Couverture de COMLA1_208

Article de revue

Construction collective d’une théorie en chantier. Les études de cas dans la revue Intermédialités

Pages 247 à 267

Notes

  • [1]
    Le CRI (ultérieurement nommé le CRIalt en 2007) fut fondé à l’université de Montréal en 1997. La revue Intermédialités fut quant à elle fondée en 2003 par Éric Méchoulan, un des membres fondateurs du CRI. Pendant leurs années de doctorat, Marion Froger fut la première coordinatrice scientifique du CRI, et Caroline Bem fut secrétaire de rédaction de la revue. Mentionnons également que Marion Froger a dirigé la revue de 2014 à 2020, et que Caroline Bem fait partie de son comité de rédaction depuis le printemps 2020. Voir le site Internet de la revue : http://intermedialites.com/
  • [2]
    L’intermédialité montréalaise a vu le jour grâce à l’initiative de chercheurs issus des départements de Littérature comparée, d’Études françaises et d’Histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, rejoints par des chercheurs d’autres universités montréalaises (McGill, Concordia, UQAM) et québécoise (Laval). Aujourd’hui, le CRIalt regroupe aussi des chercheurs internationaux issus de nombreuses institutions et disciplines.
  • [3]
    Jürgen Müller, « Intermedialität und Medienwissenschaft : Thesen zum State of the Art », montage AV, vol. 3, n2, 1994, p. 119-138.
  • [4]
    Une recherche sur scholar.google.de qui utilise les mots-clés « Fallstudie + Intermedialität » (étude de cas + intermédialité) mène à 357 résultats dont bon nombre de titres de livres et d’articles. À titre de comparaison, une recherche similaire sur scholar.google.se qui emploie les mots-clés « fallstudie + intermedialitet » (étude de cas + intermédialité) nous renvoie à seulement 47 résultats dont bon nombre de mémoires de bachelor et de maîtrise. Pour expliquer cette importante différence, il faut se remémorer qu’en Suède, la majeure partie de la recherche se fait en anglais, et que les principaux écrits en langue vernaculaire émanent d’étudiants aux 1er et 2e cycles.
  • [5]
    « L’« intermédialité » sert donc à la fois de concept utilisé pour couvrir un éventail d’objets, de contextes culturels, d’approches méthodologiques, etc., et de concept à modéliser par les cas particuliers auxquels elle est soumise ». En ligne : https://www.stockholmuniversitypress.se/site/books/series/stockholm-studies-in-culture-and-aesthetics/ (consulté le 28 août 2020). Sonya Petersson, Johansson Christer, Holdar Magdalena, Callahan Sara (dir.), The Power of the In-Between: Intermediality as a Tool for Aesthetic Analysis and Critical Reflection, Stockholm, Presses de l’université de Stockholm, 2018.
  • [6]
    Jean-Claude Passeron et Jacques Revel (dir.), Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005.
  • [7]
    Lucie Desjardins, « De la “surface trompeuse” à l’agréable imposture. Le visage au xviie siècle », Intermédialités, no 8, 2006, p. 53-66.
  • [8]
    Guido Goerlitz, « Visage et ornement. Remarques sur une préhistoire de la visagéité photographique dans la modernité allemande chez Simmel et George », Intermédialités, no 8, 2006, p. 103-119.
  • [9]
    Sur le lien étroit entre souci du fragmentaire, recherche urbaine et usages du médium approprié, voir Nia Perivolaropoulou, « Entre textes urbains et critique cinématographique : Kracauer scénariste de la ville », Intermédialités, no 14, 2009, p. 19-35.
  • [10]
    Elitza Dulguerova, « L’expérience et son double : notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, no 15, 2010, p. 53-71 ; Véronique Souben et Elitza Dulguerova, « Exposer le temps », Intermédialités, no 15, art. cit., p. 119-141.
  • [11]
    Clément Rosset, L’objet singulier, Paris, Minuit, 1979.
  • [12]
    Anne Bénichou, « Introduction. Le reenactment ou le répertoire en régime intermédial », Intermédialités, no 28-29, 2016-2017.
  • [13]
    Olivier Lugon, « The Automatic Exhibition: Slide Shows and Electronics at the Swiss National Exhibition 1964 », Intermédialités, no 24-25, 2014-2015.
  • [14]
    Johanne Villeneuve, « La symphonie-histoire d’Alfred Schnittke : intermédialité, cinéma, musique », Intermédialités, no 2, 2003, p. 11-29.
  • [15]
    Ibid., p. 3.
  • [16]
    Voir la contribution de H. S. Becker, « Case, Causes, Conjunctures, Stories and Imaginary », in H. S. Becker et Charles C. Ragin, What is a case? Exploring the Foundation of Social Inquiry, Cambridge University Press, 1992, p. 205-216.
  • [17]
    « La méthode des études de cas suppose toujours une socialité du savoir, la circulation du discours comme condition, et l’obligation de clarification du récit de l’analyse », Lauren Berlant, « Introduction “On the Case” », Critical Inquiry, vol. 33, no 4, 2007, p. 668.
  • [18]
    Ndlr. Voir la liste des numéros à la fin de l’entretien d’Éric Méchoulan au sein de ce même dossier.
  • [19]
    Sophie Wahnich, « Trésor perdu et expérience cinématographique de l’adresse au tiers : pourquoi faire un film sur le 17 juillet 1791 ? / Le beau dimanche de Dominique Cabrera, 2007 », Intermédialités, no 21, 2013.
  • [20]
    Cf. Carlo Ginzburg, « Minutiae, Close-up, Microanalysis », Critical Inquiry, no 34, 2007, pour qui le média est toujours ce qui donne forme à la représentation, y compris la représentation scientifique qui implique une théorisation.
  • [21]
    Janelle Blankenship, « “Film-Symphonie vom Leben und Sterben der Blumen”: Plant Rhythm and Time-Lapse Vision in Das Blumenwunder », Intermédialités, no 16, 2010, p. 83-103.
  • [22]
    James Cisneros, « How to Watch the Story of Film Adaptation. Cortázar, Antonioni, Blow-Up », Intermédialités, no 2, 2003, p. 115-131.
  • [23]
    Karl Sierek, Images oiseaux : Aby Warburg et la théorie des médias, Paris, Klincksieck, 2009, p. 27.
  • [24]
    Luc Gwiazdzinski et Will Straw, « Introduction », Intermédialités, no 26, 2015.
  • [25]
    Éric Méchoulan, « Intermédialité : ressemblances de famille », Intermédialités, no 16, 2010, p. 233-259.
  • [26]
    Johanne Lamoureux, « Le travail de la viande », Intermédialités, no 11, 2008, p. 13-34.
  • [27]
    Frédérique Berthet, « Il était deux fois une petite fille de quinze ans : Chronique d’un été (1961) – La petite prairie aux bouleaux (2003) », Intermédialités, no 21, 2020.
  • [28]
    Karl Sierek, op. cit., p. 182.
  • [29]
    Ndlr. À ce sujet, voir dans ce même dossier l’article de Philippe Despoix.
  • [30]
    Marion Froger tient à remercier ses étudiants pour les échanges inspirants qui ont nourri sa réflexion pour la rédaction du présent texte.
  • [31]
    Philippe Despoix, Jillian Tomm, Éric Méchoulan et Georges Leroux (dir.), Raymond Klibansky and the Warburg Library Network: Intellectual Peregrinations from Hamburg to London and Montreal, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2018.

1Cette contribution propose une réflexion sur l’étude de cas telle qu’elle est pratiquée au sein des études intermédiales. Elle se penche tout particulièrement sur un ensemble d’articles publiés dans la revue montréalaise Intermédialités au cours de ses 17 ans d’existence. Révélons tout de suite que dans ces pages, nous, les autrices de cet article, prenons pour objet un terrain qui nous est plus que familier puisque nous avons chacune fait nos premiers pas de chercheure au sein du Centre de Recherches Intermédiales sur les arts, les lettres et les techniques (CRIalt) et en contribuant à cette revue [1]. C’est donc fortes de notre connaissance des enjeux d’origine et du développement récent de la ligne éditoriale de la revue, mais aussi du contexte intermédial montréalais [2], que nous nous proposons de faire de la revue Intermédialités un objet d’étude afin de mettre en lumière la place particulière qu’elle fait à l’étude de cas au sein de ses pages.

