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Article de revue

Une « république des sentiments blessés » ? Censure(s), communautés vulnérables et guerres culturelles en Inde

Pages 101 à 119

Notes

  • [1]
    Arjun Appadurai, Fear of Small Numbers : An Essay in the Geography of Anger, Durham, Duke University Press, 2006.
  • [2]
    Mridula Chari, « “The Play Is a Hate Crime” : Joe Dias Explains Why He Wants Drama About Pregnant Nun Banned », Scroll.in, 7 octobre 2015.
  • [3]
    Cet article est une version remaniée d’une publication en anglais dans le volume collectif issu du programme EMOPOLIS (Emotions and Political Mobilisations in the Indian Subcontinent, 2012-2016) porté par le CEIAS (« Hurt and Censorship in India Today : On Communities of Sentiments, Competing Vulnerabilities and Cultural Wars », in Amélie Blom, Stéphanie Tawa et Lama-Rewal (dir.), Emotions, Mobilisations and South Asian Politics, Delhi, Routledge India, p. 243-263, 2019). Si des mises à jour ont été effectuées, cet article s’appuie principalement sur une recherche effectuée entre 2013 et 2015. L’évolution de la situation en Inde aujourd’hui rend urgent le prolongement des travaux sur ces questions.
  • [4]
    Le nationalisme hindou est une nébuleuse dont les trois principales organisations sont le RSS (Organisation nationale des volontaires), pôle idéologique du mouvement, le VHP (Assemblée hindoue universelle), son pôle militant, et le BJP (Parti du peuple indien), son pôle politique – qui a porté au pouvoir Narendra Modi. Elles partagent une vision essentialiste de la nation qui s’articule autour de l’idéologie de l’« hindouité » (Hindutva), définie à partir de trois critères : une nation commune (rāştra ), une race commune (jātī) et une culture commune (sanskriti ).
  • [5]
    Ce point est notamment souligné par Malvika Maheshwari dans sa thèse « Violent Regulation and Artists in India : The Transformation of Freedom of Expression », IEP, 2011.
  • [6]
    William Mazzarella, Censorium : Cinema and the Open Edge of Mass Publicity, Durham, Duke University Press, 2013.
  • [7]
    Citons également, parmi d’autres meurtres plus récents, l’assassinat de deux journalistes de réputation internationale, Gauri Lankesh et Shujaat Bukhari, en 2017 et 2018.
  • [8]
    Varun Singh, « Ban Art That Hurts People’s Feelings », Mid-Day, 13 juillet 2010.
  • [9]
    Palash Krishna Mehrotra, « Climate of Touchiness Augurs Ill for India », India Today, 22 avril 2012.
  • [10]
    Michael Holquist, « Corrupt Originals : The Paradox of Censorship », PMLA, 109 (1), 1994, p. 14-25.
  • [11]
    Judith Butler, Excitable Speech : A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997.
  • [12]
    Voir par exemple l’un des derniers rapports du PEN Club International sur l’Inde : « Imposing Silence : The Use of India’s Laws to Suppress Free Speech », Toronto, Londres, PEN Canada, International Human Rights Program and PEN International, 2015.
  • [13]
    Le 84e congrès international du PEN Club International s’est certes tenu à Pune, au Maharashtra, en septembre 2018, mais chaque délégué a reçu des consignes de prudence l’invitant à ne pas critiquer ouvertement le gouvernement indien et à s’abstenir de communiquer sur les plateformes de médias.
  • [14]
    Voir mon entretien avec l’une des fondatrices du collectif, l’écrivaine Githa Hariharan : « We Are Talking of More Than Writers’ Rights, We Are Talking of Letting People Live », 2017 : https://writersandfreeexpression.com/2017/07/14/we-are-talking-of-more-than-writers-rights-we-are-talking-of-letting-people-live-an-interview-with-githa-hariharan/.
  • [15]
    Voir notamment Robert Post (dir.), Censorship and Silencing : Practices of Cultural Regulation, Los Angeles, Getty Research Institute, 1998 ; William Mazzarella, Censorium, op. cit., 2013 et Julia Stephens, « The Politics of Muslim Rage : Secular Law and Religious Sentiment in Late Colonial India », History Workshop Journal, 77 (1), 2014, p. 45-64.
  • [16]
    Monica Juneja, « Preface », in Sumathi Ramaswamy (dir.), Barefoot Across the Nation : Maqbool Fida Husain and the Idea of India, New Delhi, Yoda Press, 2011, p. xvii-xxii.
  • [17]
    Voir Richard Burt (dir.), The Administration of Aesthetics : Censorship, Political Criticism, and the Public Sphere, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994 et aussi Raminder Kaur et William Mazzarella (dir.), Censorship in South Asia, Cultural Regulation from Sedition to Seduction, Bloomingdon, Indianapolis, Indiana University Press, 2009.
  • [18]
    Thomas Blom Hansen, « Sovereigns Beyond the State : On Legality and Public Authority in India », in Ravinder Kaur (dir.), Religion, Violence and Political Mobilisation in South Asia, New Delhi, SAGE Publications, 2005, p. 109-144.
  • [19]
    Rajeev Dhavan, Publish and Be Damned : Censorship and Intolerance in India, New Delhi, Tulika Books, 2008.
  • [20]
    Jacques Rancière, Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.
  • [21]
    Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2004.
  • [22]
    Asad Ali Ahmed, « Specters of Macaulay : Blasphemy, the Indian Penal Code, and Pakistan’s Postcolonial Predicament », in Raminder Kaur et William Mazzarella (dir.), Censorship in South Asia, op. cit., p. 172-205.
  • [23]
    Voir Neeti Nair, « Beyond the “Communal” 1920s : The Problem of Intention, Legislative Pragmatism, and the Making of Section 295A of the Indian Penal Code », Indian Economic and Social History Review, 50 (3), 2013, p. 317-340 ; Julia Stephens, « The Politics of Muslim Rage », art. cité, 2014.
  • [24]
    Asad Ali Ahmed, « Specters of Macaulay », art. cité.
  • [25]
    Voir Lawrence Liang, « Love Language or Hate Speech », Tehelka, 3 mars 2012, http://old.tehelka.com/love-language-or-hate-speech/.
  • [26]
    David Gilmartin et Barbara D. Metcalf, « Art on Trial : Civilization and Religion in the Persona and Painting of M. F. Husain », in Barefoot Across the Nation, op. cit., 2011, p. 69.
  • [27]
    Anupama Rao, « Violence and Humanity : Or, Vulnerability as Political Subjectivity », Social Research, 78 (2), 2011, p. 607-632. Sur la littérature dalit, je me permets de renvoyer à mon article : Laetitia Zecchini, « “No Name is Yours Until You Speak It” : Notes Towards a Contrapuntal Reading of Dalit Literatures and Postcolonial Theory », in Judith Misrahi-Barak et Joshil K. Abraham (dir.), Dalit Literatures in India, New Delhi, Routledge, 2015, p. 58-75.
  • [28]
    « Humour is by No Means Exempt from Prejudice », The Hindu, 8 juin 2012.
  • [29]
    Janaki Nair, « Terrorized by the Past », Telegraph, 22 février 2014.
  • [30]
    Paul Brass, « The Body as Symbol in the Production of Hindu-Muslim Violence », in Ravinder Kaur (dir.), Religion, Violence and Political Mobilisation in South Asia, New Delhi, SAGE Publications, 2005, p. 46-68.
  • [31]
    Christophe Jaffrelot, Les Nationalistes hindous, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1993.
  • [32]
    Sarah Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, op. cit., p. 2-3.
  • [33]
    « Atal’s Warning to All Foreign Authors », Outlook, 20 mars 2004.
  • [34]
    À la suite des menaces, M. F. Husain a dû s’exiler au Qatar où il est mort. Sur Husain, voir notamment Barefoot Across the Nation, op. cit., 2011.
  • [35]
    L’idéologie nationaliste est aussi un primordialisme : « le primordialisme, ou essentialisme, prétend reconnaître des identités inscrites de si longue date dans l’histoire qu’elles en deviennent innées et intangibles, sauf trahison » (La Question identitaire en Asie du Sud, Jean-Luc Racine (dir.), Paris, EHESS, « Purushartha », 2001, p. 20).
  • [36]
    Veena Das, « Of M. F. Husain and an Impossible Love », in Barefoot Across the Nation, op. cit., 2011, p. 116-129.
  • [37]
    Paul Brass, « The Body as Symbol », art. cité, p. 61.
  • [38]
    Sur Sahmat, voir en particulier le catalogue d’exposition de Jessica Moss et Ram Rahman (dir.), The Sahmat Collective : Art and Activism in India since 1989, Chicago, Smart Museum of Art, 2013.
  • [39]
    Arindam Dutta, « Sahmat, 1989-2004 : Liberal Art Practice Against the Liberalized Public Sphere », Cultural Dynamics, 17 (2), 2015, p. 199.
  • [40]
    En 1992, c’est dans la ville d’Ayodhya, lieu de naissance supposé de Ram pour les nationalistes hindous, qu’une mosquée prétendument construite sur un temple hindou plus ancien, et donc symbole honni de la « domination » exercée par l’islam sur la civilisation indienne, a été détruite. Les émeutes intercommunautaires qui ont accompagné cette démolition se sont propagées dans tout le pays. Quelques mois plus tard, et pour tenter, dans les termes de Sahmat, de « lever le siège » de cette ville par les forces de l’Hindutva, le collectif organise une nuit entière de performances musicales que des groupuscules hindous ont tenté de faire interdire. Quelques jours plus tôt l’exposition organisée par Sahmat « Hum sab Ayodhya » (« Nous sommes tous Ayodhya »), visant elle aussi à mettre en avant la culture syncrétique et séculière d’Ayodhia et la polyphonie narrative du Ramayana, était vandalisée et des poursuites judiciaires engagées contre le collectif.
  • [41]
    Une collusion pour laquelle Sahmat a été souvent critiqué (voir notamment Sudhanva Deshpande, Economic and Political Weekly, 31 (25), 1996, p. 1586-1590).
  • [42]
    Sahmat, Safdar, New Delhi, Safdar Hashmi Memorial Trust, 1989.
  • [43]
    Ranjit Hoskote, « Painting the Art World Red », Hindustan Times, 14 mai 2007.
  • [44]
    Entretien avec M. F. Husain : Shoma Chaudhury, « In Hindu Culture, Nudity is a Metaphor for Purity », Tehelka, vol. 5, 2 février 2008.
  • [45]
    « Topographies of the Self : Praise and Emotion in Hindu India », in Catherine A. Lutz et Lila Abu-Lughod (dir.), Language and the Politics of Emotion, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
  • [46]
    « Of M. F. Husain and an Impossible Love », art. cité, p. 125.
  • [47]
    Sahmat, 20 Years, 1989-2009. A Document of Activities and Statements, New Delhi, Safdar Hashmi Memorial Trust, 2009.
  • [48]
    Madan Gopal Singh, « Song of the Unvanquished. Beginning(s) and Continuities of Sahmat ; A Brief Personal History », in The Sahmat Collective, op. cit., p. 255.
  • [49]
    Ram Rahman, « A Journey of Resistance », in The Sahmat Collective, op. cit., p. 17.
  • [50]
    Sahmat, 20 Years, 1989-2009, op. cit., p. 73.
  • [51]
    William Mazzarella, « Mind the Gap ! Or, What Does Secularism Feel Like ? », in The Sahmat Collective, op. cit., p. 258-265.
  • [52]
    Rustom Bharucha, In the Name of the Secular. Contemporary Cultural Activism in India, New Delhi, Oxford University Press, 1998.
  • [53]
    Thomas Blom Hansen, « The Political Theology of Violence in Contemporary India », South Asia Multidisciplinary Academic Journal, 2008 : https://journals.openedition.org/samaj/1872. Voir aussi l’introduction de ce numéro spécial, Outraged Communities, dirigé par Amélie Blom et Nicolas Jaoul et dont l’article de Hansen est issu : https://journals.openedition.org/samaj/1912.
  • [54]
    Judith Butler, Excitable Speech, op. cit., 1997.
  • [55]
    Sur ces questions, voir le chapitre « Voices of History, Voices of Sorrow : The Poet, the Storyteller and the Unforgetful », in Laetitia Zecchini, Arun Kolatkar and Literary Modernism in India : Moving Lines, Londres, Bloomsbury, 2014.
  • [56]
    Judith Butler, Precarious Life : The Powers of Mourning and Violence, Londres, Verso, 2004, p. xii.
  • [57]
    « La Relation relie (relaie) relate », Édouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 187.
  • [58]
    Arun Kolatkar, Bhijki Vahi, Bombay, Pras Prakashan, 2003 et Sarpa Satra, Bombay, Pras Prakashan, 2004.

