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Article de revue

La frontière entre humains et autres espèces redessinée par les sciences comportementales

Pages 75 à 85

Notes

  • [1]
    Le terme « animal » est, dans cette contribution, employé au sens courant pour désigner les espèces autres que les humains, bien que les humains soient bien sûr reconnus comme une espèce animale.
  • [2]
    Harriet Ritvo, « On the animal turn », Daedalus, vol. 136, n° 4, 2007, p. 118-122.
  • [3]
    Christine E. Webb, Peter Woodford et Élise Huchard, « Animal ethics and behavioral science : An overdue discussion », BioScience, vol. 69, n° 10, 2019 p. 778-788.
  • [4]
    Donald R. Griffin, « From cognition to consciousness », Animal Cognition, vol. 1, n° 1, 1998, p. 3-16.
  • [5]
    Carel P. van Schaik et Charles H. Janson, Infanticide by Males and its Implications, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
  • [6]
    Clive D. L. Wynne, « The perils of anthropomorphism », Nature, vol. 428, 2004, p. 606.
  • [7]
    Frans B. M. de Waal, « Anthropomorphism and anthropodenial : Consistency in our thinking about humans and other animals », Philosophical Topics, vol. 27, n° 1, 1999, p. 255-280.
  • [8]
    Irina Meketa, « A critique of the principle of cognitive simplicity in comparative cognition », Biology & Philosophy, vol. 29, n° 5, 2014, p. 731-745 ; Brian L. Keeley, « Anthropomorphism, primatomorphism, mammalomorphism : Understanding cross-species comparisons », Biology & Philosophy, vol. 19, n° 4, 2004, p. 521-540.
  • [9]
    Jane van Lawick-Goodall, « The behaviour of free-living chimpanzees in the Gombe Stream Reserve », Animal Behaviour Monographs, vol. 1, n° 3, 1968, p. 161-311.
  • [10]
    Elisabetta Visalberghi, Gloria Sabbatini, Alex H. Taylor et Gavin R. Hunt, « Cognitive insights from tool use in nonhuman animals », in Josep Call, Gordon M. Burghardt, Irene M. Pepperberg, Charles T. Snowdon, Thomas R. Zentall (éd.), APA Handbook of Comparative Psychology. Vol. 2 : Perception, Learning, and Cognition, Washington DC, American Psychological Association, 2017, p. 673-701.
  • [11]
    Kevin N. Laland et William Hoppitt, « Do animals have culture ? », Evolutionary Anthropology, vol. 12, n° 3, 2003, p. 150-159.
  • [12]
    James Fisher et Robert A. Hinde, « The opening of milk bottles by birds », British Birds, vol. 42, 1949, p. 347-357.
  • [13]
    Lucy Aplin, Damien Farine, Julie Morand-Ferron, Andrew Cockburn, Alex Thornton et Ben Sheldon, « Experimentally induced innovations lead to persistent culture via conformity in wild birds », Nature, vol. 518, 2014, p. 538-541.
  • [14]
    Andrew Whiten, Jane Goodall, William C. McGrew, Tsukasa Nishida, Vernon Reynolds, Yukimaru Sugiyama, Caroline E. G. Tutin, Richard W. Wrangham et Christophe Boesch, « Cultures in chimpanzees », Nature, vol. 399, 1999, p. 682-685.
  • [15]
    Susan Perry, « Social traditions and social learning in capuchin monkeys (Cebus) », Philosophical Transactions of the Royal Society B Biological Sciences, vol. 366, n° 1567, 2011, p. 988-996 ; Michael Krützen, Erik P. Willems, Carel P. van Schaik, « Culture and geographic variation in orangutan behavior », Current Biology, vol. 21, n° 21, 2011, p. 1808-1812.
  • [16]
    Simon W. Townsend et Marta B. Manser, « Functionally referential communication in mammals : The past, present and the future », Ethology, vol. 119, n° 1, 2013, p. 1-11.
  • [17]
    Sabrina Engesser, Amanda R. Ridley et Simon W. Townsend, « Meaningful call combinations and compositional processing in the southern pied babbler », Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, vol. 113, n° 21, 2016, p. 5976-5981.
  • [18]
    Sabrina Engesser, Jennifer L. Holub, Louis G. O’Neill, Andrew F. Russell et Simon W. Townsend, « Chestnut-crowned babbler calls are composed of meaningless shared building blocks », Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, vol. 116, n° 39, 2019, p. 19579-19584.
  • [19]
    Thomas Nagel, « What is it like to be a bat ? », The Philosophical Review, vol. 83, n° 4, 1974, p. 435-450.
  • [20]
    Philipp Low, Jaak Panksepp, Diana Reiss, David Edelman, Bruno Van Swinderen et Christof Koch, « The Cambridge declaration on consciousness », 2012, extrait de http://fcmconference.org/img/CambridgeDeclarationcOnConsciousness.pdf ; Jonathan Birch, Alexandra K. Schnell et Nicola S. Clayton, « Dimensions of animal consciousness », Trends in Cognitive Sciences, vol. 24, n° 10, 2020, p. 789-801.
  • [21]
    Gordon G. Gallup Jr., « Chimpanzees : Self-recognition », Science, vol. 167, n° 3914, 1970, p. 86-87.
  • [22]
    Gordon G. Gallup Jr. et James R. Anderson, « Self-recognition in animals : Where do we stand 50 years later ? Lessons from cleaner wrasse and other species », Psychology of Consciousness : Theory, Research, and Practice, vol. 7, n° 1, 2020, p. 46-58.
  • [23]
    Stephanie L. King et Vincent M. Janik, « Bottlenose dolphins can use learned vocal labels to address each other », Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, vol. 110, n° 32, 2013, p. 13216-13221.
  • [24]
    Christine E. Webb, Teresa Romero, Becca Franks et Frans B. M. de Waal, « Long-term consistency in chimpanzee consolation behaviour reflects empathetic personalities », Nature Communications, vol. 8, n° 292, 2017.
  • [25]
    James P. Burkett, Elissar Andari, Zachary V. Johnson, Daniel C. Curry, Frans B. M. de Waal et Larry J. Young, « Oxytocin-dependent consolation behaviour in rodents », Science, vol. 351, n° 6271, 2016, p. 375-378.
  • [26]
    Julen Hernandez-Lallement, Augustine Triumph Attah, Efe Soyman, Cindy M. Pinhal, Valeria Gazzola et Christian Keysers, « Harm to others acts as a negative reinforcer in rats », Current Biology, vol. 30, n° 6, 2020, p. 949-961.
  • [27]
    Annika S. Reinhold, Juan I. Sanguinetti-Scheck, Konstantin Hartmann et Michael Brecht, « Behavioral and neural correlates of hide-and-seek in rats », Science, vol. 365, n° 6458, 2019, p. 1180-1183.
  • [28]
    Christine E. Webb, Peter Woodford et Élise Huchard, « The study that made rats jump for joy, and then killed them », BioEssays, vol. 42, n° 6, 2020, p. 2000-2030.
  • [29]
    Comme y invite par exemple Baptiste Morizot, Manières d’être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes Sud, 2020.