2En effet, comme le souligne la grande variété des contributions de ce numéro spécial, l’intermédialité n’est pas une théorie unique et ses praticiens, de toutes nationalités et issus de tout le spectre disciplinaire des études littéraires, artistiques et médiatiques, sont rarement d’accord sur ce qui en constitue les fondements. Tout comme il n’existe pas une seule théorie de l’intermédialité mais bien plusieurs, il est également impossible de parler de l’étude de cas intermédiale de manière spécifique sans égard au contexte de sa pratique. La revue Intermédialités se présente donc comme une pièce du puzzle de l’intermédialité, qui a contribué d’une manière singulière au déploiement du champ des études intermédiales, grâce au gain du travail cumulatif, collectif et inscrit dans la durée des études de cas qu’elle a accueillies.

3Si la revue a fait office de laboratoire, c’est parce qu’une vision particulière s’y est développée, en grande partie liée à une accumulation d’objets d’études – objets hétéroclites s’il en est, mais que les contributeurs ont tous considérés comme ayant une certaine exemplarité. Ainsi, au fil de ses publications, la revue a priorisé une pratique de l’intermédialité – pratique à la fois rigoureuse et libre, ouverte à tous les vents de l’interdisciplinarité et profondément ancrée dans les modalités de disciplines singulières – qui a engendré des propositions théoriques d’une surprenante cohérence. Notre contribution prend donc la forme d’une mise en abyme : une étude de cas sur la fonction heuristique de l’étude de cas dans le champ intermédial. Nous commencerons par une brève exposition historique sur la place qu’occupe la revue Intermédialités dans le paysage international des études intermédiales, avant d’interroger son corpus.

Les études de cas dans le champ intermédial

Fallstudie : l’étude de cas intermédiale en Europe du nord (Allemagne et Suède)

4Dès son émergence, l’histoire de l’intermédialité est toujours déjà une histoire croisée puisque son évolution est rythmée par de nombreux allers-retours transnationaux qui impliquent en premier lieu l’Allemagne et le Québec mais aussi très rapidement des contributions venues d’ailleurs. Nous commencerons par l’Allemagne, où l’intermédialité a vu le jour en 1994 avec un article de Jürgen Müller paru dans montage AV[3]. La Suède, autre pays du nord de l’Europe où l’intermédialité connait un succès croissant depuis environ 2010, nous servira de point de comparaison. Une brève recherche sur google.scholar.de révèle de nombreuses mentions du terme Fallstudie (étude de cas) dans des articles qui adoptent une méthode intermédiale. Il s’agit essentiellement d’une utilisation descriptive du terme visant à annoncer une certaine posture méthodologique, ou encore, tout simplement, à signaler que tel article prendra la forme d’une étude de cas [4]. La recherche intermédiale allemande ne semble donc pas vouloir ignorer l’importance qu’y occupe l’étude de cas. Néanmoins, comme l’a montré notre survol rapide des articles, livres, et mémoires qui utilisent le terme Fallstudie en conjonction avec le terme Intermedialität, l’étude de cas ne semble pas y recevoir de justification méthodologique au-delà du fait qu’elle mettrait en lumière les différentes facettes de l’objet analysé. C’est en particulier au sein de la revue Zeitschrift für Medienwissenschaften (ZfM) que l’on peut observer de près la récurrence des études de cas dans les études intermédiales germanophones, en même temps que la relative absence de méta-réflexions théoriques qui les accompagnent généralement. Précisons que même si la revue ZfM ne se réfère pas explicitement à l’intermédialité, son mandat éditorial ressemble de près à celui de la revue Intermédialités. C’est donc à ce titre que nous considérons que la ZfM constitue un des rares objets d’étude comparable à celui que représentera pour nous la revue Intermédialités. Une recherche effectuée avec le terme clé Fallstudie dans ses archives (sur un total de 23 numéros de la ZfM) nous renvoie à 6 numéros dans lesquels le terme apparaît 20 fois sans que la valeur ou la spécificité de l’étude de cas dans un contexte d’études des médias ou de recherches intermédiales soit jamais rendue explicite.

5Ce que l’on observe, cependant, c’est le naturel avec lequel la méthode de l’étude de cas est adoptée dans les études intermédiales, notamment en Suède, et dont rend bien compte la description d’un ouvrage collectif sur l’intermédialité que l’on trouve sur le site des Presses de l’université de Stockholm : « “Intermediality” thus serves both as a concept employed to cover an inclusive range of cultural objects, cultural contexts, methodological approaches, and so on, and as a concept to be modelled out by the particular cases it is brought to bear on » [5]. Si ce texte de présentation place l’étude de cas au centre de la méthodologie intermédiale (ici, l’étude de cas semble être conceptualisée à la fois comme point focal de la méthode intermédiale et comme son outil principal, c’est-à-dire comme ce qui donne son orientation aux études intermédiales), l’on notera toutefois que, au sein de l’ouvrage lui-même, cela se fait sans pour autant donner lieu à une réflexion épistémologique sur son intérêt heuristique spécifique.

6C’est donc en ce point que la revue Intermédialités se démarque quelque peu : comme nous le disions plus haut, de par sa ligne éditoriale et son cadre théorique, la revue montréalaise est comparable à la ZfM. Néanmoins, le résultat combiné des recherches de mots clé en anglais et en français se monte à 31 articles. À la différence de ce que l’on trouve dans la ZfM, ou dans l’ouvrage suédois cité ci-dessus, plusieurs de ces résultats proviennent d’articles qui proposent une réflexion sur la méthode intermédiale et sur le rôle qu’y tient l’étude de cas. Ainsi, on citera en premier lieu les articles « Intermédialité : Ressemblances de famille » d’Éric Méchoulan (no 16, 2010), où l’auteur fait référence à l’ouvrage Penser par cas[6] afin de faire avancer sa théorisation de la notion d’exemplarité dans les approches intermédiales ; « Traverser 10 ans d’intermédialité » (no 20, 2012-2013) où Philippe Despoix dit vouloir voir se multiplier le type d’approche spécifique aux études de cas qu’il a rassemblées dans ce numéro anniversaire pour leur valeur paradigmatique ; l’article « Le geste intermédial dans une cartographie des études mémorielles » (no 30-31, 2017-2018) où Sébastien Fevry, dans le but de relier intermédialité et memory studies, entame une réflexion sur la valeur méthodologique de l’étude de cas dans ces contextes ; et enfin Déborah Blocker qui, dans « The Hermeneutics of Transmission: Deciphering Discourses on Poetry and the Arts in Early Modern Europe (1500-1800) » (no 5, 2005), s’interroge sur la valeur des études de cas pour son projet intellectuel.

L’étude de cas intermédiale dans les pays de langues romanes : le cas de la revue Intermédialités

7Dans les pays de langues romanes, les résultats sont relativement analogues à ceux de nos recherches en langues allemande et suédoise, mais y sont, pour des raisons que nous explicitons ci-dessous, plus difficiles à comptabiliser. Ainsi, notre recherche sur Google académico (scholar.google.es) effectuée avec les mots-clés « estudio de caso » et « intermedialidad » nous a donné approximativement 125 résultats, tandis qu’une recherche sur scholar.google.it avec les mots-clés « studio di caso » et « intermediale » (avec « intermedialità » on obtient très peu de choses) produit un résultat plus modeste de 21 instances (cette différence témoigne de l’importance croissante des études intermédiales dans le contexte hispanophone). Enfin, la même recherche effectuée sur scholar.google.fr avec les mots clé « étude de cas » et « intermédialité » propose 171 résultats. La difficulté de ce bref tour d’horizon, surtout dans le cas de l’espagnol et du français, où nous avons été confrontées à de nombreuses pages de résultats, est qu’il faudrait élaborer un système plus rigoureux pour identifier les textes qui proposent une réelle réflexion sur l’étude de cas intermédiale. Par ailleurs, comme il n’existe pas d’autre revue de langue francophone ou internationale d’une envergure similaire qui serait entièrement consacrée à l’intermédialité, nous ne pouvons pas proposer un exercice comparable à la recherche par mots clé que nous avons effectuée dans celle-ci. C’est aussi pour cette raison que nous mettons en avant Intermédialités. Notre familiarité avec le corpus de la revue nous a aussi permis de repérer rapidement les articles où la valeur de l’étude de cas est explorée de manière explicite, ou encore les articles dont la visée théorique – comprendre la production d’une singularité – ne peut s’appuyer que sur des études de cas. Sans compter que dès sa fondation en 2003, la revue a priorisé des objectifs qui favorisaient l’étude de cas : le décloisonnement de la recherche sur les arts, les techniques et les discours, l’étalement de la recherche sur toutes les périodes historiques, la diversification culturelle des objets et des contextes, et la volonté de ne promouvoir aucun canon théorique qui s’enracinerait dans une tradition disciplinaire.

