Couverture de COME_079

Article de revue

Les États-Unis et le Printemps arabe

Pages 13 à 26

Notes

  • [1]
    A New Beginning. Discours du président Barack Obama au Caire le 9 juin 2009 [consulté en ligne le 30 octobre 2011]. Disponible sur : http://www.whitehouse.gov/issues/foreign-policy/presidents-speech-cairo-a-new-beginning
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    CROPSEY, Seth & FEITH, Douglas J. “The Obama Doctrine Defined”. Commentary, juillet/août 2011, 11-18. Douglas J. Feith était vice-secrétaire à la défense pour la planification politique sous George W. Bush. Il est maintenant rattaché à Hudson Institute. Seth Cropsey était vice sous-secrétaire de la marine sous Ronald Reagan et George H.W. Bush. Il est rattaché à Hudson Institute.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Obama, Barack. “Renewing American Leadership”. Foreign Affairs, juillet/ août 2007 [consulté en ligne le 31 octobre 2011]. Disponible sur : http://www.foreignaffairs.com/articles/62636/barack-obama/renewing-american-leadership
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    CROPSEY & FEITH, op.cit. p. 11-18.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    SLAUGHTER, Ann-Marie. “Good Reasons to be Humble”. Commonweal, le 15 février 2008, vol. CXXXV, n.3 [consulté en ligne le 31 octobre 2011). p. 1-3. Disponible sur : http://www.princeton.edu/~slaughtr/Commentary/Commonweal.pdf
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    SLAUGHTER, Anne-Marie. “Undoing Bush : Diplomacy”. Harper’s Magazine, juin 2007 [consulté en ligne]. p.58-60. Disponible sur : http://harpers.org/archive/2007/06/0081556
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    CROPSEY & FEITH, op.cit. p.11-18.
  • [18]
    Shanker, Tom. “U.S Planning Troop Buildup in Gulf After Exit From Irak”. The New York Times , le 30 octobre [consulté en ligne le 30 octobre 2011]. Disponible sur : http://www.nytimes.com/2011/10/30/world/middleeast/united-states-plans-post-iraq-troop-increase-in-persian-gulf.html?pagewanted=2&_r=1&hp
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    VAISSE, Justin. “Was Irving Kristol a Neoconservative ?” Foreign Policy, le 23 septembre 2009 [consulté en ligne le 31 octobre 2011]. Disponible sur : http://www.foreignpolicy.com/articles/2009/09/23/was_irving_kristol_a_neoconservative
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Intervention d’Ibrahim Warde le 14 octobre 2011.
  • [26]
    Intervention de Michele Dunne le 14 octobre 2011.
  • [27]
    Intervention de John Esposito le 14 octobre 2011.
  • [28]
    Intervention de Mona Eltahawy le 14 octobre 2011.
  • [29]
    Ibid.
  • [30]
    Intervention de Tarek Masoud le 14 octobre 2011.
  • [31]
    Interventions de Sarah Carapico et John P. Entelis le 14 octobre 2011.
  • [32]
    Ibid.
  • [33]
    Ibid.
  • [34]
    Intervention de Vali Nasr le 14 octobre 2011.

1 L’approche des États-Unis à l’égard du printemps arabe était initialement très hésitante. Il s’agissait avant tout de protéger les alliés stratégiques américains dans le Golfe Persique (notamment l’Arabie Saoudite et le Koweït) dont les régimes autoritaires pouvaient être visés prochainement par des révolutions populaires. Ainsi les Etats-Unis, qui menaient une politique de démocratisation et de libéralisation de longue haleine en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, se trouvaient confrontés à la réalité du printemps arabe. Une question essentielle se pose dans ce contexte : les États-Unis seraient-ils enfin obligés de faire face au conflit inhérent entre valeurs et intérêts qui caractérise depuis toujours leur politique étrangère dans le Moyen-Orient ?