Introduction.

1 La question de la place de l’homme dans le monde vivant connaît un nouvel essor dans nos sociétés contemporaines. Ce vieux débat est ravivé par de nombreux facteurs, comme les progrès dans la compréhension de la complexité des esprits des animaux [1], l’ampleur sans cesse croissante de l’exploitation animale, ou encore la notion d’Anthropocène, c’est-à-dire l’entrée dans une ère marquée par des changements sans précédent, d’origine humaine, affectant les écosystèmes terrestres. L’intérêt académique pour les animaux et les relations entre humains et non-humains s’est constamment étendu dans diverses disciplines, allant de l’anthropologie et de la psychologie à la sociologie et au droit, en passant par la philosophie et la littérature. Cette vague interdisciplinaire, qualifiée de « tournant animaliste [2] » représente une rupture dans notre façon de penser les autres espèces. En mettant l’accent sur l’unicité du règne animal (en y réintégrant les humains) et la proximité entre espèces (en montrant que les animaux ont des capacités cognitives, émotionnelles et une subjectivité plus semblables à celles des humains qu’on ne le pensait auparavant), ce tournant ressuscite des interrogations séculaires concernant la distinction entre humains et animaux.

2 Cette évolution dans notre conception des animaux est, au moins en partie, motivée par les découvertes des sciences du comportement animal. À l’appui des idées de Darwin sur la continuité naturelle entre les animaux et l’homme, les découvertes documentant les cultures animales et l’utilisation des outils, l’existence de personnalités, d’une conscience de soi, d’empathie et d’altruisme, la possibilité d’innovations, d’actions rationnelles, stratégiques et axées sur des objectifs, ont brouillé les divisions traditionnelles structurant les discussions historiques sur les spécificités humaines – y compris l’opposition entre nature et culture, entre animaux objets et sujets humains, entre actions instinctives et rationnelles.

