Jordanie voisine (Deraa). Le régime autoritaire de la famille Assad qui dure depuis quarante ans s’était vraisemblablement cru à l’abri du mouvement général en raison de son appui à la résistance palestinienne (notamment le Hamas) et libanaise (le Hezbollah) contre les occupations et agressions israéliennes (mais pas sur le Golan syrien occupé). Il pensait avoir surmonté l’isolement dans lequel la communauté internationale l’avait tenu entre 2005, date de l’assassinat de Rafic Hariri au Liban, et 2008. Il n’a pas réalisé le mécontentement social grandissant dû à quatre années de sécheresse consécutives, au poids de plus d’un million de réfugiés irakiens, à la constitution de grandes fortunes chez des membres de la famille du président ou de son entourage, à une corruption multiforme dans la fonction publique. Il pensait avoir suffisamment d’appui dans la population, auprès de la bourgeoisie commerçante et des minorités religieuses craintives à l’idée d’une prise de pouvoir de la mouvance islamique sunnite.

37 De fait, en Syrie on ne trouve aucune des caractéristiques des autres mouvements populaires telles que nous les avons décrites. Les manifestations se déroulent en zones rurales pauvres, aux frontières avec la Turquie et la Jordanie, dans l’ancien bastion « Frère musulman » de la ville de Hama. Ni à Damas (faubourgs pauvres exclus), ni à Alep, ni à Lattaquié (faubourgs pauvres exclus eux aussi), les trois grandes villes, les foules ne manifestent toutes classes sociales et toutes tranches d’âge confondues. Les classes moyennes sont sur la réserve, sans parler des milieux bourgeois des affaires et du bazar. Le gouvernement turc, pourtant grand allié de la Syrie depuis plusieurs années, intervient grossièrement dans ses affaires intérieures, aide à l’organisation de conférences de l’opposition, notamment dans sa composante islamique. Il y a usage d’armes au cours des manifestations et la répression, sanglante, entraîne à de nombreuses arrestations.

38 Le régime réagit avec retard, sans sympathie pour le sang versé ; il affiche cependant un programme de réformes politiques, dont la mise en application demandera du temps. Les versions contradictoires des événements laissent peu de place à une compréhension de ce qui se passe vraiment sur le terrain. Une chute du régime aurait sûrement des conséquences importantes sur le contexte géopolitique régional. Le comportement des puissances occidentales requérant avec de plus en plus d’insistance le départ du chef de l’Etat, prenant des sanctions à son encontre et à l’encontre des dignitaires du régime, ne peut qu’inviter à la réflexion. Après la Libye, libérée de Kadhafi grâce à l’aide militaire de l’OTAN et qui pourra difficilement éviter de tomber sous hégémonie occidentale, le tour de la Syrie est-il venu ?

39 Enfin, revenant à l’Egypte et à la Tunisie, il faut prendre note des débats qui font rage sur la nature de l’Etat et des changements constitutionnels importants à apporter à son fonctionnement. Fortes d’un lavage de cerveau médiatique sur les vertus du modèle turc de gouvernement islamique modéré, les mouvances islamiques dans ces deux pays sont réapparues en force sur la scène politique. La récente polémique sur les principes constitutionnels en Egypte confirme, si besoin en était, que les mouvances islamiques sont bien au cœur des forces de la contre-révolution. Les Frères musulmans ont en effet affirmé avec virulence que seul le Coran peut contenir des principes constitutionnels et non point ceux reconnus des droits de l’homme et du citoyen.

40 Le rôle attribué au modèle turc par les milieux occidentaux ou par les opposants dans les pays où les dictatures n’ont pas chuté, est un autre signe de la recherche d’un barrage au déferlement de demandes sociales et libertaires. On oublie d’ailleurs que si l’expérience turque récente de l’AKP gouvernant le pays a réussi, c’est grâce à la rupture complète opérée par le kémalisme entre l’Etat et le référent religieux, c’est-à-dire grâce à un soubassement totalement laïc de l’Etat, ce qui n’est le cas dans aucun pays arabe où la religion a été largement investie et manipulée dans le champ politique depuis la fin de la période nassérienne. En prétendant s’ériger en défenseur des sunnites, la Turquie d’aujourd’hui ne reprend pas une vocation ottomane, comme on peut le croire naïvement, mais agit plutôt comme sous-traitant des milieux de l’OTAN pour contenir la dynamique des révolutions arabes qui peuvent menacer à terme les intérêts géopolitiques des puissances occidentales.