2 La politique de guerre contre le terrorisme est une illustration de la tension entre valeurs et intérêts inhérente à la politique étrangère américaine dans la mesure où elle réunit des éléments incompatibles tels que la promotion de la démocratie et la stratégie de contre-terrorisme. La tension entre valeurs et intérêts est manifeste chez de nombreux responsables et de politologues américains qui craignent de voir les islamistes arriver au pouvoir dans une période de transition suite au renversement des régimes au Moyen-Orient. Cette hiérarchisation s’explique par le choix depuis 1945 d’une majorité de décideurs politiques (républicains et démocrates confondus) de privilégier les intérêts nationaux de sécurité avant toute autre considération. En effet, le maintien de l’option unilatérale afin de pouvoir répondre aux intérêts américains de sécurité est perçu comme primordial pour la survie de la Nation américaine. Cette position met souvent les États-Unis en conflit avec leurs propres engagements multilatéraux sur le plan international. L’image qui en découle (à la fois auprès de ses alliés et des populations au Moyen-Orient et ailleurs) est celle d’un État qui dicte les lois, mais qui bénéficie d’immunité à l’égard des droits de l’homme et des lois internationales en vertu de son statut d’État « exceptionnel ».

3 Ce conflit entre intérêts et valeurs est d’autant plus révélateur que les Etats-Unis, en vertu de leurs puissances économique, stratégique, militaire et politique, occupent le rôle de leader dans les relations internationales. Bien que l’ordre mondial puisse aujourd’hui être considéré comme multipolaire dans la mesure où la suprématie américaine est défiée par la Chine et d’autres États émergents (tels l’Inde et le Brésil) et que l’Amérique est diminuée par la crise économique et politique sur le plan intérieur et l’engagement militaire sur le plan extérieur, les États-Unis demeurent indiscutablement un leader. Il est donc essentiel de comprendre l’origine de ce conflit et ses conséquences sur le plan pratique.

4 Ainsi le président Obama a poursuivi la politique de contre-terrorisme de l’Administration George W. Bush en dépit des attentes des populations du Moyen-Orient notamment qui avaient attentivement écouté le message optimiste contenu dans son discours du Caire de juin 2009. Dans un passage clé de ce discours, le président Obama y évoque la nouvelle relation qu’il envisage entre les États-Unis et les États islamiques. « Cette relation sera fondée sur les intérêts et le respect mutuels d’une part ; et sur la vérité que l’Amérique et l’Islam ne sont ni exclusifs, ni en guerre l’un contre l’autre d’autre part. Plutôt, l’Amérique et l’Islam se retrouvent dans le sens où ils partagent les mêmes valeurs – des valeurs de justice et de progrès ; de tolérance et de dignité de tout être humain [1] ». Dans ce discours, le président Obama évoque également « des tensions entre l’Islam et l’Occident provoquées par le passé colonial et la politique de guerre froide des États-Unis durant laquelle des États majoritairement et des mandataires musulmans étaient traités sans aucune considération pour leurs propres aspirations ». Enfin, il souligne « l’exploitation de ces tensions par une infime minorité de musulmans extrémistes et l’impact très néfaste de cette minorité sur la représentation de l’Islam aux États-Unis et dans le reste du monde occidental [2] ».

5 Dans les faits pourtant, le président Obama a choisi de maintenir ouvert le camp de Guantanamo et il a poursuivi voire intensifié les attaques de drones dans les territoires tribaux au Pakistan. Les activités militaires des États-Unis se sont également intensifiées auYémen et en Somalie dans un contexte de lutte contre l’islamisme extrémiste. Enfin, le président Obama a ordonné l’assassinat d’Oussama Ben Laden dans un État pourtant souverain, le Pakistan.

6 La politique de l’Administration Obama en Libye pourrait-elle en revanche augurer d’une nouvelle donne dans la politique étrangère américaine ? Dans ce cas, en quoi cette approche serait-elle différente des approches américaines du passé ? Quelle est l’image de l’Amérique que le président Obama cherche à projeter et avec quel succès ? Aussi, quelles sont les contraintes (aussi bien sur le plan intérieur qu’international) qui influencent la marge de manœuvre du Président américain dans la formulation de la politique étrangère américaine durant cette période de transition : dans le contexte des élections présidentielles américaines d’une part et du Printemps arabe d’autre part ? Enfin, comment des concepts historiquement très importants pour la Nation américaine, tels que l’exceptionnalisme américain, la sécurité nationale et la démocratie, influencent-ils ce débat ?

