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Article de revue

La France et les mutations arabes

Pages 37 à 46

Notes

  • [1]
    Voir à ce titre Denis Sieffert, Israël-Palestine : Une passion française : La France dans le miroir du conflit israélo-palestinien, La Découverte, 2004, et Jean-Pierre Filiu, Mitterrand et la Palestine : L’ami d’Israël qui sauva par trois fois Yasser Arafat, Fayard, 2005.
  • [2]
    Même dans le cas de l’Algérie, c’est toujours la France qui a veillé à ce que les relations bilatérales ne soient pas la proie d’une dégradation poussée. En témoigne notamment, à titre récent, la nomination par N. Sarkozy de l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin à un poste de coordinateur de la coordination économique entre les deux pays.
  • [3]
    Sur ce fait, voir Richard Labévière, Le grand retournement : Bagdad-Beyrouth, H.C. Essais, 2006.
  • [4]
    Voir les détails afférents au projet de l’Union pour la Méditerranée à : http://www.lefigaro.fr/international/union-pour-la-mediterranee.php
  • [5]
    Et ce quand bien même les avantages nets de son rapprochement avec la Libye ne seront pas si évidents que cela ; voir http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=3282
  • [6]
    C’est cependant la résolution 1973 de l’ONU visant à « protéger la population civile » en Libye qui lui donnera le motif de la participation à des opérations militaires en Libye ; voir sa déclaration à ce propos, en date du 19 mars 2011, à l’adresse : http://www.youtube.com/watch?v=eNTXOcTYAjQ
  • [7]
    Voir Le Point, « Libye : Erdogan suit Sarkozy », http://www.lepoint.fr/monde/libye-erdogan-suit-sarkozy-16-09-2011-1374021_24.php
  • [8]
    Sur les relations économiques franco-saoudiennes : http://www.ambafrance-sa.org/spip.php?article417
  • [9]
    Sur les sanctions américaines et onusiennes adoptées à l’encontre de la Syrie : http://www.treasury.gov/resource-center/sanctions/Programs/pages/syria.aspx. Sur leur pendant européen : http://www.eubusiness.com/news-eu/syria-unrest.dig/
  • [10]
    Voir http://aloufok.net/spip.php?article5304

1 L’histoire des relations franco-arabes est loin d’être le produit d’un temps court. Depuis la campagne de Napoléon en Egypte (1799), la France s’est en effet particularisée par un fort investissement dans les affaires d’une région à laquelle elle reste étroitement connectée.

2 Cela étant dit, les évolutions de ces dernières années, combinées à un impératif de réactivité vis-à-vis des révoltes arabes de 2011, ont aussi souligné les paradoxes parfois afférents à la diplomatie française. Le fait pour ce tournant de certaines évolutions arabes d’avoir coïncidé avec la présidence de Nicolas Sarkozy n’y est pas forcément étranger. De pragmatique, la politique française vis-à-vis du monde arabe a en effet semblé connaître ensuite deux temps : l’un dépassé, caractérisé par le soutien de Paris aux présidents Ben Ali de Tunisie et Moubarak d’Egypte ; l’autre se voulant avant-gardiste, comme l’a montré le fort investissement de la France dans les opérations militaires anti-Kaddhafi.

3 Il est ainsi trop tôt pour savoir comment les évolutions à venir pourront accentuer – ou non – le renforcement des intérêts français dans le monde arabe. Cela étant dit, les quelques signes apportés par cette année 2011 montrent bien que, loin de se conformer à une quelconque morale, la diplomatie française demeure caractérisée par des impératifs pragmatiques qui amènent allègrement sur le devant de la scène la notion naguère tant décriée d’opportunisme.

4 La scène anté-2011

5 La France a longtemps été réputée pour le développement privilégié de ses relations avec le monde arabe. Bien que soulignant également l’importance de ses liens avec Israël, il n’en demeure pas moins que la tendance de Paris à composer allègrement avec l’ensemble des pays arabes d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient lui a parfois accolé le qualificatif de pays « pro-arabe » ou d’acteur privilégiant une « politique arabe ».