41 Tout cela conduit à analyser les interprétations diverses des événements qui se sont succédé si rapidement depuis le début de l’année 2011.

Ce que révèlent les différentes interprétations et analyses des révolutions arabes

42 Il existe plusieurs interprétations de la signification des révoltes arabes et de leurs implications. Différentes sensibilités perçoivent cette vague de protestations de diverses façons.

43 Les révolutions ont-elles été planifiées de l’extérieur pour semer l’instabilité constructive favorable aux intérêts américains et européens ?

44 Il faut laisser de côté les théories fantaisistes de révolutions télécommandées de Washington, voire des milieux américano-sionistes. On ne peut mobiliser autant de personnes aussi longtemps par la simple action d’agents secrets de puissances étrangères. Pourtant, c’est bien ce que pensent certains dans des milieux conservateurs ou salafistes arabes. Pour eux, les Etats-Unis continuent leur expérience de chaos ou d’instabilité dite constructive au Moyen-Orient pour créer les conditions d’un effondrement des Etats ou des guerres civiles. Ceci ouvrirait la porte à la possibilité d’un remodelage des entités arabes issues du démantèlement de l’empire ottoman, comme en rêvent aussi les stratèges israéliens.

45 Pour ces derniers, en effet, seul un affaiblissement définitif des Etats qui entourent Israël, leur effritement en petites entités communautaires ou ethniques, contribuerait à donner à son existence une légitimité qu’il n’a toujours pas acquise dans la région auprès des peuples. La façon dont les Etats-Unis ont géré l’occupation de l’Irak qui après huit ans reste un pays violent et au sort incertain peut donner de la crédibilité à cette thèse. De même, le comportement de l’armée israélienne au Liban lors de ses occupations successives et le chaos communautaire qui s’en est suivi accompagnés de déplacements forcés de population semblent confirmer ce désir de démanteler les Etats existants. La vague révolutionnaire arabe serait donc télécommandée de l’extérieur et fort dangereuse pour l’avenir.

46 La complexité et la diversité des situations révolutionnaires, et de l’attitude américaine et européenne ne permettent pas d’endosser cette interprétation. A Bahrayn, ainsi qu’à Oman ou en Arabie saoudite, au Yémen ou au Maroc et en Jordanie, les Etats-Unis et les Etats européens ont été loin de soutenir les mouvements de contestation, alors qu’ils l’ont fait bruyamment en Libye et y sont même intervenus militairement. Ils agissent de même en Syrie. En bref, les Etats occidentaux, comme de coutume, font preuve de” pragmatisme”, c’est-à-dire d’opportunisme suivant ce qu’ils considèrent comme conformes à leurs intérêts géopolitiques et matériels. Les régimes traditionnellement pro-occidentaux, à savoir les monarchies arabes qui doivent à la politique des puissances occidentale d’exister (à l’exception du Maroc), sont préservés et mis à l’abri de toute campagne médiatique déstabilisatrice pouvant encourager les partisans de la démocratie et du changement. Ceux qui ont pu défier les intérêts de l’Occident sont au contraire soumis au harcèlement médiatique, tant de source occidentale que de source arabe conservatrice.

47 De ce fait, les milieux arabes de sensibilité anti-impérialiste traditionnelle, tels que les nationalistes laïcs, les anticapitalistes et les altermondialistes, peuvent interpréter d’une autre façon la vague de protestation. Ils dénoncent les interventions américaines et européennes dans les affaires intérieures de leurs pays, leur silence devant certaines situations, leur déchaînement dans d’autres, qui a été jusqu’à l’intervention militaire en Libye. Ils craignent, pour des raisons opposées à celles des milieux salafistes et conservateurs, que les mouvements ne soient récupérés par les puissances occidentales pour renforcer leur hégémonie sur cette partie du monde riche en pétrole, qui abrite l’Etat d’Israël, protégé de l’Occident malgré toutes ses infractions au droit international et au droit humanitaire. Les événements de Syrie inquiètent plus particulièrement certains, car c’est le seul régime arabe qui continuait de soutenir la résistance armée palestinienne (Hamas) ou libanaise (Hezbollah). Et aussi le seul à maintenir d’étroites relations politiques et économiques avec le gouvernement iranien, honni de l’Occident pour être un des derniers bastions de l’anti-américanisme et de l’hostilité déclarée et permanente à Israël, sans parler de ses efforts pour développer une industrie nucléaire.

