Couverture de COMMU_109

Article de revue

Les nuances du regard des enfants

Pages 169 à 189

Notes

  • [1]
    Pantxika Béguerie, Le Retable d’Issenheim : musée d’Unterlinden, Colmar, Strasbourg, La Nuée Bleue, 1991.
  • [2]
    François-René Martin, Michel Menu et Sylvie Ramond, Grünewald, Paris, Hazan, 2012.
  • [3]
    Romain Thomas, « Couleur, lumière, matière : une contribution à l’étude de la couleur dans l’œuvre de Grünewald », in Technè, n° 26, 2007, p. 7-19.
  • [4]
    Pantxika Béguerie et Georges Bischoff, Grünewald : le maître d’Issenheim, Tournai, Casterman, 1996.
  • [5]
    Joris-Karl Huysmans, Là-bas, Paris, Tresse et Stock, 1891.
  • [6]
    Joris-Karl Huysmans, Trois primitifs : les Grünewald du musée de Colmar, le Maître de Flemalle et la Florentine du musée de Francfort-sur-le-Main, Paris, L. Vanier, 1905.
  • [7]
    Joris-Karl Huysmans, Trois primitifs…, op. cit., p. 53.
  • [8]
    L’exposition est un partenariat entre l’école maternelle InfânciaS et la faculté d’éducation de l’université fédérale de Rio Grande do Sul (UFRGS). Le projet est dirigé par Magali Oliveira Frassão et Leni Vieira Dornelles.
  • [9]
    Christopher Turner, « Through the eyes of a child : art toys », Tate Etc., n° 19, 2010, p. 94-107.
  • [10]
    Thérèse Collins, « La perception visuelle », in Thérèse Collins, Daniel Andler et Catherine Tallon-Baudry (dir.), La Cognition : du neurone à la société, Paris, Gallimard, 2018, p. 239-269.
  • [11]
    François Molnar, « About the role of visual exploration in aesthetics », in H. I. Day (ed.), Advances in Intrinsic Motivation and Aesthetics, New York, Plenun Press, 1981, p. 385-413.
  • [12]
    R. John Leigh et David S. Zee, « Visual fixation », in The Neurology of Eye Movements, New York, Oxford University Press, 2015, p. 12-13.
  • [13]
    Pablo Fontoura, Jean-Marie Schaeffer et Michel Menu, « The vision and interpretation of paintings : Bottom-up visual processes, top-down culturally informed attention, and aesthetic experience », ETRA ‘19 : Proceedings of the 11th ACM Symposium on Eye Tracking Research & Applications, juin 2019, n° 51, p. 1-3.
  • [14]
    L’oculomètre utilisé dans cette étude est le Tobii Pro Glasses 2 (100 Hz). Le logiciel utilisé pour traiter les données d’oculométrie est le Tobii Pro Lab version 1.138.26138(64x). Un calibrage standard d’un point, proposé par le fabricant de l’appareil, a été employé avant chaque observation à l’aide du logiciel Tobii Pro Glasses Controller (64bit) installé sur une tablette portable, tenue à 2 mètres de distance en moyenne des observateurs. Un rapport de qualité des données a été réalisé postérieurement à l’aide du logiciel GlassesViewer (Diederick C. Niehorster, Roy S. Hessels et Jeroen S. Benjamins, « GlassesViewer : Open-source software for viewing and analyzing data from the Tobii Pro Glasses 2 eye-tracker », Behavior Research Methods, n° 52, 2020, p. 1244-1253), signalant une précision moyenne de 1,74° (SD = 1,24°) et 18 % de perte de données. En raison du caractère mobile de l’oculomètre, il n’a pas été possible d’évaluer l’exactitude des enregistrements. Pourtant, afin de garantir la plus grande exactitude possible, un test visuel a été réalisé avant chaque observation, au cours duquel on a demandé aux observateurs de regarder un point spécifique de la salle afin de vérifier si l’appareil identifiait correctement la cible recherchée. La qualité des données a été prise en compte pour définir les zones d’intérêt et leurs marges.
  • [15]
    Kenneth Holmqvist, Marcus Nyström, Richard Andersson, Richard Dewhurst, Halszka Jarodzka et Joost Van De Weijer, Eye-tracking : A Comprehensive Guide to Methods and Measures, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 358.
  • [16]
    Kenneth Holmqvist et al., Eye-tracking…, op. cit., p. 377.
  • [17]
    Ibid., p. 389.
  • [18]
    Romain Thomas, « Couleur, lumière, matière : une contribution à l’étude de la couleur dans l’œuvre de Grünewald », art. cit., p. 9.
  • [19]
    Les enfants qui ont participé à cette étude sont d’origine européenne/occidentale, ce qui explique que l’image de Jésus leur soit familière.
  • [20]
    Michael Baxandall, Patterns of Intention : On the Historical Explanation of Pictures, New Haven, Yale University Press, 1986.
  • [21]
    Michael Baxandall, Painting and Experience in Fifteenth Century Italy : A Primer in the Social History of Pictorial Style, Oxford, Oxford University Press, 1988.

Introduction.

1Voir et regarder une œuvre picturale mimétique est un processus éminemment complexe, d’ordre perceptif, cognitif et appréciatif (du moins lorsque ce regard s’inscrit dans une attitude d’attention esthétique/artistique). Pour le comprendre, nous devons prendre en compte, d’une part, les contraintes et structurations visuelles génériques qui sont responsables des étapes pré-attentionnelles du traitement des stimuli visuels ; d’autre part les cadres, habitus, biais, etc., d’ordre culturel (et donc aussi historique) qui informent l’attention visuelle et le traitement proprement cognitif de l’image ; et enfin les dimensions émotive et hédonique de l’expérience qui nourrissent l’appréciation (positive ou négative) de l’image ou de l’œuvre en question, qui résultent elles-mêmes de l’interaction de réactions de base ancrées dans la psychophysiologie de l’image, de cadres et préjugements culturels et de préférences visuelles individuelles. Toutes ces dimensions sont agissantes aussi dans la vision quotidienne du monde. Mais le regard sur les images dépend de manière particulièrement forte de notre capacité à faire interagir la dimension proprement perceptive (visuelle) avec la multitude de « grammaires » culturelles qui contribuent à la structuration attentionnelle et à l’appréciation de l’« objet » vu et regardé. De ce fait, étudier l’expérience visuelle d’images, et en particulier d’œuvres picturales, ne peut pas ne pas comporter un moment interdisciplinaire fort, une rencontre entre sciences sociales et psychophysiologie de la vision. C’est dans cette perspective générale que la présente étude s’inscrit.