6 Ce qualificatif résiste cependant difficilement à l’analyse. Plutôt que pro-arabe, la politique de la France a plutôt fait preuve d’un certain pragmatisme [1]. Sous Jacques Chirac déjà, la diplomatie française avait tablé sur l’ouverture à l’ensemble de ses partenaires de la rive Sud de la Méditerranée. Fonction à la fois des orientations européennes en la matière – le processus de Barcelone, 1995 – et des intérêts tels que conçus et dictés par des impératifs nationaux, cette situation a ainsi poussé la France à être amie tant avec Israël qu’avec ses ennemis. Tandis que les canaux restaient ouverts avec Israël, des relations apaisées avec la Syrie n’en prévalaient pas moins. A un certain moment, les relations privilégiées avec les pays arabes du Golfe n’empêchaient pas Paris de garder des canaux ouverts avec l’Iran, particulièrement sous la présidence Khatami (1997-2005). De même, en dépit de certaines tensions avec les Algériens, la politique de la France au Maghreb n’en demeurait pas moins basée sur une ouverture à l’ensemble des pays de cette région [2].

7 On notera pour seules réelles exceptions à ce panorama serein une évolution ponctuelle sans grandes conséquences – l’affrontement de J. Chirac avec les forces de l’ordre israéliennes lors de sa visite à Jérusalem en 1996 – et l’autre plus sérieuse : le gel par la France de ses relations avec la Syrie suite à l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri [3]. Le tout ponctué, évidemment, d’un malaise dans les relations franco-iraniennes suite à l’accès de Mahmoud Ahmadinejad au pouvoir, sur fond de craintes vis-à-vis des ambitions nucléaires de ce dernier. Mais outre qu’il ne mènera à aucun bouleversement sérieux, cet état de faits permettra surtout de mieux éclairer les dispositions préconçues par le successeur de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy.

8 Perçu comme étant plus largement fonction de postures idéologiques, caractérisées par son attachement à la démocratie, sa fascination pour le modèle américain, ou encore son inclination en faveur d’Israël, le candidat N. Sarkozy passait, avant son élection, pour une personne dont la diplomatie pourrait révolutionner le positionnement de la France vis-à-vis de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Pourtant, les lendemains de son accès au pouvoir montreront plutôt le contraire. Pour beaucoup, c’est le projet d’Union pour la Méditerranée (2008) qui soulignera le fort pragmatisme affiché par le président français. Soucieux de se montrer ouvert à tous ses partenaires de la région, ce dernier lancera ainsi à Paris le sommet de juillet 2008 sur le renouvellement des perspectives euro-arabes en ayant veillé au préalable à ce que tous ses voisins méridionaux assurent une représentation forte. Point d’orgue de cette aspiration, la présence à ce sommet du président syrien Bachar al-Assad, après plusieurs mois de rapprochement franco-syrien encouragé par le président Sarkozy. Dans le même temps, l’invitation de l’ancien Guide libyen M. Kaddhafi à Paris fin 2007, source de tant de polémiques, avait néanmoins souligné aussi la volonté du président français à faire table rase du passé… quitte à ce que cela se caractérise par un succès mitigé, Kaddhafi ayant finalement boudé le sommet de l’UPM [4].

9 Au final, mis à part le raidissement de N. Sarkozy sur la question iranienne, l’attitude de la France vis-à-vis d’Israël et du monde arabe se caractérisera donc par un pragmatisme encore plus poussé que dans le cas de son prédécesseur. Certaines opinions s’en inquièteront. Mais le président français n’en démordra pas pour autant. Selon lui, on ne pouvait lui reprocher d’adopter une attitude qui le poussait notamment à créer des opportunités commerciales pour la France [5].