La « doctrine Obama » vue par les néo-conservateurs

7 Selon Douglas J. Feith et Seth Cropsey (issus du courant néoconservateur [3]) l’approche des États-Unis à l’égard des événements du printemps arabe est une illustration de ce qu’ils appellent la « doctrine Obama [4] ». À leurs yeux, la position prudente voire attentiste de l’Administration Obama à l’égard de l’évolution politique en Libye et de l’intervention militaire de l’OTAN qui s’ensuit représente un cas d’exemple de cette doctrine. Pour le président Obama, il s’agit de rompre avec « la politique étrangère américaine indépendantiste et délurée » en vigueur depuis 1945 car les idées qui guident traditionnellement l’interprétation des intérêts américains et de ce fait le leadership des États-Unis sur le plan international ne sont plus valables. Non seulement ces idées sont dépassées mais elles sont à l’origine de crimes et d’erreurs historiques fatales, tels le renversement du gouvernement Mossadegh orchestré par la CIA en 1953, la guerre du Vietnam, et dernièrement la guerre en Irak. Pour empêcher ce genre d’erreurs dans le futur, les États-Unis doivent par conséquent en finir avec l’obsession de se préoccuper de leurs seuls et propres intérêts et se concentrer sur la coopération multilatérale sur un même pied d’égalité avec d’autres pays, étant donné que ce sont les corps multinationaux qui garantissent la légitimité sur le plan international [5].

8 Deux idées clés ressortent de la doctrine Obama aux yeux des néoconservateurs. En premier lieu, l’idée que le comportement des États-Unis dans les affaires internationales est caractérisé par l’agressivité plutôt que par la retenue et par le gaspillage plutôt que par le partage. Encore plus significatif, dans leur promotion de la démocratie libérale, les États-Unis font preuve d’arrogance en dépit de leurs propres défauts dans ce domaine. Un élément essentiel est le fait que les États-Unis ont poursuivi leurs propres intérêts aux dépens d’intérêts globaux, qu’ils ont été trop préoccupés par la souveraineté américaine et le maintien de la liberté d’agir unilatéralement [6].

9 La seconde idée-clé consiste en ce que les institutions multilatérales offrent de meilleurs moyens de restreindre le pouvoir des États-Unis. C’est cette nouvelle perspective multilatérale qui était promue par le président Obama dans son discours du Caire en juin 2009. Un élément clé de ce discours souligné par Feith et Cropsey est la condamnation par le président Obama de l’utilisation sans retenue et démesurée du pouvoir américain, comme en témoigne leur réaction aux attaques terroristes du 11 septembre 2001. Dans son discours du Caire, le président américain affirmait que « la politique menée par l’Administration George W. Bush suite au 11 septembre 2001 était en effet contraire aux idéaux américains et que n’importe quel ordre mondial qui place une Nation au-dessus d’une autre périra infailliblement [7] ».

10 Feith et Cropsey renvoient le lecteur vers un autre article de Barack Obama intitulé « Renewing American Leadership », paru dans la revue Foreign Affairs en 2007 [8], où ce dernier associe les concepts de liberté et de démocratie avec la rhétorique de l’Administration Bush. Barack Obama note que « les peuples dans le monde ont entendu beaucoup parler de démocratie, mais que malheureusement beaucoup en sont venus à associer ce mot avec guerre, torture et imposition du changement de régime par la force ». Enfin, constate Barack Obama, « ni les discours sur la démocratie, ni la coercition ne suffisent pour combattre le terrorisme ». Par conséquent, il appelle à une stratégie contre le terrorisme fondée sur toutes les facettes du pouvoir américain (pouvoir politique, culturel, économique et diplomatique notamment) et non pas seulement sur le pouvoir militaire. Le rôle assumé par les États-Unis dans la guerre contre le terrorisme sera celui d’un partenaire conscient de ses propres défauts [9].

11 Feith et Cropsey maintiennent que dans la promotion de l’image des États-Unis comme « un partenaire » ou « facilitateur », le président Obama et les membres de son équipe de sécurité nationale s’appuient sur un large corps de littérature produit par des universitaires et penseurs américains politiquement « progressistes ». Leurs critiques de la politique de sécurité nationale menée par les États-Unis depuis l’administration Clinton sont virulentes [10]. L’un de ces penseurs est Samantha Power (actuellement assistante spéciale du président Obama). Dans un article paru dans the New Republic publié en 2003, Power affirme que « la performance des États-Unis dans les affaires internationales fut si néfaste aux libertés des peuples dans le monde que ceux-ci pourraient remédier à ce problème uniquement par une profonde autocritique et l’adoption de politiques totalement nouvelles [11] ». Selon Power, le comportement ambigu des États-Unis dans le domaine des droits de l’homme explique de nombreux sentiments anti-américains sur le plan international [12].