1Le champ culturel, selon Arjun Appadurai, est aujourd’hui le domaine privilégié où les fantasmes de pureté, d’authenticité, de frontières et de sécurité peuvent se jouer [1]. Ce constat semble particulièrement adapté au contexte indien, dans lequel ce qu’on entend par la « culture indienne » est souvent sanctuarisé ou sacralisé, au nom des sentiments à la fois passionnés et vulnérables qu’elle suscite. Quand le chef autoproclamé d’un groupuscule catholique de Bombay, Joe Dias, explique la raison pour laquelle il s’avère nécessaire, en 2015, d’interdire une pièce de théâtre où figure le personnage d’une religieuse enceinte, il déclare : « Even if it had been staged before, today, sentiments are running high[2] », comme si la prévalence des sentiments et leur inflammabilité supposée justifiaient la censure.

2En m’appuyant sur le travail d’historiens, d’anthropologues, de juristes et de philosophes dont les recherches portent sur les questions d’émotion et de censure, et en analysant plusieurs cas récents d’œuvres ou d’artistes menacés, ainsi que la mobilisation d’un collectif d’artistes, écrivains et intellectuels tel que Sahmat (Safdar Hashmi Memorial Trust), j’aimerais étudier l’enchevêtrement spécifique, en Inde, entre rhétorique de la censure d’une part, et langage et performance des émotions de l’autre. Je voudrais, en particulier, comprendre la manière dont la blessure ou la douleur (à la fois le terme lui-même, hurt en anglais, et l’émotion revendiquée) sont utilisées, instrumentalisées et distribuées dans le champ des discours et des mobilisations en faveur des pratiques de régulation artistique et culturelle, donc en faveur de la censure, mais aussi dans le champ des mobilisations et des discours de résistance à celle-ci [3].

3Bien qu’il soit discutable de suggérer, comme certains critiques ont pu le faire, que l’art fut longtemps l’un des édifices les plus sûrs et les plus autonomes de la nation indienne, le champ artistique et culturel est soumis à des attaques de plus en plus violentes. Le lien de cause à effet entre la consolidation de la droite nationaliste hindoue et la banalisation de son idéologie (Hindutva [4]) d’une part, et la multiplication des atteintes à la liberté d’expression de l’autre, est incontestable. Mais la censure est également indissociable de la montée du communautarisme en Inde et de la criminalisation de la politique dont le parti du Congrès est aussi responsable [5]. La visibilité accrue des artistes, la démocratisation de l’art et sa commercialisation, ainsi que le rôle des nouveaux médias dans la dissémination des textes et des images (comme des rumeurs) ont par ailleurs augmenté la possibilité d’offenser des publics auxquels certains discours et certaines œuvres étaient autrefois inaccessibles. La censure, selon William Mazzarella, est exacerbée par l’avènement de la publicité de masse et par l’anxiété que suscite la circulation à très grande échelle – littéralement incontrôlable – d’images et/ou de textes en liberté [6]. S’il note que le sentiment d’urgence culturelle était largement partagé par les intellectuels et les artistes en Inde dans les années 1990, il semble que la situation n’ait fait qu’empirer depuis. Avec la multiplication des assassinats ciblés d’écrivains et de journalistes, l’urgence semble même devenue normalité. Ainsi, entre les mois d’août 2013 et août 2015, trois écrivains importants, souvent qualifiés de « rationalistes » en Inde, en référence à leurs combats contre toutes les formes de superstition et de conservatisme religieux, ont été définitivement réduits au silence [7] : Narendra Dabholkar, Govind Pansare et M. M. Kalburgi. Or, en Inde, l’omniprésence de la censure (dont l’assassinat est en quelque sorte la forme la plus « aboutie ») s’accompagne de l’omniprésence du vocabulaire de la blessure et de l’offense, et c’est cette omniprésence que j’aimerais ici prendre pour objet.