8Maintenant que plus de 17 ans se sont écoulés, le corpus d’études de cas contenu dans les pages de la revue a pris une ampleur certaine qui soulève plusieurs questions : quels enseignements pouvons-nous tirer de cette accumulation ? Voici les pistes que nous avons suivies : cette accumulation permet-elle d’identifier la manière la plus efficace de faire apparaître la nature d’un phénomène intermédial ? Permet-elle d’identifier les éléments à prendre en compte pour comprendre tel ou tel effet de sens comme une opération intermédiale ? Ou encore, comment met-elle en lumière les médialités impliquées dans tel ou tel type de médiation ? Traverser ces études de cas permet-il enfin de théoriser autrement l’intermédialité que par la voie de la systématicité ? Ou bien même de fonder une formalisation ouverte des relations étudiées, et de comprendre l’acte de la recherche intermédiale comme la rencontre de deux singularités (celle de l’objet et celle du chercheur) ?

Le champ intermédial ouvert par les études de cas

9Nous avons tout d’abord identifié les cas d’études parus dans la revue et observé qu’ils ne se limitent pas à des œuvres, à des pratiques artistiques spécifiques ou à des corpus de textes critiques, mais incluent aussi bien des productions masse-médiatiques, des activités ou des événements exemplaires, des paradigmes, des dispositifs et toutes sortes de phénomènes formels, matériels ou idéels. Nous avons ensuite repéré les qualités ou les fonctions médiales qui leur étaient attribuées, ainsi que les médialités dont ils procédaient. Nous avons observé que les études de cas mettaient en lumière des processus de médiation et finissaient par articuler les rapports entre matérialités, techniques, institutions, imaginaires et discours, soit entre l’objet singulier étudié et son contexte. Une fois ce repérage fait, nous nous sommes attelées à « sérialiser » les cas et à les « superposer » afin de comprendre la manière dont ils ouvrent le champ intermédial.

La mise en série

10La sérialisation permet de repérer des dynamiques constitutives des singularités que représentent les cas. L’étude de cette dynamique nécessite en effet que l’on adopte une approche qualitative et comparative entre ces singularités. Le problème, déjà soulevé par les sciences sociales, est que le nombre de cas que peut embrasser un chercheur – ou une équipe – est limité ; que la question du choix des cas significatifs se pose constamment, notamment quand les séries ne sont pas données mais se constituent au fur et à mesure de l’analyse (l’étude de cas a pour condition la justification de la possibilité de faire d’une simple occurrence, précisément, un cas, et d’un ensemble de cas, une série). La revue scientifique a la capacité d’exploiter le potentiel heuristique de la mise en série avec des articles qui n’avaient pas vocation à se compléter mais que leur publication dans un numéro thématique permet d’associer. Dans son article consacré au visage au xviie siècle, Lucie Desjardins fait apparaître des lignes de fracture dès qu’elle interroge, de manière intermédiale, la description de portraits peints en littérature d’une part, et le discours littéraire sur la visagéité d’autre part [7]. Elle met donc en série différents textes qui évoquent des portraits peints, ou qui décrivent leur personnage à partir des postures qu’ils adoptent et des traits de leur visage, ce qui lui permet de voir naitre une nouvelle conscience au xviie siècle, celle que l’on a de l’image qu’on renvoie, et qui s’accompagne de nouvelles préoccupations : le visage est-il une surface trompeuse qui sert les vanités de la mondanité ? L’intériorité est-elle invisible, cachée ou inaccessible ? Longtemps, le portrait peint avait eu des fonctions bien circonscrites. Il permettait d’assurer la présence d’un·e absent·e, d’identifier une personne sur la base de sa ressemblance avec le portrait, et faisait de la visagéité une interface indispensable de la révélation de l’intériorité. La transparence du médium (ici la peinture) servait l’efficacité symbolique et sociale du portrait. Mais l’écriture intermédiale (qu’il s’agisse d’ekphrasis ou d’emprunt rhétorique) jette le trouble d’abord sur la visagéité en tant que telle, sans que l’on prenne conscience qu’il s’agit là d’un possible effet du médium (en l’occurrence celui de la littérature qui utilise les procédés de la peinture). À en croire l’article de Guido Goerlitz, il faut attendre le tournant du xxe siècle pour que la question du médium soit soulevée en tant que telle avec l’arrivée de la photographie. Ainsi Guido Goerlitz note que c’est sur la base de sa réflexion sur le portrait photographique qui imite le portrait peint que Kracauer fait de la peinture le médium par excellence permettant de donner une unité à ce qui n’en a pas [8]. Cette comparaison entre les deux médiums aurait permis à Kracauer de comprendre le lien entre unification du divers dans la représentation et domination de l’objet ou du sujet représenté, ce qui l’aurait donc incité à valoriser le fragmentaire, le détail, l’incomplétude et les médiums qui permettent de les appréhender comme tels (la photographie, mais surtout le cinéma, du fait de ses effets de montage) – à l’encontre des usages qui en sont faits par les industries culturelles ou les artistes suspectés de vouloir asseoir leur domination [9]. Cette réflexion de Kracauer serait en quelque sorte l’acte de naissance d’une réflexion sur les pouvoirs des médiums amenés par la modernité dont on saisit – grâce à cette mise en série – la profondeur historique.

11On retrouve dans les études de Lucie Desjardins et Guido Goerlitz ce même souci d’identifier les facteurs des changements significatifs – et à partir de là d’identifier les effets de ces changements sur leur milieu. Aussi, tentons d’élargir encore le spectre de ce geste heuristique à l’échelle de la revue et demandons-nous ce que la mise en série de cet ensemble d’études sur des objets hétéroclites nous apprend. Il se trouve que la plupart des études mettent l’accent sur des opérations plutôt que sur des objets. Ainsi, en interrogeant les pratiques muséales de remontage d’expositions qui prétendent restituer l’expérience passée des œuvres exposées, Elitza Dulguerova interroge l’effet d’emboîtement des présentations – d’œuvres et d’exposition d’œuvres – sur le spectateur. Dans un dialogue avec Véronique Souben, elle en vient à suggérer que l’exposition est un médium à part entière, soit un dispositif comme l’a défini Agamben, produisant des effets de subjectivisation, que le remontage d’exposition permet de saisir à la faveur de la différence temporelle qui s’installe entre les deux expériences [10]. Ce type d’approche permet de comprendre comment l’intermédialité en vient à désigner une démarche visant à identifier le pouvoir transformateur de ce qui n’est pas désigné a priori comme médium. Dit autrement : est médium ce qui s’avère transformateur au cours d’une opération concrète de médiation. Chaque cas de remontage d’exposition permet de mieux comprendre comment les techniques, les matériaux et les médias documentaires de chaque espace de l’exposition construisent le rapport au temps passé et au temps présent constitutif de l’expérience du visiteur.

12À l’échelle de la revue, on parlera donc d’un vaste ensemble d’objets hétéroclites qui font cas et ouvrent un champ d’études sur un ensemble ouvert d’opérations. Quel est le socle commun à partir duquel travailler pour comprendre la pertinence de cette accumulation ?

13Nous pourrions commencer par définir les objets étudiés par les chercheurs publiés par la revue, en nous aidant de l’ontologie particulière de Clément Rosset qui parle de la production de « doubles » [11]. Par double, il faut entendre des récits, des images, des actes (montrés et vus), un langage, des formules, des lois, bref tout ce qui dédouble un réel demeurant inaccessible. En reprenant l’idée d’opération, nous rajouterions que chacune de ces reprises est une opération singulière. Celles qui se réclament de l’art enveloppent des opérations soit spécifiques (imiter, inventer) soit inédites ; la portée de ces opérations peut être plus large que celles attribuées au langage : communiquer, désigner/disposer, compter, partager, etc. Elles visent parfois à transformer le réel lui-même (les sujets mais aussi le monde d’objets qui les accueille). Ainsi, pour Anne Bénichou, le re-enactment, qui revisite un événement historique, est le fruit d’une chaîne intermédiale de reprises de cet événement ; il révèle qu’un « fait » se construit par des institutions et des médias pour devenir un objet d’historiographie ou de mémoire collective ; il vise à transformer la perception et la compréhension qu’on en a, avec des effets attendus sur les institutions, les discours et les imaginaires [12].

