1 Confluences Méditerranée : Dans quels termes politiques se pose au Maroc le débat sur l'impunité des tortionnaires des années de plomb et quelles sont les divergences entre les ONG marocaines sur la question ?
2 Fouad Abdelmoumni : Le Maroc est institutionnellement une monarchie absolue et se veut un règne de despotisme éclairé. Les élites politiques sont en grande majorité associées à la représentation institutionnelle et à la mise en œuvre des politiques décidées par le Palais. Le régime se maintient convenablement grâce à l’affaiblissement des autres acteurs politiques par un jeu où répression, récupération, division et instrumentalisation se renforcent et se relaient. Le débat sur l’impunité est celui d'une transition avortée. A la chute du bloc soviétique, le positionnement du régime marocain s’est trouvé dévalorisé dans les enjeux géostratégiques et l’importance prise par les droits humains dans le discours occidental l’a rendu peu fréquentable dans son ancien habillage, alors qu’il n’avait aucun atout lui permettant de tenir la dragée haute aux principales sources d’où proviennent les investissements, l’aide, les prêts, les touristes et les informations crédibles, et vers où s’orientent les exportations, les émigrants et les regards. Ne pouvant se payer le luxe d’ignorer les coups de semonce car trop dépendant de l’échange avec l’Occident et de ses aides, l’Etat marocain a décidé de lâcher suffisamment de lest pour demeurer fréquentable, mais pas trop pour ne pas avoir à remettre en cause ses modalités fondamentales de fonctionnement. La période 1990-94 a connu la libération de centaines de détenus d’opinion et de disparus, et en particulier ceux des bagnes-mouroirs de Tazmamart (surtout pour les militaires) et de Agdz et Kalaât Mgouna (en particulier pour les Sahraouis). Les années 90 ont aussi connu l’intégration dans le gouvernement des partis politiques les plus en vue, tout en insistant sur le caractère « exécutif » (comprenez plénipotentiaire) de la monarchie marocaine et sur le caractère sacré (et donc n’ayant à rendre compte qu’à sa conscience) du monarque. Les évolutions favorables ont été fortement amplifiées par des partenaires internationaux à la recherche d’éléments susceptibles d’être positivés. Il convenait de « ferrer » la monarchie marocaine dans ses velléités d’ouverture, de chercher un effet de démonstration et d’entraînement à l’échelle locale et régionale, et de valoriser la performance propre des diplomaties occidentales au regard de leurs sociétés civiles. Les remises en cause acceptées et gérées par le pouvoir marocain ne pouvaient toutefois dépasser certaines limites : 1) Pas de mise en cause directe et publique de la responsabilité personnelle du roi Hassan II, décédé en 1999, dans les violations graves des droits humains. 2) Pas de déballage des responsabilités personnelles ou institutionnelles des parties qui ont causé, animé, cautionné, outillé ou couvert les exactions des « années de plomb ». 3) Pas de course contre la montre, l’effet catalyseur du changement politique devant être inhibé par la distillation et la reconnaissance au « goutte-à-goutte » des vérités des crimes commis. 4) Pas d’instances indépendantes ou judiciaires pour statuer sur les plaintes, le tout devant être orchestré comme des « gratifications royales », et non comme une justice qui s’impose à tous et qui amène l’Etat et ses responsables à demander le pardon ou à expier leurs crimes.
3 Les termes majeurs de l’offre actuelle peuvent être résumés comme suit : 1) L’ensemble des acteurs politiques reconnaît qu’il y a eu des exactions, mais les parties les plus impliquées ou les plus intéressées tendent pour le moins vers un constat de responsabilités partagées (les victimes des exactions auraient trempé dans des tentatives violentes de coups d’Etat ou voulu des révolutions ou l’indépendance du Sahara Occidental). 2) L’indemnisation / réhabilitation des victimes par l’Etat est aussi communément admise, bien que quelques voix s’élèvent pour considérer que les deniers publics doivent être récupérés auprès des fauteurs directs qui ont impliqué l’Etat dans leurs méfaits. 3) La justice se laisse exclure de tout le processus et est remplacée, par décision royale, par un Conseil consultatif auprès du roi, sans autorité juridictionnelle ni indépendance pleine. Ce Conseil a donné lieu à une Instance Equité et Réconciliation, elle aussi créée par édit royal, mais ayant parmi ses membres des personnes (tel Driss Lyazami, secrétaire général de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme) pour lesquelles il sera difficile de cautionner l’impunité. 4) L’Etat, les partis politiques et l’ensemble des porte-voix de la société civile s’accordent pour prévoir des garde-fous à même d’empêcher le renouvellement des violations massives et durables des droits humains. Ces garde-fous vont toujours rester confrontés à la nature profonde du régime absolutiste, qui ne peut admettre de rendre compte de tous ses agissements. Cela s’est vérifié en particulier depuis le renouvellement des disparitions et allégations de tortures systématiques depuis début 2001.
