Couverture de COMLA1_208

Article de revue

Devant le corps de Lénine. Une thanatopraxie intermédiale

Pages 69 à 94

Notes

  • [1]
    Russia : 100 Years on from Revolution, BBC, 7 novembre 2017. En ligne : https://www.you tube.com/watch?v=MPmlX4kWgjs
  • [2]
    Voir Petra Rethmann, « Nostalgie à Moscou », Anthropologie et Sociétés, no 31, 2008, p. 90.
  • [3]
    Nous n’aborderons pas les débats récents sur la possibilité d’enterrer Lénine, débats auxquels ont pris part les politiques, mais aussi les gens du Laboratoire affiliés au Mausolée. Voir par exemple Keith Gessen, « We Will Bury You », The Atlantic Monthly, no 293, 2004, p. 76-83.
  • [4]
    Voir Germain Lacasse, « Intermédialité, deixis et politique », Cinémas, no 10, 2000, p. 85-104.
  • [5]
    Le lecteur en trouvera facilement sur YouTube, sans identification précise de la source, mais manifestement reproduites à partir d’une piste VHS minutée et numérotée. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=oStHN2xwWeE.
  • [6]
    Le terme « kibitka » vient de l’arabe et désigne un dôme. Pour les populations kirghizes et kazakhes, la kibitka est une yourte. Typiquement, la kibitka russe est donc un charriot ou un traîneau surmonté d’une tente ou d’un abri en bois, proche de la roulotte, et dont l’attelage est formé de trois chevaux.
  • [7]
    Le Mausolée tel qu’on peut le visiter encore aujourd’hui est une pyramide à degrés de style avant-garde et Art-Déco ; il est l’œuvre de l’architecte Alexeï Chtchoussev. Construit en béton, marbre, granite et labradorite, il remplace le deuxième mausolée, dont il reprend le modèle, celui-là fait de chêne et de cuivre, conçu par le même architecte. On le refait partiellement en 1945, en vue de l’installation d’une nouvelle tribune. L’édifice surmonte un labyrinthe de couloirs dont un accès au Kremlin par un tunnel de 200 mètres. À l’intérieur du Mausolée, dans la salle d’exposition placée en sous-sol, le cercueil dans lequel repose Lénine reprend les formes extérieures de l’édifice, le sarcophage de verre étant surmonté de gradins.
  • [8]
    Три песни о Ленине, URSS, 1934, 59 min. Vertov avait commencé à tourner les images en 1924, à la mort de Lénine.
  • [9]
    Nina Tumarkin, Lenin Lives! The Lenin Cult in Soviet Russia, Harvard University Press, 1983. Comme le reconnaît Tumarkin, c’est surtout Lounatcharski qui, parmi les protagonistes, et bien avant la mort de Lénine, favorisait ce synchrétisme. Voir aussi Jutta Sherrer, « La crise de l’intelligentsia marxiste avant 1914 : A. V. Lunacharskii et le bogostroitel’stvo », Revue d’études slaves, no 51, 1979, p. 207-215. Littéralement, le terme Богостроительство signifie « la construction de Dieu » et réfère à la possibilité pour le marxisme d’inventer une religion socialiste. Lounatcharski, qui avait comme beau-frère Alexandre Bogdanov, un partisan notoire de l’idée d’immortalité, se fera le défenseur de la doctrine du Богостроительство. Dans le culte entourant le Telo, l’idée d’immortalité se rattache donc à celle de la construction d’un Dieu.
  • [10]
    Mythe non seulement répandu chez les croyants, mais également présent et inversé dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Dans ce roman, publié entre 1879 et 1881, le starets Zosima, un saint homme, répand presque immédiatement après sa mort d’insoutenables odeurs. On peut aussi penser que l’hagiographie de Lénine a commencé bien avant 1924, soit après qu’il a survécu à la tentative d’assassinat perpétré par Fanny Kaplan, membre du Parti socialiste-révolutionnaire, le 30 août 1918. À l’époque, la presse officielle transforme Lénine en figure presque surnaturelle, en saint homme ayant réchappé de la mort par miracle. Voir Dominique Colas, Lénine, Fayard, 2017.
  • [11]
    Le philosophe Nikolaï Fedorov (1829-1903), une référence constante dans la littérature portant sur la conservation du corps de Lénine, croyait dans la possibilité de la résurrection des morts par des moyens scientifiques. Un des responsables de l’embaumement de Lénine, Leonid Krasin, ingénieur de formation, était un convaincu notoire. Voir Nina Tumarkin, op. cit., p. 179.
  • [12]
    Il s’en trouve d’autres pour avancer qu’il s’agissait pour le Politburo de « cryogéniser » Lénine afin de permettre sa résurrection. C’est ce que soutient, de manière un peu légère, Adam Leith Gollner dans le cadre d’une enquête journalistique rocambolesque : Le livre de l’immortalité. La vie éternelle vue par la science, la religion et la magie, Marchand de feuilles, 2013, p. 406.
  • [13]
    Voir Petr Čistjakov, « La vénération des icônes miraculeuses dans l’orthodoxie russe contemporaine », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2005, no 36, p. 80-81.
  • [14]
    Si le premier chant fait allusion à la prison que constitue le voile des femmes musulmanes que Lénine aurait libérées par l’alphabétisation, le second chant s’intitule Nous l’aimions et relève pour sa part d’une iconographie et d’une rhétorique chrétiennes orthodoxes : en guise d’aimantes réunies près du cercueil, Vertov présente en majorité des visages de jeunes filles ou de femmes âgées, combinant deux époques : la naissance et la mort du Christ. Par contraste, si le premier chant critique l’obscurantisme religieux, le second réhabilite l’intensité religieuse des icônes, à condition qu’elle serve le politique.
  • [15]
    Intertitre dans le film à 13 m 14 sec.
  • [16]
    Nadejda Kroupskaïa, la femme de Lénine.
  • [17]
    Voir Bernard Lecomte, « Lénine : le lifting final ? », L’Express, 6 juin 1993. En ligne : https://www.lexpress.fr/informations/lenine-le-lifting-final_594670.html#oVl67y5KVVH3o2Lq.99 [consulté le 8 août 2015].
  • [18]
    Une estimation relayée par Alexei Yurchak et provenant de la publication russe Vlast’ du 28 juillet 2008. Cette estimation tient compte du prélèvement des organes effectué en 1924, dont le cerveau. Comme le mentionne Yurchak, selon Vladimir Medinsky, député de la Douma à l’époque de la publication de son article, il s’agirait plutôt de 10 %. On consultera Alexei Yurchak, Everything Was Forever, Until It Was No More. The Last Soviet Generation, Princeton University Press, 2005. Plus particulièrement en ce qui concerne le corps de Lénine, on se référera, dans ce qui suit, à son article paru plus récemment : « Bodies of Lenin : The Hidden Science of Communist Sovereignty », Representations, no 129, 2015, p. 116-157.
  • [19]
    Ibid., p. 116.
  • [20]
    La thèse d’Ernst Kantorowicz, dont la postérité est immense, fut publiée en 1957 dans The King’s Two Bodies. A Study on Medieval Political Theology (Princeton University Press, 1985). Elle est largement discutée par Louis Marin dans Le portrait du roi, Seuil, 1981. L’interprétation que nous en ferons pour les besoins de cet article puise de manière synthétique chez ces deux auteurs, de même que chez Yurchak.
  • [21]
    Par exemple, les cas de Louis IX (1226-1270) et de Philippe IV (1285-1314). Voir Juliusz A. Chrościcki, Mark Hengerer et Gérard Sabatier, Les funérailles princières en Europe, xvie-xviiie siècle, Centre de recherche du Château de Versailles, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2012 ; et la formidable étude de Françoise Biotti-Mache : « La thanatopraxie historique », L’esprit du temps, no 143, 2013, p. 13-59.
  • [22]
    Julian Litten, « The Funeral Effigy: Its Function and Purpose », in Anthony Harvey et Richard Mortimer (dir.), The Funeral Effigies of Westminster Abbey, Woodbridge, 1997, p. 90.
  • [23]
    Ce qui rejoint plus précisément la thèse centrale de Louis Marin selon laquelle le pouvoir royal est avant tout un pouvoir de représentation, et le portrait du roi un pouvoir politique. Louis Marin, op. cit. Voir également Jean-Marie Apostolidès, Le roi-machine, spectacle et politique au temps de Louis XIV, Minuit, 1981.
  • [24]
    Ibid., p. 129.
  • [25]
    Yurchak diverge de Régine Robin qui adhère, tout comme Tumarkin, à l’idée selon laquelle le Tsar aurait lui aussi deux corps ou deux substances. Robin et Tumarkin se réfèrent également au fait que dès l’attentat contre Lénine, Lev Sosnovsky, un journaliste influent aux lendemains de la révolution, avait évoqué la séparation entre la nature périssable de l’homme et la nature immortelle de son esprit. Voir Régine Robin, « Le culte de Lénine. Réinvention d’un rituel », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 40e année, no 4, 1985, p. 807. Or, la séparation entre la matière du corps et l’esprit n’est pas la même chose que la théorie des deux corps. On peut avancer qu’une doctrine des deux corps de la souveraineté était inexistante en Russie à l’époque d’Ivan le Terrible, et que la Russie des tsars n’a aucune tradition d’effigie au moment des obsèques impériales. En cela, on peut donner raison à Yurchak qui minimise cependant l’importance du corps christique comme porteur de la « lumière » pour les chrétiens orthodoxes.
  • [26]
    Marie-José Mondzain, « L’image entre provenance et destination », in Emmanuel Alloa (dir.), Penser l’image, Les Presses du réel [2010] 2019, p. 57.
  • [27]
    Ce que confirment les textes dans Ralph E. Giesey, Le Roi ne meurt jamais : les obsèques royales dans la France de la Renaissance. Flammarion, 1987. L’effigie du roi doit être vue par tous. Il est clair cependant que l’iconophilie décrite par Mondzain dans Image, Icône, Économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain (Seuil, 1996) suppose que la visibilité n’est qu’un des modes de l’image dont l’essence est d’abord son économie. C’est cette économie de l’image qui est rendue visible, soit les rapports (ou relations) entre les corps visibles et invisibles, du Christ et de Dieu, corps de l’Église et corps du Christ – ce que nous pourrions désigner par un complexe intermédial.
  • [28]
    Claude Lefort, « La dissolution des repères de l’enjeu démocratique », Le temps présent. Écrits politiques 1945-2005, Belin, 2007, p. 560. Voir également Claude Lefort, L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Fayard, 1981 et Essais sur le politique. xixe-xxe siècles, Seuil, 1986.
  • [29]
    Alexei Yurchak, art. cit., p. 132.
  • [30]
    S’il lui prenait d’occuper ce vide, pense Lefort, il glisserait vers le totalitarisme comme ce fut le cas en Allemagne lorsque le corps du Führer coïncida avec le centre du pouvoir. De manière convaincante, mais que nous n’avons pas le loisir d’examiner en détail, Yurchak distingue, à l’encontre de Lefort, la nature de l’« occupation du vide » pratiquée par les Soviétiques de celle des nazis. Voir Alexei Yurchak, art. cit., p. 133. Pour cela, Yurchak souscrit à l’analyse que fait son collègue politologue Ken Jowitt, selon qui, dans le léninisme, le centre du pouvoir souverain est localisé, ni tout à fait dans le charisme du leader politique, ni dans une bureaucratie dépersonnalisée, mais dans une institution combinant les deux. Alors que le Führer tire son autorité de l’incorporation de l’idée du nazisme dans sa personne, le léninisme, avance Jowitt, a pour agent le Parti communiste soviétique dont l’héroïsme est défini en termes organisationnels, et non pas individuels, ce qui revient à parler d’une forme d’« impersonnalisme charismatique ». Nous paraphrasons Ken Jowitt dans New World Disorder: The Leninist Extinction, University of California Press, 1992, p. 1-10.
  • [31]
    Alexei Yurchak, art. cit., p. 133. (Ma traduction). Yurchak rappelle que le terme « léninisme » ne fut introduit qu’en 1922 et, suivant les travaux de Benno Ennker, que la propagande du parti insista dès le début de 1923 pour que l’on prête allégeance au Léninisme. Voir Benno Ennker, Formirovanie kul’ta Lenina v Sovetskom Souiyze [La formation du culte de Lénine en Union Soviétique], Rossiyskaya politicheskaya entsiklopediya, 2011, cité par Yurchak, ibid.
  • [32]
    Ibid.
  • [33]
    Terme grec désignant l’origine, le commencement, mais aussi le commandement et l’autorité.
  • [34]
    Yurchak utilise l’expression « corps-effigie », ibid.
  • [35]
    Selon Yurchak, en construisant le « léninisme », le Politburo entreprenait, dès 1921, d’isoler le Lénine-vivant, amoindri et malade, qu’il fallait soustraire au regard public, tandis qu’il pérennisait son image publique. Ainsi, la doctrine du léninisme allait se constituer un corps à la disposition des initiés du Parti et remplacer le corps vivant de Lénine. Le culte du Telo serait donc, en partie, le résultat de ce processus fait de « bannissements, d’omissions et de substitutions des idées de Lénine et des faits de son existence ». Ibid., p. 121-122. (Ma traduction.)
  • [36]
    En français : Nicolas Bokov, La tête de Lénine, Libretto, traduit par Claude Ligny, 2019. Le titre original : Les troubles des temps actuels, ou les aventures incroyables de Vania Tchmotanov. « Смута новейшего времени, или Удивительные похождения Вани Чмотанова » (1970).
  • [37]
    Je cite la quatrième de couverture, mais le roman vaut le détour, non pour ses qualités littéraires, mais pour l’imagination débordante et le kitsch assumé de son auteur. Édouard Moradpour, Le mausolée, Michalon, 2013. L’auteur est né à Téhéran ; fils d’une immigrante russe ayant fui la révolution, il s’est installé dans la Russie de Poutine et travaille dans la publicité.
  • [38]
    « Depuis la nuit des temps, les thanatopracteurs sont les dépositaires de secrets, touchant tant à leur art qu’aux défunts… » Françoise Biotti-Mache, art. cit., p. 56.
  • [39]
    Émile Doubier et Charles Moisson.
  • [40]
    L’importance du cinéma est reconnue par le nouveau régime dès 1919, alors que Lénine signe un décret qui officialise sa nationalisation.
  • [41]
    Comme le précise le premier thanatopracteur de Lénine, Boris Zbarsky, dans un rapport établi le 29 novembre 1943, cité par Alexei Yurchak, art. cit., p. 156. La photographie est aussi mise à contribution quand vient le temps d’examiner avec précision l’état du corps afin de prévenir sa corruption. Le derme est ainsi scruté minutieusement et son état documenté, mais aussi l’intérieur du corps grâce, plus récemment, aux techniques de cœlioscopie.
  • [42]
    Littéralement « apparence » ou « aspect ».
  • [43]
    « Histoire de l’embaumement du corps de V. I. Lénine », Juillet 1924, RGASPI, f. 16, op. 1, plenka 522. Cité par Alexei Yurchak, art. cit., p. 127.
  • [44]
    Barthes, Roland, La chambre claire, Gallimard, 1981, p. 37.
  • [45]
    André Bazin, « Ontologie de l’image photographique », Qu’est-ce que le cinéma ?, Éditions du Cerf, 1997 [1945], p. 9.
  • [46]
    Ibid.
  • [47]
    Et non le sauver par la « représentation », comme on le laisse trop souvent entendre et comme le soutiennent malencontreusement les traducteurs anglophones de Bazin. Ibid., p. 9.
  • [48]
    Ibid., p. 13.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Ibid., p. 12.
  • [51]
    La thèse de la photographie comme art indiciaire (ou « art de l’index ») se précise, rappelons-le, au tournant des années 1980 avec Roland Barthes (op. cit.), Rosalind Krauss, (« Notes sur l’index. L’art des années 1970 aux États-Unis », Macula, no 5/6, 1979) et Philippe Dubois (L’acte photographique, Nathan, 1983 et éd. Labor, 1993). Krauss et Dubois se réfèrent à la sémiotique de C. S. Peirce.
  • [52]
    André Bazin, op. cit., p. 13.
  • [53]
    Ibid., p. 14.
  • [54]
    Ibid.
  • [55]
    En témoigne la manière de présenter le Telo sur la page d’accueil Vimeo du documentaire français produit par Leitmotiv Production et France 5 : « L’idée de momifier Lénine appartient à Staline. C’est le premier coup de théâtre d’une idéologie qui s’invente un Dieu vivant. Les aventures de la momie à travers le siècle reflètent le destin de l’Union Soviétique. Croisant l’histoire visible et ses ténèbres plus secrètes qui affleurent avec la chute du communisme, Forever Lénine pratique une sorte d’autopsie sur la momie de Wladimir [sic] Ilitch ». Forever Lénine, Xavier Villetard (réal.), France, 2005, 52 min. En ligne : https://vimeo.com/ondemand/28220 (consulté le 23 juillet 2020).
  • [56]
    Voir Anne Carol, L’embaumement. Une passion romantique, Champ Vallon, 2015. Comme le montre Carol, cette demande a comme source le culte des grands hommes de la révolution en France et l’égyptomanie qui suit l’expédition de Bonaparte de 1798-1801.
  • [57]
    Des responsables de « l’examen du corps » de Lénine, Nikolai Burdenko et A.A. Deshin, constatent, en 1939, que « le visage donne parfaitement l’impression d’une personne qui dort, et non d’un cadavre ». Cités par Yurchak, art. cit., p. 138.
  • [58]
    Courante à l’époque, cette pratique advient avec l’invention de Daguerre. Frascari propose en 1842, à Paris, de faire le portrait des morts à domicile. Voir Jack Mord, Beyond the Dark Veil: Post Mortem & Mourning Photography from the Thanatos Archive, Last Gasp Press, 2014.
  • [59]
    Voir Yves Hébert, « Les rites funéraires d’autrefois. Québec 1880-1940 », Encyclopédie sur la mort. En ligne : http://agora.qc.ca/thematiques/mort/documents/les_rites_funeraires_dautrefois_quebec_1880_1940.
  • [60]
    Max Guilmot, « La signification des métamorphoses du défunt en Égypte Ancienne (d’après les textes des Sarcophages, 2200 à 1800 av. J.-C.) », Revue de l’histoire des religions, no 175, 1969, p. 5-16.
  • [61]
    C’est à cet endroit que les bolchéviks ont creusé une fosse commune en 1917 afin d’y enterrer les corps de 238 révolutionnaires, concédant dès lors à la Place Rouge, jusque-là une place commerciale, le statut de cimetière.
  • [62]
    Lénine est considéré en URSS être le père de l’électrification, comme ne cessent de le rappeler les affiches et la propagande de l’époque.
  • [63]
    Nous réservons pour une autre étude une analyse détaillée du film où se manifeste en effet de la manière la plus nette qui soit l’analogie entre la figure de Lénine et l’électricité, plus singulièrement l’idée d’une transfiguration du mort en toute puissance du pouvoir électrique. Il ne fait aucun doute pour Vertov que le cinéma est le média qui permet de capter cette toute-puissance : plans en hauteur de Moscou éclairée la nuit, phares des voitures qui tracent au loin des filaments lumineux, jeux de lumière et de néons, enseignes électriques qui s’allument et qui s’éteignent, avec l’intertitre : « Sur la place se trouve une kibitka, et à l’intérieur repose Lénine ». Trois chants pour Lénine, op. cit. Le film s’achève sur des images d’un Lénine statufié qui se fondent à divers plans de la station du barrage électrique de Dnieprostroï, « monument dédié au grand constructeur du communisme, le premier électrificateur, le camarade Lénine ».
  • [64]
    Voir notamment Jaubert, Alain, Le Commissariat aux archives. Les photos qui falsifient l’histoire, Broché, 1992 ; et les nombreux exemples dans David King, The Commissar Vanishes: The Falsification of Photographs and Art in Stalin’s Russia, Tate, [2005] 2014. En français : Le commissaire disparaît, la falsification des photographies et des œuvres d’art dans la Russie de Staline, Calmann-Lévy, 2005.
  • [65]
    C’est le cas, par exemple, de l’artiste Akram Zaatari avec Damaged Negatives: Scratched Portrait of Mrs. Baqari. Akram Zaatari, 2012. Voir Sara Callahan, « The “Analogue”: Conceptual Connotations of a Historical Medium », in Sonya Petersson, Christer Johansson, Magdalena Holdar, Sara Callahan (dir.), The Power of the In-Between: Intermediality as a Tool for Aesthetic Analysis and Critical Reflection, Stockholm University Press, 2018, p. 287-319.
  • [66]
    Nikolaï Iejov, tombé en disgrâce en 1939, était, ironiquement, à la tête du NKVD et chargé de superviser les purges entre 1936 et 1938.
  • [67]
    Il ne s’agit pas de la même photo, mais de la même scène.
  • [68]
    D’où la présence des mêmes images coulées dans des matériaux et des formes diverses : statues, bustes, portraits peints, dessinés ou photographiques de Lénine. Pour une histoire de l’iconographie de Lénine, voir François-Xavier Coquin, « L’image de Lénine dans l’iconographie révolutionnaire et postrévolutionnaire », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 44e année, no 2, 1989, p. 223-249. On notera aussi la présence des nombreux sosies de Lénine, tant dans les films que mis à la disposition du régime pour sa propagande. D’où l’histoire inventée par Nicolaï Bokov dans son roman, op. cit. Le laboratoire du Mausolée, le vrai, héberge également dans son sous-sol ceux que l’on appelle les « doubles », soit des corps non réclamés que la morgue de Moscou met à la disposition des thanatopracteurs. Ces corps sont disposés dans des bains et servent de matériau dans l’expérimentation des traitements réservés à Lénine.
  • [69]
    Ici au sens du médium plastique, celui de la technique des œuvres ou des artefacts, et non au sens des médias institutionnalisés.
  • [70]
    Photographié par Florence Kislov. À l’affiche du site internet Daily Geek Show dans la rubrique consacrée à la retouche photographique, sans indication de source. Responsable de la page : Yann Contegat. En ligne : https://dailygeekshow.com/staline-censure-retouche-trucage-images-photogra phie/ [consulté le 26 juillet 2020].
  • [71]
    Rappelons que sous Staline, il était courant de se débarrasser des photographies des membres de la famille arrêtés ou condamnés, de même que des objets leur appartenant. Terrifié par la perspective d’être arrêté soi-même ou considéré comme un ennemi du peuple, on s’empressait également de couvrir d’encre ou de découper des photographies incriminantes dans les publications que l’on possédait.