3 Si les sciences humaines et sociales se sont attachées traditionnellement à comprendre les humains, et la zoologie les autres espèces, la frontière s’atténue aussi dans ce domaine, au profit d’une approche plus inclusive. Nous reviendrons ici sur le rôle joué par les sciences du comportement animal dans la (re)définition de ce qui sépare humains et non-humains. Nous discuterons d’abord des atouts et des limites de la perspective éthologique pour nourrir les réflexions sur la nature de cette frontière entre humains et non-humains. Nous donnerons ensuite des illustrations concrètes de la manière dont les recherches éthologiques interrogent nos représentations de cette frontière.

Atouts et limites du prisme éthologique sur la question des frontières.

4 Le courant éthologique de l’étude du comportement animal s’est structuré au milieu du xxe siècle dans une perspective évolutive, visant à comprendre la fonction des comportements à partir de leurs conséquences sur la valeur sélective darwinienne des individus, à savoir leurs performances en termes de survie et de reproduction. Comme une telle question n’a pas de sens en ce qui concerne les individus captifs, non soumis à la sélection naturelle, l’accent est alors mis sur l’importance d’étudier les animaux dans la nature (les approches contemporaines sont plus diversifiées). Il s’agit là d’une rupture avec la tradition expérimentale de la psychologie behavioriste, qui travaille dans les conditions contrôlées des laboratoires – jusqu’alors jugées indispensables à la rigueur de la démarche scientifique – en évaluant les performances (notamment cognitives) des animaux sur la base de tâches d’apprentissage artificielles souvent déconnectées des défis auxquels ils sont confrontés dans la nature. Les éthologues vont donc observer les animaux sauvages dans l’environnement qui a façonné leurs aptitudes sensorielles, émotionnelles et cognitives au cours de l’histoire évolutive. Cette nouvelle perspective permet d’appréhender leurs capacités en lien avec leurs univers perceptifs, portant ainsi les germes d’importantes découvertes à venir. De plus, les éthologues se focalisent sur les individus, car c’est à partir des variations individuelles qu’agit la sélection naturelle. Ils vont notamment s’appliquer à documenter l’« histoire de vie » des individus, de leur naissance à leur mort, à travers les grandes étapes de leur existence. Ce focus a vraisemblablement fait le lit de découvertes ultérieures sur les univers affectifs et cognitifs des individus, l’existence de personnalités distinctes ou encore le rôle de l’expérience dans les trajectoires comportementales individuelles, qui représentent autant d’éléments pour étayer l’hypothèse de la subjectivité animale.

5 En regard de tels apports, les approches scientifiques visant à documenter les expériences cognitives et émotionnelles animales se sont néanmoins heurtées à des limites [3]. Tout d’abord, la conviction persistante que les états mentaux des animaux sont une « boîte noire » inaccessible à la science [4] a limité le champ de ces investigations. Par ailleurs, certains cadres explicatifs majeurs des sciences du comportement animal ont contribué à minorer l’importance de la vie mentale et émotionnelle des animaux. En particulier, les éthologues, formés pour se concentrer sur la valeur sélective d’un trait, négligent souvent les explications plus immédiates du comportement. Par exemple, le comportement d’infanticide est typiquement abordé en termes de coûts et de bénéfices évolutifs, sans que soit posée la question de l’émotion sous-jacente du tueur, ou de ses motivations immédiates [5]. Ces explications évolutives fonctionnelles, bien que valables en elles-mêmes, offrent une vue très limitée des émotions, des perceptions, de l’intentionnalité, ou de la conscience des animaux.