4« Ban Art that Hurts People’s Feelings » est le titre d’un article publié en 2010, qui cite les propos d’un leader du BJP (Bharatiya Janata Party, parti indien du peuple), au Maharashtra. On ne peut faire plus clair [8]. L’anticipation de l’offense et le recours aux menaces tant judiciaires qu’extrajudiciaires tentent de faire taire images, voix et textes « offensants ». Les cas de mises en examen où il a suffi d’invoquer les sentiments blessés de tel ou tel public pour censurer une œuvre ou intimider son auteur sont trop nombreux pour être tous cités. Soulignons seulement qu’artistes, écrivains, chercheurs, journalistes, éditeurs ou commissaires d’exposition (mais aussi, et de plus en plus souvent, enseignants, blogueurs ou étudiants) sont, en Inde, sommés de répondre à des accusations d’obscénité, de diffamation, de sédition, et qu’ils sont assignés en justice pour incitation à la violence, menaces à l’ordre public, sentiments blessés ou outragés.

5Parmi les cas célèbres les plus récents, citons notamment ceux qui concernent l’écrivain tamoul Perumal Murugan et la chercheuse américaine Wendy Doniger. En janvier 2015, Murugan annonce sa mort littéraire en direct sur Facebook (« L’écrivain Perumal Murugan est mort ») après avoir été violemment harcelé par des nationalistes hindous qui se disaient offensés par un épisode de son dernier roman, dans lequel l’écrivain fait référence à une coutume autorisant, une nuit par an, les relations sexuelles extramaritales entre hommes et femmes – ce qui, dans le récit, permet à un couple infertile, et stigmatisé comme tel, de concevoir. En février 2014, l’ouvrage de Wendy Doniger, The Hindus : An Alternative History (2008), est mis au pilon après quatre années de bataille judiciaire à la suite de la plainte déposée par Dinanath Batra, un activiste de longue date du RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh), contre Penguin, accusant Doniger d’avoir blessé les sentiments de « millions d’hindous ». « La nouvelle hypersensitivité est partout » suggère l’écrivain Palash Krishna Mehrotra [9]. Des expressions comme l’« industrie de l’offense » ou le « marché de l’outrage » ont envahi l’espace médiatique, et l’Inde y est de plus en plus souvent décrite comme une « république des sentiments blessés ».

6Deux remarques d’ordre plus général me semblent s’imposer à ce stade. Tout d’abord, on ne peut comprendre la censure uniquement en termes d’interdit, de répression ou de réduction au silence, parce qu’elle est aussi une performance qui a besoin d’être mise en scène, et que les censeurs sont si étroitement associés à ce qu’ils veulent supprimer (« locked into a negotiation » écrit Michael Holquist [10]), qu’ils focalisent forcément l’attention sur l’objet de leur vindicte. La censure présuppose par ailleurs le pouvoir du langage, de l’art et de la littérature [11]. Elle peut donc aussi être considérée comme « productive », au sens où elle génère une multitude de discours et de mobilisations pour contrer ses effets. Si plusieurs rapports pointent avec raison les tentatives pour réduire au silence la sphère publique [12], celle-ci résonne cependant encore d’appels à la mobilisation et à la protestation, et nombre de conférences, séminaires et sessions de festivals littéraires ont pu malgré tout être organisés sur la liberté d’expression en Inde [13].

7C’est, par ailleurs, dans le sillage des meurtres de Narendra Dabholkar, Govind Pansare et M. M. Kalburgi, mais aussi du lynchage d’un homme musulman accusé – à tort – d’avoir mangé du bœuf, que l’extraordinaire plateforme progressiste, le Indian Writers Forum Trust [14] (avec son site, le Indian Cultural Forum, et son journal en ligne Guftugu) a pu voir le jour. Des dizaines d’écrivains se sont également mobilisés pour renvoyer, en signe de solidarité et de contestation, les récompenses reçues de la Sahitya Akademi (l’Académie des lettres de l’Inde – dont Kalburgi était lui-même récipiendaire, mais qui n’a émis aucune protestation après le meurtre de l’écrivain).

8D’autre part, comme de plus en plus de critiques le soulignent, il est nécessaire de remettre en cause cette distinction quelque peu caricaturale, en tout cas convenue, entre foules émotives, promptes à se sentir provoquées, et intellectuels raisonnables ; entre émotion religieuse et raison judiciaire [15]. Les débats sur la censure et la liberté d’expression ont traditionnellement tourné autour d’une série d’oppositions comme l’œuvre d’art versus l’icône religieuse, ou la « liberté de l’artiste » versus les « sentiments de la communauté [16] ». Et pourtant si artistes, écrivains et intellectuels indiens sont souvent attaqués, censurés ou harcelés au nom des « sentiments blessés » de tel ou tel public ou communauté, ils peuvent aussi mettre en scène leur résistance à l’intimidation dans les mêmes termes, et se construire comme une communauté qui se mobilise à travers un sentiment de vulnérabilité partagée – vulnérabilité dont il est utile de rappeler ici qu’elle signifie, étymologiquement, la propension à être blessé (i.e. vulnus, la blessure).

9En analysant les discours de groupes qui se mobilisent pour ou contre la censure en Inde, j’aimerais ainsi comprendre comment une capacité d’action (agency) peut procéder de la performance de « sentiments blessés », et comment la revendication de l’offense peut servir à garantir des droits, tout en générant en retour une forme de concurrence émotionnelle. Les guerres culturelles sont des guerres discursives, qui sont aussi des guerres émotionnelles. Qu’est-ce que cela signifie, dans le contexte indien, de dire que des mots ou des œuvres blessent ou « font mal » (wound), et comment l’image du corps (meurtri, violé, démembré de la nation ou de la communauté) est-elle mobilisée au travers de ces discours ?

Sentiments blessés et censure : éléments contextuels, historiques et théoriques.

10Plutôt que de censure – entendue comme restriction étatique – il faudrait parler de « régulation » voire d’« administration » culturelle, et décliner le terme au pluriel. C’est l’une des raisons pour lesquelles Michael Holquist plaide, à juste titre, pour l’abandon du paradigme traditionnel « persécuteur-persécuté », à la fois simpliste car il permet de choisir son camp trop facilement, et surtout inadéquat car il élude la complexité du phénomène. La compréhension de la censure s’est d’ailleurs considérablement élargie pour inclure des techniques, des tactiques et des pratiques qui n’ont plus rien à voir avec l’État [17].

11Dans le sous-continent indien en particulier, comme l’a montré Thomas Blom Hansen, la souveraineté de l’État est constamment mise à mal par des autorités concurrentes : groupes de pression, organisations d’activistes, ou chefs locaux [18]. L’avocat Rajeev Dhavan parle même de l’avènement d’un goonda Raj (le « règne des voyous ») pour désigner la manière dont la production et la circulation culturelles sont violemment réglementées par des brutes [19]. La censure s’opère donc aussi en dehors des tribunaux, des réglementations officielles ou des institutions gouvernementales (comme le Central Board of Film Certification par exemple, auquel sont soumis pour certification tous les films indiens), même si les « voyous » peuvent justement prendre appui sur la loi, et la « rue » sur les tribunaux.

12Qu’est-ce alors qui unit ces pratiques de régulation multiformes ? Je voudrais ici suggérer que les « censeurs » se préoccupent de ce que Jacques Rancière a appelé la « distribution du sensible ». Si cette expression est devenue, de son propre aveu, une sorte de « schibboleth », elle me paraît utile ici en ce qu’elle désigne ce système de divisions qui définit ce qui est visible, audible ou dicible dans les champs politique et esthétique, ce (ceux) qui compte(nt) ou ne compte(nt) pas, ce qui est valide ou ne l’est pas [20]. Si on suit Rancière, alors l’art et la littérature modernes ont forcément vocation à être offensants, voire indésirables, dans la mesure où ils reconfigurent cette distribution hiérarchique du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit en s’ouvrant à des sujets, des contextes, des individualités, des mots, des noms et des sens nouveaux. Comme l’explique Michael Holquist, si les censeurs doivent attribuer un sens définitif aux œuvres artistiques et littéraires (sinon l’interdiction n’aurait pas de sens), ils doivent aussi « fixer » ou établir une fois pour toutes ce que l’art et la littérature sont ou ne sont pas. Et pourtant le propre des pratiques artistiques et littéraires modernes, c’est qu’elles ne cessent de déjouer les assignations définitives en interrogeant les frontières entre art et non-art, artistes et non-artistes, littérature et parole quotidienne, œuvres d’art et objet usuels.

13Il me semble enfin que cette « distribution du sensible » doit s’entendre aussi comme la « distribution des sentiments » : lesquels sont valides, qui peut les exprimer, comment et jusqu’où ? L’administration des émotions est consubstantielle à l’exercice du pouvoir. C’est bien ce qu’illustre la censure en Inde, qui repose en grande partie sur la nécessité de protéger les sentiments religieux ou communautaires, et de modérer les émotions afin de préserver l’ordre public.