48 Les puissances occidentales ont vite reconnu le succès partiel des révolutions tunisienne et égyptienne : cette attitude paraît purement opportuniste. Elles ont sacrifié la tête la plus pourrie des deux régimes (Moubarak, Ben Ali et quelques-uns de leurs proches) pour pouvoir maintenir le système tout entier et le garder dans leur orbite. La réunion du G8 de Deauville en mai 2011, consacrée au « printemps arabe » et où ont été invitées la Tunisie et l’Egypte qui se sont vu proposer des aides substantielles, avec un plan d’accompagnement du FMI, prouve bien ce désir de récupération.

49 Les révolutions seront-elles donc récupérées par une alliance entre forces conservatrices arabes et Etats occidentaux ? C’est bien la question qui se pose. La vague révolutionnaire ne risque-t-elle pas d’affaiblir le peu de résistance encore opposée à l’hégémonie des Etats-Unis et de l’Europe et de leurs alliés locaux vis-à-vis des monarchies ? La crainte d’un effritement possible de l’Egypte ou de la Syrie en Etats communautaires à base religieuse, tout comme le Soudan l’a été avec la sécession de sa partie sud non musulmane, est-elle justifiée ?

Les valeurs démocratiques à l’occidentale ont-elles été une source majeure d’inspiration des révolutions ?

50 Les milieux politiques et médias américains et européens ont tendance à assimiler la vague révolutionnaire arabe à celle contre les régimes communistes usés, aux révolutions orange ou rose. Elle conforte l’opinion que tous leurs efforts pour répandre les valeurs et comportements démocratiques dans le monde ont enfin réussi dans les sociétés arabes qui étaient jusque-là restées rebelles au vent de la liberté qui a soufflé depuis 1989, date de l’effondrement du mur de Berlin et du rideau de fer. Le rôle joué par les réseaux de la société civile qui a bénéficié des nouveaux moyens de communication instantanée par Internet ou téléphone mobile, inventions de la créativité technologique américaine, est un argument supplémentaire de fierté.

51 Bien plus, tout comme en Irak, l’intervention militaire de l’OTAN n’a-t-elle pas permis en Libye la fin d’un régime parfaitement odieux ? La puissance américaine n’a-t-elle pas libéré successivement les Afghans de la mainmise soviétique, puis de celle des Talibans ? N’a-t-elle pas libéré les Bosniaques de celle de la Serbie et du règne de Milosevic ? N’y a-t-il pas en Irak des élections libres, la fin de la dictature du parti unique, l’épanouissement de la région kurde en lieu et place de l’oppression que subissait ce peuple en Irak depuis des décennies ? Pourquoi voir toujours dans les Etats-Unis une puissance impérialiste maléfique et non point une puissance impériale certes, mais bénéfique ? Pourquoi ne pas reconnaître le rôle positif joué dans le monde arabe par les valeurs, la technologie et même les interventions militaires des Etats-Unis et de ses alliés ? Existe-t-il aujourd’hui dans le monde des valeurs supérieures à celles que l’Amérique répand, qu’il s’agisse de la démocratie et des droits de l’homme ou de la libre entreprise et de la globalisation économique avec tous leurs défauts et mésaventures dans la crise économique de 2008 dont les effets ne sont pas encore épuisés ?

52 Dans cette logique, la virulence des positions américaines et européennes en ce qui concerne la Syrie ne doit pas apparaître comme une ingérence. Au contraire, il s’agit de se débarrasser d’une dictature non moins sanglante que celle de Kadhafi ou de Saddam Hussein, d’un régime oppresseur depuis plus de quarante ans lui aussi, qui a envahi et dominé le Liban de 1976 à 2005 et ne l’a quitté que sous la pression de la « communauté internationale » suite à une résolution des Nations Unies. Un régime qui ne veut d’aucun accommodement avec Israël et soutient, de concert avec un autre Etat rebelle, l’Iran, les mouvements terroristes aux yeux de l’Occident et d’Israël, tels le Hamas ou le Hezbollah. La position des Etats-Unis est donc logique et conséquente.