Les révoltes du monde arabe

10 Le tournant pris par le monde arabe avec la chute du président tunisien Ben Ali le 14 janvier 2011 viendra cependant souligner, non seulement les limites de l’approche française, mais également sa propre tendance à la contradiction. Dans la période de tensions et de répression qui avait caractérisé les évolutions inter-tunisiennes à la fin de l’année 2010, la France n’avait pas adopté d’attitude sévère vis-à-vis de Ben Ali. Pour cause implicite, sa conviction selon laquelle ce leader « modéré » et « pro-occidental » était l’un des meilleurs « remparts contre l’islamisme ». La chute de Ben Ali semblera ainsi prendre de court la diplomatie française, et ira d’ailleurs jusqu’à coûter son poste à Michèle Alliot-Marie, ministre des Affaires étrangères alors fraîchement nommée. Mais quand bien même la France tentera dès lors de se ranger à une position pragmatique et en phase avec le tournant s’annonçant en Tunisie – son refus d’accueillir Ben Ali sur son sol en étant l’une des caractéristiques -, elle aura tôt fait de faire face à une nouvelle surprise. Le vent de révoltes qui balaiera, un mois plus tard, le président Moubarak en Egypte s’accommodait en effet tout aussi mal des aspirations françaises. Outre qu’il était apprécié par Paris, le chef de l’Etat égyptien était en effet aussi co-président de l’UPM.

11 A partir de là, N. Sarkozy se verra dans l’obligation d’adopter une posture en phase avec les réelles évolutions du moment, et si possible avant-gardiste. Le choix paraissait ouvert devant les révoltes similaires qui s’étaient principalement déclarées au Bahreïn, en Jordanie, en Libye, dans le Sultanat d’Oman, en Syrie et au Yémen. Mais c’est sur la Libye que la diplomatie française jettera son dévolu. Dès l’apparition de troubles, la France adoptera un tournant dans ses relations avec la Libye. Dénonciation des répressions anti-manifestants par les forces de Kaddhafi, reconnaissance accélérée d’un Conseil national de transition (CNT) perçu comme alternative fiable au pouvoir libyen, promotion d’une stratégie offensive avancée au nom de vertus morales et défensives (la résolution 1973 de l’ONU et son aspiration à « protéger les populations civiles »), participation aux opérations armées en Libye et au soutien des rebelles anti-Kaddhafi, seront autant de pas qui annonceront la volonté de la France de favoriser les conditions pour l’émergence d’une Libye nouvelle. Evidemment, le fait même que ce soit l’OTAN qui ait finalement été aux commandes de ces opérations semble s’être fait à l’encontre des ambitions escomptées initialement par Paris. Traduction de la volonté des Etats-Unis de ne pas laisser la France s’accaparer un éventuel succès en Libye, cette situation montrait également combien l’ambition de N. Sarkozy de s’afficher comme leader répondait à bien des nuances et nécessaires limites. Mais au final, le président français choisira de s’accommoder de ces contraintes, et de communiquer amplement sur le caractère déterminant de l’adoption tôt par son pays d’une stratégie anti-Kaddhafi [6]. Il semblera récolter les fruits de cette posture six mois plus tard, lorsque le régime libyen connaîtra sa fin effective. Sarkozy se précipitera ainsi en Libye, en compagnie du Premier ministre David Cameron, afin de signifier son rôle important dans la chute de Kaddhafi. Quand bien même cette visite cherchait également à couper l’herbe sous le pied du Premier ministre turc, Racep Teyyip Erdogan, dont une visite similaire était annoncée, elle montrait aussi que la France se voulait dorénavant à l’écoute des peuples arabes [7]. Mais la nuance demeurait de rigueur ici également.

12 En effet, les préoccupations morales vis-à-vis de la Libye n’auront pas prévalu vis-à-vis d’autres configurations régionales alarmantes : Bahreïn, Syrie, Yémen. Dans le cas du Bahreïn, c’est une autre forme de « loi du pragmatisme » qui semble être en cause. En prônant une quelconque modalité d’action vis-à-vis de ce pays, les Français prendraient le risque de se mettre à dos l’Arabie saoudite, protecteur de la famille royale bahreïnie ; or cette éventualité paraîtrait de mauvais augure alors que les Français demeurent soucieux de se garantir un maximum de possibilités d’accès aux contrats commerciaux juteux offerts par l’Arabie saoudite [8]. Qui plus est, le fait pour les manifestants bahreïnis d’être de confession chiite a aussi un rôle potentiel ici. Les craintes de la France vis-à-vis de l’Iran se doublent en effet de leur méfiance vis-à-vis de leurs « satellites potentiels », à savoir les chiites de la région. Paris ne se verrait dès lors pas soutenir un mouvement qui paraitrait de son point de vue – à tort ou à raison par ailleurs - pouvoir mener à un gouvernement pro-iranien dans la région.