En Inde, c’est la loi qui fait entrer les émotions dans le champ politique.

14Comment les émotions interviennent-elles dans le champ politique ? À cette question posée par Sara Ahmed [21], une première réponse possible serait de dire qu’en Inde, c’est grâce à la loi. Si la liberté d’expression est garantie par la constitution indienne dans l’article 19 (1), elle en définit également les limites dans l’article 19 (2) puisque la liberté d’expression est conditionnée à la sécurité de l’État, l’ordre public, la décence et la morale, la diffamation ou l’incitation au crime, parmi d’autres restrictions encore. Surtout, le Code pénal indien – établi après la rébellion de 1857 (aussi connue comme révolte des cipayes) par Thomas Macaulay – met en œuvre ces restrictions. L’appareil législatif de la censure en Asie du Sud est un héritage direct de l’Empire britannique. C’est parce que Macaulay postulait la sensibilité fondamentalement religieuse des Indiens – et fondamentalement vulnérable à l’offense (religieuse) – que l’offense s’est retrouvée au fondement même de la plainte criminelle, entérinant dans un même mouvement la nécessité de la censure selon Asad Ali Ahmed [22].

15Les articles du Code pénal indien concernés par ces questions sont connus sous le nom de hate speech laws (i.e. « lois sur les discours de haine »). La section 153 pénalise tout ce qui encourage l’hostilité entre différentes communautés ou nuit au maintien de la paix civile, et les sections 295A et 298 traitent respectivement des poursuites judiciaires encourues par ceux qui, en paroles ou en acte, « blessent » les sentiments religieux (les deux termes utilisés sont ici wound et outrage ), de manière à la fois « délibérée » et « malintentionnée ».

16Ces derniers amendements qui mettent l’accent sur les sentiments religieux de tel ou tel groupe furent introduits après les violentes tensions communautaires suscitées par la publication, en 1927, du pamphlet satirique sur la vie du Prophète, Rangīla Rasūl[23]. Si les termes de « délibéré » et « malintentionné » devaient servir à réduire le champ d’application de ces lois, il n’en a de fait rien été. Ainsi, lorsqu’en février 2014 Penguin India fait retirer de la circulation l’ouvrage de Wendy Doniger, la maison d’édition tente de se justifier dans un communiqué en expliquant que l’article 295A du Code pénal rend de plus en plus difficile pour un éditeur indien de maintenir les standards internationaux sur la liberté d’expression sans « se placer délibérément hors du cadre de la loi ». Au même moment, une pétition adressée au ministre de la Justice indien et signée par Martha Nussbaum, Romila Thapar, Partha Chatterjee et de nombreux autres chercheurs demande en vain la révision des articles du Code pénal.

17Dans la mesure où la loi requiert des plaignants qu’ils prouvent que leurs sentiments ont été blessés, donc qu’ils démontrent leur émotivité pour déposer une plainte, la loi peut en fait susciter l’émotion plutôt qu’elle ne la contient – et contribue à créer des sujets émotionnels [24]. Plus la blessure ou l’offense est tangible, publique et audible, plus la demande de compensation ou de réparation est légitime. La violence – prétendument provoquée par l’offense – confirme et justifie, de manière rétroactive, la réalité de celle-ci. On assiste ainsi à une recrudescence de plaintes qui cultivent avec insistance le répertoire des sentiments blessés [25]. Au lieu de garantir la liberté d’expression, la loi devient l’alliée des voyous (goonda ), complice de la violence et de la censure.

Démocratie, distribution des sentiments et guerres émotionnelles.

18David Gilmartin et Barbara Metclaf le soulignent pourtant : une culture qui se définit par son recours aux sentiments a aussi une portée égalitaire [26]. Dans une certaine mesure, la démocratie peut d’ailleurs aussi s’entendre comme un moyen de compter ceux qui ne comptent pas, et de reconnaître les sentiments, les blessures ou préjudices qui ne l’étaient pas. Comme l’explique Anupama Rao, par exemple, la subjectivité politique de ceux qu’on appelait autrefois les « intouchables » ou les « hors-castes », soit les dalits (littéralement « opprimés » ou « terrassés »), leur inclusion dans la sphère publique et politique se fonde sur la reconnaissance d’une vulnérabilité qui fut longtemps et systématiquement ignorée [27].

19En 2012, la publication dans un manuel scolaire d’une caricature datant de 1949 représentant le leader dalit B. R. Ambedkar chevauchant un escargot (métaphore de la constitution indienne) conduit par Nehru, fouet à la main, au milieu d’une foule hilare, suscite la controverse et des débats virulents, y compris dans l’enceinte du Parlement. De nombreux intellectuels et activistes dalits demandent la suppression de cette caricature qu’ils jugent insultante, d’autres intellectuels progressistes exprimant a contrario leur consternation devant la manière dont l’« offense » et les « sentiments blessés » sont exploités pour limiter la liberté d’expression.

20Certes, comme le notent de nombreux intellectuels dalits, il existe un lien direct entre paroles ou images blessantes et l’oppression des hors-castes qui continuent d’être victimes de discriminations, de violences, voire d’assassinats : « It is time we realised that there is a permeable boundary between the symbolic violence of such a cartoon and the tolerance of such cartoons by academics on the one hand, and atrocities[28]. » Mais tel est aussi le dilemme démocratique. Si on comprend que l’historienne Janaki Nair puisse distinguer les sentiments blessés des partisans de l’Hindutva des demandes démocratiques formulées par les vrais opprimés (et leurs « souffrances historiques [29] »), il peut parfois être difficile de différencier blessures dites authentiques et blessures manipulées ou fabriquées. Est-ce que les sentiments blessés de ceux qui affirment avoir été offensés par certaines œuvres littéraires ou artistiques sont nécessairement factices ? La passion, comme le suggère Asad Ali Ahmed, est-elle seulement admissible quand elle est mise au service de la « raison séculière » ? Les sensibilités religieuses blessées sont-elles toujours illégitimes ? Quelle blessure est « vraie » ou acceptable, et qui décide ?

21Si certains sentiments, certaines pertes, certaines souffrances n’accèdent jamais à la reconnaissance, d’autres sont au contraire consacrés, voire amplifiés par l’État-nation. Groupes et communautés se disputent la reconnaissance officielle de leurs blessures respectives par l’État, qui joue alors le rôle d’arbitre entre émotions concurrentes.

Est-ce un artiste ou un boucher ? Le cas M. F. Husain.

22Dire que des mots ou des actes blessent (wound ) comme l’impliquent certaines sections du Code pénal indien, c’est mêler les registres linguistiques et symboliques, psychologiques et physiques, et c’est aussi mettre l’accent sur la localisation des émotions dans le corps. Voilà qui est particulièrement pertinent dans le contexte indien, où la nation est souvent représentée comme un corps (féminin) soumis à des agressions extérieures, et où les corps peuvent être physiquement suppliciés au nom de blessures présentes ou passées [30].

23Si les lois contre ces « discours de haine » visaient à empêcher qu’ils n’alimentent l’hostilité entre communautés, rappelons cependant que Veena Das parle d’« intimité agonistique » pour désigner la relation entre hindous et musulmans en Inde – une intimité constituée par la capacité de blesser l’autre communauté ou d’être blessé par elle.

24Le cas du célèbre peintre indien M. F. Husain illustre parfaitement la manière dont cette rhétorique de la haine et de la blessure – en particulier la blessure infligée au « corps » d’une nation tout entière – a été mobilisée par des activistes hindous pour constituer la communauté hindoue comme une communauté vulnérable, unie par/dans sa blessure, et pour terroriser un artiste. « Est-ce un artiste ou un boucher ? » (« Yih chitrakār hai yā kasā’ī ? ») est le titre d’un article publié en 1996 dans un journal en hindi de Bhopal, reproduisant un dessin publié vingt années plus tôt par Husain, qui représentait la silhouette nue de Sarasvatî. L’article signale aussi le début d’une campagne virulente contre le peintre, avec des centaines de plaintes déposées contre lui à travers toute l’Inde. La visée rhétorique de ce titre émotionnel ne laisse guère de place au doute : M. F. Husain est assigné à la place du boucher – un stéréotype bien connu pour les musulmans depuis la période coloniale, qui renvoie aussi aux connotations d’impureté associées à ceux qui sont carnivores. Les musulmans sont taxés d’être des mangeurs de bœuf, des tueurs de vache, et presque par contagion des persécuteurs d’hindous.