2Dans le cadre de cet article, nous nous intéresserons à la question plus spécifique de la relation entre l’âge des spectateurs et les modalités de l’expérience visuelle des œuvres picturales. Regardons-nous tous de la même façon, que nous soyons des enfants, des adultes ou des « seniors » ? Ou se peut-il que l’on approche les œuvres, par la vision, de façon spécifique selon l’âge que l’on a ? Nous nous intéresserons uniquement ici à l’enfance, pour des raisons de place, mais aussi parce que le regard des enfants est un objet particulièrement important pour la question de l’interaction entre la maturation proprement biologique et psychologique des processus visuels et les faits d’acculturation. De cette question, en elle-même très complexe, nous n’étudions qu’un seul aspect : la manière dont les enfants parcourent (au sens le plus littéral du terme) les œuvres picturales visuellement. Et nous n’envisagerons cet aspect lui-même qu’à travers une étude de cas concrète. Nous espérons cependant qu’en dépit de ces limitations très importantes de notre objet d’étude et du nombre restreint d’enfants étudiés, nous pourrons dégager quelques hypothèses et éléments de réponse dépassant le niveau trivial.

L’œuvre : Le Retable d’Issenheim.

3Le Retable d’Issenheim [1512-1516] [1] est une œuvre majeure de Matthias Grünewald [2], située au musée Unterlinden, à Colmar, en France. Ce triptyque est un des joyaux de la Renaissance allemande. Il représente les épisodes de la vie du Christ de façon à la fois réaliste et fantastique. Il est composé de dix panneaux respectivement intitulés Crucifixion (1), Saint Sébastien (2), Saint Antoine (3) et Prédelle (4) (figure A) ; Résurrection (5) et Annonciation (6) (figure B), Concert des anges (7) et Nativité (8) (figure C) ; Tentation de saint Antoine (9) et Visite de saint Antoine à saint Paul (10) (figure D) ; et d’un ensemble de sculptures (11) réalisé par le sculpteur du gothique tardif Nicolas de Haguenau (figure E) (*).

4Au premier abord, le Retable assaille le regard par sa richesse extrême en différenciations proprement visuelles : les couleurs y sont employées de façon intense et diversifiée, sous la forme de dégradés, de contrastes et de teintes qui incarnent métaphoriquement la matière et la lumière, les lignes sont d’une grande force expressive et les compositions sont saturées d’éléments de représentation multiples [3]. Ce dernier point ne saurait être surestimé : l’histoire du Christ et de Marie, la vie de saint Antoine et toutes les autres scènes sont montrées de façon complexe. Y figurent de multiples personnages connus et inconnus, des objets divers, des animaux, des paysages, et même des monstres fantastiques, qui stimulent l’imagination. C’est aussi une œuvre matériellement très imposante : elle occupe tout l’espace d’une ancienne chapelle et exige que le spectateur, qui ne peut jamais la saisir dans son ensemble, se livre à une véritable déambulation ; on ne peut la voir que par étapes successives, en parcourant la chapelle et en découvrant au fur et à mesure les différents panneaux correspondant aux épisodes de l’histoire du Christ. Enfin, le Retable possède une dimension transcendante liée à son histoire : il était censé contribuer à l’apaisement psychologique et spirituel des spectateurs. Plus précisément, il était destiné à soulager les maux des personnes atteintes d’ergotisme, une maladie causée par l’ergot du seigle et responsable d’éruptions cutanées sévères et d’hallucinations. À l’époque de la création du Retable, les personnes atteintes de cette maladie se dirigeaient vers l’ordre des Antonins (le commanditaire du Retable), en quête d’espoir : si le Christ avait réussi à surmonter sa souffrance, les malades seraient probablement sauvés, eux aussi [4].

Figure A – Saint Sébastien (1), Crucifixion (2), Saint Antoine (3) et Prédelle (4).

Figure A – Saint Sébastien (1), Crucifixion (2), Saint Antoine (3) et Prédelle (4).

Figure B – Résurrection (5) et Annonciation (6).

Figure B – Résurrection (5) et Annonciation (6).

Figure C – Concert des anges (7) et Nativité (8).

Figure C – Concert des anges (7) et Nativité (8).

Figure D – Tentation de saint Antoine (9) et Visite de saint Antoine à saint Paul (10).

Figure D – Tentation de saint Antoine (9) et Visite de saint Antoine à saint Paul (10).

Figure E – Sculptures (11).

Figure E – Sculptures (11).

(*) Ces images sont reproduites avec l’aimable autorisation du musée Unterlinden.

5Que reste-t-il de cette fonction de l’œuvre de nos jours ? C’est difficile à dire, mais il est certain que depuis sa redécouverte, au cours du xixe siècle, le Retable ne cesse de fasciner artistes, amateurs d’art et visiteurs néophytes qui viennent du monde entier pour le voir. C’est d’ailleurs en grande partie à l’écrivain et critique d’art français Joris-Karl Huysmans (1848-1907) qu’est due la redécouverte de l’œuvre : il la décrit à la fois dans son roman de 1891, Là-bas[5], et dans un texte intitulé « Les Grünewald du musée de Colmar », publié dans Trois primitifs, en 1905 [6], où il souligne notamment les aspects par lesquels cette œuvre défie l’attention du spectateur. Huysmans note ainsi :

6

La Tentation de saint Antoine, il dut s’y plaire, car les expressions les plus convulsives, les formes les plus extravagantes, les tons les plus véhéments s’accordaient avec ce sabbat de démons livrant bataille au moine. Et il ne s’est pas fait faute de bondir dans l’au-delà cocasse : mais si sa Tentation est d’un mouvement et d’un coloris extraordinaires, elle est, en revanche, confuse. Elle est si singulièrement enchevêtrée que les membres de ces diables ne se distinguent plus les uns des autres et que l’on serait bien en peine d’assigner à tel animal telle patte, à tel volatile telle aile, qui écorchent ou égratignent le saint [7].

Pourquoi étudier le regard des enfants sur le Retable d’Issenheim ?