12 Une autre représentante des « conseillers progressistes d’Obama » est Anne-Marie Slaughter (actuellement Professeur de politiques et affaires internationales à l’université de Princeton). Elle fut la première femme à être nommée au poste de Directeur de la planification de politique étrangère au sein du département d’État, un poste qu’elle occupa entre 2009 et 2011. Dans un article publié dans Commonweal en 2008 et intitulé « Good Reasons to Be Humble », Slaughter maintient qu’il « est temps qu’un nouveau Président fasse preuve d’humilité plutôt que de prononcer des discours [13] ». Elle appelle le nouveau Président « à exhorter les Américains à reconnaitre qu’ils ont commis de sérieuses voire tragiques erreurs à la suite du 11 septembre 2001 en envahissant l’Irak, en cautionnant la torture et en se moquant des lois internationales… [14] ». De plus, dans un autre article intitulé « Undoing Bush : Diplomacy » paru dans Harper’s en 2007, Slaughter remet en question les conceptions traditionnelles du leadership américain et notamment la liberté d’agir unilatéralement en cas de menaces directes ou indirectes contre les intérêts américains [15]. Partant du principe que « le pouvoir des États-Unis n’est égalé que par le dédain qu’il suscite », Slaughter propose une théorie qui sépare le pouvoir de l’influence dans les affaires internationales. En soulignant que la force a ses limites et que la diplomatie est un jeu de persuasion plutôt qu’un jeu de coercition, Slaughter prédit qu’aussi longtemps que l’Amérique sera respectée dans le monde, sa diplomatie sera influente. En fait, constate-t-elle, l’Amérique pourra seulement gagner le respect des autres Nations si elle adopte le rôle de facilitatrice et de partenaire [16]. Il en ressort, selon Feith et Cropsey, une vision qui n’est pas fondée sur les capacités militaires, la vision stratégique, l’efficacité, la puissance économique, la volonté de défendre ses propres intérêts ou la prise de risque, mais sur des vertus d’égalité et d’humilité. Nous rappelons que les nombreux principes énoncés ci-dessus sont traditionnellement défendus par les néo-conservateurs et bon nombre de décideurs politiques américains, républicains, démocrates, idéalistes et réalistes confondus depuis 1945 [17].

13 C’est dans cette perspective que les réactions très négatives contre l’annonce du président Obama de retirer les troupes américaines de l’Irak doivent être comprises. Dans une lettre du 26 octobre adressée au président de la commission des forces armées du Sénat (Carl Levin, démocrate du Michigan), douze sénateurs républicains rappelèrent que « le retrait intégral des troupes américaines de l’Irak en décembre 2011 sera perçu comme une victoire sur le plan stratégique par nos ennemis au Moyen-Orient [18] ». Ces opinions sont en partie partagées par Adam Mausner et Anthony H. Cordesman du Center for Strategic and International Studies (CSIS). Suite à l’annonce du président Obama de ce retrait, ils ont écrit que « les États-Unis devront accepter que l’Irak soit incapable de se défendre avant au moins une décennie [19] ». Afin de remédier à cette situation, l’Administration Obama, qui se trouve sous la pression du Pentagone, des analystes stratégiques et militaires, des diplomates américains et des alliés des États-Unis dans le golfe persique, projette de renforcer la présence militaire américaine dans le golfe Persique. Ce nouveau déploiement pourrait comprendre de nouvelles forces de combat au Koweït capables de répondre à un effondrement de la sécurité en Irak ou à une confrontation militaire avec l’Iran. Outre les négociations portant sur la présence de forces de combat au Koweït, les États-Unis envisagent d’envoyer des navires de guerre dans le Golfe Persique. Afin de faire face à un Iran de plus en plus belligérant, l’administration Obama cherche également à élargir ses liens militaires avec les six États du Conseil de Coopération du Golfe (Arabie Saoudite, Koweït, Bahreïn, Qatar, Emirats Arabes Unis et Oman) dans l’objectif de créer un nouveau dispositif de sécurité [20].