13 Les considérations prévalant vis-à-vis du Yémen ne sont pas très éloignées de cette configuration. Au printemps 2011, la France avait certes tenté une critique des méthodes répressives utilisées par le président Ali Abdallah Saleh, mais celle-ci demeurera sans suite. La forte réaction verbale gouvernementale yéménite à ces propos ne semble pas être la seule cause. Protégé par l’Arabie saoudite, le Yémen s’avère être de surcroît un pays dans lequel peu d’acteurs sont tentés de s’enliser, eu égard aux risques terroristes et à l’enchevêtrement d’articulations ethno-tribales qui y prévalent. Dès lors, une forme d’attentisme demeurera de mise.

14 Evidemment, la situation en Syrie aurait pu mener à une configuration différente, et la diplomatie française s’est d’ailleurs rarement épargnée la critique des méthodes de répression lourde développées par l’armée syrienne vis-à-vis des manifestants. Mais là encore, outre que la France et ses alliés ne souhaitent pas ouvrir une parenthèse qui pourrait s’avérer facilement sanglante pour leurs troupes, ils conçoivent que le pouvoir actuel ne connaît toujours pas d’alternative solide, et qu’une déstabilisation plus avant de la Syrie pourrait jeter de l’huile sur le feu régional. Ainsi, il est intéressant de voir ici combien le ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé, a tendance à ne s’épargner aucun mot sévère et menaçant pour le président syrien et son régime, mais sans pour autant que l’on voit N. Sarkozy franchement réagir outre-mesure. Cette attitude, combinée à l’adhésion de la France aux sanctions européennes et onusiennes décrétées à l’encontre de la Syrie [9], permet ainsi de garder une tonalité critique haute, mais sans pour autant que Paris ne se risque et se hasarde dans la complexité du pays. Les blocages faits par la Russie et la Chine devant toute résolution trop sévère ou menaçante à l’encontre du régime syrien peuvent, jusqu’à un certain point, expliquer la donne ; mais ils sont loin de pouvoir la résumer entièrement. Le précédent irakien de 2003 avait en effet montré que, dans certaines situations paraissant impératives, le blocage potentiel de l’ONU à une action militaire dans un pays souverain n’empêchait en rien son simple contournement.

15 Au final, la France se retrouve dans une situation dans laquelle elle a rapidement tenté de se montrer en phase avec les évolutions du monde arabe, mais tout en ne pouvant s’éviter d’être taxée d’une politique basée sur le deux poids deux mesures. Outre les exemples précités, son approche vis-à-vis des pays du Maghreb le souligne aussi. En Algérie, les réformes en trompe-l’œil du gouvernement [10] le cèdent en effet au satisfecit de la part d’un gouvernement français qui continue à voir en Jean-Pierre Raffarin l’exemple d’un VRP amené à favoriser les relations commerciales franco-algériennes. Alors qu’au Maroc, les quelques réformes également annoncées par le roi Mohammed VI ont rapidement été saluées par Paris, qui n’hésite pas à les louer et à rendre hommage au pragmatisme d’un roi qui fait pourtant face à de nombreuses critiques de la part d’un certain nombre de ses intellectuels et manifestants.

L’attitude française sera-t-elle payante ?

16 Au-delà de cette attitude française qui peut en appeler tant à un satisfecit qu’à de plus franches critiques, il convient ainsi de se demander si le résultat passera par un gain tant pour Paris que pour les pays du Moyen-Orient actuellement en transition.