14Le dénominateur commun des travaux publiés dans la revue serait donc de considérer que ce sont précisément ces phénomènes de dédoublement – et la relation des doubles entre eux – qui importent – tout comme ce que ces doubles recréent et transforment dans un monde saturé de médiations et de remédiations. Comment ces doubles sont-ils produits et quels effets produisent-ils eux-mêmes ? La question « comment » est sans doute la plus pertinente pour les études intermédiales, elle vient toujours avant la question qui porte sur le « quoi » ou le « qui ». D’une étude de cas à l’autre, on en vient aussi à se demander : comment observe-t‑on et étudie-t‑on l’intermédialité selon les époques auxquelles on a affaire ? Et qui, dans telle ou telle époque, fut sensible à la question de l’effet de ces doubles et pourquoi ? Une avenue que nous n’avons pas pu explorer ici, mais qui pourrait s’avérer fort instructive, notamment si nous considérons un autre motto partagé par les contributeurs de la revue : en tant qu’affaire de dynamique et de processus, de médiation plus que de médias, l’intermédialité a existé et a été appréhendée avant l’invention du mot, et aussi bien avant que notre époque médiatique ne fige ces opérations dans des technologies dévouées au stockage, à la traduction et à la transmission de l’information. D’où cette idée avancée plus haut, et que nous retrouvons dans bon nombre d’introductions de la revue, que tout objet peut être appréhendé au regard de sa fonction médiale.

Vertu du diagramme

15Tous les articles de la revue sont loin de suivre une méthode d’analyse qualitative comparative de cas singuliers mis en série, certains étudient plutôt un phénomène en superposant des objets qui l’objectivent. Par exemple, dans un article consacré à l’expo 64 de Lausanne, Olivier Lugon repère une tendance lourde : les techniques de projection d’images sont présentes dans nombre de pavillons, et les appareils de projection y sont valorisés pour eux-mêmes [13]. Il voit dans cet engouement un phénomène majeur de l’époque, à savoir l’expansion de l’automatisation et ses impacts sur la vie quotidienne. L’investissement de l’industrie dans l’automatisation se traduit, sur le plan de l’expérience que l’on propose au public dans cette exposition de 64, par un usage pléthorique de dispositifs de projections d’images compris comme des vecteurs esthétiques de promotion de l’automatisation, donc des acteurs de sa pénétration. On peut identifier ainsi deux manières de contextualiser l’objet étudié (comme le dispositif de projection d’images fixes dans notre exemple) : une approche centripète qui ramène le contexte pour saisir les dynamiques qui constituent l’objet, une approche centrifuge – celle choisie par Olivier Lugon – qui fait de l’étude des objets le moyen de rejoindre le contexte. Dans l’une on reconstruit le milieu qui les a fait naître, dans l’autre on comprend comment ils le transforment.

16L’étude de cas devient le point de départ d’une enquête qui en appelle d’autres, car le milieu, comme ensemble ouvert et dynamique, ne se saisit que grâce à la projection des éléments constitutifs de certains objets. Parmi ces objets, les œuvres ont une place particulière au sein de la revue. À l’instar de ce que Johanne Villeneuve tire de la symphonie d’Alfred Schnittke, leur étude permet de définir le rôle et la fonction de ce qu’elle désigne comme des « qualités médiatiques » [14]. Les unes sont liées à l’oralité et rendent l’œuvre capable de médiation – définie de manière anthropologique comme lien entre les vivants et les morts ; les autres sont liées à l’écriture et font de l’œuvre une épreuve de la séparation. « La médialité serait alors le propre de toute organisation politique, voire de toute collectivité humaine dès l’instant où celle-ci se manifeste à elle-même le désir de la communauté [15] » à travers des œuvres qui s’appuient sur ces qualités médiatiques. Cette médialité dépend nécessairement des techniques disponibles ; œuvrant à ce désir de communauté, elle en redéfinit constamment la figure.

17Comment constituer ces fameux ensembles de cas qui permettent de comprendre un phénomène particulier (ou un milieu à un moment donné) ? Une étude de cas peut s’envisager comme un instantané qui arrête le temps. Le cas servirait à voir, c’est-à-dire à ralentir un phénomène dynamique. Le cas est donc un médiateur pour l’analyste, une objectité phénoménale où se dépose – sous forme de restes – ce que les processus emportent. En prolongeant le geste de Johanne Villeneuve, nous pourrions dire que si l’oralité précipite la présence du corps dans la voix et si l’écriture l’élude, la tension que créent ces deux médialités se retrouve dans des objets culturels exprimant des désirs de présence et de lien liés à une histoire sociétale ; mais aussi des désirs créés par l’oralité et l’écriture elles-mêmes où se sont objectivées une absence et une séparation, dont l’expérience sera modulée au gré des usages des techniques de médiation – usages en lien avec les forces politiques et économiques du moment. En ce sens, chaque cas permet de déplier un phénomène en suivant le plus possible de ramifications et de plans (technique, culturel, économique, politique) dont le cas constitue précisément l’intersection. Ce qu’il faut retenir de cette définition, c’est déjà ce qu’appréhendent les sciences sociales lorsqu’elles défendent l’étude de cas comme moyen de produire des « images » singulières des milieux visés à travers eux [16]. Mais loin de vouloir donner à ces cas une fonction paradigmatique, l’idée est d’en accepter l’irréductibilité et d’en reconnaître la fonction heuristique : ils introduisent de l’inquiétude et de l’attention au cœur d’une visée de connaissance globale, car ce qu’ils permettent de voir ne peut être généralisé. Ce serait plutôt une invitation à réitérer des analyses de cas pour approcher les différences significatives permettant le repérage de toujours plus d’opérations ; une invitation à faire œuvre collective à travers un empilement de cas qui vaut comme « diagramme » dans le champ des recherches intermédiales.

Voir la médialité : le chercheur et son rapport à l’objet

18Il n’y a, dans ce champ, aucune routinisation due au régime de déduction logico-hypothétique que viendrait bousculer une étude de cas en tant que prélude à un changement paradigmatique, comme le présentent Jean-Claude Passeron et Jacques Revel dans le champ des sciences sociales. Pas plus qu’une hégémonie théorique à renverser, en faisant de l’étude de cas le moyen de changer les conditions de l’exemplarité ou de l’intelligibilité afin de transformer le « sensorium » personnel ou collectif des chercheurs, comme l’écrit Lauren Berlant à leur suite (mais pour les études littéraires). Pour Lauren Berlant, le cas permet de mettre en lumière le jugement normatif (sur le réel) dont il procède ou qu’il conteste. L’étude de cas, selon elle, permettrait de dénoncer la prétention à la transparence de toute approche théorique à visée généraliste. Le cas inviterait le chercheur à s’interroger sur son propre rapport à l’objet, soit sur tout ce qu’il a mobilisé pour l’aborder. Le piège de la transparence est en effet double : il est dans l’objet (il y a toujours quelque chose en lui qui n’est pas réfléchi comme opérateur de médiation) et dans le regard de celui qui l’étudie : « The case-study method always assumes the sociality of knowledge, the circulation of discourse as its condition, and the clarifying obligation of analytic narrative [17]. »

19Dans le champ intermédial tel qu’il est ouvert par les études de cas (et non préexistant à elles), le combat anti-hégémonique n’est pas déterminant. Mais en accord avec Lauren Berlant, nous pourrions dire que si les chercheurs sont particulièrement attentifs aux œuvres qui comportent une dimension réflexive sur leur propre médialité et s’intéressent à la manière intermédiale de produire cette réflexivité, c’est pour comprendre leur propre rôle de médiateur, et ce qui, dans leur geste comme dans leurs conditions de production de la recherche, relève d’opérations médiales. Ils ne traquent pas un jugement normatif dont ils seraient les victimes et dont ils voudraient se libérer – mais se rendent attentifs à ce qui singularise leur démarche, et qui dépend de leur manière de faire médiation.