25Comme Arjun Appadurai le souligne, différentes formes d’incertitude (qui fait partie du « nous » ? combien sont-« ils » ? qui est à l’intérieur, qui est à l’extérieur ?) peuvent générer une anxiété intolérable qui est parfois « résolue », en tout cas exorcisée, par la violence. Dans un environnement globalisé, cette anxiété est exacerbée par les glissements et renversements possibles entre les catégories de « minorité » et « majorité ». Les nationalistes hindous en Inde se sentent infériorisés et marginalisés dans un contexte islamique plus large. Le sentiment de leur impuissance et de leur vulnérabilité vis-à-vis de musulmans, perçus à la fois comme des étrangers et comme des agresseurs potentiels camouflés en « nationaux », hante le discours de l’Hindutva, où la rhétorique victimaire, comme l’a montré Christophe Jaffrelot, est centrale [31]. Ils se considèrent également comme les victimes d’un état séculier et d’une élite laïque, accusés de faire preuve d’une tolérance disproportionnée vis-à-vis des minorités et d’une sensibilité tout aussi exacerbée vis-à-vis de leurs « blessures » présentes ou passées. Sara Ahmed fait une remarque un peu similaire, dans un contexte différent, lorsqu’elle analyse comment la métaphore de la douceur (soft touch, qui désigne en anglais à la fois une sensation physique et aussi une propriété morale – la souplesse, la mollesse, voire l’indulgence), qui suggère que les frontières de la nation ressemblent à la surface de la peau, peut devenir un attribut national [32].

26Si M. F. Husain a toujours refusé de confondre son identité et sa religion, et n’a jamais voulu se définir comme un musulman, mais exclusivement comme un peintre et comme un Indien, ses assaillants n’ont jamais voulu le définir autrement qu’à travers sa religion. La nation indienne/hindoue serait un corps trop souple, trop mou et perméable, qui risquerait d’être meurtri par des mains ou des corps « étrangers », qu’il s’agisse du peintre musulman, de l’écrivain indien laïc, moderne et cosmopolite, de l’intellectuel communiste, voire du chercheur occidental à qui l’ancien Premier ministre indien A. B. Vajpayi avait d’ailleurs lancé un avertissement très clair (« It is a warning to all foreign authors not to play with our national pride[33] »). Tous représentent, sous une forme ou une autre, celui qu’il faut chasser (littéralement [34] ou symboliquement) hors de la nation, pour évacuer la cause de la souffrance, rétablir et produire la frontière, restaurer l’épiderme de la nation en quelque sorte, la pureté et la complétude du corps national.

27Pour les activistes de l’Hindutva, la définition de ce qu’est ou doit être un « artiste » est par ailleurs extraordinairement réductive. Les artistes doivent se consacrer à la dévotion et la célébration de l’Inde, ils sont assignés à certaines émotions et aussi à certaines représentations – innées, univoques et intangibles, sauf offense ou trahison [35]. On voit la même rhétorique à l’œuvre dans les cas de censure ou d’intimidation de chercheurs et d’indianistes. Dans sa plainte contre Penguin, Dinanath Batra accuse notamment Wendy Doniger de pervertir et dévoyer les principes éternels et « immuables » de l’hindouisme. Les activistes de l’Hindutva affirment leur relation patrimoniale à la nation et s’érigent en gardiens exclusifs de la culture indienne. Le postulat sous-jacent est donc aussi que les « étrangers » n’ont pas le droit de représenter l’hindouisme, et qu’ils n’ont pas même, peut-être, le droit de l’aimer. C’est ce que suggère Veena Das quand elle parle de l’« amour impossible » de Husain (pour les divinités hindoues comme pour l’Inde [36]). L’artiste est ainsi assigné à une seule émotion, la haine, et à une intention, l’offense.

28Si de nombreuses galeries d’art ont été vandalisées, et de multiples récompenses promises à ceux qui pourraient arracher les yeux du peintre ou lui couper les mains, c’est toujours Husain qui est perçu comme étant le responsable de la blessure initiale, et de la violence qu’elle provoque. La même rhétorique est à l’œuvre dans les émeutes entre hindous et musulmans, selon Paul Brass, où la violence délibérée sur les corps musulmans se présente comme une forme de revanche pour le crime originel, à savoir le démembrement de l’Inde, la partition et la création du Pakistan (« the original sin of vivisection of the Hindu body[37] »). Violenter Husain ou son travail peut donc s’apparenter à une punition justifiée par une faute passée. Le peintre est considéré comme un bourreau/boucher de l’hindouisme, de la nation et des femmes indiennes (Husain devant aussi faire face à de nombreuses accusations d’obscénité et de lubricité). Toutes ces offenses culminent dans l’outrage à Bhārat-Mātā (figure allégorique de la nation en déesse mère) – d’ailleurs le titre de l’une des toiles de Husain qui fit, elle aussi, l’objet de poursuites, et qui représente le corps rouge écarlate d’une femme nue dont les contours coïncident avec les frontières de l’Inde.

Sahmat : la mobilisation et la blessure des artistes.

29Afin de pouvoir garantir leurs propres droits, artistes et écrivains semblent eux-mêmes obligés de revendiquer leurs sentiments blessés et de se constituer comme une minorité vulnérable, une communauté menacée. C’est ce qu’illustre le collectif Sahmat (Safdar Hashmi Memorial Trust), qui fut créé en 1989 à Delhi – dont les membres fondateurs étaient proches du CPI(M), le parti communiste (marxiste) – après le meurtre du poète, activiste et metteur en scène Safdar Hashmi, au cours d’une pièce de théâtre de rue que sa troupe (Jana Natya Manch) avait donnée en soutien à une grève d’ouvriers. Si l’Hindutva est devenu l’adversaire principal de Sahmat et si l’assassinat de Hashmi représente sans doute l’un des symboles les plus puissants de la vulnérabilité des artistes – et aujourd’hui, en 2019, une sorte de symbole prémonitoire d’une vulnérabilité qui s’est généralisée à l’ensemble des citoyens qui résistent à l’idéologie des nationalistes hindous –, il est important de signaler qu’il a été tué au nom de son militantisme et de ses positions communistes par des malfrats liés au parti du Congrès.

30Le collectif est né d’un sentiment d’urgence et de la conviction qu’il était devenu nécessaire de lutter sur le terrain de la culture (devenu le champ de bataille principal d’une politique de plus en plus communautariste) pour construire un front culturel unifié qui puisse disséminer un art dit progressiste et mobiliser l’opinion publique à travers une série de publications et d’événements : expositions, performances, festivals, lectures, séminaires, manifestations, conférences de presse, etc. [38]. Sahmat a par ailleurs été à l’origine d’un nombre important de pétitions et de communiqués pour défendre la liberté d’expression et la « tradition séculière » de l’Inde, mais également pour soutenir les figures menacées de la scène artistique et culturelle.

31Si Sahmat (qui signifie littéralement « en accord » ou « ensemble ») a été décrit de manière peut-être un peu emphatique comme le « plus important collectif d’artistes » réunis volontairement sur une même plateforme politique [39], il a en effet su rassembler des centaines d’artistes aux quatre coins du pays. Ceux-ci ont d’ailleurs souvent travaillé collectivement (par exemple sur des fresques murales ou des bannières), les différentes campagnes ou expositions de Sahmat étant conçues pour symboliser cette unité panindienne en voyageant dans toute l’Inde. L’exposition « Image and Words » (1991), qui comportait plus d’une centaine d’œuvres de quatre cents artistes contre le communautarisme, a ainsi été présentée dans quarante lieux différents à Delhi et dans une trentaine de villes indiennes. Sahmat entendait également imposer une place pour l’art dans l’espace public – et ainsi combler le fossé entre l’art et la rue, les artistes et le « peuple ». Enfin, il apparaissait fondamental de pouvoir reconquérir certains espaces spécifiques progressivement communautarisés par la droite hindoue, comme Shivaji Park à Mumbai, où des rassemblements de l’association agressivement régionaliste et xénophobe, la Shiv Sena, sont régulièrement organisés, ou encore la ville d’Ayodhya [40].

Sahmat : une « communauté de sentiments » ?