1Dans un reportage consacré au centième anniversaire de la révolution bolchévique, la BBC comparait le corps de Lénine à celui d’un saint reposant dans son tombeau, à une relique distincte des « fantômes » exposés dans le « Parc des sculptures [1] », là où, depuis le 24 janvier 1992, sont reléguées les nombreuses statues des dirigeants soviétiques, dont plusieurs à l’effigie de Lénine, véritable « cimetière sans morts [2] ». Adossé à la nécropole des grands hommes, le Mausolée, lui, contient un mort savamment entretenu, reposant dans son cercueil de verre, corps d’origine de toutes ces représentations qui ont abouti dans le Parc. Si la nature et la végétation au milieu desquelles elles se perdent renvoient les sculptures à leur obsolescence, à leur condition de figures de pierre ironiquement vouées à la déchéance, rien de ce qui entoure le corps de Lénine n’est censé le corrompre. Bien au contraire, l’attention et les égards dont il est l’objet depuis les premiers jours de sa vie d’exposé, visent précisément, dans un combat sans fin, l’éradication du travail du temps. Mais ce corps est aussi, paradoxalement, le point de mire d’une histoire qui met en scène le pouvoir soviétique et, selon certains, l’autorité spirituelle de la Russie, tous deux confrontés au problème de leur propre survie. Le corps de Lénine est alors aussi le lieu de convergence de nombreuses médiations de ce pouvoir et de cette autorité, traversé de toutes parts par des visions conflictuelles, fantasmagoriques ou technocrates, des fantasmes d’immortalité et de puissance, les rumeurs les plus folles comme les plus subversives, affaires scientifiques et symboliques. Le carrousel d’histoires que produit cet objet irradiant et unique dans l’histoire moderne, les médiations qui le traversent et s’en emparent, ne peuvent qu’interpeler une approche intermédiale dont il s’agit de fournir ici quelques pistes sans prétendre épuiser le sujet. Du reste, comment épuiserait-on un mort condamné à paraître[3] ?