6 D’autres limitations empiriques ont ralenti le développement de l’éthologie cognitive. Le fait d’éviter d’attribuer aux animaux non-humains – ou même d’étudier chez eux – des traits moralement pertinents comme le libre arbitre, les intérêts ou les émotions reflète un biais historique, lié à la mise en garde contre les dangers de l’anthropomorphisme [6]. Outre que ce biais a façonné les questions de recherche, le cadre interprétatif des résultats a traditionnellement tendance à défavoriser les hypothèses « anthropomorphiques », selon lesquelles des mécanismes similaires sous-tendraient les similitudes comportementales observées entre humains et non-humains. Même l’étude d’espèces phylogénétiquement proches des humains, comme les grands singes, en est affectée : un phénomène révélateur, qualifié d’« anthropodéni » par Frans de Waal [7]. Or, selon les principes de la biologie évolutive, l’explication la plus parcimonieuse dans de tels cas est celle qui suppose que des processus similaires chez des espèces étroitement apparentées émergent d’une ascendance commune (« parcimonie phylogénétique »). L’évolution de processus cognitifs distincts qui généreraient des manifestations comportementales similaires chez des espèces très apparentées est en effet improbable. De Waal note également que c’est lors de l’examen des capacités cognitives ou émotionnelles que les explications mécanistes simples sont généralement préférées à la parcimonie phylogénétique. En revanche, lorsqu’ils étudient les traits physiologiques ou anatomiques, les scientifiques n’ont aucun problème à invoquer la similitude humain-animal (de Waal, 1999). Une littérature épistémologique croissante permet aujourd’hui aux scientifiques d’approfondir cette réflexion [8].

7 Malgré ces limites, les sciences du comportement ont ouvert un champ d’investigation créatif, où ont été réalisées d’importantes découvertes, dont la portée dépasse déjà les frontières disciplinaires.

Des avancées éthologiques décisives à l’interface entre humains et non-humains.

8 Quelques exemples viendront ici illustrer les progrès de nos connaissances relatives à quatre concepts structurants pour les débats philosophiques traditionnels autour de la question des frontières entre humains et non-humains : (i) l’utilisation et la confection d’outils, (ii) la communication symbolique, (iii) la culture, et (iv) la conscience. De nombreux autres traits seraient pertinents pour aborder cette vaste question, et chaque domaine de recherche est ici survolé. L’idée est en effet de s’en tenir, modestement, à l’évocation de quelques études pionnières ou historiques, du fait de leur originalité ou de leur rigueur, pour donner un aperçu concret de la richesse des capacités cognitives et émotionnelles d’autres espèces, ainsi que des approches scientifiques permettant de telles découvertes.

L’étude des technologies animales.

9 La découverte de l’utilisation d’outils par les animaux est l’une des premières brèches éthologiques ouvertes dans nos représentations de la frontière entre humains et non-humains. Elle date des travaux pionniers de Jane Goodall, dans les années 1960, qui ont fourni les premières descriptions d’usage d’outils chez les chimpanzés de Gombe [9]. Les travaux ultérieurs ont considérablement élargi le spectre taxonomique des espèces « technologiques », y incluant d’autres mammifères et oiseaux, comme les corneilles de Nouvelle-Calédonie, dont les performances en termes de confection d’outils sont tout simplement étonnantes, et même des poissons et des invertébrés [10]. Certaines espèces utilisent les outils de façon flexible, c’est-à-dire dans différents contextes, pour atteindre différents objectifs ou résoudre des problèmes inédits. De telles capacités d’innovation et de résolution de problème chez les animaux non-humains vont à l’encontre des divisions que l’on fait traditionnellement entre des comportements humains qui seraient largement appris et des comportements animaux, strictement instinctifs et génétiquement déterminés.

L’étude des cultures animales.

10 Les comportements technologiques ont ouvert un champ de recherches sur les comportements d’origine culturelle chez les animaux, longtemps freiné par la difficulté à identifier une définition de la culture pouvant s’appliquer aux animaux [11]. Les études comportementales s’accordent souvent aujourd’hui pour considérer comme d’origine culturelle un comportement lorsqu’il remplit deux conditions : (1) on observe une variation de ce comportement entre différents groupes ou populations d’une même espèce, et (2) les variants comportementaux sont socialement transmis par apprentissage au sein d’une population.

11 Plusieurs exemples historiques de phénomènes culturels chez les animaux sont devenus classiques. Ainsi, l’expansion géographique spectaculaire d’une innovation comportementale des mésanges, consistant à percer l’opercule des bouteilles de lait, a pu être documentée en Angleterre au milieu du xxe siècle [12]. Une étude expérimentale récente sur les mésanges sauvages d’Oxford a pu démontrer la transmission sociale de certains comportements [13]. En entraînant une poignée d’individus, les « démonstrateurs », à actionner un mécanisme particulier d’ouverture d’un distributeur de nourriture, puis en les relâchant, les scientifiques ont pu suivre l’expansion progressive de leur compétence au reste de leur groupe social. Les courbes de diffusion du comportement révélaient une accélération progressive de l’acquisition de la compétence à mesure que le nombre d’informateurs (individus compétents) augmentait, témoignant d’un processus de conformisme social, où chaque oiseau adopte un comportement préférentiellement à mesure qu’il devient majoritaire. Cette étude démontre les mécanismes d’établissement d’un nouveau trait culturel dans une population naturelle.