14[21]L’enjeu dans la critique avancée par Feith et Cropsey à l’égard de la « doctrine Obama » est rien de moins que les principes sacrés non seulement pour la « seconde vague du courant néo-conservateur » (tels que définis par l’historien et le spécialiste du courant néo-conservateur américain Justin Vaïsse [22]) mais également les concepts de sécurité fondateurs de la Nation américaine. Il s’agit plus particulièrement de la liberté d’agir unilatéralement pour défendre les intérêts américains en cas de nécessité même si cela suppose d’enfreindre les lois internationales ou d’imposer sa volonté par la force ou par la coercition. L’image que le président Obama souhaite projeter d’une Amérique facilitatrice, multilatérale et modeste est donc diamétralement opposée à celle des néo-conservateurs d’une Amérique hégémonique, auto-puissante, activiste, assurée et leader en vertu de son statut de Nation exceptionnelle. Cette Amérique-là n’hésite pas à agir unilatéralement si nécessaire ou à imposer sa volonté pour défendre ses intérêts. Cette Amérique-là ne voit pas de tensions entre la politique de contre-terrorisme et la promotion de la démocratie libérale car de toutes façons l’ordre de priorité est clair : la défense des intérêts nationaux américains passe avant le respect des valeurs démocratiques et la propagation de la démocratie sur le plan mondial. La politique de stabilité traditionnellement poursuivie par les États-Unis à l’égard de l’Arabie Saoudite afin de maintenir l’accès au pétrole et l’équilibre géopolitique dans le golfe Persique est une illustration de ce fonctionnement.

L’approche de l’Administration Obama à l’égard de la Libye vue par les néoconservateurs

15 Quelle est la perception des néo-conservateurs de l’approche de l’administration Obama à l’égard de la Libye et notamment de l’intervention militaire de l’OTAN ? Pour Feith et Cropsey, l’approche de l’administration Obama est une mise en pratique de la « doctrine Obama ». Trois éléments clés qui démontrent cette relation aux yeux des Feith et Cropsey ressortent dans le comportement du président Obama face à la crise libyenne.

16 Premièrement, il a déterminé à un stade précoce de la crise qu’il était essentiel de maintenir l’action des États-Unis dans les limites définies par le conseil de sécurité de l’ONU. Cette décision est à mettre en perspective avec la décision du président George W. Bush d’intervenir en Irak sans l’aval de l’ONU. Par conséquent, le président Obama a refusé d’agir avant que la Ligue Arabe et le conseil de sécurité n’aient donné leur aval [23].

17 Le second élément clé est le fait que le président Obama a immédiatement renoncé au leadership américain de l’intervention militaire en Libye. Lorsque l’incapacité des alliés dans le domaine logistique et des équipements militaires a contraint les États-Unis à assumer un rôle de leadership, le président Obama a insisté sur le fait qu’ils devaient rapidement passer le relais aux partenaires de l’OTAN [24].

18 Le troisième élément clé est le fait que le président Obama s’est assuré que la résolution sur la Libye autorise la force uniquement pour protéger les populations civiles et non pas pour imposer un changement de régime par la force. Cela a amené des commandants américains et alliés à constater en avril dernier (lorsque le leader libyen était toujours en vie) que « la campagne militaire pourrait se terminer avec Muammar Kadhafi toujours au pouvoir ». Feith et Cropsey constatent dans le numéro de juillet-août de la revue Commentary que cette décision aurait pour conséquence que la population civile se trouve toujours en danger, ce qui signifierait que l’intervention militaire de l’OTAN devrait continuer indéfiniment. De plus, soulignent les auteurs, « la mission restreinte de l’OTAN en Libye est menacée par un manque de munitions et d’autres ressources détenues par les États-Unis ». Encore plus significatif à leurs yeux est le fait « qu’en l’absence de leadership américain, les alliés continuent à se disputer concernant la stratégie à mener ». En dépit de ces problèmes, constatent Feith et Cropsey, « le président Obama maintient que le succès en Libye est nécessaire pour assurer la paix et la sécurité sur le plan global ». Ils notent que dans ce contexte il n’est guère surprenant que les critiques de la politique étrangère d’Obama parlent d’incohérence. Cependant, concluent Feith et Cropsey, « la politique libyenne de l’administration Obama est cohérente si l’on considère le projet du président Obama [la « doctrine Obama »] qui consiste à modifier la place et l’image de l’Amérique dans le monde [25] ».