2Les médiations humaines et, avec elles, ce que nous appelons les « médias », constituent un espace symbolique mais néanmoins bien réel. Cet espace, ou « sphère médiatique [4] », est ce dans quoi prennent forme les sociétés et les cultures, ce dans quoi elles se transforment ou perdurent, mais aussi le milieu dans lequel interagit la matérialité des échanges et des représentations avec le symbolique. Il s’agit toujours d’un espace à la fois concret et imaginaire. Interroger la présence du corps de Lénine par une approche intermédiale revient donc à s’intéresser à la complexité de ce milieu dans lequel cet objet évolue, mais aussi au milieu qu’il produit lui-même afin qu’une communauté (un peuple, une société, un parti) se reconnaisse ou se projette en lui – ou à travers lui. En posant notre regard sur cet objet, nous devrions apercevoir autour, comme en lui, une fabrique de médiations diverses : un ensemble de gestes, de représentations, de techniques ayant pour fonction la transformation et la perdurance du lien collectif. La première hypothèse qu’il nous faut formuler au sujet de cet objet plutôt singulier est qu’il a produit un enchevêtrement de milieux, un intermédia où, cela est bien connu, le religieux (au sens de religare, le lien qui scelle la communauté, mais avec une forte connotation spirituelle), et le politique (au sens de l’organisation de la cité, mais aussi de l’art politique), se trouvent en rivalité permanente, tout en multipliant l’un à l’égard de l’autre une extrême dépendance, voire des formes de mimétisme qui amènent à les confondre en dépit de la force avec laquelle chacun prétend liquider l’autre. Pour saisir les modalités de ces relations entre religion et politique au-delà de leur syncrétisme, il faut comprendre comment leurs dimensions symboliques sont elles-mêmes liées à leurs dimensions sociales, matérielles et techniques. La seconde hypothèse sur laquelle nous aimerions insister est justement que l’intermédiation entre le religieux et le politique se double d’un imaginaire de la technique qui trouve sa source dans les inventions et les réalisations du xixe siècle.

Les deux corps de Lénine

3Quand Lénine meurt en janvier 1924, sa dépouille est transportée par train depuis sa grande maison de Gorki vers le centre de Moscou, puis exposée à l’intérieur de Dom Soyouzov (la Maison des Syndicats, littéralement des Maison des « unions », un nom qui en dit long sur la vocation de la dépouille, comme nous le verrons bientôt). Des archives cinématographiques [5] montrent le voyage en train, puis le cortège qui monte le grand escalier intérieur de la Dom, chargé de couronnes de fleurs, arborant un grand portrait de Lénine et des étendards comme autant de phylactères devançant le corps porté par des membres du Comité central. On nous montre aussi la pièce centrale de la Dom lorsque la foule se recueille ou défile devant le cercueil où Lénine est exposé. Des slogans sont brandis à l’extérieur, là où s’éternise le peuple endeuillé. On posera bientôt le cercueil sur une kibitka[6] de bois, dans un Mausolée temporaire situé à l’emplacement de l’actuel Mausolée, lequel sera érigé entre juillet 1929 et octobre 1930 [7].

4On retrouve certaines de ces images dans l’hommage officiel rendu par Dziga Vertov en 1934, son film Trois chants pour Lénine[8]. Comme les films le montrent, l’emplacement choisi pour exposer le défunt correspond au point de mire où s’est souvent tenu Lénine pour y faire des discours, haranguer ses troupes ou se faire voir d’elles au moment d’un défilé. Ces films paraîtront donc, après la construction du Mausolée, indiquer de manière prémonitoire le destin du corps de Lénine et, de ce fait, le destin du pouvoir soviétique lui-même, cette inextricable tissure entre le vivant et le mort. Vertov y fait d’ailleurs une pesante allusion dans les intertitres de son film commentant les obsèques : « Combien de fois ici, sur la Place rouge… avons-nous vu un LÉNINE vivant ! ». Après un plan de coupe de Lénine vivant et prononçant un discours devant le lieu où sera érigé le Mausolée, on revient aux obsèques où le cercueil repose au même endroit. En abolissant la distance entre présent et passé, le cinéma abolit aussi la mort. Sur une autre bannière on peut justement lire : « Lénine est notre immortalité » ; une autre clame : « La mort de Lénine n’arrêtera pas l’édification du parti communiste. Resserrons étroitement nos rangs autour de lui » – religare, disions-nous. Il est remarquable que les propos qu’arborent les protagonistes du film sur leurs bannières décrivent à la fois ce qu’est devenu Lénine et ce que fait le film en les immortalisant. Le destin collectif, son « immortalité » fermente à l’endroit précis où l’image filmique ressaisit le vivant sur le lieu d’exposition du mort, lieu du resserrement du peuple autour de lui. C’est cette exposition qui scelle le destin du corps en devenant l’enjeu performatif d’une thanatopraxie encore inédite.

Que faire ?

5D’abord embaumée selon les méthodes en usage et protégée par un froid intense, la dépouille de Lénine se conserve relativement bien jusqu’au redoux de la fin mars 1924 qui force les hommes du politburo à décider de son sort. Le récit de leurs délibérations n’est pas clairement établi. La variété des versions que l’on trouve nous instruit cependant sur l’importance que prend l’intermédiation des milieux religieux et politique autour de cette exposition. Dans tous les cas, ces hommes sont parfaitement conscients de la double fonction médiatrice qu’exercera celui que nous désignerons dès à présent par le simple vocable Telo – le « corps » en russe, mais ici avec la majuscule qui s’impose devant le père de la Révolution. Il est très clair que le Telo a pour effet, dès les premières occurrences de son exposition, de « rassembler » (attirer, subjuguer, polariser, unir – le Parti, le peuple) et de diffuser (irradier, répandre, produire – une vérité, un message, une image). Cette fonction médiatique est en effet ce qui empêche les membres du Comité central et leurs successeurs d’enterrer le corps au même titre que n’importe quel autre, bien que certains – dont Trotski et Boukharine – considèrent incompatible la doctrine du marxisme-léninisme avec la conservation de ce qu’ils appellent une « relique ». Le compte rendu le plus détaillé de ces discussions se trouve dans l’ouvrage célèbre de Nina Tumarkin publié en 1983, où sont relevés les aspects d’un synchrétisme total entre religion et socialisme [9], soulignant l’effet qu’auraient eu sur le comité chargé des obsèques, d’une part les découvertes récentes de la tombe de Toutankhamon, d’autre part le mythe orthodoxe de la dépouille incorruptible du saint [10]. Tumarkin souligne également l’influence qu’aurait eue, sur certains membres du comité chargé des obsèques, la thèse scientiste de la résurrection matérielle de la chair prônée à la fin du siècle précédent par le philosophe Nikolaï Fedorov [11], une thèse qui concilie matérialité terrestre et utopie religieuse [12].

6Comme le montrent les films de l’époque, à la procession de gens venus saluer le mort ou portant la dépouille, se mêlent des portraits de Lénine, des bannières et des étendards – bref, des images, mais aussi du texte que le bolchévisme allait rendre accessible à tous en vertu de ses politiques d’alphabétisation massives. Textes que les endeuillés font défiler dans l’esprit solennel qui accompagne traditionnellement les processions religieuses et, surtout, comme on le faisait de l’icône miraculeuse lors des processions au xixe siècle [13]. On ne s’étonne pas que le premier « chant » dans le film de Vertov soit alors consacré aux femmes que l’alphabétisation libère de leur voile (Mon visage se trouvait dans une prison noire), tandis que le second chant nous les montre pratiquement toutes voilées – cette fois par un deuil qui rappelle celui de la Vierge, figure emblématique dans la tradition des icônes [14]. Ce sont aussi d’abord les femmes qui viennent embrasser le Sauveur, comme ce sont elles qui, venues l’embaumer, trouvent le tombeau vide annonçant le Christ transfiguré de lumière, ce vide qui rend possible l’apparition. Dans cet hommage filmique que Vertov rend à Lénine, le syncrétisme prend aussi forme sous l’effet d’une transmutation du texte et de l’image. Le Lénine « de lumière », transfiguré, serait un corps textuel : le « léninisme ». C’est cette trame, celle du Léninisme, que l’on voit surgir sur les bannières portées par le peuple, et qui sera massivement relayée par la presse à imprimer. C’est pourquoi Vertov fait la part belle aux livres de Lénine imprimés à la chaîne. Et comme le montre son film, Lénine « a produit la lumière des ténèbres, a fait un jardin du désert, et de la mort a fait la vie [15] ».

Le corps vide et l’arkhè

7Tout juste après la chute de l’URSS, Sergueï Debov, le biochimiste en chef qui œuvrait au laboratoire du Mausolée depuis 1952, déclarait avec humour à des journalistes qui cherchaient à savoir si le corps de Lénine était un « vrai » ou un « faux » : « Ce qui est vrai, c’est qu’on a teint les cheveux du mort : Kroupskaïa [16] les lui ayant coupés très court à la veille de son décès, on l’aurait cru chauve. Mais tout le reste est d’origine [17]. » Pour autant qu’il s’agisse d’une boutade, cette histoire soulève une question récurrente dans l’histoire du Mausolée : celle de « l’authenticité » du corps et du lien qu’il permet de maintenir avec l’origine du régime. Des estimations savantes permettent de penser que le Telo ne serait plus composé que de 23 pour cent du corps original [18]. Comme le remarque très justement Alexei Yurchak, son authenticité se mesure en fonction, non pas de son contenu biologique, mais de sa physionomie, de sa forme[19]. Yurchak ne pense pas, contrairement à Nina Tumarkin, que les bolchéviks aient vu dans le corps de Lénine une « relique sacrée » servant les intérêts du régime. L’hypothèse qu’il développe nous oriente plutôt vers la dimension politique du Telo, plus précisément l’enjeu de la fondation du régime et de son autorité, son origine. Or la structure de cette autorité serait, selon lui, inspirée d’une conception de la souveraineté empruntée à l’Europe plutôt qu’aux traditions politiques et orthodoxes russes. Les bolchéviks auraient puisé dans la tradition européenne une manière d’inscrire l’autorité politique dans un rituel consacré au mort, un procédé qui trouvait toutefois sa source dans la doctrine du « double corps du roi [20] », doctrine qui n’a jamais existé, selon Yurchak, dans la Russie des tsars.

8Selon cette doctrine, le roi est réputé incarner la souveraineté du royaume en fonction d’une double nature : celle d’un corps terrestre, sensible et mortel, et celle d’un corps immortel (un corps fait de « grâce »). À la mort du roi, le corps immortel passe dans le corps vivant du successeur, une transmission que vient codifier la présence d’une effigie au moment des obsèques royales. Le corps mortel, embaumé et le plus souvent vidé de ses organes les plus « puissants » (le cœur ayant parfois droit à ses propres funérailles [21]), git dans son cercueil, échappant à la visibilité, tandis que l’effigie se tient à sa place – sur un lit ou pavanée lors des processions. Sorte de mannequin grandeur nature dont le visage constitue, dans de nombreux cas, un masque mortuaire [22], l’effigie manifeste et expose donc la double nature du corps du roi, le temps que la souveraineté s’incarne à nouveau dans un être vivant. Elle expose cette double nature en exposant d’abord l’extériorité qu’elle symbolise, et s’expose donc en tant qu’image[23]. « Le cadavre [sic] et l’effigie fonctionnant ensemble comme la matérialité jumelle du corps du roi [24] », une fois le nouveau roi couronné, les deux corps – terrestre et immatériel – se retrouvent réunis dans un seul être vivant [25].

9L’effigie est donc efficiente au principe que la royauté doit être exposée (pour être vue) en dépit de la nature secrète du lien divin qui la détermine et fonde, dans le christianisme, la possibilité de l’incarnation. Le christianisme conçoit en effet que la nature de l’image ne se trouve pas dans sa matérialité mais, comme le rappelle Marie-José Mondzain, dans « l’essence du regard que l’on porte sur elle [26] ». L’effigie rend temporairement le pouvoir spirituel visible[27] sans pour autant le rendre accessible, ne le déprivant pas de son mystère. Elle agit donc comme médium, se situant au milieu des deux corps, les assemblant par son image, en conciliant le visible et l’invisible.

10S’en remettant à Claude Lefort, Yurchak rappelle qu’avec la fin de la monarchie et l’instauration de la démocratie, la « représentation » de l’autorité perd son unité et n’est plus incarnée, une absence de matérialisation qui se traduit par la nécessité de situer la légitimité du pouvoir dans ce que Lefort identifie comme un « lieu vide ». Ce que celui-ci appelle la « désincorporation et la désintrication du pouvoir, du savoir et de la loi [28] » rend le pouvoir inlocalisable, infigurable et indéterminé. Personne ne pouvant occuper ce lieu à la manière du souverain, chaque leader démocratiquement élu doit servir au lieu de ce lieu vide et s’y référer en vue d’y puiser sa légitimité [29]. Si l’éternité du pouvoir souverain est toujours ancrée à l’extérieur d’une entité matérielle, dans le cas de la démocratie libérale, l’extériorité n’est plus occupée par aucun corps. Par conséquent, servir un tel régime consiste, non pas à occuper ce vide, mais à œuvrer au nom de ce vide [30]. Le régime soviétique, bien que totalitaire, ne rompt pas avec cette logique du « lieu vide ». Cependant, nuance Yurchak, si aucun leader soviétique « ne peut occuper le lieu du pouvoir souverain », la relation que chaque leader entretient avec le pouvoir est, de manière absolue, « arbitrée (mediated) par la figure du léninisme[31] », laquelle « transcende chacun de ses membres », incluant son Secrétaire général. La « légitimité » du pouvoir est « garantie par la vérité fondatrice du léninisme [32] ». Vérité fondatrice et éternelle, la doctrine du léninisme est donc pensée comme étant à la fois extérieure et antérieure au Parti. Elle est l’arkhè[33] du soviétisme. Le Telo, sans cesse « reconstruit » par ses thanatopracteurs, en serait la « forme matérielle » et symbolique, le régime s’efforçant de maintenir la forme des deux corps – le Telo et la doctrine –, quitte à les vider de leur propre substance. Cette forme, dirions-nous, n’est alors plus qu’une pure efficience médiumnique, le Telo permettant de produire des effets (rassembler, diffuser), le léninisme d’autoriser à agir et à penser.

11C’est ainsi que la fabrique des « deux corps de la souveraineté » est rétablie sur le lieu même de son abolition la plus féroce : l’acte révolutionnaire. Si la thèse de Lefort, celle du « lieu vide » de la souveraineté, supposait un épuisement de la logique de l’incarnation qui avait sous-tendu jusque-là la conception du pouvoir souverain en Europe, force est de constater qu’une telle logique fait retour, mais sous une forme pour le moins singulière : le lieu, pour reprendre les termes de Lefort, est toujours vide et extérieur ; il est toujours vide, mais quelque chose rayonne pourtant en son centre : un corps à son tour évidé, une effigie [34] solitaire dont il s’agit de faire durer l’exposition ; il est toujours extérieur, en ce qu’il sert d’alibi aux dirigeants du parti lorsque vient le temps de corriger la réalité historique, à la manière des thanatopracteurs qui corrigent les outrages du temps.

12Or comment ne pas remarquer le caractère tautologique de cette présence : le lieu vide du pouvoir occupé, symboliquement, par un corps lui-même vidé de sa substance, mais dont l’apparence doit être maintenue intacte, telle qu’au moment de la mort (ou de l’origine, ce qui revient ici au même), et, si l’on en croit le film de Vertov, telle que le léninisme est apparu au moment des obsèques, en toutes lettres sur les bannières et dans le corps rassemblé du peuple venu rendre hommage à l’immortalité d’un mort. Cela, Yurchak le sous-estime : le double corps de Lénine est entièrement lié à cet arrêt sur image, ce moment fondateur des obsèques, et à son rituel. Le lieu vide est celui du tombeau, et l’effigie n’est autre que la dépouille. Comme si l’effigie, le médium qui autrefois exposait le pouvoir du roi en le faisant passer d’un corps mort à un corps vivant, était dorénavant condamnée pour l’éternité à rejouer la scène des obsèques et à confondre les apparences du mort avec celles du vivant. Cette liturgie du pouvoir est pour ainsi dire bloquée à son moment originel, celui de l’exposition d’un mort rassemblant le peuple.

13Ne devrait-on pas en conclure que si le Telo et le mausolée ont une telle importance symbolique, ce n’est pas seulement parce que le premier fournit au Parti la matérialité d’un corps rendu inaltérable, comme le pense Yurchak, mais parce qu’ensemble, ils lui donnent un lieu où rejouer la liturgie des obsèques telle que filmées par les caméras de l’époque, un lieu où passe et repasse, à la manière des endeuillés du film de Vertov, la masse des croyants, ces porteurs de bannières et ceux qui viennent s’engouffrer dans une salle obscure après avoir fait la queue. Et s’il est si important pour le régime d’avoir à l’œil le corps de Lénine et de l’exposer à tous les regards, ce n’est pas pour faire croire à sa résurrection possible mais, bien au contraire, pour l’empêcher. Car le léninisme, comme l’ont bien compris les hommes du Politburo dès 1921, naît avec la mort de Lénine et ne saurait survivre à sa résurrection [35]. Si le Telo venait à être inhumé, la rumeur se répandrait de son démembrement – autant de reliques dispersées aux quatre vents. Et que dire du danger de le voir dérobé ? Ces rumeurs, la littérature a eu l’audace de les évoquer, le plus souvent à la faveur de péripéties rocambolesques, comme dans le roman subversif de Nicolaï Bokov où un voleur à la pige, sosie de Lénine, déclenche une véritable guerre civile en volant la tête du grand homme pour la vendre au plus offrant, le reste lui glissant entre les doigts telle « une poudre de liège [36] ». Dans le roman plus récent d’Édouard Moradpour, une jeune Moscovite, escorte et danseuse de club, doit sauver la Russie de Poutine en « arrach[ant] le corps de Lénine des griffes d’une mystérieuse organisation secrète [37] » pour le conduire secrètement hors de Moscou.

14S’assurer que le mort reste bien mort et bien à sa place suppose de l’exposer au regard de tous sans pour autant le mettre au grand jour. Mais le mort ainsi exposé n’est-il pas réduit au rôle d’effigie, une effigie qui doit être vue, bien évidemment, au lieu précis de ses obsèques, là où les dirigeants du parti s’exposent d’ailleurs eux-mêmes régulièrement lors des grands défilés qui sont toujours des démonstrations de puissance politiques et militaires, mais aussi religieuses, car elles ont pour ancrage et point de mire un tombeau où viennent communier les croyants ? Et ce que ces croyants viennent voir, en effet, n’est réductible ni au corps biologique, ni à la forme anatomique de Lénine, ni même à l’idéologie, car c’est bien l’image qu’ils veulent voir de leurs propres yeux, et seulement celle à laquelle ils veulent croire, une apparence qui rassemble autour d’elle une multiplicité de gestes infiniment répétés, la perpétuation d’un rituel par lequel chacun doit passer quand il vient visiter Lénine et qui, par définition, relie (religare).

15Si la décision de soumettre le corps de Lénine à des méthodes d’embaumement encore inédites fut prise par les hommes forts du parti, c’est dans le but d’en maintenir, non pas le contenu biologique (Yurchak a raison), mais bien l’apparence, et non à strictement parler la forme. Une apparence que l’on crut essentiel d’exposer au regard de tous, mais dans un lieu obscur – une « boîte » de verre elle-même scellée dans une boîte de granite – le mausolée ; une apparence exposée, donc, mais rendue possible par un secret, une méthode considérée « secret d’État » autant que magie susceptible de faire apparaître l’origine en la fixant. Une exposition et un secret conçus comme performance inaltérable du soviétisme, une performance réussie au prix d’une agonistique, un combat contre l’effet du temps sur la matière vivante. C’est là un autre aspect négligé par Yurchak : tant les dirigeants du Parti occupés à entretenir le léninisme que les thanatopracteurs s’affairant à maintenir l’apparence du Telo et à « garder les secrets [38] », ont pour tâche de tromper le temps. Si, à l’époque des rois, l’effigie officiait temporairement la passation de la souveraineté d’un corps à un autre, elle exposait la puissance régénératrice du temps en même temps que l’immortalité de la souveraineté. Le corps de Lénine, lui, est prisonnier d’une ritualisation mortifère. Il est foncièrement tautologique, comme l’est le léninisme qui, si l’on suit la thèse de Yurchak, est sans cesse occupé à se faire refaire la même apparence comme on se refait une beauté. La logique n’est donc plus celle de la régénération par le temps, celle du corps immortel rendu visible par la mort du roi, mais celle de la négation du temps et de la fixation par l’image, une image qui se nourrit du cadavre de ce qu’elle représente. Le Telo n’est plus l’effigie royale qui rend visible l’immortalité, il est l’image que l’immortalité rend visible, une image exposée à la faveur d’un arrêt du temps et d’incessants remodelages.

Médiations thanatopraxiques

16À l’époque où les apôtres de Lénine délibèrent au sujet de la manière de disposer du corps, alors qu’ils sont parfaitement au fait de sa puissance médiatique, ils se prêtent aux caprices des hommes venus les filmer, d’abord en accompagnant la dépouille à la sortie du train, puis dans la Maison des syndicats et sur la Place Rouge. La capture par le cinéma des obsèques de Lénine revêt à leurs yeux une importance capitale, sachant que des opérateurs des Frères Lumière [39] ont inauguré un nouveau genre, en 1896, pour avoir immortalisé le couronnement du tsar Nicolas II à Moscou. Le grand événement politique de 1924 n’allait pas devoir demeurer en reste. Le cinématographe y joue donc un rôle important, réitéré au moment d’en souligner le dixième anniversaire quand on le confie au cinéaste le plus emblématique de la modernité soviétique, Dziga Vertov. C’est d’ailleurs entre ces deux dates, 1924 et 1934, que la cinématographie soviétique va prendre un essor fulgurant, intrinsèquement lié à l’image que le régime cherche à donner de la réalité soviétique et de son pouvoir [40]. Il faut, impérativement et sans aucune contestation possible, que l’apparence de cette réalité soit toujours égale à elle-même, comme le corps de Lénine doit demeurer identique à l’image qui l’a consacré le jour de ses obsèques. L’absence d’images filmiques de la Révolution bolchévique confère aux films des obsèques une importance cruciale, car y apparaît pour la première fois l’image du peuple réuni sur les lieux du pouvoir et de l’autorité. Les images photographiques et cinématographiques de Lénine vont donc circuler, y compris celles des obsèques, images de Lénine dans son cercueil, pour l’éternité en même temps qu’éternellement vivant. Ces images seront aussi précieuses pour les thanatopracteurs qui travailleront sans relâche à rendre le Telo moins semblable à Lénine qu’à l’apparence qu’il a toujours eue une fois mort, travaillant essentiellement d’après photo[41]. Tels étaient les termes décisifs prononcés par la « Commission pour l’immortalisation de la mémoire de Lénine » à l’été de 1924 : « nous avons voulu préserver le corps de Lénine car il est de la plus grande importance de préserver son apparence (облик[42]) physique pour les générations futures [43] ». Une telle adéquation entre le Telo et son apparence nous incite à penser que le premier devait être traité comme il en est de la photographie, un médium inventé au xixe siècle, et du cinéma – cet art le plus révolutionnaire qui soit et « qui ne proteste pas de son ancienne existence [44] » photographique.

L’art photographique de l’embaumement

17Dans un texte célèbre consacré à l’ontologie de l’image photographique et publié en 1945, André Bazin rattachait l’art de l’embaumement à la genèse des arts plastiques, en insistant sur la faculté qu’ont les momies égyptiennes de « fixer artificiellement les apparences charnelles de l’être » en « l’arrach[ant] au fleuve de la durée [45] ». Mais les pyramides risquant d’être visitées et les sépulcres pillés, les anciens, rappelle Bazin, accompagnaient le sarcophage de statuettes de terre cuite, « sortes de momies de rechange, capables de se substituer au corps si celui-ci venait à être détruit [46]. » On peut donc voir dans cette origine de la statuaire une fonction commune avec la photographie : « Sauver l’être par l’apparence [47] ». C’est ainsi que l’art – celui des sépulcres comme celui des images – exorciserait le temps en l’enfermant. Cependant, en photographie comme au cinéma, la technique qui préside à cette capture suppose que « pour la première fois, une image du monde extérieur se forme automatiquement sans intervention créatrice de l’homme […] [48] ». Bazin ajoute : « Tous les arts sont fondés sur la présence de l’homme ; dans la seule photographie nous jouissons de son absence [49] ».

18On remarquera que Bazin place la photographie dans une continuité ontologique tant avec la statuaire, celle des images vouées à représenter et sauver de la mort par l’apparence, qu’avec les momies qu’on ne peut raisonnablement confondre avec de simples représentations ou objets de substitution. Tout en affirmant la continuité avec la statuaire, et puisqu’il cherche avant tout à dégager l’originalité de la photographie par rapport à la peinture (sa concurrente la plus féroce), Bazin se voit contraint d’extirper le domaine de l’apparence de la logique de la représentation picturale, affirmant que la photographie « satisfait définitivement et dans son essence l’obsession du réalisme [50] ». Paradoxalement, en parachevant le projet du réalisme pictural, la photographie paraît retourner aux sources les plus anciennes de l’art : la statuaire, la momie, le tombeau, les premières figurations humaines rejoignant les cultes les plus anciens de la conservation des morts, là où les images sont inextricablement liées à leur référent. Satisfaire définitivement l’obsession du réalisme serait, en d’autres termes, basculer du côté des apparences, ces images qui triomphent par leur pouvoir d’apparition et leur indicialité, non par leur iconicité, en l’absence de l’homme, mais en contiguïté avec ce qui n’est plus. On comprend mieux alors pourquoi une ontologie de la photographie s’ouvre sur une référence aux momies, elles qui, contrairement aux tableaux réalistes, maintiennent avec le passé une connexion bien tangible, un lien indiciaire, « objectif », quand bien même ce lien serait enrubanné, recouvert de hiéroglyphes et de parures pour être mis en boîte [51]. Il suffit en effet de dérouler le ruban métonymique qui relie le présent au passé, l’effet à la cause, pour voir apparaître, dans une photographie, « la présence troublante de vies arrêtées dans leur durée, libérées de leur destin [52] ». Comme il en est du corps de la momie, l’objet photographié se verrait, selon Bazin, « libéré des contingences temporelles » et « soustrait à sa propre corruption [53] » – enfin « libre », dirions-nous, parce qu’enfermé à double tour. Le théoricien a cette image éloquente : la photographie « embaume le temps [54] ». Par un curieux tour de passe-passe, Bazin fait donc passer la statuette égyptienne – celle qui « sauve l’être par l’apparence » – dans le corps même de la momie – celle qui embaume le temps. Si l’image de substitution embaume le temps, le fixe, la momie se charge à son tour des apparences. Statuaire et photographie s’enracinent donc confusément dans un fantasme thanatopraxique qui mérite notre attention. Car l’histoire de la thanatopraxie et celle de la photographie marchent en effet dans les traces l’une de l’autre.

19Le statut de momie conféré au corps de Lénine ne fait aucun doute dans l’imaginaire médiatique [55], en dépit des réserves que peuvent avoir les spécialistes qui se retiennent, non sans motifs, de confondre les techniques d’embaumement et de conservation pratiquées au Kremlin avec ce que pratiquaient les grands prêtres et les savants en Égypte ancienne. Cela dit, l’histoire de ce qui est communément appelé la « momification » nous enseigne que la science des embaumeurs s’est développée partout et depuis fort longtemps avec une extraordinaire diversité. Hors l’Égypte, les momies se déclinent sous plusieurs formes et selon des techniques variées, mais qui supposent toutes la volonté de maintenir le plus longtemps possible la forme du mort et, pour cela, d’empêcher sa corruption par tous les moyens, ce que s’évertuaient à réussir les scientifiques réunis autour du Telo, parfois au péril de leur vie.

20Parallèlement à la thèse développée par Yurchak, soit celle qui relie l’époque des rois européens à celle du léninisme, une autre avenue s’impose qui nous renvoie cette fois à l’histoire de l’embaumement. Le xixe siècle, dont l’imaginaire est sans doute plus déterminant pour la construction des mythes bolchéviques que l’a été l’imaginaire prérévolutionnaire du xviiie siècle, présente en effet une autre manière de concevoir l’embaumement et ce qu’il en est des images aptes, non pas seulement à maintenir la forme, mais à fixer les apparences d’un mort.

21C’est au début du xixe siècle, en Europe, qu’apparaît une nouvelle demande pour la conservation des corps émanant du cercle privé de ceux qui ont perdu un proche, les « anonymes » qui pleurent un enfant, une épouse, et qui, dans un geste d’affection, cherchent à les contempler dans leur intégrité physique, à les voir dormir en paix [56]. Une attitude que reprennent les figurants filmés par Vertov, ces visages anonymes venus pleurer « Ilitch » comme s’il était un père ou un mari, pulvérisant ainsi par le nombre et la répétition l’idée d’un cercle privé, et offrant au corps regardé un contrechamp qui lui ressemble : on nous les montre figés à leur tour, en plans fixes qui embaument le temps.

22Dans le Mausolée, on peut voir le Telo « dormir en paix [57] ». L’aménagement intérieur renoue également avec la vogue romantique des cercueils de verre (ou des cercueils à hublot) conservés à domicile, complément aux nouvelles possibilités qu’offrent les embaumeurs. L’un des précurseurs des techniques d’embaumement par injection, Jean-Nicolas Gannal, préparateur au cours de chimie à l’École polytechnique, associé à Léon Vaffard, se lance dans l’obtention d’un brevet pour ce qu’il considère son « invention » – et non une découverte médicale – le 29 septembre 1837. En vue de l’exploiter pour le marché funéraire, les deux associés font connaître leur invention en 1839 à la 9e Exposition industrielle à Paris où ils exposent le corps d’une petite fille. C’est le début de l’expansion des clientèles de l’embaumement et de ce qu’Anne Carol appelle « un nouveau culte des morts », auquel elle associe la recherche artificielle du beau et la pratique du « dernier portrait ». Cette « fiction du sommeil » va prendre fin vers 1870, et Carol n’y voit plus qu’un épisode dans l’histoire complexe des embaumements, sans lien direct, selon elle, avec la thanatopraxie actuelle. Pourtant, indéniablement, la « fiction du sommeil » fait retour avec Lénine.

23Au moment où Gannal et Vaffard exposent leur petite fille embaumée, l’invention du daguerréotype est officialisée. Lors de l’Exposition industrielle suivante, la 10e tenue en 1844, Jean-Baptiste Sabatier-Blot, peintre miniaturiste et pionnier de la photographie, présente ses daguerréotypes et obtient une mention honorable. Sabatier-Blot aura l’occasion d’utiliser la technique du daguerréotype dans sa pratique du portrait, notamment celle du portrait post-mortem[58], une pratique qui s’inscrit parfaitement dans ce culte romantique des morts dont traite Carol, et qui porte la fiction du sommeil au paroxysme du réalisme. Elle perdurera avec les techniques plus modernes de la photographie, bien au-delà du culte romantique décrit par Carol, soit jusqu’au xxe siècle, mais placée sous le signe de la même détermination de la part des endeuillés à contempler leurs chers disparus le plus longtemps possible. Au début de ce nouveau siècle, la photographie est intégrée aux veillées mortuaires en tant qu’objet exposé près du défunt, parfois déposée avec le reliquaire familial rappelant les souvenirs du mort (objets, cheveux, etc.) que l’on plaçait sous une cloche de verre [59]. Par cette pratique qui se rattache au culte du mort, le défunt et le cercueil de verre sont donc dupliqués et miniaturisés par la photographie et le reliquaire – un effet que Sabatier-Blot avait parfaitement saisi, en tant que peintre miniaturiste, quand il confectionnait ses daguerréotypes. On dirait bien qu’à travers ce culte, au début du xxe siècle, c’est le pouvoir de l’ancien daguerréotype qui résiste, lorsque le mort, si fragile, faisait signe aux vivants, comme derrière son propre reflet, dans son cadre de verre.

24L’usage de la photographie du mort aux côtés du cercueil n’est pas sans rappeler les statuettes égyptiennes dont parlait Bazin, et bien entendu, l’effigie qui accompagnait la dépouille du roi. Cependant, l’intermédiation historique de la photographie et de la thanatopraxie nous retient d’adopter sans réserve la thèse proposée par Bazin, et cela pour deux raisons.

25D’une part, Bazin semble oublier que les statuettes égyptiennes, auxquelles il rattache par ailleurs son ontologie de la photographie, sont elles aussi faites de main d’homme, au même titre que la peinture. Lui qui insiste sur les apparences, et non sur la représentation, devrait savoir que le pouvoir de restitution des apparences et de substitution au mort conféré à ces artefacts ne tient ni à la présence ni à l’absence de ses fabricants, mais au fait que ceux qui les déposaient auprès des sarcophages investissaient en eux leurs croyances. Des croyances longuement forgées par des traditions. La proximité physique avec le corps du mort – ici la momie – est alors inextricablement liée à la puissance de l’artefact, pour autant que le contact soit établi au moment du rite funèbre entre les dépositaires de la tradition, l’objet de substitution (la statuette) et le corps du mort, et cela dans un espace destiné à demeurer fermé. Si nous convenons de la nature « photographique » du Telo, nous comprenons aussi que sa puissance réside dans le rituel qui l’entoure, dans le contact sans cesse établi entre le corps exposé, ses thanatopracteurs et l’espace du Mausolée où le peuple s’enferme avec lui et défile en ré-instituant, jour après jour, le pouvoir du mort ou de l’immortel – ce qui dans ce cas précis revient au même. Si la statuaire peut être si aisément confondue avec la momie chez Bazin, c’est en vertu de ce pouvoir que l’on aurait avantage à comparer à celui des ondes circulaires se propageant sur un plan d’eau sous l’effet d’une vibration initiale : le corps saisi par la mort constitue la première vibration, puis viennent la toilette minutieuse, l’ouverture du corps et son évidement partiel, le remplacement des organes, les bandelettes ou les enduits, la disposition des objets destinés à l’accompagner dans l’au-delà, la mise en sarcophage dans une chambre, soit le tombeau lui-même confié à son tour à la Cité de la mort, « là où se cache le soleil [60] », ou au grand cimetière de la Place Rouge [61] – un pouvoir, comme autant de cercles gestualisés permettant à la magie des apparences d’opérer, de se propager en se répliquant à travers toutes les couches du cérémonial. C’est dire qu’une telle propagation dépend pourtant d’une série d’enfermements depuis le bandage jusqu’au lieu où le soleil s’enferme lui-même. C’est sous cette forme ritualisée qu’apparaît justement la tradition, qui n’est rien d’autre que la manière de lier les morts aux vivants ; et, avec elle, cet agencement ondulatoire de figures et de formes que Bazin appelle « les apparences ».

26D’autre part, Bazin ne paraît aucunement embarrassé par le fait que la métaphore du mort – momie ou corps embaumé – censée exprimer le propre de la photographie contredit le caractère « mécanique » de l’apparition du réel dans l’instant de sa capture. Qu’y aurait-t‑il de « mécanique » dans le travail minutieux et manuel de l’embaumement ? La saisie mécanique n’est-elle pas alors, dans la diversité des opérations que suppose la photographie, qu’un aspect ponctuel ? Parmi ces opérations, le geste intervient, forcément en présence de l’homme – laver, développer, tirer, exposer – comme il est juste de penser que de tels gestes interviennent aussi dans le traitement des morts.

La malléabilité photographique et Lénine

27Dans le rapport que les Chrétiens orthodoxes entretiennent avec l’image, le regard n’est pas seul en jeu. Devant l’icône, le croyant est aussi invité à embrasser, littéralement, la matérialité de l’image, sa peau de lumière. Le Telo est, quant à lui, le théâtre de la confrontation de deux puissances : celle du regard, avec les instruments qui sont aussi ceux de l’Europe, et celle d’un contact réitéré avec la matière, le retour à l’orthodoxie. Le regard se double donc d’une dévotion pour la matière et pour le rituel dont l’objet est un corps immortel. Mais, Vertov l’aura compris, Lénine incarne la lumière dans sa version la plus révolutionnaire : l’électricité [62]. Il est la lumière irradiante qui voyage et fait voyager, l’énergie ondulatoire qui transforme, qui permet de déciller et d’accéder à une « vision ». Le film de Vertov le résume bien : « Voici les chants d’une femme qui enlève son voile, de l’électricité qui apporte la lumière dans les villages, de l’eau qui fait reculer le désert, des illettrés qui ont appris à lire et à écrire, et de tout ceci et de Lénine qui nous a quittés ». Et pour conclure : « Ce sont les chants de la révolution d’Octobre, et de ce que la révolution et Lénine ne font qu’un » [63]. Le film (comme chant du peuple) la révolution et Lénine sont ainsi unifiés en un seul corps. Ce nouveau corps de lumière, entendons-le bien, n’est pas celui du monarque qui fusionne le corps sacral avec sa personne. Comme nous l’avons montré plus haut, il n’est pas davantage le double corps du roi exposant la puissance régénératrice du temps. Au contraire – et selon une lecture un peu moins « jovialiste » que celle de Vertov –, sous l’arrêté du temps photographique qui est le sien (sa momification, dirait Bazin), le Telo expose le caractère mortifère de la conservation d’un cadavre prisonnier des rituels qu’il produit, comme les thanatopracteurs le sont de la photographie du mort, et les visiteurs du Mausolée de leur rôle de communiants. Sans le dire aussi explicitement, Yurchak nous engageait à penser que le milieu politique que produit ce corps (ou plutôt, pour Yurchak, les différents regards sur ce corps), fonctionne à la manière d’une thanatopraxie, en d’autres termes, que le soviétisme trouve sa source et son efficience dans la manière d’apprêter les morts. Or rien n’est plus proche de cette idée d’une fondation du pouvoir dans l’obsession d’une image que l’art de la photographie politique dans le soviétisme, art qui est tout à la fois une manière de refaire les images et d’apprêter les morts.

28Cet art repose essentiellement sur trois gestes : falsifier (le plus souvent en faisant disparaître), retoucher et reproduire. La falsification en photographie est une opération amplement documentée [64] et nombre d’artistes en ont détourné les codes ou exploité la dimension mémorielle [65]. Elle opère le plus souvent par le retrait net d’un des sujets d’une photographie officielle, comme c’est le cas avec celui de Nikolaï Iejov qui, se promenant tranquillement avec Staline au bord du canal de la Volga en 1937 (Figure 1), ne se doutait pas qu’il ne s’y serait jamais promené, une fois la censure officielle passée par là [66] (Figure 2).

Figure 1. Voroshilov, Molotov, Staline et Nicolaï Iejov se promenant le long du canal Moscou-Volga en avril 1937. Photographié par Florence Kislov
Figure 1. Voroshilov, Molotov, Staline et Nicolaï Iejov se promenant le long du canal Moscou-Volga en avril 1937. Photographié par Florence Kislov. Tate London (tiré de David King, The Commissar Vanishes: The Falsification of Photographs and Art in Stalin’s Russia, Tate [2005], 2014).
Figure 2. Iejov a disparu de la photographie. Photographié par Florence Kislov
Figure 2. Iejov a disparu de la photographie. Photographié par Florence Kislov. Tate London (tiré de David King, The Commissar Vanishes: The Falsification of Photographs and Art in Stalin’s Russia [2005], Tate, 2014).

29Trotski et Kamenev ont eux aussi disparu du décor où Lénine haranguait les foules en 1920 [67] (Figures 3 et 4, à droite de l’estrade). Ce retrait va de pair, on s’en doute, avec un effacement de la vie politique et publique. Il scelle habituellement une condamnation à mort (ou à l’exil) que l’Histoire n’est pas censée retenir. La retouche consiste à repasser manuellement sur les photographies, soit pour combler un vide (encore le vide !) laissé par la disparition d’un ennemi du peuple, soit pour embellir ou arranger la réalité selon la propagande du moment. Quant à la reproduction, elle consiste à s’efforcer, non pas de copier l’original, mais à le faire ressembler à une copie, la réalité devant toujours répondre d’un modèle idéologique ou idéalisé, dupliqué ad nauseam[68].

Figure 3. Lénine s’adressant aux soldats de l’Armée rouge au départ vers le front polonais, en 1920
Figure 3. Lénine s’adressant aux soldats de l’Armée rouge au départ vers le front polonais, en 1920. Trotsky et Kamenev sont sur les marches à droite de la tribune. Photographié par G. P. Goldshtein. Tate London (tiré de David King, The Commissar Vanishes: The Falsification of Photographs and Art in Stalin’s Russia [2005], Tate, 2014).
Figure 4. Même scène que plus haut, même série photographique. Trotsky et Kamenev ont disparu. Photographié par G. P. Goldshtein. Tate London (tiré de David King, The Commissar Vanishes: The Falsification of Photographs and Art in Stalin’s Russia [2005], Tate, 2014).

30Si la photographie est ici réalisée en l’absence de l’homme, ce ne peut être au sens où l’entend Bazin. Comme le démontre magistralement l’œuvre picturale de Yevgeneï Fiks (Figures 5 et 6), l’absence est du côté du sujet photographié, et non du côté du dispositif.

Figure 5. Yevgeniy Fiks, Leniniana no. 1, after Aleksander Gerasimov, “V.I. Lenin on the Tribune”
Figure 5. Yevgeniy Fiks, Leniniana no. 1, after Aleksander Gerasimov, “V.I. Lenin on the Tribune”, huile sur canevas, 72 × 53pc, 2008. Fiks a fait disparaître Lénine de la toile de Gerasimov.
Figure 6. Alexandre Guerassimov, Lénine à la tribune
Figure 6. Alexandre Guerassimov, Lénine à la tribune, 1930, musée Lénine Central.

31Quant au caractère objectif de la photographie, sous les bons soins des « retoucheurs », celle-ci n’apparaît plus que mêlée à d’autres arts (la peinture, l’aquarelle, le dessin, le montage), au point où on ne peut plus distinguer l’imitateur de l’imité. C’est certainement là un des aspects les plus négligés dans l’étude de l’art photographique soviétique, à savoir la généralisation du brouillage des media[69] de l’image par les retoucheurs et les artistes officiels. En regardant de près les deux photographies entre lesquelles tombe ce pauvre Iejov, celle où il se promène avec Staline et celle qui le fait briller par son absence (Figure 1), on réalise que les retoucheurs ne se sont pas contentés de refaire la deuxième. Dans les deux cas, en effet, le cours d’eau paraît avoir été remodelé, passé au fusain. Dans le coin inférieur droit de l’image, ses flots sont étrangement empâtés. Et comme le montre une variante hypermédiatique de la première photographie (Figure 7), d’autres retouches, encore plus visibles, ont manifestement accompagné, de manière tout à fait anachronique, la réhabilitation du disparu. Cette fois, non seulement les flots ont été redessinés, mais Iejov lui-même est l’objet d’un tracé et d’un collage. À la manière des thanatopracteurs, les retoucheurs l’ont bien arrangé.

Figure 7. Voroshilov, Molotov, Staline et Nicolaï Iejov se promenant le long du canal Moscou-Volga en avril 1937
Figure 7. Voroshilov, Molotov, Staline et Nicolaï Iejov se promenant le long du canal Moscou-Volga en avril 1937 [70].

32Cet art photographique, rendu possible par la présence de l’homme, n’est certes pas l’apanage des seuls Soviétiques. Il était courant à l’époque, dans les journaux ou les livres illustrés, de faire appel aux retouches, afin de corriger un défaut, de pallier l’usure ou la mauvaise qualité d’une impression, parfois même d’exercer la censure. Quand on regarde ces photographies retouchées, les visages nous apparaissent étrangement englués, la texture du monde visible un peu visqueuse ou enfumée, les sujets photographiés ont l’air de se détacher de leur existence comme sur un fond d’artifices. Comme si la photo avait singé la peinture ou la peinture cherché à calquer la photo. Cela dit, seul un régime politique autoritaire peut en arriver à une généralisation telle que sa population s’accoutume au fait que le seul référent possible soit lui-même toujours déjà picturalisé, manipulé, passé par les mains expertes du léninisme [71]. Seul un tel régime fait de la photographie, non seulement une reproduction mécanisée, au sens de Bazin et, avant lui, de Walter Benjamin, mais un exercice qui consiste à fabriquer l’original en tant que copie et la copie en tant qu’original. Le film de Vertov faisait aussi cela, en ce qu’il fabriquait Lénine en tant qu’image infiniment reproductible mais scrupuleusement unique. Et bien entendu, c’est aussi ce qui a occupé à temps plein les thanatopracteurs du Telo, qui n’ont jamais cessé de prélever les apparences, de retoucher, de retracer et de remanier Lénine, ce corps vide du pouvoir, son arkhè. Et tous ces gestes, qui sont ceux des restaurateurs d’œuvres d’art et des peintres, se sont mêlés, chez ces thanatopracteurs, aux gestes typiques de la photographie (ces gestes qui ne comptaient pas pour Bazin), qui sont devenus pour eux un rituel politique : prendre soin de ce qu’on va exposer, manipuler le corps, le conduire dans une chambre noire et le plonger tous les dix-huit mois dans son bain d’arrêt pour en sortir révélé, mais toujours égal à l’instant précis de son portrait photographique, le portrait d’un mort perpétuellement retouché. Une véritable performance, car pour avoir l’air du mort qui l’a révélé à son destin, il faut que Lénine ait l’air vivant. C’est donc dire qu’en toute inconscience, les thanatopracteurs ont imité le geste le plus secret de la photographie ; ils ont aussi renoué avec une conception anachronique de la vérité photographique, une vérité daguerréotypique où s’entrelacent l’autorité du référent, le spectre de la disparition et le désir d’exposer l’irremplaçable en le coffrant.

Épilogue

33Le régime soviétique conserve donc la logique politique du lieu vide, mais en lui restituant une liturgie, un culte des apparences du mort et de la manipulation incessante d’un corps fait de lumière, une pure efficience médiumnique. La performance des thanatopracteurs est, au fond, la même que celle que le régime autoritaire soviétique s’est engagé à réaliser : l’arrêt du temps, quitte à devoir répéter à l’infini la scène de sa mise en œuvre, et gommer tout ce qui n’entre pas dans le portrait immuable qu’on en a tiré. L’arrêt du temps à son point terminal (la mort du grand homme ou la fin de la lutte des classes) est toujours aussi son point d’origine, là où tout peut recommencer. Pourtant, rien n’est moins circulaire que ce rapport entre le commencement et la fin. Il s’agit bien plutôt d’une catatonie, d’un battement mortifère entre deux attitudes diamétralement opposées, l’une rappelant ce que l’Église orthodoxe appelle « l’hésychasme », une doctrine qui vient par ailleurs d’Égypte et qui commande l’immobilité et le repos, l’autre révolutionnaire, qui exalte la vitesse au point de voir disparaître dans le mouvement ceux-là même qui l’adoptent. La première appartient à la conception d’un Christ de lumière (celui des icônes), la seconde se rattache à la conception du grand électrificateur qui transforme le peuple au point d’en faire disparaître les singularités.

34C’est peut-être d’ailleurs cet arrêt du temps qui, ironiquement, perdure, de manière encore obsessionnelle et hautement symbolique, dans la Russie actuelle. La chute du régime soviétique a-t‑elle vraiment réussi à relancer le temps qui aurait permis au Telo de retourner à la poussière ? Ou l’a-t‑elle enfoncé encore plus en profondeur dans sa fantasmagorie, dans son intermédia ?

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  • Médiagraphie


Mots-clés éditeurs : thanatopraxie, les deux corps du roi, autorité politique, soviétisme, intermédialité, Vertov, effigie, le corps de Lénine, culte religieux, photographie

Mise en ligne 04/10/2021

https://doi.org/10.3917/comla1.208.0069

Notes

  • [1]
    Russia : 100 Years on from Revolution, BBC, 7 novembre 2017. En ligne : https://www.you tube.com/watch?v=MPmlX4kWgjs
  • [2]
    Voir Petra Rethmann, « Nostalgie à Moscou », Anthropologie et Sociétés, no 31, 2008, p. 90.
  • [3]
    Nous n’aborderons pas les débats récents sur la possibilité d’enterrer Lénine, débats auxquels ont pris part les politiques, mais aussi les gens du Laboratoire affiliés au Mausolée. Voir par exemple Keith Gessen, « We Will Bury You », The Atlantic Monthly, no 293, 2004, p. 76-83.
  • [4]
    Voir Germain Lacasse, « Intermédialité, deixis et politique », Cinémas, no 10, 2000, p. 85-104.
  • [5]
    Le lecteur en trouvera facilement sur YouTube, sans identification précise de la source, mais manifestement reproduites à partir d’une piste VHS minutée et numérotée. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=oStHN2xwWeE.
  • [6]
    Le terme « kibitka » vient de l’arabe et désigne un dôme. Pour les populations kirghizes et kazakhes, la kibitka est une yourte. Typiquement, la kibitka russe est donc un charriot ou un traîneau surmonté d’une tente ou d’un abri en bois, proche de la roulotte, et dont l’attelage est formé de trois chevaux.
  • [7]
    Le Mausolée tel qu’on peut le visiter encore aujourd’hui est une pyramide à degrés de style avant-garde et Art-Déco ; il est l’œuvre de l’architecte Alexeï Chtchoussev. Construit en béton, marbre, granite et labradorite, il remplace le deuxième mausolée, dont il reprend le modèle, celui-là fait de chêne et de cuivre, conçu par le même architecte. On le refait partiellement en 1945, en vue de l’installation d’une nouvelle tribune. L’édifice surmonte un labyrinthe de couloirs dont un accès au Kremlin par un tunnel de 200 mètres. À l’intérieur du Mausolée, dans la salle d’exposition placée en sous-sol, le cercueil dans lequel repose Lénine reprend les formes extérieures de l’édifice, le sarcophage de verre étant surmonté de gradins.
  • [8]
    Три песни о Ленине, URSS, 1934, 59 min. Vertov avait commencé à tourner les images en 1924, à la mort de Lénine.
  • [9]
    Nina Tumarkin, Lenin Lives! The Lenin Cult in Soviet Russia, Harvard University Press, 1983. Comme le reconnaît Tumarkin, c’est surtout Lounatcharski qui, parmi les protagonistes, et bien avant la mort de Lénine, favorisait ce synchrétisme. Voir aussi Jutta Sherrer, « La crise de l’intelligentsia marxiste avant 1914 : A. V. Lunacharskii et le bogostroitel’stvo », Revue d’études slaves, no 51, 1979, p. 207-215. Littéralement, le terme Богостроительство signifie « la construction de Dieu » et réfère à la possibilité pour le marxisme d’inventer une religion socialiste. Lounatcharski, qui avait comme beau-frère Alexandre Bogdanov, un partisan notoire de l’idée d’immortalité, se fera le défenseur de la doctrine du Богостроительство. Dans le culte entourant le Telo, l’idée d’immortalité se rattache donc à celle de la construction d’un Dieu.
  • [10]
    Mythe non seulement répandu chez les croyants, mais également présent et inversé dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Dans ce roman, publié entre 1879 et 1881, le starets Zosima, un saint homme, répand presque immédiatement après sa mort d’insoutenables odeurs. On peut aussi penser que l’hagiographie de Lénine a commencé bien avant 1924, soit après qu’il a survécu à la tentative d’assassinat perpétré par Fanny Kaplan, membre du Parti socialiste-révolutionnaire, le 30 août 1918. À l’époque, la presse officielle transforme Lénine en figure presque surnaturelle, en saint homme ayant réchappé de la mort par miracle. Voir Dominique Colas, Lénine, Fayard, 2017.
  • [11]
    Le philosophe Nikolaï Fedorov (1829-1903), une référence constante dans la littérature portant sur la conservation du corps de Lénine, croyait dans la possibilité de la résurrection des morts par des moyens scientifiques. Un des responsables de l’embaumement de Lénine, Leonid Krasin, ingénieur de formation, était un convaincu notoire. Voir Nina Tumarkin, op. cit., p. 179.
  • [12]
    Il s’en trouve d’autres pour avancer qu’il s’agissait pour le Politburo de « cryogéniser » Lénine afin de permettre sa résurrection. C’est ce que soutient, de manière un peu légère, Adam Leith Gollner dans le cadre d’une enquête journalistique rocambolesque : Le livre de l’immortalité. La vie éternelle vue par la science, la religion et la magie, Marchand de feuilles, 2013, p. 406.
  • [13]
    Voir Petr Čistjakov, « La vénération des icônes miraculeuses dans l’orthodoxie russe contemporaine », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2005, no 36, p. 80-81.
  • [14]
    Si le premier chant fait allusion à la prison que constitue le voile des femmes musulmanes que Lénine aurait libérées par l’alphabétisation, le second chant s’intitule Nous l’aimions et relève pour sa part d’une iconographie et d’une rhétorique chrétiennes orthodoxes : en guise d’aimantes réunies près du cercueil, Vertov présente en majorité des visages de jeunes filles ou de femmes âgées, combinant deux époques : la naissance et la mort du Christ. Par contraste, si le premier chant critique l’obscurantisme religieux, le second réhabilite l’intensité religieuse des icônes, à condition qu’elle serve le politique.
  • [15]
    Intertitre dans le film à 13 m 14 sec.
  • [16]
    Nadejda Kroupskaïa, la femme de Lénine.
  • [17]
    Voir Bernard Lecomte, « Lénine : le lifting final ? », L’Express, 6 juin 1993. En ligne : https://www.lexpress.fr/informations/lenine-le-lifting-final_594670.html#oVl67y5KVVH3o2Lq.99 [consulté le 8 août 2015].
  • [18]
    Une estimation relayée par Alexei Yurchak et provenant de la publication russe Vlast’ du 28 juillet 2008. Cette estimation tient compte du prélèvement des organes effectué en 1924, dont le cerveau. Comme le mentionne Yurchak, selon Vladimir Medinsky, député de la Douma à l’époque de la publication de son article, il s’agirait plutôt de 10 %. On consultera Alexei Yurchak, Everything Was Forever, Until It Was No More. The Last Soviet Generation, Princeton University Press, 2005. Plus particulièrement en ce qui concerne le corps de Lénine, on se référera, dans ce qui suit, à son article paru plus récemment : « Bodies of Lenin : The Hidden Science of Communist Sovereignty », Representations, no 129, 2015, p. 116-157.
  • [19]
    Ibid., p. 116.
  • [20]
    La thèse d’Ernst Kantorowicz, dont la postérité est immense, fut publiée en 1957 dans The King’s Two Bodies. A Study on Medieval Political Theology (Princeton University Press, 1985). Elle est largement discutée par Louis Marin dans Le portrait du roi, Seuil, 1981. L’interprétation que nous en ferons pour les besoins de cet article puise de manière synthétique chez ces deux auteurs, de même que chez Yurchak.
  • [21]
    Par exemple, les cas de Louis IX (1226-1270) et de Philippe IV (1285-1314). Voir Juliusz A. Chrościcki, Mark Hengerer et Gérard Sabatier, Les funérailles princières en Europe, xvie-xviiie siècle, Centre de recherche du Château de Versailles, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2012 ; et la formidable étude de Françoise Biotti-Mache : « La thanatopraxie historique », L’esprit du temps, no 143, 2013, p. 13-59.
  • [22]
    Julian Litten, « The Funeral Effigy: Its Function and Purpose », in Anthony Harvey et Richard Mortimer (dir.), The Funeral Effigies of Westminster Abbey, Woodbridge, 1997, p. 90.
  • [23]
    Ce qui rejoint plus précisément la thèse centrale de Louis Marin selon laquelle le pouvoir royal est avant tout un pouvoir de représentation, et le portrait du roi un pouvoir politique. Louis Marin, op. cit. Voir également Jean-Marie Apostolidès, Le roi-machine, spectacle et politique au temps de Louis XIV, Minuit, 1981.
  • [24]
    Ibid., p. 129.
  • [25]
    Yurchak diverge de Régine Robin qui adhère, tout comme Tumarkin, à l’idée selon laquelle le Tsar aurait lui aussi deux corps ou deux substances. Robin et Tumarkin se réfèrent également au fait que dès l’attentat contre Lénine, Lev Sosnovsky, un journaliste influent aux lendemains de la révolution, avait évoqué la séparation entre la nature périssable de l’homme et la nature immortelle de son esprit. Voir Régine Robin, « Le culte de Lénine. Réinvention d’un rituel », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 40e année, no 4, 1985, p. 807. Or, la séparation entre la matière du corps et l’esprit n’est pas la même chose que la théorie des deux corps. On peut avancer qu’une doctrine des deux corps de la souveraineté était inexistante en Russie à l’époque d’Ivan le Terrible, et que la Russie des tsars n’a aucune tradition d’effigie au moment des obsèques impériales. En cela, on peut donner raison à Yurchak qui minimise cependant l’importance du corps christique comme porteur de la « lumière » pour les chrétiens orthodoxes.
  • [26]
    Marie-José Mondzain, « L’image entre provenance et destination », in Emmanuel Alloa (dir.), Penser l’image, Les Presses du réel [2010] 2019, p. 57.
  • [27]
    Ce que confirment les textes dans Ralph E. Giesey, Le Roi ne meurt jamais : les obsèques royales dans la France de la Renaissance. Flammarion, 1987. L’effigie du roi doit être vue par tous. Il est clair cependant que l’iconophilie décrite par Mondzain dans Image, Icône, Économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain (Seuil, 1996) suppose que la visibilité n’est qu’un des modes de l’image dont l’essence est d’abord son économie. C’est cette économie de l’image qui est rendue visible, soit les rapports (ou relations) entre les corps visibles et invisibles, du Christ et de Dieu, corps de l’Église et corps du Christ – ce que nous pourrions désigner par un complexe intermédial.
  • [28]
    Claude Lefort, « La dissolution des repères de l’enjeu démocratique », Le temps présent. Écrits politiques 1945-2005, Belin, 2007, p. 560. Voir également Claude Lefort, L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Fayard, 1981 et Essais sur le politique. xixe-xxe siècles, Seuil, 1986.
  • [29]
    Alexei Yurchak, art. cit., p. 132.
  • [30]