12 Suivant une approche plus anthropologique, plusieurs primatologues se sont regroupés pour inventorier la présence ou l’absence d’une quarantaine de comportements présumés d’origine culturelle, notamment à travers une palette de variations dans les techniques d’utilisation d’outils, dans six populations de chimpanzés [14]. Cette étude a montré que chaque population avait un répertoire comportemental distinct, et a ensuite été répliquée chez d’autres primates [15]. Notre compréhension des traditions culturelles chez les animaux ne fait que débuter, puisque les éthologues se sont pour le moment surtout attachés à démontrer leur existence. Ils font désormais face à l’immense tâche visant à quantifier la part respective des comportements appris et innés dans le répertoire comportemental de différentes espèces.

L’étude de la communication animale.

13 Si les vocalisations animales ont longtemps été considérées comme l’expression d’émotions simples (comme la peur, la joie ou l’excitation), les études récentes commencent à dévoiler leur complexité et leur efficacité dans la transmission d’informations. Une découverte pionnière des années 1980, sur les singes vervets, a révélé la nature référentielle de leur communication, c’est-à-dire qu’un son leur permet de coder vocalement les caractéristiques d’un objet référent, donc de transmettre de l’information sur cet objet [16]. Ainsi, les vervets emploient un cri d’alarme particulier lorsqu’ils sont menacés par un prédateur aérien, auquel tout le groupe réagit en cherchant un abri sous les broussailles. Un autre cri est employé en présence d’un serpent, auquel les autres individus réagissent en s’immobilisant pour scruter les environs. Enfin, un troisième type de cri, émis en présence d’un prédateur terrestre comme un léopard, va pousser le groupe à grimper dans les arbres. Des cris d’alarme différenciés ont depuis été identifiés chez de nombreux mammifères et oiseaux. Des travaux plus récents ont montré que de telles vocalisations pouvaient être combinées pour aboutir à une signification dérivée altérant le sens des vocalisations simples, dans une forme de syntaxe basique chez certains oiseaux [17], ou encore que la combinaison de sons simples dénués de sens pouvait produire une signification, comme l’assemblage de syllabes permet de former des mots dans le langage humain [18]. Des indices s’accumulent donc lentement, suggérant que le langage humain ne représente pas une rupture qualitative dans l’évolution des systèmes de communication, mais presque tout reste à faire pour parvenir à déchiffrer le contenu informatif des échanges vocaux des animaux.

L’étude des consciences animales.

14 Comme cela a été précédemment évoqué, la conscience n’a jamais fait l’objet d’une définition consensuelle. Elle est parfois considérée comme inaccessible aux sciences expérimentales [19]. Le terme de « conscience » regroupe des entités comme la sentience (aptitude à ressentir des émotions et à percevoir des expériences subjectives), la conscience de soi, l’intentionnalité, l’empathie (capacité à percevoir les émotions des autres ou des formes plus élaborées de conscience des autres, consistant à leur prêter des intentions et des savoirs, à travers un concept de « théorie de l’esprit »). Ces dernières années, le débat sur la conscience des animaux s’est largement déplacé de la question de savoir si les animaux non-humains sont conscients à celle de préciser quelles espèces sont conscientes et quelles formes leurs expériences conscientes peuvent prendre [20].

15 Un test historique permettant d’objectiver la conscience de soi est le test du miroir [21]. Il consiste à dessiner une tache sur un animal endormi, puis à le placer face à un miroir, une fois réveillé, pour observer sa réaction. Va-t-il observer cette tache spontanément, montrant ainsi qu’il se reconnaît dans le miroir ? Quelques vertébrés, notamment certains grands singes et les éléphants, ont passé le test de façon répétable avec succès. La liste des espèces lauréates, qui pourrait s’étendre à d’autres mammifères, oiseaux, ou encore à certains poissons et même à des fourmis, est loin de faire consensus dans la communauté scientifique [22]. Par ailleurs, de nombreux travaux en cours tentent d’enrichir notre compréhension de la conscience de soi à travers d’autres dimensions que la seule conscience de l’apparence corporelle. Par exemple, une étude sur les grands dauphins montre qu’ils émettent des vocalisations personnalisées, apprises durant leur développement, qui semblent avoir la même fonction que nos prénoms : l’individu répond quand on l’appelle par cette signature, et les autres membres du groupe l’utilisent pour s’adresser à lui [23] – une découverte importante intervenant à l’appui de l’idée d’une expérience subjective de ces mammifères.