32Selon le photographe Ram Rahman, le collectif reflète le fort « sentiment de communauté » de la scène artistique en Inde. Thomas Bom Hansen a montré qu’en Asie du Sud, la notion de communauté était traditionnellement séparée, voire conceptuellement opposée à l’État, même si elle se situe aussi dans un rapport de négociation avec celui-ci. Cette ambivalence caractérise également Sahmat, pour lequel l’État est à la fois un adversaire (du moins dans les premières années du collectif, quand l’assassinat de Hashmi révèle et cible l’inaction gouvernementale) et un mécène [41]. En invoquant les figures syncrétiques de poètes comme Amir Khusrau, Faiz Ahmed Faiz ou Kabir, et en rassemblant sur une même plateforme des artistes venant du Pakistan, du Bangladesh ou de l’Afghanistan qui se reconnaissaient dans une même culture syncrétique (hindoue-musulmane en particulier) et séculière, Sahmat peut aussi se comprendre comme une communauté transnationale et supra-étatique.

33Mais le collectif constitue peut-être avant tout une « communauté de sentiments », dans la mesure où la conscience de former un « nous » est née d’un même sentiment de vulnérabilité face à un adversaire commun (identifié au communautarisme), et que sa capacité de mobilisation procède de la revendication et de la performance d’une vulnérabilité partagée. « The time has come for us to organize ourselves against these near-fascist forces of disruption so that we are no longer brittle, vulnerable and alone » : ainsi s’ouvre le premier communiqué de Sahmat, quelques jours après l’assassinat de Safdar Hasmi [42]. En 2007, à la suite de l’arrestation d’un étudiant de la prestigieuse Fine Arts Faculty de Baroda, accusé d’avoir produit des images religieuses obscènes et d’avoir blessé les sentiments des hindous, le poète et commissaire d’exposition Ranjit Hoskote déclare qu’il est temps de reconnaître une énième minorité indienne : la minorité vulnérable des acteurs de la vie culturelle. Car face à d’autres « communautés de sentiments » organisées et mobilisées, artistes et écrivains reconnaissent que leur lutte individuelle est vouée à l’échec :

34

The group is everything, even if it is a fiction or a fraction ; the individual is nothing. Paradoxically, in a Republic built to safeguard individual rights, one can bargain with the State and even force State action (or secure State inaction) by citing the sensitivities of a group. But one cannot make the same effective claim on behalf of an individual’s cultural freedom[43].

35Si Sahmat a été particulièrement actif dans la défense de M. F. Husain, dont la stature internationale en faisait un puissant symbole des artistes indiens, c’est aussi que la vulnérabilité du peintre, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans quand il a été contraint à l’exil, semblait traduire la vulnérabilité d’une communauté entière. Dans un autre entretien, Husain évoque cette vulnérabilité, au sens le plus littéral : « If I came back, given the mood they have created, someone could just push or assault me on the street, and I would not be able to defend myself[44]. »

36Arjun Appadurai parle de « communauté de sentiments », quand il analyse le recours public à certaines pratiques verbales et gestuelles relativement standardisées, qui peuvent, en créant une « chaîne de communication » émotionnelle, contribuer à créer une communauté [45]. Il a notamment recours à la théorie classique sanskrite du rasa : les émotions (bhava ) comme la douleur correspondent à une humeur ou une atmosphère (i.e. rasa ), soit à un état ou un sentiment impersonnel, qui s’exprime aussi par une série de gestes et de rituels compris collectivement. Que les émotions exprimées soient authentiques ou pas importe peu. Ce qui compte, c’est la force de cette atmosphère expressive qui engendre la communauté.

37Cette réflexion nous permet de comprendre pourquoi Husain a pu se dire victime d’une atmosphère ou d’une « humeur » particulière (« the mood they have created »), et pourquoi les controverses sur la liberté d’expression ou les sentiments blessés prennent une dimension convenue, quasi ritualisée, comme si tous les acteurs de ces controverses récitaient un scrip t déjà écrit/appris. En un sens, il l’est, puisqu’en Inde l’appareil législatif de la censure, qui fait des sentiments blessés un motif de poursuite, est hérité de l’Empire britannique. C’est bien ce que suggère Veena Das quand elle montre que les sentiments blessés sont moins factices ou simulés qu’ils ne sont déjà façonnés par un imaginaire judiciaire datant de la période coloniale. Le public a déjà hérité d’un modèle dans lequel « Husain » ne signifie rien d’autre que « musulman » et les noms de déesses hindoues comme Sarasvatî ou Durga ne sont rien d’autre qu’un indicateur de « sentiments religieux [46] ».

Sahmat, émotions fondatrices et performance des sentiments blessés.

38Tout en essayant de réécrire, voire d’inverser le script de l’Hindutva, artistes et écrivains se voient en un sens contraints eux aussi de tirer parti d’une telle « atmosphère ». La peine, la blessure ou la douleur sont au fondement même de la communauté formée par Sahmat. Le livre qui commémore les vingt premières années du collectif s’ouvre par un texte bref qui insiste sur la vague spontanée et nationale de dégoût et de chagrin (grief ) qui a suivi l’assassinat brutal de Hashmi (dont le cercueil fut suivi par plus de 10 000 personnes [47]). Le chanteur et artiste Madan Gopal Singh note que le collectif est né du désir de convertir l’intensité des émotions suscitées par ce meurtre en résistance effective [48]. Il parle aussi du besoin pour les membres de Sahmat de réaffirmer symboliquement leur solidarité avec les « blessés » – terme par lequel il désigne aussi ici les victimes d’Ayodhia. Car si Sahmat a été fondé dans le sillage émotionnel d’un assassinat, le collectif s’est consolidé à la suite de la destruction de la mosquée Babri Masjid à Ayodhia. L’émotion que cette destruction a suscitée serait analogue, selon Ram Rahman, au traumatisme psychique causé par le 11 Septembre aux États-Unis [49].

39Dans les différents communiqués de Sahmat, le vocabulaire de la douleur est omniprésent, comme en 1993, où ce sont aussi les sentiments blessés de « tous » les citoyens « sensés » qui sont évoqués : « The controversy concerning the exhibition “Hum Sab Ayodhya” raised in Parliament has caused us great pain… It has dismayed and hurt the sentiments of all sensitive citizens[50]. » Le sentiment d’urgence, et l’intensité émotionnelle qu’il induit, est souvent traduit par les titres que le collectif donne à ses différents projets : ainsi de l’exposition « Artists Alert » (1989) ou « Secularism Alert » (1998), ou encore la conférence « ICONOGRAPHY NOW ! » (2006). Leurs affiches témoignent de la même dramatisation émotionnelle stratégique. Comme le montre William Mazzarella dans un article sur Sahmat auquel je suis redevable ici, les membres de l’organisation sont devenus des experts de la mobilisation, de la médiatisation et de l’incitation émotionnelle [51].

40Le débat est donc en partie mal posé si on en reste aux dichotomies habituelles : « liberté d’expression » versus « sentiments blessés » ; artistes rationnels revendiquant leur droit à la liberté de création versus foules émotives revendiquant leur droit à l’offense et exigeant compensation. Face à des communautés – notamment religieuses – qui se constituent par leur « blessure », artistes et intellectuels doivent non seulement réaffirmer leur droit à l’imaginaire, la liberté ou la dissidence, mais aussi leur droit à revendiquer leurs propres « sentiments blessés ». Ils semblent parfois se modeler sur le discours d’autres communautés victimisées, et entrent en tout cas dans une sorte de concurrence émotionnelle avec elles. Le critique et metteur en scène Rustom Bharucha soutient ainsi que le sécularisme est la catégorie la plus vulnérable de notre époque, à laquelle la démolition de la Babri Masjid a porté un coup quasi fatal [52]. L’Inde séculière est représentée comme un corps attaqué, meurtri, supplicié. Sur l’une des affiches de Sahmat (« Secularism Alert ») figure ainsi le corps gisant et ensanglanté du Mahatma Gandhi. Le message est clair : l’héritage de Gandhi est massacré par des voyous fascistes et antisécularistes. Ce sont eux les bouchers de la nation, les bourreaux des artistes. Dans certains communiqués, Sahmat emprunte aux registres religieux, et hautement émotionnels, du sacrifice (Safdar Hashmi est décrit comme un « martyr révolutionnaire » dont le nom est « sanctifié » par son « sacrifice »). L’art de Husain est même décrit comme un domaine sacré, que ses assaillants « blasphèment ».

Peut-on faire autre chose de la blessure qu’un cri de guerre ?

41Dans le débat public en Inde, la violence de foules émotives prenant un artiste ou un intellectuel pour cible est souvent considérée comme spontanée et irrépressible. Cette spontanéité confère d’ailleurs une forme d’impunité [53]. Une même réaction serait provoquée par certaines représentations (par exemple des récits prétendument alternatifs ou déviants du Ramayana, des portraits dénudés de certaines divinités, des sujets « hindous » aux mains d’artistes musulmans, ou vice versa), dont on dit qu’elles incitent mécaniquement à la violence, suscitent automatiquement l’offense.

42Or, selon Judith Butler, il est urgent de contester ce lien évident qui est fait entre les mots qui sont écrits ou prononcés, l’œuvre d’art qui est exposée et le pouvoir de blesser ou d’offenser qui leur est attribué – le lien entre le langage comme blessure et un comportement univoque [54]. L’art et la littérature sont des forces de résistance car elles œuvrent à montrer qu’on ne peut arrêter ou fixer le sens des mots, des images et des représentations une fois pour toutes ; qu’il n’y a pas une histoire ou une interprétation à protéger ; une manière de voir ; une voix à relayer ; ou une seule place à occuper.

43Peut-être est-ce moins en s’engageant dans ces guerres émotionnelles, ou en revendiquant leur statut de « vraie » victime, ou encore en clamant être les seuls gardiens, interprètes ou porte-parole d’une culture indienne « authentique » et non dévoyée, qu’artistes et écrivains indiens résisteront le plus efficacement à cette tyrannie de l’offense. En éludant le piège de la confrontation binaire pour continuer à produire des œuvres d’art et de littérature qui s’ouvrent à une pluralité inépuisable de sens et d’interprétations, cultivent et suscitent la complexité et l’ambivalence – et montrent que Ram ou Sita, pour faire écho à Veena Das, sont bien plus qu’un indicateur de « sentiments blessés », et qu’un artiste comme Husain est bien plus ou autre qu’un « musulman » ou même une victime –, ces formes irréductibles d’opposition sont alors à même d’excéder ou de fracturer représentations, attitudes, sentiments et significations univoques, de brouiller les places, les cadres, les discours et les émotions assignées, et de résister à toute tentative d’appropriation exclusive.

44J’aimerais pour finir évoquer l’œuvre du poète Arun Kolatkar, dont le recueil Bhijki Vahi (littéralement « le manuscrit trempé ») s’enroule autour du motif de la femme en pleurs, parmi d’autres voix douloureuses : les lamentations des trois Marie bibliques, de Dora Maar et d’Hélène de Troie ; Susan Sontag, à douze ans regardant des images de la Shoah ; Nadejdha Mandelstam ; Laila de Majnun ; Isis et Cassandre ; Kannagi, un personnage d’une épopée tamoule faisant le deuil de son mari ; la philosophe Hypatie lynchée à Alexandrie au ve siècle ; Kim, la petite fille vietnamienne hurlant de douleur après une attaque au napalm (dans la célèbre photo prise par Nick Ut en 1972) ; Jaratkaru, une victime de l’holocauste védique qui ouvre le Mahabharata (et dont le poème Sarpa Satra, littéralement « le sacrifice des serpents », est une réécriture) ; ou encore Maimum, une jeune fille victime d’un viol collectif dans l’État de l’Haryana en 1997. La succession de ces plaintes à travers les lieux et les âges nous empêche de trouver refuge dans un seul récit victimaire. La douleur est en partage [55]. Les massacres de Sarpa Satra font écho à ceux de Bosnie, du Rwanda et autres génocides, y compris les pogroms antimusulmans menés par la Shiv Sena à Bombay. Ces mises en relation évitent toute cristallisation dans une mémoire exclusive et récusent la rhétorique monologique des idéologies totalitaires qui tentent d’isoler intrus et coupables ; de désigner les corps, les voix, les récits ou les blessures « en trop ».

45Peut-on faire du deuil, de la douleur ou de la peine autre chose qu’un cri de guerre ? se demande Judith Butler [56]. Artistes et écrivains témoignent que de la douleur ou de la peine, on peut « faire » des poèmes, des récits, des histoires – et en relatant ceux-ci, en les relayant et les reliant entre eux [57], on peut aussi renoncer à voir le monde à travers le prisme unique d’une blessure passée attisant la haine, réclamant réparation, ou vengeance (« (the) dark prism of a wound / infected / by the dirty bandage of history[58] »).


Mots-clés éditeurs : censure, Sahmat, Inde, art, M. F. Husain, littérature, sentiments blessés/offense

Mise en ligne 11/06/2020

https://doi.org/10.3917/commu.106.0101

Notes

  • [1]
    Arjun Appadurai, Fear of Small Numbers : An Essay in the Geography of Anger, Durham, Duke University Press, 2006.
  • [2]
    Mridula Chari, « “The Play Is a Hate Crime” : Joe Dias Explains Why He Wants Drama About Pregnant Nun Banned », Scroll.in, 7 octobre 2015.
  • [3]
    Cet article est une version remaniée d’une publication en anglais dans le volume collectif issu du programme EMOPOLIS (Emotions and Political Mobilisations in the Indian Subcontinent, 2012-2016) porté par le CEIAS (« Hurt and Censorship in India Today : On Communities of Sentiments, Competing Vulnerabilities and Cultural Wars », in Amélie Blom, Stéphanie Tawa et Lama-Rewal (dir.), Emotions, Mobilisations and South Asian Politics, Delhi, Routledge India, p. 243-263, 2019). Si des mises à jour ont été effectuées, cet article s’appuie principalement sur une recherche effectuée entre 2013 et 2015. L’évolution de la situation en Inde aujourd’hui rend urgent le prolongement des travaux sur ces questions.
  • [4]
    Le nationalisme hindou est une nébuleuse dont les trois principales organisations sont le RSS (Organisation nationale des volontaires), pôle idéologique du mouvement, le VHP (Assemblée hindoue universelle), son pôle militant, et le BJP (Parti du peuple indien), son pôle politique – qui a porté au pouvoir Narendra Modi. Elles partagent une vision essentialiste de la nation qui s’articule autour de l’idéologie de l’« hindouité » (Hindutva), définie à partir de trois critères : une nation commune (rāştra ), une race commune (jātī) et une culture commune (sanskriti ).
  • [5]
    Ce point est notamment souligné par Malvika Maheshwari dans sa thèse « Violent Regulation and Artists in India : The Transformation of Freedom of Expression », IEP, 2011.
  • [6]
    William Mazzarella, Censorium : Cinema and the Open Edge of Mass Publicity, Durham, Duke University Press, 2013.
  • [7]
    Citons également, parmi d’autres meurtres plus récents, l’assassinat de deux journalistes de réputation internationale, Gauri Lankesh et Shujaat Bukhari, en 2017 et 2018.
  • [8]
    Varun Singh, « Ban Art That Hurts People’s Feelings », Mid-Day, 13 juillet 2010.
  • [9]
    Palash Krishna Mehrotra, « Climate of Touchiness Augurs Ill for India », India Today, 22 avril 2012.
  • [10]
    Michael Holquist, « Corrupt Originals : The Paradox of Censorship », PMLA, 109 (1), 1994, p. 14-25.
  • [11]
    Judith Butler, Excitable Speech : A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997.
  • [12]
    Voir par exemple l’un des derniers rapports du PEN Club International sur l’Inde : « Imposing Silence : The Use of India’s Laws to Suppress Free Speech », Toronto, Londres, PEN Canada, International Human Rights Program and PEN International, 2015.
  • [13]
    Le 84e congrès international du PEN Club International s’est certes tenu à Pune, au Maharashtra, en septembre 2018, mais chaque délégué a reçu des consignes de prudence l’invitant à ne pas critiquer ouvertement le gouvernement indien et à s’abstenir de communiquer sur les plateformes de médias.
  • [14]
    Voir mon entretien avec l’une des fondatrices du collectif, l’écrivaine Githa Hariharan : « We Are Talking of More Than Writers’ Rights, We Are Talking of Letting People Live », 2017 : https://writersandfreeexpression.com/2017/07/14/we-are-talking-of-more-than-writers-rights-we-are-talking-of-letting-people-live-an-interview-with-githa-hariharan/.
  • [15]
    Voir notamment Robert Post (dir.), Censorship and Silencing : Practices of Cultural Regulation, Los Angeles, Getty Research Institute, 1998 ; William Mazzarella, Censorium, op. cit., 2013 et Julia Stephens, « The Politics of Muslim Rage : Secular Law and Religious Sentiment in Late Colonial India », History Workshop Journal, 77 (1), 2014, p. 45-64.
  • [16]
    Monica Juneja, « Preface », in Sumathi Ramaswamy (dir.), Barefoot Across the Nation : Maqbool Fida Husain and the Idea of India, New Delhi, Yoda Press, 2011, p. xvii-xxii.
  • [17]
    Voir Richard Burt (dir.), The Administration of Aesthetics : Censorship, Political Criticism, and the Public Sphere, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994 et aussi Raminder Kaur et William Mazzarella (dir.), Censorship in South Asia, Cultural Regulation from Sedition to Seduction, Bloomingdon, Indianapolis, Indiana University Press, 2009.
  • [18]
    Thomas Blom Hansen, « Sovereigns Beyond the State : On Legality and Public Authority in India », in Ravinder Kaur (dir.), Religion, Violence and Political Mobilisation in South Asia, New Delhi, SAGE Publications, 2005, p. 109-144.
  • [19]
    Rajeev Dhavan, Publish and Be Damned : Censorship and Intolerance in India, New Delhi, Tulika Books, 2008.
  • [20]
    Jacques Rancière, Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.
  • [21]
    Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2004.
  • [22]
    Asad Ali Ahmed, « Specters of Macaulay : Blasphemy, the Indian Penal Code, and Pakistan’s Postcolonial Predicament », in Raminder Kaur et William Mazzarella (dir.), Censorship in South Asia, op. cit., p. 172-205.
  • [23]
    Voir Neeti Nair, « Beyond the “Communal” 1920s : The Problem of Intention, Legislative Pragmatism, and the Making of Section 295A of the Indian Penal Code », Indian Economic and Social History Review, 50 (3), 2013, p. 317-340 ; Julia Stephens, « The Politics of Muslim Rage », art. cité, 2014.
  • [24]
    Asad Ali Ahmed, « Specters of Macaulay », art. cité.
  • [25]
    Voir Lawrence Liang, « Love Language or Hate Speech », Tehelka, 3 mars 2012, http://old.tehelka.com/love-language-or-hate-speech/.
  • [26]
    David Gilmartin et Barbara D. Metcalf, « Art on Trial : Civilization and Religion in the Persona and Painting of M. F. Husain », in Barefoot Across the Nation, op. cit., 2011, p. 69.
  • [27]
    Anupama Rao, « Violence and Humanity : Or, Vulnerability as Political Subjectivity », Social Research, 78 (2), 2011, p. 607-632. Sur la littérature dalit, je me permets de renvoyer à mon article : Laetitia Zecchini, « “No Name is Yours Until You Speak It” : Notes Towards a Contrapuntal Reading of Dalit Literatures and Postcolonial Theory », in Judith Misrahi-Barak et Joshil K. Abraham (dir.), Dalit Literatures in India, New Delhi, Routledge, 2015, p. 58-75.
  • [28]
    « Humour is by No Means Exempt from Prejudice », The Hindu, 8 juin 2012.
  • [29]
    Janaki Nair, « Terrorized by the Past », Telegraph, 22 février 2014.
  • [30]
    Paul Brass, « The Body as Symbol in the Production of Hindu-Muslim Violence », in Ravinder Kaur (dir.), Religion, Violence and Political Mobilisation in South Asia, New Delhi, SAGE Publications, 2005, p. 46-68.
  • [31]
    Christophe Jaffrelot, Les Nationalistes hindous, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1993.
  • [32]
    Sarah Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, op. cit., p. 2-3.
  • [33]
    « Atal’s Warning to All Foreign Authors », Outlook, 20 mars 2004.
  • [34]
    À la suite des menaces, M. F. Husain a dû s’exiler au Qatar où il est mort. Sur Husain, voir notamment Barefoot Across the Nation, op. cit., 2011.
  • [35]
    L’idéologie nationaliste est aussi un primordialisme : « le primordialisme, ou essentialisme, prétend reconnaître des identités inscrites de si longue date dans l’histoire qu’elles en deviennent innées et intangibles, sauf trahison » (La Question identitaire en Asie du Sud, Jean-Luc Racine (dir.), Paris, EHESS, « Purushartha », 2001, p. 20).
  • [36]
    Veena Das, « Of M. F. Husain and an Impossible Love », in Barefoot Across the Nation, op. cit., 2011, p. 116-129.
  • [37]
    Paul Brass, « The Body as Symbol », art. cité, p. 61.
  • [38]
    Sur Sahmat, voir en particulier le catalogue d’exposition de Jessica Moss et Ram Rahman (dir.), The Sahmat Collective : Art and Activism in India since 1989, Chicago, Smart Museum of Art, 2013.
  • [39]
    Arindam Dutta, « Sahmat, 1989-2004 : Liberal Art Practice Against the Liberalized Public Sphere », Cultural Dynamics, 17 (2), 2015, p. 199.
  • [40]
    En 1992, c’est dans la ville d’Ayodhya, lieu de naissance supposé de Ram pour les nationalistes hindous, qu’une mosquée prétendument construite sur un temple hindou plus ancien, et donc symbole honni de la « domination » exercée par l’islam sur la civilisation indienne, a été détruite. Les émeutes intercommunautaires qui ont accompagné cette démolition se sont propagées dans tout le pays. Quelques mois plus tard, et pour tenter, dans les termes de Sahmat, de « lever le siège » de cette ville par les forces de l’Hindutva, le collectif organise une nuit entière de performances musicales que des groupuscules hindous ont tenté de faire interdire. Quelques jours plus tôt l’exposition organisée par Sahmat « Hum sab Ayodhya » (« Nous sommes tous Ayodhya »), visant elle aussi à mettre en avant la culture syncrétique et séculière d’Ayodhia et la polyphonie narrative du Ramayana, était vandalisée et des poursuites judiciaires engagées contre le collectif.
  • [41]
    Une collusion pour laquelle Sahmat a été souvent critiqué (voir notamment Sudhanva Deshpande, Economic and Political Weekly, 31 (25), 1996, p. 1586-1590).
  • [42]
    Sahmat, Safdar, New Delhi, Safdar Hashmi Memorial Trust, 1989.
  • [43]
    Ranjit Hoskote, « Painting the Art World Red », Hindustan Times, 14 mai 2007.
  • [44]
    Entretien avec M. F. Husain : Shoma Chaudhury, « In Hindu Culture, Nudity is a Metaphor for Purity », Tehelka, vol. 5, 2 février 2008.
  • [45]
    « Topographies of the Self : Praise and Emotion in Hindu India », in Catherine A. Lutz et Lila Abu-Lughod (dir.), Language and the Politics of Emotion, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
  • [46]
    « Of M. F. Husain and an Impossible Love », art. cité, p. 125.
  • [47]
    Sahmat, 20 Years, 1989-2009. A Document of Activities and Statements, New Delhi, Safdar Hashmi Memorial Trust, 2009.
  • [48]
    Madan Gopal Singh, « Song of the Unvanquished. Beginning(s) and Continuities of Sahmat ; A Brief Personal History », in The Sahmat Collective, op. cit., p. 255.
  • [49]
    Ram Rahman, « A Journey of Resistance », in The Sahmat Collective, op. cit., p. 17.
  • [50]
    Sahmat, 20 Years, 1989-2009, op. cit., p. 73.
  • [51]
    William Mazzarella, « Mind the Gap ! Or, What Does Secularism Feel Like ? », in The Sahmat Collective, op. cit., p. 258-265.
  • [52]
    Rustom Bharucha, In the Name of the Secular. Contemporary Cultural Activism in India, New Delhi, Oxford University Press, 1998.
  • [53]
    Thomas Blom Hansen, « The Political Theology of Violence in Contemporary India », South Asia Multidisciplinary Academic Journal, 2008 : https://journals.openedition.org/samaj/1872. Voir aussi l’introduction de ce numéro spécial, Outraged Communities, dirigé par Amélie Blom et Nicolas Jaoul et dont l’article de Hansen est issu : https://journals.openedition.org/samaj/1912.
  • [54]
    Judith Butler, Excitable Speech, op. cit., 1997.
  • [55]
    Sur ces questions, voir le chapitre « Voices of History, Voices of Sorrow : The Poet, the Storyteller and the Unforgetful », in Laetitia Zecchini, Arun Kolatkar and Literary Modernism in India : Moving Lines, Londres, Bloomsbury, 2014.
  • [56]
    Judith Butler, Precarious Life : The Powers of Mourning and Violence, Londres, Verso, 2004, p. xii.
  • [57]
    « La Relation relie (relaie) relate », Édouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 187.
  • [58]
    Arun Kolatkar, Bhijki Vahi, Bombay, Pras Prakashan, 2003 et Sarpa Satra, Bombay, Pras Prakashan, 2004.
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