17 Evidemment, déterminer l’avenir de ces configurations est loin d’être aisé. Mais dans la globalité, on semble comprendre que, quelles que soient les évolutions à venir, la France et ses alliés se trouvent dans la difficulté – mais pas forcément dans l’impossibilité – de pousser plus avant des configurations militaires similaires à celle intervenue en Libye aux fins d’un changement de régime. La Libye donne en effet à bien des égards l’impression d’avoir valeur d’exception plus que de règle. Le fait pour les Français et les Américains à la fois de se rapprocher à grands pas d’échéances électorales présidentielles semble de surcroît compliquer encore plus la donne. L’ouverture d’un nouveau champ belliqueux régional, quand bien même il se ferait au nom de la démocratie, pourrait être source de gain électoral potentiel, évidemment, mais ce à condition qu’il se traduise rapidement par un succès. Or, personne ne saurait avancer qu’une intervention franche à l’encontre des pouvoirs yéménite ou syrien se traduirait par un succès rapide, qui plus est dans un contexte dans lequel les manifestants de ces deux pays rejettent à l’unisson une telle éventualité.

18 Mais dans le même temps, on semble comprendre que la France peut encore prendre le risque de rater certaines opportunités et de se mettre à dos une partie des partenaires de la région. Cela est particulièrement évident dans le cas tunisien. Les élections législatives libres et transparentes qui ont été organisées dans le pays le 23 octobre 2011 ont amené la victoire d’une formation islamiste, al-Nahda. Or, bien qu’ayant été saluées, ces élections n’ont pas mené directement à une validation franche par les Français de son résultat. Réagissant plus de deux semaines plus tard, le ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé, sous-entendra ainsi que si Paris était prêt à composer avec un gouvernement mené par cette formation, il n’en demeurait pas moins en attente de garanties préalables. Soit une manière de dire que, pour la France, les islamistes demeuraient source d’inquiétude, aussi pragmatiques pouvaient-ils paraître par ailleurs.

19 Une même situation pourrait être amenée à prévaloir vis-à-vis de l’Egypte, où les Frères musulmans pourraient aussi être les favoris des prochaines élections. Evidemment, on ne saurait anticiper les faits ici. Mais le fait que la France soit inquiète du parti tunisien al-Nahda, en dépit de son ouverture apparente et de son pragmatisme, pousse plutôt à être dubitatif quant à l’attitude qu’elle pourrait afficher vis-à-vis des islamistes égyptiens. Ces derniers sont en effet sur une ligne bien plus conservatrice que leurs homologues tunisiens, et quand bien même ils n’iraient probablement pas jusqu’à vouloir inquiéter les Occidentaux, ils n’en demeurent pas moins plus franchement fonction d’impératifs religieux. Dans ce contexte, si la France ne fait pas l’effort de reconnaître que la démocratie peut être source de vertus quel que soit le résultat qu’elle annonce, rien ne permet de penser qu’elle pourra franchement tirer son épingle du jeu égyptien. Or le paradoxe réside dans le fait que même les Etats-Unis, pourtant peu suspects de sympathie pour les thèses islamistes, ont compris combien l’ouverture à des partenaires « ennemis » pouvait être vitale. En 2004 déjà, ils étaient réputés avoir ouvert des canaux de négociation avec les Frères musulmans égyptiens, ce qui avait d’ailleurs suscité l’ire de Hosni Mubarak à l’époque.

20 Enfin, quand bien même elle aime à communiquer sur son rôle dans le « succès » libyen, il faut bien convenir de ce que la France est loin d’avoir franchement garanti son avenir vis-à-vis de ce pays. Outre les difficultés présentes ne serait-ce que pour afficher une cohésion de pouvoir, la Libye souffre aussi bien des complexités dues à ses tendances régionalistes, à l’importance des équations ethno-tribales prévalant en son sein, mais également à l’ampleur du tiraillement présent entre « laïques » et « islamistes », la balance penchant d’ailleurs plus favorablement en faveur de ces derniers. En composant avec le Conseil national de transition, la France avait en effet eu affaire à des « cols bleus » qui s’étaient présentés à elle de manière rassurante. Mais dans les faits, la volonté du CNT d’élargir ses rangs à un maximum d’éléments a plutôt confirmé l’ascendant de la frange religieuse et/ou conservatrice en son sein. Dès lors, le fait pour la France d’être l’un des principaux bénéficiaires de la manne commerciale et pétrolière prévalant en Libye ne signifie pas pour autant qu’elle a d’ores et déjà réuni les conditions pour une pleine fructification de la récolte post-Kaddhafi. Si tant est que l’unité libyenne soit au rendez-vous, elle n’aura en effet pas de raisons objectives de faire fi à terme de certaines réalités géopolitiques, qui mettront plus en scène l’importance des Etats-Unis, des Chinois ou même des Russes que celle des Français, des Britanniques ou des Européens. Et si par contre de profonds désaccords devaient caractériser cette Libye en attente de (re)construction, nulle raison objective ne semble pouvoir indiquer que Paris serait tout de même encensé.

Conclusion

21 La France compte en effet parmi tant d’autres partenaires, et quand bien même N. Sarkozy sait manier le verbe et le compléter de certaines actions, il n’en demeure pas moins que son pays affiche des ambitions parfois trop grandes par rapport à ses moyens effectivement détenus. Ainsi, alors que les faits semblent mûrs pour que les pays en transition du monde arabe prennent leur destin en main, il y a fort à parier que les réflexes qui prévalaient antan, quand les autocrates faisaient le choix exclusif des alliés qui leur plaisaient, soient en bonne partie révolus. Les opinions publiques comptent beaucoup plus maintenant. Ainsi, ni Paris, ni une quelconque autre capitale européenne ne devraient exagérer la considération que serait susceptible de leur afficher la Tunisie, l’Egypte ou même la Tunisie. Au contraire, maintenant que les pouvoirs muent, c’est une nouvelle définition de leur propre pragmatisme qui paraît être de mise. Aussi avisée soit-elle de se montrer à l’écoute de ses partenaires méridionaux, la France devrait ainsi comprendre également que c’est en se rendant à la fois respectable et pragmatique aux yeux de ceux-ci qu’elle récoltera certains fruits en retour. Autant dire que, sur beaucoup de plans, et conformément à ce que l’on pouvait retrouver précédemment, elle a encore la possibilité de faire évoluer les choses en sa faveur. Savoir réagir rationnellement et de manière réaliste aux transitions en cours dans le monde arabe est le garant le plus fiable pour l’avenir des intérêts français dans cette région.


Date de mise en ligne : 09/01/2012

https://doi.org/10.3917/come.079.0037

Notes

  • [1]
    Voir à ce titre Denis Sieffert, Israël-Palestine : Une passion française : La France dans le miroir du conflit israélo-palestinien, La Découverte, 2004, et Jean-Pierre Filiu, Mitterrand et la Palestine : L’ami d’Israël qui sauva par trois fois Yasser Arafat, Fayard, 2005.
  • [2]
    Même dans le cas de l’Algérie, c’est toujours la France qui a veillé à ce que les relations bilatérales ne soient pas la proie d’une dégradation poussée. En témoigne notamment, à titre récent, la nomination par N. Sarkozy de l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin à un poste de coordinateur de la coordination économique entre les deux pays.
  • [3]
    Sur ce fait, voir Richard Labévière, Le grand retournement : Bagdad-Beyrouth, H.C. Essais, 2006.
  • [4]
    Voir les détails afférents au projet de l’Union pour la Méditerranée à : http://www.lefigaro.fr/international/union-pour-la-mediterranee.php
  • [5]
    Et ce quand bien même les avantages nets de son rapprochement avec la Libye ne seront pas si évidents que cela ; voir http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=3282
  • [6]
    C’est cependant la résolution 1973 de l’ONU visant à « protéger la population civile » en Libye qui lui donnera le motif de la participation à des opérations militaires en Libye ; voir sa déclaration à ce propos, en date du 19 mars 2011, à l’adresse : http://www.youtube.com/watch?v=eNTXOcTYAjQ
  • [7]
    Voir Le Point, « Libye : Erdogan suit Sarkozy », http://www.lepoint.fr/monde/libye-erdogan-suit-sarkozy-16-09-2011-1374021_24.php
  • [8]
    Sur les relations économiques franco-saoudiennes : http://www.ambafrance-sa.org/spip.php?article417
  • [9]
    Sur les sanctions américaines et onusiennes adoptées à l’encontre de la Syrie : http://www.treasury.gov/resource-center/sanctions/Programs/pages/syria.aspx. Sur leur pendant européen : http://www.eubusiness.com/news-eu/syria-unrest.dig/
  • [10]
    Voir http://aloufok.net/spip.php?article5304

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