53 L’analyse manque de réalisme. Elle ne tient pas compte de plusieurs éléments. Le premier est le soutien donné par les Etats-Unis et leurs alliés à toutes ces dictatures arabes, notamment celle de l’Egypte et de la Tunisie jusqu’à la dernière minute. Elle ne tient pas davantage compte du soutien sans faille accordé aux monarchies arabes, parfois tout aussi dictatoriales que les républiques, comme celle d’Arabie saoudite ou d’Oman, ni de la discrétion sur la situation dramatique du Yémen au bord de la guerre civile du fait de l’entêtement du dictateur à ne pas quitter le pouvoir, alors qu’il est au pouvoir depuis plus de trente ans. Mais aussi, elle gonfle démesurément le rôle joué par les technologies modernes de communication américaines ou par le discours américain sur la démocratie et les droits de l’homme.

54 Certes, une partie de la jeunesse arabe, notamment en Tunisie et en Egypte, celle qui est assez aisée pour disposer d’un ordinateur et savoir se connecter sur la toile, a fait un fort bon usage de ces technologies, ce dont on ne peut que se féliciter. Le contact avec les émigrés dans les grandes capitales européennes qui ont eux-mêmes joué un rôle par leurs manifestations a été facilité. Mais ce qui a assuré le succès décisif de ces deux révolutions, ce sont les mobilisations populaires des couches pauvres, rurales et urbaines, qui ne sont pas des habitués de ces moyens de télécommunication. Au Yémen, si pauvre et si démuni, où la mobilisation a été très forte, on peut douter de l’importance de Facebook ou de Twitter. Les paysans des zones rurales déshéritées de Syrie qui semblent être le fer de lance des manifestations ne sont pas de ceux qui pratiquent la Toile.

L’appel à la dignité et les sources locales récentes d’inspiration

55 Enfin, la motivation ultime de toutes ces manifestations a bien été la notion de dignité, plus que celle de démocratie. Elle plonge ses racines dans le second cycle révolutionnaire arabe, celui des années du nassérisme, tant décrié par la suite. Si l’expression de l’exaspération et du ras-le-bol a dominé la scène, les sources d’inspiration et de détermination des manifestants ont été diverses et nombreuses. Une de ces sources d’inspiration aura probablement été aussi bien les immenses rassemblements de la population libanaise en 2005 demandant le retrait des troupes syriennes, que le courage des résistants libanais qui ont obtenu l’évacuation sans condition d’Israël du sud du Liban en 2000, après 22 années d’occupation, puis ont réussi à s’opposer à son armée lors de l’attaque meurtrière de 2006. Les discours du chef du Hezbollah libanais durant et après cette attaque ont incontestablement eu un profond retentissement dans la conscience arabe. Il a sans cesse évoqué la dignité retrouvée au Liban par la résistance à la puissante machine de guerre israélienne.

56 De même, le courage des habitants de Gaza depuis 2006, soumis à un embargo économique et à une guerre ravageuse, a-t-il vraisemblablement inspiré les mouvements de protestation populaire arabes. S’il a été possible à Gaza et au Liban de résister à la machine de guerre israélienne, l’organisation d’une résistance populaire, comprenant toutes les couches sociales ayant brisé le carcan de la peur face aux forces de l’ordre, devenait possible à l’encontre de dirigeants locaux corrompus, dictatoriaux et se perpétuant en intronisant leurs enfants.

57 Cela ne veut pas dire que certaines des valeurs dites « occidentales » : liberté humaine, droits de l’homme et de la femme, alternance dans l’exercice du pouvoir n’ont pas été également présentes dans les sources d’inspiration de ce nouveau cycle révolutionnaire. Mais dans ce domaine, il s’agit plus d’une redécouverte que d’une découverte par la jeunesse arabe, notamment à travers les centaines de milliers d’étudiants partis étudier en Europe, aux Etats-Unis et au Canada au cours des dernières décennies.

58 Ce nouveau cycle puise donc à de nombreuses sources d’inspiration dans l’histoire contemporaine des sociétés arabes. Aucune d’entre elles ne peut prétendre avoir été la seule locomotive des mouvements de protestation ; c’est pourquoi la visibilité quant à leur avenir est très faible. Sera-t-il clos rapidement sous l’effet conjugué des interventions des Etats monarchiques conservateurs, notamment les très riches de la péninsule Arabique et de sa prise en charge par les Etats-Unis ? Ce serait la répétition de ce qui est arrivé aux deux courts cycles de changements identifiés plus haut. Encore une fois, le contexte géopolitique particulièrement sensible pour les raisons que nous avons évoquées, et qui n’a cessé de se complexifier au cours du dernier demi-siècle, pourrait faire échouer le cycle révolutionnaire. Peut-on accepter une telle fatalité ? Il serait peu sage de prévoir l’avenir. Mais il est possible ici de poser les principaux termes de la problématique.