4 - Jusqu'à quel point la monarchie peut-elle rendre justice sans se remettre en cause ? N'y a-t-il pas sur ce terrain une opposition politique à la monarchie en pensant que monarchie et droits de l'Homme sont incompatibles au Maroc ?
5 La monarchie marocaine ne se met pas en péril en se dédouanant des crimes commis sous le règne de Hassan II. En fait, et comme toute force politique inscrite dans la durée, elle est amenée à déjuger certains des agissements commis en son nom. Il est certain que tous les fondateurs des monarchies actuelles d’Europe n’ont pas été des pacifistes notoires, et cela n’est pas rédhibitoire pour leur légitimité ou leur continuité. De même, Mohammed VI serait dans une situation très inconfortable si on devait le tenir comptable des milliers de victimes de son ancêtre Hassan 1er ou de la manière dont ses aïeux ont mis le Maroc sous la coupe de la France et de l’Espagne par calcul mesquin ou par infantilisme. D’ailleurs, les avis qui donnent la monarchie comme incapable de solder les comptes anciens sont ceux qui la figent dans toutes ses erreurs. Les principales décisions politiques à l’actif de Hassan II sont celles où il a renié des prétentions antérieures : cessation des hostilités à l’égard de l’Algérie depuis la guerre des Sables de 1963, reconnaissance de l’indépendance de la Mauritanie en 1969, libération des détenus d’opinion et des disparus à divers moments de son règne, association de nombre d’opposants à ses gouvernements. Le fait que des virages soient nécessaires en politique ne veut toutefois pas dire qu’ils peuvent être négociés sans précautions et sans coûts. Les droits humains et leur garantie sont effectivement antinomiques avec une monarchie absolue, souveraine, « exécutive » et sacrée. Il est donc légitime (et même nécessaire) que les opposants à la monarchie absolue profitent du débat sur les exactions du régime de Hassan II pour obtenir que la règle de droit devienne enfin souveraine et impersonnelle, et qu’elle s’impose à tous, y compris au roi et à son entourage. On peut même regretter que les « démocrates » ne soient pas suffisamment résolus et clairs dans cette approche, afin d’éviter tout risque de confrontation avec le toi, perçu comme l’acteur politique majeur unique du pays.
6 - Quelles sont les propositions faites par le gouvernement aux anciens prisonniers politiques pour fermer le dossier définitivement et pourquoi certains militants contestent-ils le Conseil Consultatif des droits de l'Homme ?
7 Le roi Hassan II a constitué un Conseil Consultatif des Droits de l’Homme en 1990. Ce Conseil a connu de nombreuses évolutions et donné lieu à plusieurs émanations, dont la dernière en date est la commission appelée Instance Equité et Réconciliation (IER), mise en place par Mohammed VI en 2004. L’offre du pouvoir peut se résumer à ce qui suit. Vient d’abord l’indemnisation (réhabilitation dans la nouvelle nomenclature) des victimes et de leurs ayants droit. Des centaines de dossiers avaient été traités par le CCDH, et l’IER déclare qu’elle est en train d’étudier quelque 2000 demandes. Vient ensuite l’établissement de la « vérité » sur les années de plomb (datées de 1956 à 1999), à charge que cette vérité soit établie par l’IER au plus tard en avril 2005 et soumise au roi, qui décidera de son sort. La vérité recherchée doit impérativement ne pas mettre en péril l’ordre public et la stabilité du pays. Viennent enfin les recommandations, par l’IER, de réformes visant à éviter le renouvellement des exactions. Ceci exclut explicitement la mise en cause des personnes responsables, la mise en question du système institutionnel et l’établissement de vérités qui mettraient à mal le régime ou sa politique (comme les vérités sur les excactions subies par les Sahraouis).
8 - Pourquoi certains anciens prisonniers trouvent-ils que les compensations matérielles ne règlent pas le problème définitivement ?
9 Parce qu’aucune compensation ne rendra jamais la vie, l’intégrité physique ou la jeunesse aux victimes, et parce qu’elle ne fera que traiter certaines des plaies héritées du passé, mais ne prémunira pas la société contre la reproduction de tels méfaits.
10 - A la faveur des arrestations opérées dans la mouvance islamiste après les attentats de Casablanca, Amnesty International a fait état de nombreux cas de torture. Pensez-vous que la torture a de l'avenir au Maroc ?
11 Tant que l’Etat et ses agents ne sont pas comptables de leurs agissements, le risque est patent de voir la torture reprendre de plus belle. La violence physique est toujours perçue comme « normale » par de larges franges de la société, et elle est couramment utilisée à l’encontre des enfants, voire à l’encontre de la femme. Sa légitimation est encore plus forte lorsqu’on la légitime par un « risque terroriste » ou bien qu’elle est appliquée à des « déviants » ; or, tous les opposants le sont dans les périodes de recours massif à l’unanimisme et au chauvinisme. Aujourd’hui, la seule prévention efficace est la levée de l’opacité sur les agissements de l’Etat et de l’impunité de ses agents. A terme, c’est évidemment l’éducation pour le respect de l’intégrité de la personne humaine qui nous prémunira contre la torture.