7Il y a d’abord une raison d’ordre général qui justifie une telle étude : le regard des enfants sur les œuvres d’art visuelles a été peu analysé, sinon dans une perspective didactique ou dans des recherches en psychologie ne s’y intéressant que dans le cadre d’une préhistoire du regard adulte. L’une des rares exceptions à ce constat que nous ayons pu rencontrer est l’exposition « Ver diferentes ver(sões) é legal ! » (« Voir différentes versions(visions) est cool ! » [2017]), au musée de l’université fédérale de Rio Grande do Sul, à Porto Alegre (Brésil), qui a été conçue entièrement par des enfants, et non pour les enfants. À cette occasion, les enfants ont été les créateurs, les commissaires, les co-organisateurs, ainsi que les médiateurs pour le public adulte d’une exposition entière [8]. Et s’il est vrai que certains artistes modernes et contemporains, comme Klee, Picasso, Braque, Mondrian, Basquiat ou Warhol se sont intéressés aux gestes créateurs propres des enfants [9], de nos jours encore, peu d’importance est accordée à l’interprétation que les enfants font des œuvres créées et consacrées par les adultes.

8La seconde raison tient à la spécificité du Retable : il constitue un objet d’étude particulièrement intéressant pour une analyse de l’expérience visuelle du public jeune. En effet, comme nous l’avons déjà indiqué, il possède une puissance de présentification très forte, ce qu’il représente, ce dont il fait le récit, est d’une grande richesse et offre de multiples niveaux de lecture, et enfin, il est très expressif. Nous verrons notamment que les enfants sont fascinés par le panneau qui représente la tentation de saint Antoine, sans doute parce qu’ils sont sensibles aux caractéristiques soulignées par Huysmans : les enfants aiment la variété et tolèrent généralement très bien les discordances perceptives ou intellectuelles. Cependant, il s’agit d’une œuvre qui, par sa richesse, constitue un défi pour l’attention tout autant que pour la compréhension, c’est-à-dire qu’elle semble à première vue particulièrement difficile d’accès pour des enfants. D’où l’intérêt d’étudier leurs réactions.

Une étude oculométrique du parcours du regard des enfants face au Retable.

9Les mouvements des yeux sont une source de connaissance importante pour étudier la vision et son rapport avec le fonctionnement du cerveau. Ils nous donnent des pistes sur la cognition humaine, notamment sur la mémoire, la prise de décision, la réalisation de tâches, le traitement de l’information [10], mais aussi sur notre exploration esthétique [11]. Pour que l’on voie de façon nette, il faut que les images soient positionnées de façon relativement stable, pendant une durée plus ou moins longue, sur la région de la rétine appelée « fovéa ». C’est en effet cette région qui concentre le plus grand nombre de cellules photosensibles permettant l’identification des couleurs et des formes. Pendant l’observation, les yeux ne cessent de faire des mouvements horizontaux, verticaux et en diagonale très rapides, appelés « saccades », à la recherche de zones du champ visuel susceptibles de présenter des informations pertinentes ou significatives pour le traitement du stimulus. Chaque fois qu’un objet d’intérêt se présente nous essayons de le placer dans la région de la fovéa pour mieux le comprendre : les yeux « s’arrêtent » alors pour se positionner sur la zone en question, c’est ce qu’on appelle une fixation [12]. Il en découle que plus nous connaîtrons les zones de fixations, ainsi que le parcours et la temporalité des mouvements oculaires, plus nous serons en mesure de comprendre ce qu’un observateur a vu, ce qui a attiré son attention et ce qui a pu l’intéresser ou le toucher.

10L’instrument technologique qui permet d’étudier les mouvements et les fixations oculaires est l’oculomètre (eye-tracker). L’eye-tracking regroupe un ensemble de techniques qui permettent d’enregistrer les mouvements et les points de fixation des yeux captés par des caméras. Un logiciel en extrait ensuite les tracés du regard. On peut ainsi savoir comment nous regardons le monde ou les autres, mais aussi comment nous regardons un tableau ou un dessin, par exemple quelles sont les lignes de force de notre expérience visuelle et les éléments qui accrochent le plus fortement notre regard. C’est un outil très utilisé dans les travaux scientifiques consacrés à la perception visuelle ou encore au déchiffrage des textes, mais aussi dans le domaine du marketing, dans l’évaluation de la signalisation des lieux publics et, de plus en plus, dans le domaine de l’étude de l’expérience visuelle des œuvres d’art.

11Ce que nous allons présenter ici est un extrait d’une étude plus vaste sur la perception visuelle et l’expérience esthétique [13], réalisée dans le cadre de l’Initiative de recherches interdisciplinaires et stratégiques (IRIS) « Création, cognition, société » portée par l’université PSL (Paris Sciences & Lettres), l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et le Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF). Au total, cinquante-deux participants de tous âges ont été invités à regarder le Retable d’Issenheim. Ils ont observé les panneaux en portant des lunettes d’oculométrie, qui ont enregistré le trajet de leur regard [14]. Il s’agissait de les amener à regarder les images le plus librement possible, aussi longtemps qu’ils le souhaitaient. Une fois l’observation finie, ils ont commenté leur expérience en participant à un entretien. Enfin, un questionnaire a été mis en place pour connaître le profil des participants. Nous souhaitions ainsi ajouter un volet qualitatif à l’étude des données quantitatives enregistrées par l’oculomètre, afin de disposer d’informations complémentaires sur les mouvements visuels captés. Dans cet article, nous n’allons présenter que les résultats relatifs aux cinq enfants de 7 à 10 ans qui ont pris part à l’étude (figure F). Il faut préciser que nous ne prétendons pas extrapoler à partir de notre échantillon, statistiquement non pertinent, un profil d’expérience général représentatif de celui des enfants. Nous nous en tiendrons à une analyse de quelques cas particuliers. En revanche dans nos remarques conclusives nous mettrons nos résultats en relation avec des questions générales, déjà bien étudiées, et tenterons de formuler quelques hypothèses pouvant servir de repères à de futures études plus approfondies, qui seraient menées sur un échantillon plus pertinent et prendraient en compte davantage de variables – par exemple l’origine sociale et l’habitude de fréquenter des musées.

Figure F – Photographies des enfants portant les lunettes d’oculométrie pendant l’observation de l’œuvre.

Figure F – Photographies des enfants portant les lunettes d’oculométrie pendant l’observation de l’œuvre.

Photographies de Pablo Fontoura.