L’approche Obama à l’égard du printemps arabe vue par les universitaires et les spécialistes militaires et stratégiques « progressistes »

19 Quelle est donc la perception qu’ont les universitaires et spécialistes stratégiques et militaires dits « progressistes » vis-à-vis de l’approche par Obama du « Printemps arabe » ? Un échantillon représentatif de ce groupe, et très hétérogène dans les faits, était présent lors du colloque The New Middle East : Challenges and Opportunities tenu à la Fletcher School (université de Tufts) les 13 et 14 octobre derniers. La conférence, qui était organisée par le Fares Center for Eastern Mediterranean Studies, comptait des intervenants tels John L. Esposito, Michele Dunne, Mona Eltahawy, Shai Feldmman, Ibrahim Warde, John P. Entelis, Querine H. Hanlon, Bernard A. Haykel, David R. Ignatius, Rami G. Khouri, Farhaf Kazemi, David Kilcullen, Ellen Laipson, William A. Rugh, Vali Nasr, mais également des anciens militaires hauts gradés tels Stanley A. McCrystal et John W. Limbert et des militaires actifs tel le Colonel William B. Ostlund.

20 Le colloque fut organisé autour de plusieurs thèmes, dont le développement économique et social dans le Moyen-Orient et dans la région du MENA, les considérations de sécurité dans le Golfe Persique, les questions politiques intérieures et la transition politique dans le contexte du Printemps arabe.

21 Si l’on se penche sur l’approche Obama d’un point de vue socio-économique, des économistes « progressistes » observent, à l’instar d’Ibrahim Warde, qu’il y a trois éléments à prendre en compte lorsqu’on se projette dans une analyse sur l’issue du « Printemps arabe ». En premier lieu, le choix entre une intervention de marché et une intervention d’État ; en second lieu, la corruption, qui est très répandue au Moyen-Orient ; et en troisième et dernier lieu, le « partenariat » entre des modernisateurs au Moyen-Orient et des organisations globales (tels la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International) d’une part, et entre de tels modernisateurs et des corporations transnationales d’autre part. En effet, note Warde, les « modernisateurs » au Moyen-Orient (tel Moubarak) étaient ceux qui bénéficiaient de la libéralisation économique, et non le peuple. Warde fait référence à l’un de ces partenariats, le partenariat de Deauville (fondé sur les mêmes principes que le consensus de Washington [26]). Il est d’ailleurs très intéressant de constater que l’approche initiale de l’administration Obama à l’égard du régime Moubarak rentrait parfaitement dans ces considérations néo-libérales, en dépit de la promotion de la démocratie aussi bien sur le plan discursif que sur le plan pratique par l’intermédiaire d’organismes tels que le Middle East Partnership.

22 Michele Dunne, en référence à l’Egypte, souligne des facteurs tels que des tensions sectaires et la discrimination contre des minorités religieuses dans le contexte actuel de transition vers un système politique plus démocratique. Plus spécifiquement, elle attire l’attention sur la montée du salafisme, le rôle des islamistes durant la transition, et le rôle des militaires, qui ont bénéficié de privilèges économiques très importants sous Moubarak lors de la transition. À l’image de Warde, Dunne soulève les tensions entre l’économie de marché et la justice économique [27]. Nous notons que Michele Dunne était très favorable à l’intervention militaire de l’OTAN en Libye et notamment à une participation active des États-Unis dans celle-ci. Elle faisait partie des signataires d’une lettre adressée au président Obama par des personnalités politiques et des analystes du Moyen-Orient rattachés au Foreign Policy Initiative (un centre de recherche d’orientation néo-conservatrice issu du Project for a New American Century ou PNAC) au début du conflit en Libye. Nous observons ainsi que les préoccupations de sécurité et de démocratie (ainsi que la hiérarchisation entre ces deux éléments) à l’égard des intérêts américains sont partagées par des « progressistes » tels Michele Dunne.

23 John L. Esposito commence sa présentation par trois questions essentielles. Il pose en premier lieu la question de savoir si les islamistes sont prêts à accepter la démocratie ; en second lieu, il se demande si les pays occidentaux sont prêts à accepter la démocratie ; et en troisième et dernier lieu, si les pays occidentaux soutiennent les révolutions au Moyen-Orient. Ces questions renvoient selon Esposito à l’essentiel de la problématique posée par le printemps arabe (aussi bien d’une perspective occidentale que d’une perspective des sociétés au Moyen-Orient). Inhérente à la proposition d’Esposito est une critique de l’inclination des États-Unis (et du reste du monde occidental) à accepter les résultats d’une élection démocratique seulement si ces derniers sont acceptables d’un point de vue occidental. Il en découle qu’une victoire des islamistes n’est guère perçue comme légitime par les États-Unis et le reste du monde occidental. Ce paradigme n’est cependant plus valable selon Esposito car les États du Moyen-Orient doivent opérer selon leurs propres intérêts et non ceux de l’Occident. En revanche, un partenariat « authentique » pourrait être établi entre les États-Unis et les États du Moyen-Orient [28].