16 Un autre champ d’investigation très actif est lié à l’empathie. Ces recherches ont été initiées par l’observation de comportements de consolation chez les jeunes chimpanzés, qui s’expriment à travers une interaction affiliative (affectueuse) envers un individu stressé, lui procurant un apaisement [24]. Mais les études expérimentales récentes portant sur l’empathie chez les rongeurs sont particulièrement remarquables, ce qui s’explique par la facilité à expérimenter sur ce groupe et va à l’encontre des représentations souvent négatives que nous en avons. Ainsi, une démonstration expérimentale a permis il y a peu d’objectiver des comportements empathiques chez les campagnols des champs [25], en montrant que le partenaire de couple d’un campagnol qui vient de subir un stress expérimental lui témoigne spontanément des comportements affiliatifs apaisants, élicités par l’ocytocine, une hormone liée à la maternité et aux comportements prosociaux, partagée par tous les mammifères. Plus récemment, une autre étude a démontré que les rats faisaient preuve d’une aversion au fait de nuire à autrui [26]. Des rats entraînés à actionner des leviers pour se procurer des friandises cessaient spontanément d’utiliser un levier s’il produisait une décharge électrique désagréable sur le sol du voisin. Une telle aversion est régulée, comme chez l’humain, par le cortex cingulaire antérieur.

17 Un autre domaine de recherche questionne l’existence chez les animaux d’une théorie de l’esprit, permettant aux individus de prêter des intentions ou des savoirs aux autres. Toujours chez les rongeurs, une étude vient de montrer les capacités des rats à jouer à cache-cache avec des humains [27]. Lors d’une expérience innovante, des chercheurs ont formé des rats pour participer à un jeu de rôle : il s’agissait de « se cacher » (se tapir dans une cachette en attendant d’y être trouvé par l’expérimentateur humain) et de « chercher » (chercher des expérimentateurs cachés jusqu’à les trouver). Non seulement les rats ont rapidement appris à jouer et à changer de rôle, adoptant tantôt la perspective de l’individu qui cherche, tantôt celle de celui qui se cache, mais ils ont semblé trouver le jeu intrinsèquement gratifiant. Cette approche favorisant la participation volontaire des rats à l’expérience (bien qu’on puisse regretter qu’ils aient été sacrifiés pour le protocole neurobiologique associé [28]) représente une rupture par rapport aux méthodologies traditionnelles, qui reposent sur un conditionnement strict du comportement. Les résultats révèlent des capacités de prise de perspective insoupçonnées chez des rongeurs.

18 Ces avancées dévoilent, chaque jour un peu plus, une part de la dimension subjective de l’existence d’autres espèces. Si ce rapide tour d’horizon a laissé de côté des pans entiers de la science, comme les recherches liées aux personnalités ou à la complexité émotionnelle des non-humains, plusieurs exemples présentés dans cet article mettent en évidence leurs capacités d’innovation, le poids de l’expérience et des apprentissages individuels dans leurs comportements, leur aptitude à éprouver une forme de conscience de soi ou des autres.

Conclusion.

19 La portée de tels travaux est loin d’être facile à appréhender, car ils viennent bousculer les représentations traditionnelles de la frontière entre humains et non-humains, souvent construites de façon introspective, à savoir en nous regardant nous-mêmes plutôt qu’en nous tournant vers les autres espèces pour interroger leurs capacités. La nouvelle vision des animaux véhiculée par les sciences du vivant a sans doute contribué à interroger les sciences humaines, qui se sont, à leur tour, emparées de cette thématique. Un tel mouvement bénéficie en retour aux sciences expérimentales dont le regard sur leurs objets d’étude (perçus de plus en plus comme des sujets) change progressivement, dans un jeu de miroir vertueux. Établir et entretenir des ponts disciplinaires semble indispensable pour rendre compte de façon holistique de la complexité et de l’altérité de la vie mentale des animaux, en particulier à travers l’étude de certains concepts – tels que la culture, la conscience ou la subjectivité – dont l’histoire académique appartient aux sciences humaines et sociales, plus qu’aux sciences naturelles.