12Notre analyse a pris en compte trois paramètres importants pour mesurer les mouvements oculaires des participants : (1) le nombre de visites d’une même zone, (2) la durée moyenne des fixations et (3) la durée totale des fixations. Ces mesures ont été faites à la fois pour chaque panneau et chaque zone d’intérêt spécifique, en l’occurrence les zones présentant (a) des personnages et (b) des objets. Le paramètre (1) correspond au nombre de fois où les yeux se posent sur chaque partie du tableau. Les retours à une zone de visualisation antérieure indiquent l’intérêt du spectateur pour cette zone, qui peut relever de la simple curiosité, mais éventuellement aussi de ses difficultés à assimiler ou comprendre tel ou tel élément [15]. Le paramètre (2), quant à lui, indique le temps moyen de chaque fixation du regard sur une zone de l’image. Cet indice révèle des moments de réflexion plus profonde. Les longues fixations sont plus particulièrement considérées comme l’indice d’un temps d’introspection [16]. Le paramètre (3), enfin, indique le temps d’exposition des observateurs aux informations associées à une zone donnée. Plus la durée de la somme des fixations sur une zone précise est grande, plus on est susceptible d’en extraire des informations détaillées [17]. Mais une longue durée totale des fixations sur une même zone peut aussi traduire le caractère intrigant, mystérieux pour le spectateur de l’élément qui s’y trouve. Il est donc important de compléter l’enquête oculométrique par des enregistrements des commentaires des participants ou par des entretiens, donc en recourant à des méthodes qualitatives.

L’analyse oculométrique du regard des enfants.

13D’une manière générale, les enfants ont regardé l’ensemble des panneaux composant le Retable d’Issenheim pendant 6 minutes, soit moins longtemps que les adolescents et les adultes (9 minutes en moyenne), et les personnes âgées (8 minutes) (Tableau 1). La durée de la visualisation du Retable a tendance à augmenter vers l’âge adulte et à diminuer vers la vieillesse.

MoyenneÉcart-type
0-10 ans6,13,5
11-19 ans9,55,8
20-59 ans9,45,3
60-79 ans8,84,9
Tableau 1 – Durée totale de visualisation du Retable d’Issenheim en minutes, en fonction de l’âge.

14En général, le panneau sur lequel la durée totale des visites est la plus élevée est Crucifixion, qui est à la fois le plus grand de l’ensemble et celui qu’on découvre le premier lorsqu’on pénètre dans la chapelle du musée. La Crucifixion est aussi le panneau principal de l’œuvre, ainsi que le plus connu et reproduit dans les textes sur le Retable. Il n’est donc pas étonnant qu’il s’agisse du panneau le plus visualisé. Le panneau de la Tentation de saint Antoine vient en deuxième place, suivi des sculptures. Ces dernières sont au fond de la salle : même si elles sont les derniers éléments du parcours que l’on découvre, elles attirent tout de même l’attention des observateurs.

15Curieusement, le panneau le plus regardé par les enfants n’est pas celui qui est le plus visualisé par l’ensemble des participants de l’étude. Les enfants ont donné la préférence aux panneaux du Concert des anges, de la Visite de saint Antoine à saint Paul, à la Prédelle et à l’Annonciation. Les peintures les plus regardées par les enfants ont en commun de présenter un très grand nombre de personnages avec lesquels ils se sont identifiés. Le nombre de visites par panneau et par tranche d’âge est indiqué dans le Tableau 2.

0-10 ans11-19 ans20-59 ans60-79 ansTous âges compris
MoyenneÉcart-typeMoyenneÉcart-typeMoyenneÉcart-typeMoyenneÉcart-typeMoyenneÉcart-type
Concert des anges68986051757568385343
Tentation de saint Antoine67528279818771407267
Nativité63794751755563468966
Crucifixion51369293896797586854
Visite de saint Antoine à saint Paul50405034625748304145
Résurrection44323324615867585954
Prédelle37204339405244331816
Annonciation34252916594555442019
Saint Antoine12679181418167875
Saint Sébastien1271716212123165749
Tableau 2 – Durée moyenne en secondes des visites des enfants pour chaque panneau du Retable d’Issenheim.

16D’une manière générale, l’analyse de l’eye-tracking révèle que les personnages sont les éléments que le public jeune regarde le plus souvent (nombre de visites) : l’ange jouant de la viole au premier plan du Concert des anges est le personnage le plus souvent regardé, suivi de la Vierge de la Nativité, du Christ de la Crucifixion, du Christ de la Prédelle et du saint Antoine de la Tentation. On peut déduire de l’analyse de ce paramètre que ce sont ces personnages qui probablement fascinent, intriguent, ou stimulent le plus la curiosité des enfants.

17Si on considère le panneau de la Nativité, on constate d’intéressantes différences. Comparativement, les adolescents, les adultes et les personnes âgées se sont centrés beaucoup plus sur le visage de Marie dans la Nativité, tandis que les enfants se sont davantage focalisés sur le visage de l’Enfant Jésus et sur les éléments de la nature, à droite de l’image. Par ailleurs les enfants portent beaucoup d’intérêt à l’arbre situé à gauche sur le panneau de la Nativité, qui est l’élément qu’ils regardent le plus souvent (figure G). Les fixations des enfants se sont aussi concentrées sur un axe plus étendu de la peinture, alors que l’intérêt des autres groupes s’est plutôt dirigé vers la zone située au centre, dans la partie supérieure de l’image. Le regard des personnes âgées s’est fixé sur une zone plus concentrée de l’image, tandis que celui des enfants l’a parcourue sur une zone plus étendue, leur attention se focalisant sur différents points.

Figure G – Exemple de heat map (carte de chaleur) présentant le nombre de fixations sur le panneau de la Nativité pour chaque tranche d’âge (la partie la plus foncée indique les zones où le nombre de fixations est le plus important).

Figure G – Exemple de heat map (carte de chaleur) présentant le nombre de fixations sur le panneau de la Nativité pour chaque tranche d’âge (la partie la plus foncée indique les zones où le nombre de fixations est le plus important).

Crédits : Pablo Fontoura/C2RMF.