24 Si l’on évalue l’approche d’Obama à l’égard du « Printemps arabe » dans une perspective de politique intérieure, nous notons que des activistes politiques tels que la journaliste américano-égyptienne Mona Eltahawy maintiennent que les États-Unis doivent arrêter de promouvoir l’idée selon laquelle l’armée serait le garant de la stabilité. Elle fait référence ici à la position initiale de l’administration Obama qui voyait l’armée égyptienne comme le garant de la stabilité lors d’une période transitoire vers la démocratie [29].

25 Mona Eltahawy considère également que les universitaires américains doivent adopter une attitude beaucoup plus positive à l’égard des évènements du printemps arabe. Plutôt que de regarder ces événements avec une perspective américaine ou occidentale centrée sur des considérations de sécurité, il conviendrait de les regarder du point de vue des peuples du Moyen-Orient qui luttent depuis fort longtemps pour leur liberté et leur dignité [30].

26 D’autres, tel Tarek Masoud (Professeur à l’université de Harvard), considèrent que l’Occident devrait adopter une approche prudente à l’égard des évènements au Moyen-Orient dans la mesure où l’issue demeure très incertaine. Cette approche est d’ailleurs partagée par un bon nombre d’universitaires américains qui mettent en avant une approche plus pragmatique à l’égard du printemps arabe [31].

27 D’autres encore, tels Sheila Carapico (Professeur de sciences politiques à l’université de Richmond et Professeur visiteur à l’université américaine du Caire) et John P. Entelis (Professeur de sciences politiques et Directeur du programme d’études sur le Moyen-Orient à l’université de Fordham) estiment que les événements du printemps arabe doivent être considérés comme positifs indépendamment de leur issue incertaine [32]. En référence à l’évolution politique en Tunisie, John P. Entelis suggère qu’un « récit » nouveau est en train d’être écrit. Dans ce récit, l’individu est plus important que le collectif sur le plan de l’action politique. Il s’agit « d’une culture nouvelle, d’une génération nouvelle, d’une expression de l’homme post-matérialiste où l’organisation et la mobilisation sont virtuelles ; et où il existe une prédisposition au changement ». Selon Entelis ce changement est essentiel indépendamment du résultat à long terme. On peut se demander pourtant si les institutions démocratiques pourraient être créées virtuellement et quelles sont les vraies implications de ces changements [33] ?

28 Enfin, aussi bien Carapico qu’Entelis critiquent l’approche attentiste du président Obama à l’égard du « Printemps arabe ». Leurs critiques concernent également les tensions inhérentes entre la stratégie contre le terrorisme et la promotion de la démocratie dans la mesure où cela a pour conséquence de renvoyer une image ambiguë du pouvoir américain et de la Nation américaine [34]. Cette critique est partagée par Vali Nasr qui considère que les États-Unis manquent d’une politique à l’égard du « Printemps arabe » dans la mesure où cette région ne bénéficie pas du même soutien que l’Amérique Latine auparavant. Il affirme que les États-Unis seront obligés de s’occuper de la rivalité entre l’Arabie Saoudite et l’Iran et de la tension entre la promotion de la démocratie et la stratégie de contre-terrorisme inhérente à leur politique étrangère. En même temps, Nasr évoque le printemps arabe en parlant d’un « récit d’espoir » pour la politique étrangère américaine. Il fait référence ici à l’idée d’un certain nombre de décideurs politiques et spécialistes américains du Moyen-Orient selon laquelle les États-Unis auraient planté les graines de la démocratie au Moyen-Orient et qu’ils seraient de ce fait indirectement responsables de ce développement34. D’autres parlent du président Obama et notamment de son discours prononcé au Caire en 2009 en ces mêmes termes.