20« Raconter », « restituer », « refaire », « traduire », on ne compte plus les titres de numéro de la revue [18] qui renvoient à l’acte de narration, et les études qui portent sur des récits particuliers, mais surtout – c’est ce qui va nous occuper ici – les articles où la narration inquiète le chercheur lui-même, en tant que dernier narrateur de la chaîne de narration qu’il étudie. Dans un texte où elle réfléchit à son rôle d’historienne dans le film de Dominique Cabrera, Le beau dimanche (portant sur le massacre du Champ-de-Mars du 17 juillet 1791), Sophie Wahnich, qui y intervient à titre d’« ange questionneur, agitateur, réparateur », note que le cinéma donne à l’historien le pouvoir de transposer des arguments en pratiques rituelles ; de constituer un savoir sensible ; de « contribuer à une histoire monumentale qui donne du courage aux vivants et de réinventer un nouveau courage pour notre temps » [19]. L’espace et le temps cinématographiques où l’on voit l’historien aux côtés d’autres figures du passé, et qui renvoient autant à la journée révolutionnaire qu’au présent du tournage et au temps différé et ouvert de sa réception, permettent de transmettre, continuer, redonner sens à l’idée d’une communauté de semblables. Le chemin emprunté grâce à la figuration/participation/immersion que permet le média cinématographique ne permet plus seulement de mesurer la coupure d’avec le passé, mais de nouer – sans les opposer – émotions et raison dans l’analyse des événements. Sophie Wahnich comprend la pratique de l’historien comme une prise de parole dans un espace public défini par les médias qui rendent possible cette prise de parole ; elle lie sa pratique à une politique ; et sa politique à une poétique, car il s’agit de « dire, figurer l’occulté, ce qui est enfoui, ce qui est tabou » ; de faire un travail sur l’imaginaire contre les discours sociaux qui disqualifient les temps révolutionnaires, pour crocheter le régime présentiste, où les vivants sont devenus sourds à l’histoire. L’historienne qu’elle est répond ainsi à l’urgence du temps, quand ce que vivent les vivants – une demande de justice réprimée par la violence – n’est que la reprise de ce qui a déjà été vécu, et qu’il s’agit de remédier dans l’espoir de changer le cours de l’histoire.

Tactiques intermédiales en recherche

21Cette réflexion sur la médiation qu’opère le chercheur à travers sa propre production peut prendre au moins deux voies principales, si l’on se fie, une fois encore, à ce qui se joue dans les pages de la revue. Elle peut en premier lieu adopter des tactiques intermédiales, c’est-à-dire faire voir et faire entendre – en misant sur le médiatique et non plus sur la seule discursivité – pour rendre intelligible [20]. Cette voie remet l’écriture au cœur du travail du chercheur, non pas uniquement en tant que technique de transcription d’opérations rationnelles sur un ensemble de données, mais en tant qu’ouvreuse d’expérience sensible et participative, en cela, plus proche de l’esthétique que du réglage logique ou dialectique du discours qu’il ne s’agit pas non plus de délaisser. Elle remet au cœur de l’acte d’intelligibilité tout ce qui relève de l’expérience sensible (formes, rythmes, vibrations, textures) que de nouveaux médias permettent d’élargir considérablement. Dans son article consacré au film Blumenwunder, Janelle Blankenship suit à la trace le développement de ce qui apparait d’abord comme le produit quelque peu grotesque des noces de l’art et de la science [21]. L’extension de l’expérience sensible permise par les nouvelles techniques de visualisation – en l’occurrence l’image en accéléré au début du siècle – a permis d’accéder aux rythmes proprement animal et végétal et de se déprendre d’une conception anthropocentrique du monde. Même si le film Blumenwunder essuie à sa sortie les sarcasmes d’une bonne partie du public en raison de la naïveté et de la maladresse qui caractérisent sa tentative de rapprocher arts et sciences au travers de chorégraphies censées reproduire le cycle de vie des plantes, il n’en est pas moins le témoin d’une révolution épistémique dont Uexküll fut un des premiers à souligner le cercle vertueux : observer le monde naturel, visualiser la singularité du vivant dans son milieu, participer et adopter ces nouvelles perspectives, accroître sa sensibilité, et donc ses connaissances. Au-delà de l’élargissement du champ d’expérience rendu possible par les nouvelles techniques de visualisation, c’est aussi la position du chercheur qui est transformée, car ces images font appel à des affects – une empathie avec le monde animé, une participation émotionnelle – indispensable à cette nouvelle intelligibilité et que l’on retrouve dans son écriture.

22En second lieu, le chercheur peut ouvrir systématiquement l’étude de cas sur une réflexion épistémique. Dans l’article qu’il consacre à la nouvelle de Cortázar, Le fil de la vierge, et au film d’Antonioni, Blow-Up, qui s’en inspire, James Cisneros refuse d’emprunter le chemin habituel de l’étude des adaptations filmiques, qui présuppose un récit transcendant sa médiation et qui repère des différences narratives servant in fine à distinguer les médiums du cinéma et de la littérature [22]. Sur ce chemin habituel, l’ensemble de la démarche épistémique maintient les deux médiums dans leur autonomie et leur rapport hiérarchique, et assure au chercheur une position surplombante qui le rend aussi aveugle aux conditions de son propre geste de théorisation. James Cisneros part au contraire de la communauté de geste de l’écrivain et du cinéaste, à savoir une réflexion sur le pouvoir de leur médium respectif. Chacun à sa manière montre le rôle central de la technique et de la sensibilité du narrateur dans toute mise en récit. Le récit relate moins l’événement lui-même que sa capture incomplète et fragmentaire par un œil appareillé. L’attention du chercheur se porte alors sur la manière dont les œuvres produisent leur réflexion (au travers de choix formels qui fragilisent le récit lui-même) : ce qui entraîne en retour chez le chercheur un geste réflexif sur l’importance de sa propre sensibilité aux formes – et donc le rôle de son corps-récepteur – dans son entreprise de théorisation.

23Si bien que les études de cas nous ramènent à la considération du rôle des acteurs et des scrutateurs, soit les artistes et leurs publics mais aussi les chercheurs eux-mêmes, en tant que chacun s’intéresse aux œuvres et éprouve les effets de cet intérêt sur sa propre perception, sa propre affection, compréhension et création. C’est pourquoi, la ligne éditoriale de la revue n’écarte ni la notion d’auteur, ni la notion d’œuvre, encore moins la dimension subjective de l’étude de cas qui s’exprime dans l’idée – plutôt démocratique – d’accumulation de notations, d’observations et d’attention aux médiations, mais aussi à sa propre sensibilité et disponibilité à la pensée ; elle ne privilégie aucune logique ou aucun principe de vérité qui repoussent le facteur dynamisant de l’éthos, du souci, du désir de celui ou ceux qui (re)créent, produisent, s’expriment, (re)cherchent. La revue n’est donc pas le refuge du déterminisme technologique ni des grandes logiques macrosociales : le pont qu’elle tente de jeter entre les sciences sociales, les sciences humaines, les études littéraires et artistiques, repose en grande partie sur l’attention aux œuvres, et sur la confiance qu’on accorde à leur fonction heuristique.

Les études de cas : théorisation ambiante et collective

Une œuvre commune

24L’échantillonnage des études de cas dans la revue nous a permis de constituer un ensemble de gestes communs, que nous qualifierons de théorisation ambiante et collective. À la suite de Karl Sierek, nous dirions que la démarche de la revue est en miroir de celle d’Aby Warburg et vise à analyser la production symbolique sous l’angle de « sa fonction culturelle, sociale et économique globale » en tant qu’elle contribue à « assurer la survie des communautés » [23] sans garantie de stabilité, en même temps qu’elle permet leur relation et qu’elle participe à l’actualisation de la notion – et du sentiment – même de communauté.

25Cette démarche consiste donc à abandonner les approches qui visent des communautés isolées et essentialisées par leur expression culturelle, sous quelque forme qu’elle soit (technique, symbolique, économique, rituelle, politique, artistique, scientifique). Elle privilégie des approches qui considèrent cette expression culturelle comme le facteur dynamique de la constitution et de la transformation des communautés, sans établir de hiérarchie entre ces formes d’expression – comme celle qui oppose le matériel au spirituel – ou de conditions a priori d’efficacité – comme l’encodage de l’idéologique dans des appareils et des dispositifs. Elle délaisse aussi des approches qui visent des objets inertes – ou plutôt des approches qui rendent inertes des objets qui sont socialement et culturellement actifs. Il s’agit au contraire de se saisir de chaque objet comme d’un témoin des médiations dont il procède ou auxquelles il participe. Bref, d’envisager les objets à l’horizon de la médialité constitutive des phénomènes culturels.

26Le choix du terme même de médialité implique que l’on se dégage d’une attention limitée aux médias ou aux médiums, que l’on range sous la catégorie de médias les mass-médias de l’information et du divertissement (journaux, cinéma, radio, télévision) ou les médiums de l’art distingués par leur technique, leur matériau ou les institutions qui les consacrent – qu’elles soient universitaires, politiques, publiques ou privées. Certes, la médialité appartient aux médias et aux médiums, en tant qu’ils sont des moyens de communication et de transmission, des supports d’expression dont ils déterminent les formes, ou encore des surfaces d’inscription ou des modes d’objectivisation, constamment renouvelés, en dialogue ou en concurrence les uns avec les autres. Mais la médialité peut tout à fait caractériser autre chose : il y a une médialité de la nuit par exemple qui, comme le suggère Will Straw, peut « désigner tout autant des objets et des machines que des formations discursives ou des formes de sociabilité » [24]. La nuit peut donc être dite médiale, en tant qu’elle donne lieu à des formes d’expression littéraire, cinématographique, musicale qui fixent un certain type d’expérience – affective, cognitive – en rapport avec un certain type de milieu – urbain ou rural – et de conditions économiques et sociales particulières ; mais aussi en tant qu’elle offre des cadres de programmation d’activités et un temps de sociabilité distincts de ce qui a lieu en journée. Considérer la médialité de la nuit permet de faire dialoguer les travaux des sciences sociales, des sciences humaines et des sciences des arts qui portent sur la nuit comme forme, figure, temps, espace, etc. Cela suppose de se rendre sensible aux différences atmosphériques, aux alternances cycliques, aux rapports des corps entre inclusion et exclusion, partage d’affects ou isolement, bref, d’en appeler à toute une sensibilité esthétique et sociale.

27À partir de ces prémisses, on peut, comme le fait Éric Méchoulan, comprendre les études de cas comme autant d’exercices entrant dans une « herméneutique des supports » de cette objectivisation, transmission et circulation de l’expression culturelle [25]. L’analyse peut aussi isoler des opérateurs particuliers de traduction, conversion, mutation : un opérateur de distanciation (un simple socle dans une galerie d’art) ou au contraire un opérateur d’immersion (un simple agrandissement photographique qui détruit le cadre et l’autonomie de l’image) ; un opérateur de synchronisation ou de désynchronisation (la mesure) ; des opérateurs de consistance qui font ou défont des ensembles hétérogènes, créent de la compossibilité pour former un paysage, une ville, une ambiance, par un jeu de contrastes, des pôles de tensions, des zones de passage ou d’accumulation ; un opérateur de permanence et de stabilité ou d’impermanence et d’instabilité comme les spectres ou les matrices qui hantent les choses, les techniques, les pratiques ; un opérateur de mimesis ou de ressemblance, par exemple l’abattoir que Johanne Lamoureux identifie comme la « scénographie machinique » du travail à la chaîne et qui n’aura pas échappé à Sinclair, Brecht, Eisenstein, Chaplin ou Hergé [26] ; ou encore des opérateurs de tierceté nécessaires à l’écoute, la mémoire, la solidarité, comme Frédérique Berthet le montre dans son article sur la trajectoire mémorielle de Marceline Loridan [27].

Arpenter le monde, au cas par cas

28La production symbolique est donc envisagée – de manière indissociable – avec les dynamiques de transmission, de régulation ou de mutation de ses contenus (savoirs, imaginaires, discours) ; ses supports lui permettent de hanter le monde social selon diverses modalités – s’évanouir et resurgir ou traverser et cristalliser. La production symbolique génère elle-même des pratiques sociales particulières, transforme l’environnement à travers ses propres circuits d’échange et de consommation qui supposent des institutions, des techniques, des matériaux en évolution constante. C’est aussi à travers ses productions symboliques qu’une société prend conscience des formes de pouvoir ou d’agentivité qui la caractérisent. Encouragés par des numéros thématiques qui identifient des pratiques sociales, les auteurs de la revue les étudient au prisme d’une production symbolique (textes, images, paroles, musique, objets, techniques, environnements, rites) qui les rend possible, les objective, les actualise ou y rend sensible.

29D’où, en premier lieu, l’acceptation d’une dé-hiérarchisation des produits de l’expression culturelle permettant une transdisciplinarité qui, comme le souhaite Karl Sierek, consiste à « conjuguer le vaste horizon des sciences humaines et de l’anthropologie culturelle, avec la précision minutieuse de l’histoire de l’art ou la théorie du cinéma » [28], auxquelles nous rajouterions la science des textes et la musicologie. D’où, en second lieu, l’intérêt des études de cas qui permettent de découvrir toujours plus d’opérations médiales et de maintenir une exigence de précision, de finesse et de prudence dans l’analyse. Ne pas sauter aux grands principes explicatifs du monde comme il va, aux généralisations des effets de causalité ou d’association directes, c’est la garantie qu’offre chaque étude de cas en autant qu’elle dévoile toujours plus de complexité relationnelle et qu’elle repousse toujours davantage la découverte des relations décisives entre les choses, qu’elle maintient donc aussi une forme d’opacité.

30En ce sens, la méthode que la revue privilégie est résolument inductive. Si certaines modélisations retiennent l’attention des auteurs – la « remédiation » de Jay David Bolter et Richard Grusin, la « série culturelle » d’André Gaudreault et Philippe Marion, par exemple –, c’est en vertu de leur pouvoir heuristique, dont seules des études de cas peuvent décider. Ce qui signifie aussi que les études de cas de la revue sont des mises à l’épreuve d’un cadre théorique choisi ou en cours d’élaboration : l’étude d’une œuvre ou d’un objet sert d’amorce à la réflexion théorique. La revue n’abrite donc pas de théorie des médias ou de la médiation, ni de médiologie générale, mais ouvre des terrains d’exploration. Chaque étude de cas permet d’appréhender l’intermédialité dans ce qu’elle a de plus concret, et le cumul de ces études permet patiemment, quoique toujours incomplètement, de la théoriser.

Un cas exemplaire : l’empreinte de Warburg dans la revue

31Si, comme nous l’avons illustré dans ce qui précède, les objets occupent une place centrale dans la construction de l’intermédialité au sens où nous l’entendons, leur étude est fréquemment ancrée dans une deuxième strate méthodologico-théorique qui traverse elle aussi les pages de la revue : il s’agit de la présence récurrente de références à certains penseurs qui relient ainsi les textes (mais aussi leurs études de cas) au travers d’un flux de connivences théoriques souvent incongrues et anachroniques. On pourra ainsi mentionner Carlo Ginzburg (5 articles s’y réfèrent), Gilles Deleuze (46 articles), ou encore Walter Benjamin (70 articles). Mais c’est l’une de ces figures – celle de l’historien de l’art, anthropologue des images, et important proto-théoricien de la culture visuelle Aby Warburg [29] – qui se démarque à la fois par sa récurrence au fil des numéros de la revue et par l’orientation que l’esprit warburgien aura insufflé à sa ligne éditoriale.

Rémanence

32Sur les 15 articles publiés dans Intermédialités entre 2005 et 2018 qui mentionnent le nom d’Aby Warburg, 8 se contentent de citer des écrits ou concepts fondamentaux développés par l’historien de l’art allemand, tels que la notion de Pathosformel ou encore celle d’un Nachleben des images, généralement pour suggérer que leurs propos vont s’insérer dans une longue lignée intermédiale dont Warburg serait un des pères fondateurs. 4 autres articles font référence de manière plus approfondie à la personne historique de Warburg, ainsi qu’à ses écrits et à son approche, et les concepts originaux qu’ils proposent affichent plus ouvertement ce qu’ils doivent à l’historien de l’art. Par exemple, dans son article « Le mur d’images au cinéma et à la télévision : mise en lumière d’un dispositif de projection mentale » (no 24-25, 2014-2015), Valentin Nussbaum se réfère aux juxtapositions d’images de L’Atlas Mnémosyne (1929) afin de développer sa notion de panneau recouvert de données visuelles qui serait emblématique de l’esthétique de la circulation des images à l’ère contemporaine. Un autre exemple se retrouve dans l’article de Jasmine Pisapia « Archives du pathos. Ernesto De Martino et la survivance » (no 18, 2011), où l’autrice met en scène de façon extensive la méthodologie de Warburg, notamment dans ses écrits sur les Hopis mais aussi au travers de photographies qu’il a prises lors de son séjour en Amérique du nord, afin d’établir un parallèle avec les apports d’Ernesto De Martino à l’anthropologie visuelle. Mais ce sont surtout deux contributions en particulier, signées respectivement par Karl Sierek et par Philippe Despoix, qui réfléchissent l’influence qu’aura eu l’approche de Warburg, non seulement sur la théorie visuelle des médias, mais aussi sur l’approche intermédiale et, en son centre, sur l’étude de cas intermédiale.

33Dans « Animisme de l’image : pour une histoire de la théorie d’un concept mouvant » (no 22, 2013), Karl Sierek utilise les trouvailles proto-cinématographiques et la théorie anthropologique des images de Warburg afin de montrer comment, selon l’historien de l’art, l’image agit de façon génératrice et ré-activatrice d’une certaine instantanéité que l’on peut résumer par la notion de présence. De plus, Karl Sierek s’intéresse à l’image dans ses fonctions indicatrice et amplificatrice d’une dynamique inhérente et d’une temporalité autonome, mais aussi à l’image comme instrument de pensée et comme accumulateur de savoir et, enfin, comme force quasiment vivante d’intervention et d’agitation en un sens politique. Ainsi, Karl Sierek suit l’intérêt de Warburg pour la présence des images plutôt que pour la représentation en soi afin d’appliquer, notamment au cinéma de Maya Deren, les notions warburgiennes d’« espace de pensée » et de « fonction d’orientation ». Ce geste théorique anachronique est représentatif de la démarche intermédiale préconisée au sein de la revue puisqu’il s’agit d’une approche ancrée dans l’exemplarité et dont la réussite dépend du choix d’un objet en particulier, ainsi que du travail de correspondances ou de mises en relation qui s’effectue par la suite, notamment grâce à l’éventail de théories et de lectures préexistantes sur d’autres objets visuels et médiatiques que l’auteur déploie de façon experte (ici, ce sont les analyses d’images faites par Warburg dans des contextes anthropologiques, liés souvent à la peinture, et que Karl Sierek réussit à appliquer au cinéma).

Exemplarité

34Intitulé « Conférence-projection et performance orale : Warburg et le mythe de Kreuzlingen » (no 24-35, 2014-2015), l’article de Philippe Despoix prend pour objet la conférence sur le rituel du serpent donnée par Warburg en 1923. Dans un premier temps, il s’agit de mettre en lumière, un peu comme le fait Karl Sierek, un aspect jusque-là peu théorisé de la méthode de l’historien de l’art, à savoir le caractère proto-cinématographique de l’utilisation des nombreuses diapositives projetées à Kreutzlingen et dont beaucoup ont, hélas, été perdues. Grâce à son analyse, l’article met en lumière comment, par sa technique de présentation des images, Warburg s’est retrouvé à élaborer un dispositif que Philippe Despoix qualifie de « double théâtre de projection de la mémoire » où se rencontre la « réminiscence visuelle de strates culturelles hétérogènes, de même que [la] remémoration du parcours singulier de Warburg » (p. 27). Ainsi, il ne s’agit plus seulement de relever ce qu’il y aurait de proto-cinématique chez Warburg mais de faire ressortir la proto-intermédialité de sa méthode de travail. En effet, si Warburg accumule les études de cas, c’est bien pour essayer d’identifier quelque chose sinon d’universel, du moins de collectif, dans les images et les médialités.

35Dans le cadre d’un séminaire facultaire pluridisciplinaire de 2e et 3e cycles portant sur le « champ des études intermédiales » donné à l’hiver 2020, Marion Froger a encouragé ses étudiants à créer des cartes conceptuelles sur les études de cas intermédiales [30]. Parmi les modèles qu’elle a proposés se trouve le plan visuel, présenté sous forme d’arborescence, de l’article de Philippe Despoix (voir Figure 1). L’exercice permet de mettre à plat la richesse d’analyse à laquelle donne lieu la seule conférence de Kreutzlingen. La carte permet de déployer la succession des opérations qui sous-tendent l’étude de cas, comme autant de gestes actifs posés par un chercheur intermédialiste, « dernier narrateur » du récit que propose l’objet qu’il étudie. « Performer », « présenter », « représenter », « (se) révéler », « déployer », « composer », « connaître » et « avoir une fonction thérapeutique » sont les gestes cumulés qui font émerger la particularité de la projection de Kreutzlingen lorsqu’elle est appréhendée comme objet-laboratoire. La réflexion sur le médium photographique et proto-cinématique de la projection y rencontre la « thérapeutique » d’un dispositif d’exposition (le rite guérisseur), tandis que l’occupation de l’espace, la sérialité des images, la double remémoration qu’implique le processus photographique, et les racines culturelles et historiques de la figure du serpent reconstituent le milieu complexe (approche centrifuge) d’émergence de l’objet (la conférence de Kreutzlingen). Le fait de dénouer ces différents dispositifs permet de saisir, tel un instantané, les dynamiques médiales qui constituent sa spécificité (approche centripète). C’est donc l’émergence de l’approche warburgienne, issue de la confluence de nouvelles technologies (la photographie) et de nouvelles approches (l’anthropologie culturelle et visuelle), qui aura donné lieu à un objet unique. En même temps, l’étude de cet objet, effectuée par le biais de la méthode intermédiale nous permet de comprendre, de façon paradigmatique, comment des champs entiers (histoire, études des médias, anthropologie) sont voués à dialoguer et se transformer dans le champ intermédial.

Constellation ouverte (et mouvante)

36La visualisation de la conceptualisation de l’article de Philippe Despoix rend explicite la façon dont l’ancrage de la méthode warburgienne dans la juxtaposition se retrouve dans les fondements de l’intermédialité montréalaise. Notons, à cette occasion, que Philippe Despoix est aussi un des premiers spécialistes de Warburg à s’être intéressé de près au réseau intellectuel warburgien, qui s’est d’ailleurs étendu jusqu’à Montréal grâce à la figure de Raymond Klibansky, philosophe proche de Warburg avant leurs exils respectifs vers l’Angleterre et le Canada après la seconde guerre mondiale [31]. Ainsi, il existe encore une « ressemblance de famille » – pour faire un clin d’œil à l’article généalogisant d’Éric Méchoulan déjà évoqué ci-dessus – entre le milieu warburgien et le milieu intermédial montréalais. En effet, si la méthode warburgienne peut se résumer à une dialectique des images née de la juxtaposition (c’est-à-dire d’un ordre où la collision infléchit le sens), son entourage est lui aussi marqué par la mise en rapport informelle et géographiquement disloquée de différents penseurs : tout d’abord réuni autour de la bibliothèque warburgienne, puis éclaté par l’exil, le groupe constitué de figures intellectuelles diverses mais proches – des intellectuels tels qu’Erwin Panofsky, Friedrich Saxl, ou encore Gertrud Bing – constitue non pas une « école », dans le sens consacré d’un ensemble formellement constitué, mais plutôt un réseau flexible, dont la forme en arborescence n’est pas sans évoquer elle-même les relations diagrammatiques auxquelles pouvaient donner lieu les expérimentations visuelles de Warburg. Or, n’en est-il pas de même en ce qui concerne cette juxtaposition informelle de chercheurs – dont quelques-uns s’étaient d’abord rassemblés au sein du CRialt – gravitant autour de la revue Intermédialités ? Nous souhaitons avoir démontré que leurs études de cas forment une constellation ouverte, utile à ceux qui cherchent à s’orienter dans la pensée (de l’intermédialité), et dont les contributions reconfigurent sans cesse l’étoilement.

Figure 1. Visualisation de la méthode warburgienne
Figure 1. Visualisation de la méthode warburgienne

Conclusion

37Née à la confluence de plusieurs disciplines dans un contexte académique marqué par le bilinguisme, un comparatisme décloisonné par la prise en compte des médias (Bill Reading, Walter Moser), l’influence directe d’intellectuels aussi érudits qu’aventureux hantant les lieux (McLuhan, Klibansky, Zumthor), l’intermédialité montréalaise a toujours été une affaire d’infiltrations théoriques, médiatiques, disciplinaires, et linguistiques. Le réseau constitué au sein du CRIalt et par la revue ne cesse de se ramifier et de se diversifier. La « bibliothèque intermédiale » qui se constitue autour de la revue a déjà produit moult échanges et dialogues entre des chercheurs a priori fort éloignés les uns des autres, géographiquement et disciplinairement, au regard de leur langue ou de leur champ d’expertise. Cependant, de par la nature non canonique de sa conception de l’intermédialité – que traduit le pluriel du titre de la revue –, celle de Montréal a en fait tendance à s’effacer elle-même des panoramas historiques sur l’intermédialité. Nous espérons avoir montré que l’armature discrète qui maintient cette ouverture au sein du CRIalt et de la revue est propice à l’inventaire illimité de tout ce que peut l’intermédialité, et donc à la connaissance approfondie des médiations auxquelles elle renvoie.

Bibliographie

  • Bibliographie

    • Becker H. S., « Case, Causes, Conjunctures, Stories and Imaginary », in H. S. Becker, Charles C. Ragin, What is a case? Exploring the Fondation of Social Inquiry, Cambridge University Press, 1992, p. 205-216.
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Mots-clés éditeurs : étude de cas intermédiale, Aby Warburg, études intermédiales (Allemagne, intermédialité, Canada), épistémologie de l’étude de cas, revue Intermédialités, travail collectif, Suède, exemplarité

Mise en ligne 04/10/2021

https://doi.org/10.3917/comla1.208.0247

Notes

  • [1]
    Le CRI (ultérieurement nommé le CRIalt en 2007) fut fondé à l’université de Montréal en 1997. La revue Intermédialités fut quant à elle fondée en 2003 par Éric Méchoulan, un des membres fondateurs du CRI. Pendant leurs années de doctorat, Marion Froger fut la première coordinatrice scientifique du CRI, et Caroline Bem fut secrétaire de rédaction de la revue. Mentionnons également que Marion Froger a dirigé la revue de 2014 à 2020, et que Caroline Bem fait partie de son comité de rédaction depuis le printemps 2020. Voir le site Internet de la revue : http://intermedialites.com/
  • [2]
    L’intermédialité montréalaise a vu le jour grâce à l’initiative de chercheurs issus des départements de Littérature comparée, d’Études françaises et d’Histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, rejoints par des chercheurs d’autres universités montréalaises (McGill, Concordia, UQAM) et québécoise (Laval). Aujourd’hui, le CRIalt regroupe aussi des chercheurs internationaux issus de nombreuses institutions et disciplines.
  • [3]
    Jürgen Müller, « Intermedialität und Medienwissenschaft : Thesen zum State of the Art », montage AV, vol. 3, n2, 1994, p. 119-138.
  • [4]
    Une recherche sur scholar.google.de qui utilise les mots-clés « Fallstudie + Intermedialität » (étude de cas + intermédialité) mène à 357 résultats dont bon nombre de titres de livres et d’articles. À titre de comparaison, une recherche similaire sur scholar.google.se qui emploie les mots-clés « fallstudie + intermedialitet » (étude de cas + intermédialité) nous renvoie à seulement 47 résultats dont bon nombre de mémoires de bachelor et de maîtrise. Pour expliquer cette importante différence, il faut se remémorer qu’en Suède, la majeure partie de la recherche se fait en anglais, et que les principaux écrits en langue vernaculaire émanent d’étudiants aux 1er et 2e cycles.
  • [5]
    « L’« intermédialité » sert donc à la fois de concept utilisé pour couvrir un éventail d’objets, de contextes culturels, d’approches méthodologiques, etc., et de concept à modéliser par les cas particuliers auxquels elle est soumise ». En ligne : https://www.stockholmuniversitypress.se/site/books/series/stockholm-studies-in-culture-and-aesthetics/ (consulté le 28 août 2020). Sonya Petersson, Johansson Christer, Holdar Magdalena, Callahan Sara (dir.), The Power of the In-Between: Intermediality as a Tool for Aesthetic Analysis and Critical Reflection, Stockholm, Presses de l’université de Stockholm, 2018.
  • [6]
    Jean-Claude Passeron et Jacques Revel (dir.), Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005.
  • [7]
    Lucie Desjardins, « De la “surface trompeuse” à l’agréable imposture. Le visage au xviie siècle », Intermédialités, no 8, 2006, p. 53-66.
  • [8]
    Guido Goerlitz, « Visage et ornement. Remarques sur une préhistoire de la visagéité photographique dans la modernité allemande chez Simmel et George », Intermédialités, no 8, 2006, p. 103-119.
  • [9]
    Sur le lien étroit entre souci du fragmentaire, recherche urbaine et usages du médium approprié, voir Nia Perivolaropoulou, « Entre textes urbains et critique cinématographique : Kracauer scénariste de la ville », Intermédialités, no 14, 2009, p. 19-35.
  • [10]
    Elitza Dulguerova, « L’expérience et son double : notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, no 15, 2010, p. 53-71 ; Véronique Souben et Elitza Dulguerova, « Exposer le temps », Intermédialités, no 15, art. cit., p. 119-141.
  • [11]
    Clément Rosset, L’objet singulier, Paris, Minuit, 1979.
  • [12]
    Anne Bénichou, « Introduction. Le reenactment ou le répertoire en régime intermédial », Intermédialités, no 28-29, 2016-2017.
  • [13]
    Olivier Lugon, « The Automatic Exhibition: Slide Shows and Electronics at the Swiss National Exhibition 1964 », Intermédialités, no 24-25, 2014-2015.
  • [14]
    Johanne Villeneuve, « La symphonie-histoire d’Alfred Schnittke : intermédialité, cinéma, musique », Intermédialités, no 2, 2003, p. 11-29.
  • [15]
    Ibid., p. 3.
  • [16]
    Voir la contribution de H. S. Becker, « Case, Causes, Conjunctures, Stories and Imaginary », in H. S. Becker et Charles C. Ragin, What is a case? Exploring the Foundation of Social Inquiry, Cambridge University Press, 1992, p. 205-216.
  • [17]
    « La méthode des études de cas suppose toujours une socialité du savoir, la circulation du discours comme condition, et l’obligation de clarification du récit de l’analyse », Lauren Berlant, « Introduction “On the Case” », Critical Inquiry, vol. 33, no 4, 2007, p. 668.
  • [18]
    Ndlr. Voir la liste des numéros à la fin de l’entretien d’Éric Méchoulan au sein de ce même dossier.
  • [19]
    Sophie Wahnich, « Trésor perdu et expérience cinématographique de l’adresse au tiers : pourquoi faire un film sur le 17 juillet 1791 ? / Le beau dimanche de Dominique Cabrera, 2007 », Intermédialités, no 21, 2013.
  • [20]
    Cf. Carlo Ginzburg, « Minutiae, Close-up, Microanalysis », Critical Inquiry, no 34, 2007, pour qui le média est toujours ce qui donne forme à la représentation, y compris la représentation scientifique qui implique une théorisation.
  • [21]
    Janelle Blankenship, « “Film-Symphonie vom Leben und Sterben der Blumen”: Plant Rhythm and Time-Lapse Vision in Das Blumenwunder », Intermédialités, no 16, 2010, p. 83-103.
  • [22]
    James Cisneros, « How to Watch the Story of Film Adaptation. Cortázar, Antonioni, Blow-Up », Intermédialités, no 2, 2003, p. 115-131.
  • [23]
    Karl Sierek, Images oiseaux : Aby Warburg et la théorie des médias, Paris, Klincksieck, 2009, p. 27.
  • [24]
    Luc Gwiazdzinski et Will Straw, « Introduction », Intermédialités, no 26, 2015.
  • [25]
    Éric Méchoulan, « Intermédialité : ressemblances de famille », Intermédialités, no 16, 2010, p. 233-259.
  • [26]
    Johanne Lamoureux, « Le travail de la viande », Intermédialités, no 11, 2008, p. 13-34.
  • [27]
    Frédérique Berthet, « Il était deux fois une petite fille de quinze ans : Chronique d’un été (1961) – La petite prairie aux bouleaux (2003) », Intermédialités, no 21, 2020.
  • [28]
    Karl Sierek, op. cit., p. 182.
  • [29]
    Ndlr. À ce sujet, voir dans ce même dossier l’article de Philippe Despoix.
  • [30]
    Marion Froger tient à remercier ses étudiants pour les échanges inspirants qui ont nourri sa réflexion pour la rédaction du présent texte.
  • [31]
    Philippe Despoix, Jillian Tomm, Éric Méchoulan et Georges Leroux (dir.), Raymond Klibansky and the Warburg Library Network: Intellectual Peregrinations from Hamburg to London and Montreal, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2018.
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