18De manière générale le regard des enfants est souvent attiré par des motifs non humains, tels les paysages du fond, situés à gauche et à droite du Christ de la Crucifixion, l’arbre situé à droite sur le panneau de la Visite de saint Antoine à saint Paul, ainsi que l’arbre et le portail également à droite sur celui de la Nativité. De même, concernant l’Annonciation, les enfants ont montré de l’intérêt visuel pour le plafond de la chapelle représentée et pour le rideau, le vitrail et la colombe (figure H). Nous constatons ainsi un intérêt particulier des enfants pour la nature et le monde des choses. Cette manière particulière d’explorer le panneau diffère de celle des autres tranches d’âge, qui se concentrent plutôt sur des éléments classiques de la scène représentée.

Figure H – Exemple de heat map présentant le nombre de fixations sur le panneau de l’Annonciation pour chaque tranche d’âge (la partie la plus foncée indique les zones où le nombre de fixations est le plus important).

Figure H – Exemple de heat map présentant le nombre de fixations sur le panneau de l’Annonciation pour chaque tranche d’âge (la partie la plus foncée indique les zones où le nombre de fixations est le plus important).

Crédits : Pablo Fontoura/C2RMF.

19En ce qui concerne la durée moyenne des fixations, la Tentation de saint Antoine est le panneau sur lequel les fixations individuelles sont les plus longues (0,64 s), suivi du Concert des anges (0,53 s) et des sculptures (0,47 s). Cela indique une attirance forte pour les composantes du Retable chargées de violence, mais aussi celles qui évoquent la fantaisie et la musique. Les enfants sont donc capables de se concentrer sur des représentations complexes lorsqu’ils observent une œuvre.

20La zone d’intérêt spécifique (personnage ou objet) sur laquelle la durée moyenne des fixations est la plus élevée est la représentation de Dieu dans la Nativité (3,10 s). Cela est lié au fait que les enfants font référence à plusieurs reprises au « soleil » de l’œuvre, car ce « Dieu » est entouré de lumière, il s’agit d’un « Dieu-Lumière » [18]. Cette représentation intrigue les enfants à la fois par sa signification et par sa couleur jaune attractive, qui contraste avec le bleu du ciel qui l’entoure. La durée moyenne des fixations sur le « Dieu » de la Nativité s’avère d’ailleurs beaucoup plus importante que sur le deuxième élément fixé le plus longtemps, c’est-à-dire les anges situés sur la gauche du panneau du Concert des anges (1,76 s), et que la durée moyenne globale par figure (à peine à 0,44 s). Ce paramètre indique que ces éléments favorisent probablement davantage l’introspection.

21La durée totale de fixation par élément nous révèle que les zones d’intérêt regardées le plus longtemps sont le saint Antoine de la Tentation (7,3 s), l’ange au premier plan du Concert des anges (6,95 s) et le soldat au premier plan de la Résurrection (5,86 s). Ces résultats indiquent de nouveau que les enfants ont été plus touchés par des éléments chargés d’action, que par les nombreuses zones plus paisibles qu’offre le Retable. Leur regard s’attache aussi fortement au personnage du Christ crucifié, mis au tombeau et ressuscité. Peut-être ce constat doit-il être analysé en relation avec les commentaires faits par les enfants au sujet de la mort, évoqués dans l’étude qualitative que présente la suite de cet article.

22Enfin, le regard des enfants s’est porté sur peu de zones et, plus que les adultes, ils ont exploré les images en se concentrant sur ces zones. Au lieu de parcourir l’ensemble de la surface des panneaux à la recherche d’une lecture culturelle structurée, ils ont privilégié des zones spécifiques liées plutôt aux actions représentées ainsi et aux motifs qui leur semblaient énigmatiques et éveillaient par conséquent leur curiosité visuelle, existentielle et même logique (voir infra). Cela semble être lié de manière plus générale au fait que leurs ressources attentionnelles se laissent guider surtout par la variété des stimuli, qu’ils ont peu d’attentes préalables et ne suivent pas de normes de « lecture experte ». S’il ressort des données oculométriques que leurs expériences visuelles diffèrent systématiquement de celles des adultes, les mêmes données montrent qu’elles ne sont pas moins complexes. Par exemple, le nombre de fixations des enfants sur la zone d’intérêt la plus fixée est de 25 % plus élevé que celui des adultes, de 42 % plus élevé que celui des adolescents et de 66 % plus élevé que celui des personnes âgées. De même, comme nous l’avons déjà indiqué, les zones qui attirent le plus la curiosité des enfants semblent être des zones « secondaires » des panneaux, comme la porte et le mur de la Nativité, alors que le regard des adultes se porte davantage sur les éléments « principaux » de l’image, comme les visages des personnages (Tableau 3 et figure I).

0-10 ans11-19 ans
Nativité - La porte / Le mur20Tentation - La plaque en bas à gauche14
Concert - Le visage de l’ange musicien16Tentation - Le monstre oiseau13
Concert - Marie12Tentation - Les monstres au centre11
Concert - Les anges au fond8Concert - Marie9
Nativité - Les visages de Jésus et de Marie7Tentation - Les monstres en bas au centre / Les mains9
Visite - Le fond6Concert - Le visage de l’ange musicien8
Crucifixion - Le callice6Visite - Saint Antoine8
Prédelle - Le ventre et le torse du Christ5Tentation - Les monstres en bas à droite7
Tentation - Le monstre oiseau5Nativité - Les visages de Jésus et de Marie7
Concert - Le dégradé coloré du musicien5Visite - Saint Paul6
20-59 ans60-79 ans
Nativité - Les visages de Jésus et de Marie16Concert - Le visage de l’ange musicien12
Concert - Le visage de l’ange musicien12Annonciation - Marie12
Tentation - Le monstre oiseau12Nativité - Les visages de Jésus et de Marie11
Tentation - Les monstres au centre11Concert - Marie11
Visite - Saint Antoine11Visite - Saint Antoine10
Annonciation - Marie11Tentation - Le monstre oiseau10
Visite - Saint Paul10Résurrection - Le visage du Christ9
Concert - Marie9Résurrection - Les pieds du Christ8
Résurrection - Le visage du Christ9Annonciation - Le visage de l’ange Gabriel et ses ailes8
Tentation - Les monstres en bas au centre / Les mains8Tentation - Les monstres au centre8
tableau im10
Tableau 3 – Nombre de fixations par zone d’intérêt (dix premiers résultats).

Figure I – Zones d’intérêt les plus fixées par les enfants dans l’ordre indiqué dans le tableau 3.

Figure I – Zones d’intérêt les plus fixées par les enfants dans l’ordre indiqué dans le tableau 3.