Conclusion

29 L’approche du président Obama à l’égard du printemps arabe et l’intervention militaire de l’OTAN en Libye augurent certainement d’une nouvelle donne de la politique étrangère américaine. Cependant, cette nouvelle donne que les néo-conservateurs appellent la « doctrine Obama » est moins le résultat d’une rupture idéologique radicale avec l’interprétation historique des intérêts américains qu’une évolution provoquée par des contraintes économiques, politiques et stratégiques fortes réelles (aussi bien sur le plan intérieur qu’extérieur). En effet, le comportement attentiste et prudent initial du président Obama et de son équipe de politique étrangère peut s’expliquer par des contraintes économiques et politiques très fortes. Il peut également être justifié par des considérations stratégiques liées aux alliés des États-Unis dans le Golfe Persique, qui craignent quant à eux les conséquences néfastes des révolutions au Moyen-Orient. À titre d’illustration, on peut noter que la décision tardive par l’administration Obama d’exhorter Moubarak à quitter le pouvoir a provoqué des incidents diplomatiques avec l’Arabie Saoudite – un allié clé des États-Unis de longue date- qui se sentait directement menacée par cette décision.

30 Enfin nous constatons que la rupture éventuelle du président Obama avec la conception des intérêts américains historiques doit être analysée comme une décision éminemment stratégique dans la mesure où la « doctrine Obama » cherche plutôt à faire rayonner l’Amérique par d’autres moyens, telle la diplomatie publique notamment. Mais il convient de demeurer conscient qu’il s’agit toujours là de défendre les intérêts américains, et en recourant à la force si nécessaire, comme le président Obama l’a démontré à travers l’assassinat d’Oussama Ben, le maintien de l’ouverture du camp de Guantanamo et l’intensification des attaques de drones au Pakistan et au Yémen.


Date de mise en ligne : 09/01/2012

https://doi.org/10.3917/come.079.0013

Notes

  • [1]
    A New Beginning. Discours du président Barack Obama au Caire le 9 juin 2009 [consulté en ligne le 30 octobre 2011]. Disponible sur : http://www.whitehouse.gov/issues/foreign-policy/presidents-speech-cairo-a-new-beginning
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    CROPSEY, Seth & FEITH, Douglas J. “The Obama Doctrine Defined”. Commentary, juillet/août 2011, 11-18. Douglas J. Feith était vice-secrétaire à la défense pour la planification politique sous George W. Bush. Il est maintenant rattaché à Hudson Institute. Seth Cropsey était vice sous-secrétaire de la marine sous Ronald Reagan et George H.W. Bush. Il est rattaché à Hudson Institute.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Obama, Barack. “Renewing American Leadership”. Foreign Affairs, juillet/ août 2007 [consulté en ligne le 31 octobre 2011]. Disponible sur : http://www.foreignaffairs.com/articles/62636/barack-obama/renewing-american-leadership
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    CROPSEY & FEITH, op.cit. p. 11-18.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    SLAUGHTER, Ann-Marie. “Good Reasons to be Humble”. Commonweal, le 15 février 2008, vol. CXXXV, n.3 [consulté en ligne le 31 octobre 2011). p. 1-3. Disponible sur : http://www.princeton.edu/~slaughtr/Commentary/Commonweal.pdf
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    SLAUGHTER, Anne-Marie. “Undoing Bush : Diplomacy”. Harper’s Magazine, juin 2007 [consulté en ligne]. p.58-60. Disponible sur : http://harpers.org/archive/2007/06/0081556
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    CROPSEY & FEITH, op.cit. p.11-18.
  • [18]
    Shanker, Tom. “U.S Planning Troop Buildup in Gulf After Exit From Irak”. The New York Times , le 30 octobre [consulté en ligne le 30 octobre 2011]. Disponible sur : http://www.nytimes.com/2011/10/30/world/middleeast/united-states-plans-post-iraq-troop-increase-in-persian-gulf.html?pagewanted=2&_r=1&hp
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    VAISSE, Justin. “Was Irving Kristol a Neoconservative ?” Foreign Policy, le 23 septembre 2009 [consulté en ligne le 31 octobre 2011]. Disponible sur : http://www.foreignpolicy.com/articles/2009/09/23/was_irving_kristol_a_neoconservative
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Intervention d’Ibrahim Warde le 14 octobre 2011.
  • [26]
    Intervention de Michele Dunne le 14 octobre 2011.
  • [27]
    Intervention de John Esposito le 14 octobre 2011.
  • [28]
    Intervention de Mona Eltahawy le 14 octobre 2011.
  • [29]
    Ibid.
  • [30]
    Intervention de Tarek Masoud le 14 octobre 2011.
  • [31]
    Interventions de Sarah Carapico et John P. Entelis le 14 octobre 2011.
  • [32]
    Ibid.
  • [33]
    Ibid.
  • [34]
    Intervention de Vali Nasr le 14 octobre 2011.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.85

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions