« Lundi 23 octobre
[…]
L’effort d’écriture est contagieux. Amara a recopié les mots qu’il venait de déchiffrer dans le livre d’enfants que nous ouvrons chaque soir pour apprendre à lire et à écrire. Plus tôt dans l’après-midi, j’étais à l’université, avec une étudiante qui présentait un projet de mémoire sur les journaux de voyages d’influenceurs : followers, photos spectaculaires, succès éditoriaux… Pendant qu’elle parlait, je pensais à lui, mon autre étudiant, un jeune garçon qui a fait des milliers de kilomètres, seul dans la vie, sans rien, un voyage inimaginable, et qui aujourd’hui déchiffre tous les jours ses pages de lecture. Son voyage continue, pas après pas, effort après effort ; il lui faut maintenant conquérir les mots, l’orthographe, les conjugaisons, la syntaxe… Des montagnes et des déserts et encore des déserts et des montagnes à l’infini, pas à pas. […] La rencontre avec Amara me déporte dans la zone, terrifiante et poétique, des millions de voyages et de trajets sans traces qui n’ont jamais été racontés, qui sont oubliés, qui sont minorés, et qui ont pourtant fait et continuent de faire les peuples et les vies. […] À la place du silence et de l’ombre où sont enfouies ces aventures perdues s’impose le vacarme fatigant et vulgaire produit par une infime population de voyageurs aventuriers, producteurs de figures et de récits médiatiques. Et les intellectuels de leur courir après pour perpétuer le mensonge de représentations du voyage occidental dans le décor du monde, construites sur l’oubli de ce qui nous a amenés un jour ici, après les migrations successives de générations entières d’aïeux discrets, migrations qui elles non plus n’ont jamais été racontées, ce qui – fait incroyablement troublant – ne nous manque pas…
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