Le regard des enfants : l’enquête qualitative.

23Les entretiens avec les enfants confirment à la fois que leur regard diffère de celui des adultes et qu’il n’est pourtant guère moins complexe.

24Nous avons ainsi constaté que, contrairement aux idées préconçues, les enfants font des remarques assez sophistiquées sur l’œuvre : ils parlent de l’inversion de l’ordre de la nature dans certains tableaux, comme la Nativité et le Concert des anges ; ils font preuve d’une connaissance générique du contexte historique et social de l’œuvre ; ils reconnaissent l’omniprésence d’un « dieu » sur les panneaux ; ils identifient un conflit entre la lumière et l’obscurité ; et ils s’interrogent sur ce que ce conflit pourrait représenter en termes de dichotomie entre le bien et le mal, la vie et la mort, le bonheur et la souffrance, le corps et l’esprit. En ce qui concerne plus spécifiquement l’intérêt pour le thème de la mort dont témoignent les données oculométriques, les entretiens qualitatifs montrent qu’il ne porte pas tant sur la figure du Christ que sur l’énigme de la mort en tant que moment du cycle de la vie marqué en particulier par la décomposition et par la sublimation ultérieure (la Résurrection). Ils mentionnent aussi le caractère mystérieux de certains éléments, et sont capables d’accepter qu’une part des questions qu’ils se posent puisse rester sans réponse.

25Un deuxième centre d’intérêt des enfants, pratiquement absent de l’expérience visuelle des adultes, est la question de la distinction entre le vrai et le faux, ou encore entre le réel et le fictif. Ainsi, un petit garçon de dix ans cherche à différencier les éléments mythologiques et ceux qui sont réels, en faisant la remarque suivante : « Il y a des monstres mythologiques, mais ils ne sont pas en vrai. » Cependant, cela n’aboutit pas à une attitude de rejet de ce qui n’est pas réel. Les enfants s’émerveillent de tout ce qui, pour eux, est inattendu. Un enfant de huit ans dit par exemple avoir trouvé « marrant » le personnage percé de flèches ; un autre, du même âge, est impressionné par les monstres qui tirent les cheveux de saint Antoine dans le panneau de la Tentation. De façon plus générale, les enfants se montrent curieux de ce qui n’a pas de relation logique avec « la réalité », et ils essaient de comparer le monde représenté sur les panneaux avec la réalité qu’ils connaissent : « Regarde le soleil : il y a quelqu’un dedans, et c’est bizarre. Comme le soleil, c’est la lave, je ne comprends pas comment il fait pour y survivre », se demande une petite fille de huit ans. Les jeunes spectateurs s’interrogent aussi sur l’importance visuelle du « disque lumineux » dans l’œuvre. Son caractère significatif ne leur échappe pas et même s’ils ne savent pas indiquer quel est son sens métaphorique exact, ils reconnaissent qu’il n’est pas seulement la représentation d’une réalité physique.

26D’autres commentaires portent sur les apparentes « contradictions » et surtout les possibilités d’inversion entre réalité et fiction. Certains parlent ainsi des oiseaux qui donnent des coups de bâton aux humains ou encore des oiseaux qui essaient de manger un homme, alors que, normalement, ce sont les humains qui essaient de blesser ou de manger les oiseaux. Ils s’interrogent aussi sur les personnages composites ayant des ailes et une tête d’oiseau, et même sur les montagnes qui leur paraissent trop « collées » au ciel, comparées à des montagnes réelles. Les enfants se posent donc beaucoup de questions sur la véracité (ontologique) et la fidélité (visuelle) de l’image. C’est ce qui les différencie des adultes, qui tendent plutôt à décrire l’œuvre comme telle et à se concentrer sur les éléments qui leur sont familiers pour des raisons culturelles. Leur regard est certes plus informé que celui des enfants, mais il est aussi souvent moins « questionneur » et ouvert.

27Un autre trait caractéristique du regard des enfants, similaire cette fois à l’un de ceux qu’on trouve chez la plupart des visiteurs adultes – du moins chez les adultes néophytes –, c’est qu’ils connectent fortement l’œuvre à leur propre univers personnel, la rendant ainsi plus familière, ou si l’on préfère, plus « habitable » par le regard. Par exemple, à propos de Marie dans l’Annonciation, une fillette dit : « On dirait qu’elle est à l’école. Elle apprend à lire. » La même voit des similitudes entre elle-même et les apôtres – représentés en miniature – des sculptures de la Dernière Cène (dues à Nicolas de Haguenau et non pas à Grünewald) : « Celui-ci est mon préféré parce qu’il y a des nains. Et les nains, comme ils sont petits, ils sont comme moi. » Un autre enfant du même âge dit, en parlant d’un des personnages du Concert des anges : « Je l’ai trouvé curieux parce que mon frère a une guitare électrique, et ça fait comme si c’était lui qui était en train de jouer. » Du même ordre sont les références aux histoires qu’ils connaissent, comme cet autre enfant (âgé de dix ans) notant : « Le bec [du corbeau] tient un fromage comme dans Le Corbeau et le Renard » (sur le panneau de la Visite de saint Antoine à saint Paul). Ils mentionnent aussi des associations avec les personnages des contes qu’on lit à leur âge : ainsi Marie, dans la Nativité, est décrite comme une fée. De même, les enfants s’intéressent à des représentations subtiles, comme les deux mondes qui se rencontrent dans les panneaux de la Nativité et du Concert des anges – qui sont l’un à côté de l’autre –, ce qui selon les enfants serait impossible dans la « vraie » vie. Ils semblent ainsi s’émerveiller de ces contradictions.

28En ce qui concerne leur connaissance de l’iconographie du Retable, il n’est pas étonnant que la plupart d’entre eux reconnaissent le personnage du Christ [19]. En revanche, ils n’identifient pas forcément la majorité des autres figures – tout comme, d’ailleurs, une partie des adultes. De ce fait, ils ont tendance à proposer des explications ad hoc concernant la présence de certaines images et le contexte de leur apparition dans l’œuvre. Par exemple, à propos de la Tentation de saint Antoine, un enfant dit : « Ce que j’ai vu, c’est que ce monde n’existe pas trop et qu’ici c’est la guerre, mais il y a Dieu qui vient ici pour l’arrêter. » Un autre enfant souligne, à propos de la Résurrection : « J’ai compris que tout le monde est à peu près endormi, et qu’en fait, Jésus, il est en train de renaître. » Sur les panneaux de la Nativité et du Concert des anges, qui sont présentés à côté l’un de l’autre, un autre enfant remarque encore : « Ici c’est le monde des vivants [le Concert], et ici c’est le monde des morts [la Nativité]. C’est le monde des morts parce qu’il y a un grand paradis, et que là-haut il y a une montagne, et ça ne peut pas exister. Et ici, il y a tout ce qui peut exister. Ou sinon je me trompe, c’est ici le monde des vivants et ici le monde des morts, car cet homme-là, celui qui joue une espèce de violon, il a des ailes. » Dès lors que les enfants trouvent du sens dans ce qu’ils voient, cela les satisfait et les amène à apprécier plus positivement l’œuvre – ou l’expérience de l’œuvre – indépendamment du lien qui peut exister ou non entre le sens qu’ils ont construit et celui, intentionnel, que les adultes considèrent comme « correct ». Le sens qu’ils créent eux-mêmes suffit à réjouir les enfants, alors que les adultes se sentent souvent déroutés dès qu’ils sentent que leur « encyclopédie culturelle » est prise en défaut par un élément de l’image.

29Enfin, il y a un domaine important dans lequel les enfants sont aussi compétents que les adultes : ils identifient très facilement les émotions des personnages. Ils reconnaissent l’expression de la souffrance, mais aussi des émotions plus subtiles : ils parlent ainsi des visages tristes. De même, leur capacité à reconnaître une émotion se double d’une réaction d’empathie : ils expriment souvent de la compassion envers les personnages. Cela n’est pas étonnant si on prend en compte l’ancrage anthropologique universel d’une partie des mimiques exprimant les principales émotions ou états physiologico-psychologiques (joie, douleur, tristesse, contentement, etc.).

30L’analyse de text mining (fouille de textes) des transcriptions des entretiens réalisés indique une prépondérance des termes faisant référence à l’univers sensoriel (voir ; regarder). Viennent ensuite des expressions renvoyant à une description spatiale des éléments du tableau (haut ; bas ; gauche ; arrière), des mots traduisant une appréciation (j’aime ; j’ai aimé ; intéressant) et d’allusions au savoir et à la stimulation intellectuelle (curiosité ; connaissance). Le mot le plus utilisé par les enfants est le mot « monde », ce qui signifie qu’ils identifient dans l’œuvre des univers particuliers. Il est suivi par les mots « tableau/peinture », pour faire référence à l’œuvre et surtout à ce qu’elle représente dans un sens à la fois concret et abstrait. Cela signifie qu’ils identifient le cadre expérientiel dans lequel ils se trouvent : la contemplation d’œuvres d’art à fonction représentationnelle. Sont ensuite mentionnés des personnages, Dieu/Jésus en tête, accompagnés d’une référence générique à des « gens/figures » et aux « morts ». Le mot « montagne » apparaît aussi dans ce contexte, faisant référence au scénario, ainsi que le mot « histoire » qui fait appel au contexte immatériel du Retable. De façon étrange, alors même que l’étude oculométrique montre que leur regard a été aimanté en général par l’intensité et la richesse des couleurs et de la lumière de certains éléments du tableau, les références aux aspects matériels de l’œuvre, comme les termes « couleurs », « détails », « lumière », sont moins nombreuses et peu précises. Enfin, seuls deux mots exprimant le doute figurent dans la liste : « essayer » et « probablement ». Cela suggère, comme nous l’avons déjà indiqué, que les enfants hésitent moins que les adultes à interpréter le contenu de ce qu’ils voient, quitte à recourir à des explications ad hoc.

Remarques conclusives.

31Les résultats de l’étude oculométrique, des entretiens et du text mining montrent que le regard porté par les enfants sur des tableaux peut être sophistiqué, autocentré, plein de questions et d’imagination – autant de traits par lesquels on décrit en général l’attitude attentionnelle qui caractérise l’expérience esthétique. Cela suggère que la disposition à adopter un regard esthétique, et plus généralement à s’engager dans une attention perceptuelle, intellectuelle et émotive de type esthétique, si elle est liée d’une part au processus d’accumulation d’expériences au fil de notre « histoire de vie » et à l’enrichissement de notre encyclopédie culturelle, dépend aussi d’aptitudes génériques permettant d’adopter différentes stratégies visuelles à l’égard du monde. Même s’il est vrai que la condition physique d’un individu évolue selon son âge (nous avons choisi ici de ne pas aborder ces changements pour ne pas « sur-biologiser » la discussion autour des différences entre les âges de la vie), il semble raisonnable d’admettre que le type d’expérience subtile qu’est l’attention esthétique ne change pas de nature en fonction des transformations des facultés cognitives au cours de la vie. Cette hypothèse est confortée par la confrontation des résultats obtenus auprès des enfants avec ceux que l’on obtient auprès des adultes non experts : le degré de sophistication de l’expérience vécue, que l’on s’intéresse à son expression visuelle ou à sa traduction verbale, est similaire dans les deux groupes.

32Nous avons aussi constaté sur place que les parents des enfants participant à l’étude ont essayé à plusieurs reprises de contrôler le comportement visuel de leurs enfants, en leur demandant fréquemment de regarder des zones spécifiques de l’œuvre. Ils ont aussi maintes fois interrompu l’expérience visuelle spontanée des enfants, les détournant souvent de leur propre logique exploratoire. Ils ont tenté aussi, à plusieurs reprises, de répondre à la place de leurs enfants aux questions posées par l’expérimentateur, comme si les enfants n’étaient pas capables de parler de ce qui les intéresse. Cela renvoie, d’un côté, à la pression d’adéquation sociale qui contraint le regard et la parole adultes et, de l’autre, aux effets d’apprentissage culturel [20][21] liés à l’école, aux musées, à la famille, etc. De même, si dans cette étude les enfants ont hésité moins que les adultes à parler directement de ce qu’ils ont vu, il semble que c’est parce qu’ils n’ont encore assimilé qu’une faible part de l’« encyclopédie » sociale et culturelle qui façonne notre regard au fil des ans. Nos analyses oculométriques ont montré qu’il existe aussi des adultes qui sont capables de s’engager dans une expérience de manière aussi « spontanée » que les enfants lorsqu’ils se sentent moins en situation d’être jugés, cependant ils osent moins l’exprimer verbalement. Cela ressort du contraste entre l’uniformité des commentaires faits par les adultes et la grande diversité des commentaires des enfants. Si le regard des adultes est plus informé que celui des enfants, le revers de la médaille est que ce supplément d’information fonctionne parfois comme un conditionnement culturel et social qui bride l’expérience potentielle de l’œuvre, dès lors qu’il reste déconnecté de l’expérience visuelle proprement dite.