    S’il lui prenait d’occuper ce vide, pense Lefort, il glisserait vers le totalitarisme comme ce fut le cas en Allemagne lorsque le corps du Führer coïncida avec le centre du pouvoir. De manière convaincante, mais que nous n’avons pas le loisir d’examiner en détail, Yurchak distingue, à l’encontre de Lefort, la nature de l’« occupation du vide » pratiquée par les Soviétiques de celle des nazis. Voir Alexei Yurchak, art. cit., p. 133. Pour cela, Yurchak souscrit à l’analyse que fait son collègue politologue Ken Jowitt, selon qui, dans le léninisme, le centre du pouvoir souverain est localisé, ni tout à fait dans le charisme du leader politique, ni dans une bureaucratie dépersonnalisée, mais dans une institution combinant les deux. Alors que le Führer tire son autorité de l’incorporation de l’idée du nazisme dans sa personne, le léninisme, avance Jowitt, a pour agent le Parti communiste soviétique dont l’héroïsme est défini en termes organisationnels, et non pas individuels, ce qui revient à parler d’une forme d’« impersonnalisme charismatique ». Nous paraphrasons Ken Jowitt dans New World Disorder: The Leninist Extinction, University of California Press, 1992, p. 1-10.
  • [31]
    Alexei Yurchak, art. cit., p. 133. (Ma traduction). Yurchak rappelle que le terme « léninisme » ne fut introduit qu’en 1922 et, suivant les travaux de Benno Ennker, que la propagande du parti insista dès le début de 1923 pour que l’on prête allégeance au Léninisme. Voir Benno Ennker, Formirovanie kul’ta Lenina v Sovetskom Souiyze [La formation du culte de Lénine en Union Soviétique], Rossiyskaya politicheskaya entsiklopediya, 2011, cité par Yurchak, ibid.
  • [32]
    Ibid.
  • [33]
    Terme grec désignant l’origine, le commencement, mais aussi le commandement et l’autorité.
  • [34]
    Yurchak utilise l’expression « corps-effigie », ibid.
  • [35]
    Selon Yurchak, en construisant le « léninisme », le Politburo entreprenait, dès 1921, d’isoler le Lénine-vivant, amoindri et malade, qu’il fallait soustraire au regard public, tandis qu’il pérennisait son image publique. Ainsi, la doctrine du léninisme allait se constituer un corps à la disposition des initiés du Parti et remplacer le corps vivant de Lénine. Le culte du Telo serait donc, en partie, le résultat de ce processus fait de « bannissements, d’omissions et de substitutions des idées de Lénine et des faits de son existence ». Ibid., p. 121-122. (Ma traduction.)
  • [36]
    En français : Nicolas Bokov, La tête de Lénine, Libretto, traduit par Claude Ligny, 2019. Le titre original : Les troubles des temps actuels, ou les aventures incroyables de Vania Tchmotanov. « Смута новейшего времени, или Удивительные похождения Вани Чмотанова » (1970).
  • [37]
    Je cite la quatrième de couverture, mais le roman vaut le détour, non pour ses qualités littéraires, mais pour l’imagination débordante et le kitsch assumé de son auteur. Édouard Moradpour, Le mausolée, Michalon, 2013. L’auteur est né à Téhéran ; fils d’une immigrante russe ayant fui la révolution, il s’est installé dans la Russie de Poutine et travaille dans la publicité.
  • [38]
    « Depuis la nuit des temps, les thanatopracteurs sont les dépositaires de secrets, touchant tant à leur art qu’aux défunts… » Françoise Biotti-Mache, art. cit., p. 56.
  • [39]
    Émile Doubier et Charles Moisson.
  • [40]
    L’importance du cinéma est reconnue par le nouveau régime dès 1919, alors que Lénine signe un décret qui officialise sa nationalisation.
  • [41]
    Comme le précise le premier thanatopracteur de Lénine, Boris Zbarsky, dans un rapport établi le 29 novembre 1943, cité par Alexei Yurchak, art. cit., p. 156. La photographie est aussi mise à contribution quand vient le temps d’examiner avec précision l’état du corps afin de prévenir sa corruption. Le derme est ainsi scruté minutieusement et son état documenté, mais aussi l’intérieur du corps grâce, plus récemment, aux techniques de cœlioscopie.
  • [42]
    Littéralement « apparence » ou « aspect ».
  • [43]
    « Histoire de l’embaumement du corps de V. I. Lénine », Juillet 1924, RGASPI, f. 16, op. 1, plenka 522. Cité par Alexei Yurchak, art. cit., p. 127.
  • [44]
    Barthes, Roland, La chambre claire, Gallimard, 1981, p. 37.
  • [45]
    André Bazin, « Ontologie de l’image photographique », Qu’est-ce que le cinéma ?, Éditions du Cerf, 1997 [1945], p. 9.
  • [46]
    Ibid.
  • [47]
    Et non le sauver par la « représentation », comme on le laisse trop souvent entendre et comme le soutiennent malencontreusement les traducteurs anglophones de Bazin. Ibid., p. 9.
  • [48]
    Ibid., p. 13.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Ibid., p. 12.
  • [51]
    La thèse de la photographie comme art indiciaire (ou « art de l’index ») se précise, rappelons-le, au tournant des années 1980 avec Roland Barthes (op. cit.), Rosalind Krauss, (« Notes sur l’index. L’art des années 1970 aux États-Unis », Macula, no 5/6, 1979) et Philippe Dubois (L’acte photographique, Nathan, 1983 et éd. Labor, 1993). Krauss et Dubois se réfèrent à la sémiotique de C. S. Peirce.
  • [52]
    André Bazin, op. cit., p. 13.
  • [53]
    Ibid., p. 14.
  • [54]
    Ibid.
  • [55]
    En témoigne la manière de présenter le Telo sur la page d’accueil Vimeo du documentaire français produit par Leitmotiv Production et France 5 : « L’idée de momifier Lénine appartient à Staline. C’est le premier coup de théâtre d’une idéologie qui s’invente un Dieu vivant. Les aventures de la momie à travers le siècle reflètent le destin de l’Union Soviétique. Croisant l’histoire visible et ses ténèbres plus secrètes qui affleurent avec la chute du communisme, Forever Lénine pratique une sorte d’autopsie sur la momie de Wladimir [sic] Ilitch ». Forever Lénine, Xavier Villetard (réal.), France, 2005, 52 min. En ligne : https://vimeo.com/ondemand/28220 (consulté le 23 juillet 2020).
  • [56]
    Voir Anne Carol, L’embaumement. Une passion romantique, Champ Vallon, 2015. Comme le montre Carol, cette demande a comme source le culte des grands hommes de la révolution en France et l’égyptomanie qui suit l’expédition de Bonaparte de 1798-1801.
  • [57]
    Des responsables de « l’examen du corps » de Lénine, Nikolai Burdenko et A.A. Deshin, constatent, en 1939, que « le visage donne parfaitement l’impression d’une personne qui dort, et non d’un cadavre ». Cités par Yurchak, art. cit., p. 138.
  • [58]
    Courante à l’époque, cette pratique advient avec l’invention de Daguerre. Frascari propose en 1842, à Paris, de faire le portrait des morts à domicile. Voir Jack Mord, Beyond the Dark Veil: Post Mortem & Mourning Photography from the Thanatos Archive, Last Gasp Press, 2014.
  • [59]
    Voir Yves Hébert, « Les rites funéraires d’autrefois. Québec 1880-1940 », Encyclopédie sur la mort. En ligne : http://agora.qc.ca/thematiques/mort/documents/les_rites_funeraires_dautrefois_quebec_1880_1940.
  • [60]
    Max Guilmot, « La signification des métamorphoses du défunt en Égypte Ancienne (d’après les textes des Sarcophages, 2200 à 1800 av. J.-C.) », Revue de l’histoire des religions, no 175, 1969, p. 5-16.
  • [61]
    C’est à cet endroit que les bolchéviks ont creusé une fosse commune en 1917 afin d’y enterrer les corps de 238 révolutionnaires, concédant dès lors à la Place Rouge, jusque-là une place commerciale, le statut de cimetière.
  • [62]
    Lénine est considéré en URSS être le père de l’électrification, comme ne cessent de le rappeler les affiches et la propagande de l’époque.
  • [63]
    Nous réservons pour une autre étude une analyse détaillée du film où se manifeste en effet de la manière la plus nette qui soit l’analogie entre la figure de Lénine et l’électricité, plus singulièrement l’idée d’une transfiguration du mort en toute puissance du pouvoir électrique. Il ne fait aucun doute pour Vertov que le cinéma est le média qui permet de capter cette toute-puissance : plans en hauteur de Moscou éclairée la nuit, phares des voitures qui tracent au loin des filaments lumineux, jeux de lumière et de néons, enseignes électriques qui s’allument et qui s’éteignent, avec l’intertitre : « Sur la place se trouve une kibitka, et à l’intérieur repose Lénine ». Trois chants pour Lénine, op. cit. Le film s’achève sur des images d’un Lénine statufié qui se fondent à divers plans de la station du barrage électrique de Dnieprostroï, « monument dédié au grand constructeur du communisme, le premier électrificateur, le camarade Lénine ».
  • [64]
    Voir notamment Jaubert, Alain, Le Commissariat aux archives. Les photos qui falsifient l’histoire, Broché, 1992 ; et les nombreux exemples dans David King, The Commissar Vanishes: The Falsification of Photographs and Art in Stalin’s Russia, Tate, [2005] 2014. En français : Le commissaire disparaît, la falsification des photographies et des œuvres d’art dans la Russie de Staline, Calmann-Lévy, 2005.
  • [65]
    C’est le cas, par exemple, de l’artiste Akram Zaatari avec Damaged Negatives: Scratched Portrait of Mrs. Baqari. Akram Zaatari, 2012. Voir Sara Callahan, « The “Analogue”: Conceptual Connotations of a Historical Medium », in Sonya Petersson, Christer Johansson, Magdalena Holdar, Sara Callahan (dir.), The Power of the In-Between: Intermediality as a Tool for Aesthetic Analysis and Critical Reflection, Stockholm University Press, 2018, p. 287-319.
  • [66]
    Nikolaï Iejov, tombé en disgrâce en 1939, était, ironiquement, à la tête du NKVD et chargé de superviser les purges entre 1936 et 1938.
  • [67]
    Il ne s’agit pas de la même photo, mais de la même scène.
  • [68]
    D’où la présence des mêmes images coulées dans des matériaux et des formes diverses : statues, bustes, portraits peints, dessinés ou photographiques de Lénine. Pour une histoire de l’iconographie de Lénine, voir François-Xavier Coquin, « L’image de Lénine dans l’iconographie révolutionnaire et postrévolutionnaire », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 44e année, no 2, 1989, p. 223-249. On notera aussi la présence des nombreux sosies de Lénine, tant dans les films que mis à la disposition du régime pour sa propagande. D’où l’histoire inventée par Nicolaï Bokov dans son roman, op. cit. Le laboratoire du Mausolée, le vrai, héberge également dans son sous-sol ceux que l’on appelle les « doubles », soit des corps non réclamés que la morgue de Moscou met à la disposition des thanatopracteurs. Ces corps sont disposés dans des bains et servent de matériau dans l’expérimentation des traitements réservés à Lénine.
  • [69]
    Ici au sens du médium plastique, celui de la technique des œuvres ou des artefacts, et non au sens des médias institutionnalisés.
  • [70]
    Photographié par Florence Kislov. À l’affiche du site internet Daily Geek Show dans la rubrique consacrée à la retouche photographique, sans indication de source. Responsable de la page : Yann Contegat. En ligne : https://dailygeekshow.com/staline-censure-retouche-trucage-images-photogra phie/ [consulté le 26 juillet 2020].
  • [71]
    Rappelons que sous Staline, il était courant de se débarrasser des photographies des membres de la famille arrêtés ou condamnés, de même que des objets leur appartenant. Terrifié par la perspective d’être arrêté soi-même ou considéré comme un ennemi du peuple, on s’empressait également de couvrir d’encre ou de découper des photographies incriminantes dans les publications que l’on possédait.
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