Problématique du futur

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  1. Des événements irréversibles se sont produits dans les sociétés arabes ; ils vont s’inscrire profondément dans la conscience collective. Les dictateurs, militaires ou civils, ont reçu une leçon. Reste à voir ce qu’il adviendra des régimes de Syrie et du Yémen où la bataille continue dans toute sa complexité.
  2. Les monarchies devront elles aussi s’adapter, sauf si les puissances occidentales continuent à les protéger et à les mettre à l’abri de campagnes médiatiques de déstabilisation. Toutefois, celles de la péninsule Arabique ne pourront sans doute pas aller très loin dans la libéralisation, sans saper les fondements même de leur existence, basée sur une légitimation de type religieux et familial/tribal.
  3. La querelle idéologique sur le rôle de la religion dans la gestion politique de la société, déjà très forte, risque de se durcir et d’être la bataille d’idées qui décidera du sort du cycle révolutionnaire actuel.
  4. Autre élément clé de la réussite : la capacité des nouvelles autorités à briser le cercle de l’économie de rente et de corruption et en enclencher un nouveau, vertueux, de dynamisme économique, créateur d’emplois en nombre suffisant. Pour que le cycle révolutionnaire puisse s’épanouir, il faudra briser la stagnation technologique des sociétés arabes, diversifier leurs activités hors des secteurs limités du tourisme, du foncier et de la banque qui ont jusqu’ici attiré 80 % des investissements, arrêter le gaspillage des ressources naturelles et la fuite des cerveaux, défi bien difficile à relever dans le cadre de la globalisation et du libre échange.
  5. Les puissances occidentales continueront d’être très agissantes dans le destin de la région pour les raisons géopolitiques expliquées. Leur jeu, difficile, est obscur :
    1. Elles se veulent protectrices des « transitions démocratiques » dans les républiques, mais pas dans les monarchies, ce qui est pour le moins paradoxal, même si cela est parfaitement explicable.
    2. Leur sympathie pour des régimes d’islam dit « modéré » sur le modèle turc, indique bien qu’elles craignent une renaissance de l’anti-impérialisme classique auquel elles ont traditionnellement opposé un soutien ouvert ou caché aux éléments les plus religieux de la société arabe.
    3. Leur souci restera de protéger les monarchies, en particulier celles de souche bédouine garante de l’ordre pétrolier, et Israël que les tourments de l’histoire européenne ont enfanté au Moyen-Orient. Aux yeux de la conscience arabe, cet Etat n’est plus désormais, au mieux dans une optique laïque, qu’une entreprise de colonisation pareille aux précédentes, au pire dans une optique religieuse qu’un prolongement des Croisades devenues dans les temps modernes un affrontement entre le monde judéo-chrétien et le monde arabo-musulman.
    4. Elles tentent aussi de récupérer les révolutions par le biais des aides économiques, en dons ou prêts qui resteront conditionnées par les recettes néolibérales et encadrées par le FMI et la Banque mondiale. Les monarchies du Golfe n’ont pas manqué non plus d’offrir leur appui financier dans le même but : parvenir à contrôler le processus révolutionnaire.
    5. L’équation ne sera pas facile à résoudre pour les Occidentaux et leurs alliés monarchiques du Golfe, surtout si les révolutions arabes parviennent à maintenir l’affirmation de la dignité, valeur centrale de ce cycle du changement, dans l’ordre interne aussi bien que dans l’externe.
    6. De nouveaux gouvernements arabes, à la fois démocratiques et nationalistes, ne pourront accepter l’humiliation des cinquante dernières années que ce soit face à leurs dictateurs, face à Israël ou face à l’hégémonie américano-européenne.
  6. On peut donc s’attendre à de nombreux rebondissements sur la scène arabe, tout en souhaitant que les violences diminuent et que les guerres civiles soient évitées.


Date de mise en ligne : 09/01/2012

https://doi.org/10.3917/come.079.0093

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