20 Ces travaux interpellent plus largement la société au sujet de la place de l’humain dans la nature ; ici aussi, les dernières décennies sont marquées par une mutation de notre regard sur les animaux, qui se traduit notamment par une évolution perceptible de nos valeurs morales. Il est possible que le rôle des éthologues dans la dynamique de ce changement sociétal se soit limité à la phase d’amorce de ce mouvement. De fait, la science n’a pas de fonction normative, et c’est à la société d’intégrer les savoirs issus du progrès scientifique dans ses débats éthiques. Les sciences comportementales continueront toutefois à jouer un rôle majeur dans la diffusion des connaissances, en permettant de mieux comprendre et appréhender les autres animaux, et pourront accompagner le changement de nos pratiques envers eux, en apportant leur caution à ces nouvelles valeurs et en les éclairant, jusque dans leurs traductions politique et juridique.

21 Finalement, on peut espérer que ces travaux contribuent, à leur humble mesure, à nourrir une réflexion permettant aux humains d’inventer des modes de coexistence plus respectueux du monde vivant. L’éthologie, que l’on désigne aussi plus récemment par l’expression « écologie comportementale », est une branche de l’écologie évolutive, au croisement des comportements individuels, des dynamiques des populations et des équilibres écosystémiques. De ce fait, elle peut procurer un support empirique et une perspective naturaliste soucieuse des individus comme des populations et dépourvue d’anthropocentrisme, pour articuler notamment les éthiques animale et environnementale (parfois perçues comme antagonistes). Elle peut aussi contribuer à repeupler notre monde [29], extérieur comme intérieur, en nous dévoilant la complexité, l’altérité et la richesse des formes de vie qui habitent la Terre avec nous, que nous avons pendant si longtemps méconnues, méprisées ou réduites à de simples ressources et qu’il est peut-être temps d’envisager comme voisines, partenaires, ou simplement « autres » au plein sens du terme.


Mots-clés éditeurs : propre de l’homme, comportement, frontière homme-animal, éthologie

Date de mise en ligne : 27/04/2022

https://doi.org/10.3917/commu.110.0075

Notes

  • [1]
    Le terme « animal » est, dans cette contribution, employé au sens courant pour désigner les espèces autres que les humains, bien que les humains soient bien sûr reconnus comme une espèce animale.
  • [2]
    Harriet Ritvo, « On the animal turn », Daedalus, vol. 136, n° 4, 2007, p. 118-122.
  • [3]
    Christine E. Webb, Peter Woodford et Élise Huchard, « Animal ethics and behavioral science : An overdue discussion », BioScience, vol. 69, n° 10, 2019 p. 778-788.
  • [4]
    Donald R. Griffin, « From cognition to consciousness », Animal Cognition, vol. 1, n° 1, 1998, p. 3-16.
  • [5]
    Carel P. van Schaik et Charles H. Janson, Infanticide by Males and its Implications, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
  • [6]
    Clive D. L. Wynne, « The perils of anthropomorphism », Nature, vol. 428, 2004, p. 606.
  • [7]
    Frans B. M. de Waal, « Anthropomorphism and anthropodenial : Consistency in our thinking about humans and other animals », Philosophical Topics, vol. 27, n° 1, 1999, p. 255-280.
  • [8]
    Irina Meketa, « A critique of the principle of cognitive simplicity in comparative cognition », Biology & Philosophy, vol. 29, n° 5, 2014, p. 731-745 ; Brian L. Keeley, « Anthropomorphism, primatomorphism, mammalomorphism : Understanding cross-species comparisons », Biology & Philosophy, vol. 19, n° 4, 2004, p. 521-540.
  • [9]
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  • [26]
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  • [27]
    Annika S. Reinhold, Juan I. Sanguinetti-Scheck, Konstantin Hartmann et Michael Brecht, « Behavioral and neural correlates of hide-and-seek in rats », Science, vol. 365, n° 6458, 2019, p. 1180-1183.
  • [28]
    Christine E. Webb, Peter Woodford et Élise Huchard, « The study that made rats jump for joy, and then killed them », BioEssays, vol. 42, n° 6, 2020, p. 2000-2030.
  • [29]
    Comme y invite par exemple Baptiste Morizot, Manières d’être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes Sud, 2020.

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