33Pour conclure, la « liberté » (c’est-à-dire la « spontanéité » ou la « contingence », par opposition au « déterminisme ») est une composante importante, identifiée dans cette étude, de la vision des enfants. Cela rend leur expérience plus idiosyncrasique, mais aussi parfois plus créative et peut-être plus intense que celle des adultes. C’est une dimension qu’il faut garder en mémoire lorsqu’on essaie de définir l’expérience visuelle (y compris esthétique) de chaque tranche d’âge : malgré des différences liées à l’évolution du système visuel, la liberté semble être une des caractéristiques les plus importantes du regard de l’enfant. Le défi, que tout un chacun affronte au fil de sa vie, est celui de réussir à combiner cette mobilité du regard (et de la compréhension) avec le développement associé au processus d’acculturation.


Mots-clés éditeurs : vision, Retable d’Issenheim, Matthias Grünewald, expérience esthétique, peintures, oculométrie, enfants

Date de mise en ligne : 07/10/2021.

https://doi.org/10.3917/commu.109.0169

Notes

  • [1]
    Pantxika Béguerie, Le Retable d’Issenheim : musée d’Unterlinden, Colmar, Strasbourg, La Nuée Bleue, 1991.
  • [2]
    François-René Martin, Michel Menu et Sylvie Ramond, Grünewald, Paris, Hazan, 2012.
  • [3]
    Romain Thomas, « Couleur, lumière, matière : une contribution à l’étude de la couleur dans l’œuvre de Grünewald », in Technè, n° 26, 2007, p. 7-19.
  • [4]
    Pantxika Béguerie et Georges Bischoff, Grünewald : le maître d’Issenheim, Tournai, Casterman, 1996.
  • [5]
    Joris-Karl Huysmans, Là-bas, Paris, Tresse et Stock, 1891.
  • [6]
    Joris-Karl Huysmans, Trois primitifs : les Grünewald du musée de Colmar, le Maître de Flemalle et la Florentine du musée de Francfort-sur-le-Main, Paris, L. Vanier, 1905.
  • [7]
    Joris-Karl Huysmans, Trois primitifs…, op. cit., p. 53.
  • [8]
    L’exposition est un partenariat entre l’école maternelle InfânciaS et la faculté d’éducation de l’université fédérale de Rio Grande do Sul (UFRGS). Le projet est dirigé par Magali Oliveira Frassão et Leni Vieira Dornelles.
  • [9]
    Christopher Turner, « Through the eyes of a child : art toys », Tate Etc., n° 19, 2010, p. 94-107.
  • [10]
    Thérèse Collins, « La perception visuelle », in Thérèse Collins, Daniel Andler et Catherine Tallon-Baudry (dir.), La Cognition : du neurone à la société, Paris, Gallimard, 2018, p. 239-269.
  • [11]
    François Molnar, « About the role of visual exploration in aesthetics », in H. I. Day (ed.), Advances in Intrinsic Motivation and Aesthetics, New York, Plenun Press, 1981, p. 385-413.
  • [12]
    R. John Leigh et David S. Zee, « Visual fixation », in The Neurology of Eye Movements, New York, Oxford University Press, 2015, p. 12-13.
  • [13]
    Pablo Fontoura, Jean-Marie Schaeffer et Michel Menu, « The vision and interpretation of paintings : Bottom-up visual processes, top-down culturally informed attention, and aesthetic experience », ETRA ‘19 : Proceedings of the 11th ACM Symposium on Eye Tracking Research & Applications, juin 2019, n° 51, p. 1-3.
  • [14]
    L’oculomètre utilisé dans cette étude est le Tobii Pro Glasses 2 (100 Hz). Le logiciel utilisé pour traiter les données d’oculométrie est le Tobii Pro Lab version 1.138.26138(64x). Un calibrage standard d’un point, proposé par le fabricant de l’appareil, a été employé avant chaque observation à l’aide du logiciel Tobii Pro Glasses Controller (64bit) installé sur une tablette portable, tenue à 2 mètres de distance en moyenne des observateurs. Un rapport de qualité des données a été réalisé postérieurement à l’aide du logiciel GlassesViewer (Diederick C. Niehorster, Roy S. Hessels et Jeroen S. Benjamins, « GlassesViewer : Open-source software for viewing and analyzing data from the Tobii Pro Glasses 2 eye-tracker », Behavior Research Methods, n° 52, 2020, p. 1244-1253), signalant une précision moyenne de 1,74° (SD = 1,24°) et 18 % de perte de données. En raison du caractère mobile de l’oculomètre, il n’a pas été possible d’évaluer l’exactitude des enregistrements. Pourtant, afin de garantir la plus grande exactitude possible, un test visuel a été réalisé avant chaque observation, au cours duquel on a demandé aux observateurs de regarder un point spécifique de la salle afin de vérifier si l’appareil identifiait correctement la cible recherchée. La qualité des données a été prise en compte pour définir les zones d’intérêt et leurs marges.
  • [15]
    Kenneth Holmqvist, Marcus Nyström, Richard Andersson, Richard Dewhurst, Halszka Jarodzka et Joost Van De Weijer, Eye-tracking : A Comprehensive Guide to Methods and Measures, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 358.
  • [16]
    Kenneth Holmqvist et al., Eye-tracking…, op. cit., p. 377.
  • [17]
    Ibid., p. 389.
  • [18]
    Romain Thomas, « Couleur, lumière, matière : une contribution à l’étude de la couleur dans l’œuvre de Grünewald », art. cit., p. 9.
  • [19]
    Les enfants qui ont participé à cette étude sont d’origine européenne/occidentale, ce qui explique que l’image de Jésus leur soit familière.
  • [20]
    Michael Baxandall, Patterns of Intention : On the Historical Explanation of Pictures, New Haven, Yale University Press, 1986.
  • [21]
    Michael Baxandall, Painting and Experience in Fifteenth Century Italy : A Primer in the Social History of Pictorial Style, Oxford, Oxford University Press, 1988.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.84

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions