Notes
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[1]
Gérard Wacjman, Fenêtre : chroniques du regard et de l’intime, Lagrasse, Éditions Verdier, 2004. Ce beau livre montre que la fenêtre, comme dispositif optique qui fait de l’homme un « animal-à-fenêtre », est la condition de tout tableau. En affirmant que « la fenêtre est ce qui rend le visible possible » (p. 86), Wacjman en fait un médium qui préexiste au médium de la peinture.
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[2]
Sur la fenêtre, on trouve nombre de travaux en histoire de l’art. Par exemple, Victor I. Stoichita, L’effet Sherlock Holmes. Variations du regard de Manet à Hitchcock, Paris, Hazan, 2015. Du côté littéraire, on peut s’intéresser à l’imaginaire du discours, comme le fait Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace (Paris, Puf, 2020 [1957]) où il oppose les figures de la porte (du seuil) et de la fenêtre.
-
[3]
Thomas Elsaesser et Malte Hagener, Le cinéma et les sens, Rennes, PUR, 2011.
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[4]
Jacques Rancière, Béla Tarr. Le temps d’après, Paris, Capricci, 2011, p. 32.
-
[5]
Anne Friedberg, The Virtual Window. From Alberti to Microsoft, Cambridge, MIT Press, 2006.
-
[6]
Denis Ribouillault, « “Paesaggio dipinto, Paesaggio reale” : notes sur une fenêtre de la Villa d’Este à Tivoli », in Gianni Venturi et Francesco Ceccarelli (dir.), Delizie in villa : il giardino rinascimentale e i suoi committenti, Florence, Leo S. Olschki Editore, coll. « Ferrara paesaggio estense », 2008, p. 285.
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[7]
Ainsi que le suggère aussi le texte religieux que la fille lit avec application : « le matin deviendra la nuit et la nuit sera à la fin ».
-
[8]
On pourrait même supposer que cette dimension inhabituelle participe de cet effet de déréalisation que produit le film : sait-on en effet exactement où l’on est ? Dans le creux d’un petit val hongrois – lieu profilmique – ou dans la campagne italienne turinoise – lieu diégétique ? À une époque indifférente – parce qu’abritant une forme de vie archaïque qui traverse les temps – ou à la fin du xixe siècle – et plus précisément quelques jours après le 3 janvier 1889, date à laquelle Nietzsche se serait jeté au cou d’un cheval battu par son cocher ? Ou encore cette apocalypse constitue-t‑elle une allégorie de la fin d’un monde : celui des pays communistes d’Europe de l’Est dans les années 1990 ?
-
[9]
Gérard Wacjman, op. cit., p. 189.
-
[10]
Michael Houseman, Le Rouge est le noir. Essais sur le rituel, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2012, p. 191-192.
-
[11]
Voir Gérard Wacjman, op. cit., chap. 14 : « naissance de l’intime ».
-
[12]
Benjamin Thomas, L’Attrait du vent, Crisnée, Éditions Yellow Now, 2016, p. 104.
-
[13]
Jacques Rancière, op. cit., p. 86.
-
[14]
Il souligne l’avilissement des nobles et des excellents et la ruine de la ville emportée par le vent en un long discours aux tonalités nietzschéennes rappelant tel passage de Par-delà le bien et le mal : « L’âme basse et grossière est mieux armée que la grande âme pour supporter les blessures et les pertes de toute sorte. » (Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal. Jenseits von Gut und Böse, trad. et préf. Geneviève Bianquis, Paris, Aubier Montaigne, 1978, p. 388-389. Traduction modifiée.)
-
[15]
Sur cette possible métaphysique du vent qui est « l’entrée en présence de l’air », et la respiration qu’il engage, voir Luce Irigaray, L’Oubli de l’air chez Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1983. L’air implique en effet une réflexion sur le milieu et les médiations : « L’air serait l’archi-médiation : du logos, du penser, du monde – physique ou psychique. La substance de la copule qui permettrait le rassemblement et l’agencement du tout dans le vivre et l’être de l’homme, et son habiter dans l’espace en tant que mortel. Mais cette archie ne serait jamais constituable en origine du fait de ses qualités de médium et de sa permanente nécessité pour la subsistance immédiate de l’homme », p. 18.
-
[16]
Karl Sierek, Image-oiseaux. Aby Warburg et la théorie des médias, Paris, Klincksieck, 2009, p. 155.
-
[17]
Ibid., p. 144.
-
[18]
Benjamin Thomas, op. cit., p. 13.
-
[19]
Johanne Villeneuve, « Intermédialité, cinéma, musique : la symphonie-histoire d’Alfred Schnittke », Intermédialités, no 2, 2003, p. 61.
-
[20]
Johanne Villeneuve, ibid., p. 72.
-
[21]
Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux. Essais interdisciplinaires, Paris, Seuil, 1966, p. 51.
-
[22]
André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole. II. La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965, p. 36 et p. 135.
-
[23]
Pierre Schaeffer, Machines à communiquer, vol. II, Paris, Seuil, 1972, p. 158-159.
-
[24]
Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, Paris, Galilée, 1992 [1973], p. 119-120.
-
[25]
Voir Jean-Louis Baudry, « Le dispositif : approche métapsychologique de l’impression de réalité », Communications, no 23, 1975, repris dans L’Effet cinéma, Paris, Albatros, 1978.
-
[26]
Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », Ornicar, juillet 1977, repris dans Dits et écrits, III, Paris, Gallimard, p. 299-300.
-
[27]
Voir Éric Méchoulan, « Intermédialité, ou comment penser les transmissions », Actes du colloque « Intermédialité et dispositifs de création », 2016. En ligne : https://www.fabula.org/colloques/document4278.php
-
[28]
Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Minuit, 1998 [1953], p. 112, p. 115 et p. 160.
-
[29]
Sur les opérations possibles du tympan, voir les pistes suggérées par Jacques Derrida dans son texte « Tympaniser – la philosophie » qui sert d’ouverture à Marges – de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. I-XXV.
-
[30]
Georges Teyssot, « Fenêtres et écrans : entre intimité et extimité », Appareil. En ligne : http://appareil.revues.org/1005 (consulté le 08 mars 2016).
-
[31]
« Les instruments du naturaliste ou du scientifique de terrain, lui donnent la possibilité de rassembler des indices qui le guideront dans la tentative de reconstituer une situation concrète, d’identifier des relations, non de représenter un phénomène. […] Aucun terrain ne vaut pour tous, aucun ne peut autoriser de “faits” au sens expérimental du terme. […] Les scientifiques ici ne sont pas juges mais enquêteurs », Isabelle Stengers, L’Invention des sciences modernes, Paris, La Découverte, 1993, p. 159.
-
[32]
Voir Vincent Crapanzano, « “At the heart of the discipline”: Critical reflections on Fieldwork », in James Davies et Dimitrina Spencer (dir.), Emotions in the Field: The Psychology and Anthropology of Fieldwork Experience, Stanford, Stanford University Press, 2010, p. 55-78.
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[33]
Henri Mendras, Marco Oberti, Le Sociologue et son terrain. Trente recherches exemplaires, Paris, Armand Colin, 2000, p. 11.
-
[34]
Daniel Céfaï, « Postface », L’Enquête de terrain, Textes réunis, introduits et commentés par Daniel Céfaï, Paris, La Découverte, 2003, p. 517.
1Tout objet du monde, tout événement sont susceptibles d’une analyse intermédiale comme ils pourraient l’être d’une étude en termes de communication ou de sémiotique. Il s’agit donc d’appréhender toutes les médiations à l’œuvre dans la performance d’une pratique sociale. Ainsi, si l’on prend un objet aussi quelconque qu’une fenêtre dans nos sociétés modernes, qu’est-ce qu’une analyse intermédiale peut en faire ? Il serait nécessaire d’abord de l’inscrire dans une histoire de l’architecture, mais aussi dans une archéologie du visible et une organisation sociale des regards ; autrement dit, saisir comment on rend visible des objets et des phénomènes quand fenêtre il y a. Ensuite, on peut examiner comment cet objet est disponible pour devenir paradigme de « dispositions du regard ».
2Ainsi, Alberti [1], au moment où la technique du rendre visible adopte la mise en forme en perspective, où les peintres acquièrent un nouveau statut social et où la peinture participe d’un ordre bourgeois du monde, fait de la fenêtre le paradigme même du geste pictural [2]. Les conceptions du cinéma marquent sa dignité en revendiquant un tel héritage. Quand Thomas Elsaesser et Malte Hagener déclinent les différentes théories de l’image cinématographique, la fenêtre correspond à une théorie de l’image centrifuge qui donne accès à une partie du monde mise en perspective et propose au spectateur de s’y projeter comme « centre » ; alors que le tableau dans son cadre renvoie à une image centripète donnant accès à « une réalité composée » que le spectateur doit déchiffrer, en se laissant guider par cette construction des plans ; et que la vitrine-miroir donne accès à des objets « imaginaires » marchandisés, où se reflètent les désirs et les phantasmes du spectateur qui les consomme [3]. La fenêtre joue donc un rôle important dans la construction imaginaire de la technique cinématographique comme dispositif esthétique valorisé socialement : reprenant la logique de la perspective picturale, la fenêtre installe le spectateur comme s’il était un commanditaire organisant le monde sous son regard. Jusque-là, rien d’original dans ce que nous disons. Quelle est donc la spécificité du regard intermédial ? Justement qu’il n’est pas simplement un regard, l’analyse intermédiale ne supposant pas un point de vue centré. L’intermédialité propose plutôt des pas de côté et une attention à l’opérativité des marges. Or, de tels examens requièrent de partir de singularités plutôt que de positions de surplomb. Nous prendrons donc une fenêtre et ses usages afin de saisir à partir d’elle, non seulement ses fonctionnements, voire ses fonctions, mais aussi ce qui en structure l’économie et en déplace les enjeux apparents, afin de mieux monter en généralité à partir des mises en relation impliquées par l’étude du cas. Et puisque le cinéma a si volontiers fait de l’objet fenêtre un dispositif technique aussi bien qu’esthétique, attardons-nous, à la suite de Rancière, et inspiré par sa prose [4], sur le remarquable plan séquence mobilisant une fenêtre, que l’on trouve dans le dernier film de Béla Tarr, Le cheval de Turin (A Torinói ló, 2011).
Traveling arrière depuis une fenêtre chez Béla Tarr
3Ce plan-séquence de 5 min. et 45 sec. commence par dévoiler (Figures 1 à 6), dans un traveling arrière latéral et de l’intérieur, la fenêtre unique d’une masure derrière laquelle est posté un vieil homme. Il arrive, vers la fin du film (2h16’13’’), après toute une série d’autres plans apparemment identiques de la fenêtre face à laquelle s’asseyent tantôt ce vieil homme, tantôt sa fille. L’homme en question est le cocher qui, le 3 janvier 1889, aurait frappé avec une telle violence son cheval que Nietzsche, témoin de la scène, se serait jeté au cou de ce dernier avant de sombrer dans la démence. Mais au lieu de s’intéresser au destin de Nietzsche, Béla Tarr raconte le retour à la maison du cocher, la reprise des tâches et des gestes du quotidien avec sa fille, le refus de boire, de manger et de travailler du cheval, la masure et la campagne alentours balayées par un vent inextinguible, le tarissement du puits, l’impossible fuite. Son film prend alors le tour d’un conte philosophique infernal, à force de boucles narratives et formelles qui finissent par épuiser l’existence des personnages autant que la possibilité même du récit.
4Les stations devant la fenêtre sont exemplaires de ces boucles où loin d’ouvrir sur un monde chaque fois nouveau, c’est le sempiternel retour des mêmes gestes et des mêmes postures qui scande le film. Pourtant, de petites différences « décadrent » le père et sa fille : si cette dernière semble bien observer le monde extérieur, le cocher a souvent la tête baissée et paraît ne pas se « servir » de la fenêtre comme lieu d’observation. Par ailleurs, les variations de cadrage des mêmes gestes montrent la capacité du médium cinématographique à ordonner des points de vue différents, à donner à voir et à comprendre de nouveaux éléments sous les mêmes postures.
5Ainsi, dans ce dernier plan de la série de ceux à la fenêtre, la nouveauté vient de ce que le point focal est d’abord sur ce qui est vu à l’extérieur à travers les carreaux (dont les montants sont floutés) : un arbre dénudé au loin estompé par des rafales de poussières blanches et de débris de feuilles ; c’est seulement à la faveur d’un lent traveling arrière qui élargit le champ vers la gauche où se trouve le vieil homme, assis de dos et tête baissée, que le point focal se fait sur lui, que le carreau devient aveugle et que le sifflement du vent s’immisce dans la boucle musicale lancinante. L’homme se lèvera pour avaler quelques bouchées de la patate chaude cuite par sa fille en guise de repas, et retournera s’asseoir devant la fenêtre derrière laquelle on entrevoit à nouveau les tourbillons de poussière et de feuilles à mesure qu’un lent traveling avant nous en rapproche. Le plan se fige sur le dos du vieil homme qui occupe le centre du cadre, et s’achève sur un fondu au noir, le sifflement du vent dominant une musique qui s’éteint en fade out.
6L’usage fréquent de la fenêtre au cinéma consiste à en faire un cadre dans le cadre, une prise de vue analogue à celle de la caméra qui la filme, d’où sa facile vertu paradigmatique. Montrer un homme assis face à une fenêtre, c’est rejouer la mise en place du spectateur face à l’écran. Or, Béla Tarr ne se contente pas de mettre en scène la prise de vue, le cadrage de la caméra ou le dispositif spectaculaire de la salle de cinéma. Ce qui se passe derrière la fenêtre n’est ni le cinéma ni le monde, mais le vent, autrement dit un processus qui relève avant tout de l’audible et qui ne devient visible que par ses effets sur d’autres corps. On peut alors se demander si la fenêtre fonctionne bien ici comme le dispositif qu’elle actionne depuis la Renaissance.
La fenêtre dans le film : un dispositif cadrant créateur de subjectivité
7Pour apercevoir les caractéristiques médiales de cette fenêtre, concentrons-nous sur la relation que le mouvement de caméra établit entre la posture du vieil homme et la fenêtre, et envisageons cette dernière non simplement comme une chose du monde, mais comme un dispositif organisé pour agir sur le monde (ne serait-ce que par le pouvoir de l’observer). Notons que, dans une autre scène au début du film, quand la fille du cocher s’assied à cette fenêtre, on l’y voit de profil, dans une posture classique qu’Anne Friedberg a pu décrire comme une attitude méditative de contemplation [5]. Le dispositif, qui associe fenêtre vitrée et regard sur paysage, unit et sépare à la fois celui qui regarde et ce qui est regardé et participe à fonder la relation au monde du sujet « moderne », une relation moins caractérisée par une appartenance ou une réciprocité que par une distanciation et un pouvoir. C’est alors un sujet que la fenêtre fonde à rebours. Parce que la fenêtre ordonne un monde aux coordonnées cartésiennes, elle instaure une subjectivité qui le contrôle. La fenêtre partage extérieur et intérieur d’une habitation ; elle partage aussi le monde objectivé par son extériorité et le sujet caractérisé par son intériorité.
8Denis Ribouillault observe que les premières fenêtres dans les villas italiennes de la Renaissance furent des moyens d’appropriation du paysage : « les fenêtres n’ont aucune autre fonction véritable que celle de cadrer le paysage, qui est ainsi pleinement assimilé à une peinture. Il est, de par ce cadrage, subordonné à l’espace construit du jardin et à l’univers culturel de la villa ou du palais, assujetti à un regard [6] ». Voir le paysage, depuis la demeure du propriétaire, revenait, pour le maître, à en faire sa vision, et à l’exposer au regard des invités et des visiteurs. Il n’hésitait pas, d’ailleurs, à faire reproduire, sous forme de tableau, cette vue dont il jouissait depuis ses fenêtres.
9Cependant, dans le plan qui nous occupe, l’homme semble indifférent au spectacle extérieur ; s’il retourne obstinément à la fenêtre, il s’y poste sans que nous puissions déchiffrer son regard puisqu’on le voit surtout de dos, tête baissée. Le dernier plan que nous avons décrit qui, parti d’un point opaque de la vitre, s’éloigne en nous faisant découvrir le paysage extérieur et le décor intérieur, tout en laissant la masse sombre du vieil homme s’absenter de l’un comme de l’autre, met en scène un sujet qui, loin d’être placé devant un monde dont il prendrait possession par le regard assiste plutôt au retrait de ce monde et à son épuisement [7]. C’est aussi le seul plan qui voit l’homme quitter sa position pour manger et y revenir immédiatement après, dans une attitude qui revêt les traits d’un entêtement.
10C’est à la faveur du dernier mouvement de caméra qui le suit à sa fenêtre, alors que la présence du vent est intensifiée par le retour des tourbillons furieux de poussière et de feuilles qu’on devine nettement à nouveau au-dehors, mais aussi le fade-out de la boucle musicale, que l’obstination à exister devant cette fenêtre prend tout son sens : tenir au monde quand on ne le tient plus. Car ce que nous présente Béla Tarr est une Genèse inversée : c’est au sixième jour, nous précise un intertitre, que la lumière disparaît, que le feu s’éteint, que le vent même cesse de souffler, laissant les deux protagonistes face à face, à table, le visage effleuré par une lueur sans source connue qui leur permet tout juste d’apparaître à l’image. En intimant à sa fille de manger parce qu’il le « faut » leur patate crue, l’homme semble croire encore à son pouvoir de refus. Cependant, le dernier plan montre leurs visages sombrer lentement à la faveur d’un fondu au noir, qui fait coïncider la fin de leur univers avec la fin du film.
11La fenêtre n’est-elle qu’un signifiant du film ? Un détail nous incite à sortir de cette interprétation fondée sur la nature analogique du signe visuel. Considérons les aspects matériels, cette fois, de cet objet : la fenêtre fut fabriquée pour les besoins du film, à partir de ce qu’elle permettait de cadrer. Anormalement large eu égard à sa fonction architecturale traditionnelle, en tant qu’ouverture pratiquée pour faire entrer la lumière ou surveiller les abords de la maison sans s’exposer au froid (ou à la chaleur) et au danger – elle vaut donc ici avant tout, au regard de sa fonction iconique, comme « cadre » [8]. Mais que peut signifier ici la présence d’une fenêtre qui cadre un paysage dans une bâtisse fort modeste où ses dimensions détonnent ?
12Dans le film de Béla Tarr, bien que la fenêtre ait été construite pour cadrer un paysage composé d’un arbre unique au sommet d’une modeste colline, devant lequel se postent les personnages, on a plutôt l’impression d’une dépossession, qui va avec leur dépouillement, leur solitude et la dynamique entropique du film. Personne, aucun visiteur, ni même le spectateur, ne peut déduire de la posture du vieil homme et de sa fille qu’ils possèdent le paysage qui se découpe dans cette unique fenêtre élargie : aucune gravure, photo ou peinture du paysage en question ne vient, d’ailleurs, sur les murs, attester de cette prise de possession. Ils sont, face à leur fenêtre, devant quelque chose qui semble plutôt les déposséder d’eux-mêmes ; mais ils y retournent, obstinément, pour y résister, adossés à des siècles de culture du regard qui sont pourtant impuissants à conjurer leur sort. Ce monde qui se clôt devant eux n’est pas la fin du monde, mais la fin d’un monde structuré par les jeux du sujet et de l’objet.
La fenêtre comme dispositif scénique
13D’autres plans, impliquant cette fenêtre, valent aussi d’être considérés pour nouer davantage ce faisceau de médialités. C’est par la fenêtre que nous voyons repartir le voisin ivre après sa visite, que nous voyons arriver de loin les Bohémiens et que nous sommes témoins de la tentative de fuite des protagonistes. C’est bien la fenêtre qui permet de raconter quelque chose en fournissant une scène aux événements : la fenêtre fait alors plus que donner à voir la forme d’un paysage, elle raconte une histoire et fait du monde une scène.
14Cependant, dans le film de Béla Tarr, ce monde qui fait scène vient avec un horizon factice : il n’y a rien derrière la ligne de crête et la silhouette de l’arbre qui le hérisse de ses branches ; les visiteurs arrivent de nulle part et repartent vers nulle part, le père et la fille vont précisément le vérifier à leurs dépens, alors qu’ils tentent de fuir leur demeure sur la trace des Bohémiens et que nous observons, depuis leur fenêtre, l’attelage disparaître puis réapparaître de derrière la colline tandis qu’ils reviennent sur leurs pas. Il ne reste donc que la fenêtre qui cadre, à son tour cadrée par la caméra, la fenêtre comme « scène », devant laquelle le spectateur prend conscience de sa médialité.
15À la différence de ses autres films qui s’ouvrent souvent par un lent traveling arrière qui nous découvre que le monde que nous contemplions est vu de l’intérieur d’une maison et observé par un homme dont nous découvrons peu à peu une épaule, puis un dos obtus, Béla Tarr attend longtemps dans Le cheval de Turin avant de nous offrir un tel point de vue. On dirait que la fenêtre doit d’abord être apprivoisée : elle semble d’abord seulement constituer un champ d’aimantation pour les personnages qui s’asseyent devant elle pour en fixer le vide.
16La fenêtre ouvre peut-être moins sur un monde qu’elle ne permet d’entrer dans une temporalité autre que l’indéfinie succession des instants. Elle crée des effets de boucle temporelle plutôt que de découpage spatial : « la fenêtre, machine mélancolique. Machine à éloigner, machine à découper, à transformer le monde en vues du monde, la fenêtre […] semble changer ce qui se voit en souvenirs […] comme si en ouvrant les battants sur le dehors, on ouvrait une fenêtre sur le temps [9] ». Ainsi la fenêtre, en découpant un paysage et en cadrant une scène, nous donne surtout accès à son trouble temporel. Le vieux cocher ou sa fille regardent, littéralement, le temps qui passe – par la fenêtre. Le traveling arrière ne nous déplace pas simplement dans l’espace de la pièce, il permet une remontée dans le temps. Nous reculons dans le temps du souvenir de ce qui est, pourtant, immédiatement présent, jusque dans sa répétition rituelle et sa musique envoûtante qui paraît souffler comme le vent sur les vieilles bâtisses.
17Reculer dans le temps jusqu’à l’origine ou se précipiter vers son extinction : si la fenêtre permet de contempler le passage du temps, le film lui, avance vers le début des temps en reculant vers la fin, dans le décompte des six jours de création inversée qui séparent le retour du cocher et de son cheval d’avec la fin du monde. La première séquence nous le présentait d’emblée : le cheval en contre-plongée tire avec une peine évidente la charrette et son cocher, la musique lancinante paraît constituer la chambre d’écho du vent que l’on voit souffler terriblement sur les personnages, à rebours du mouvement de traveling arrière de la caméra. Déplacements inverses du vent, seulement visible par les effets qu’il produit, et de la caméra, qui paraît prête à sauter au cou du cheval comme le fit Nietzsche pour le sortir de ce mauvais pas. À la fin de cette longue séquence introductive, la musique s’estompe alors que le bruit des roues de la charrette et le souffle effrayant du vent sont enfin entendus. Un carton nous annonce alors « Le premier jour » comme s’il avait fallu attendre la voix propre du vent pour nous faire entrer dans le destin fatal de ce monde.
La posture derrière la fenêtre comme dispositif rituel
18Ce plan de fenêtre qui fait retour, présente le fait de se rendre à la fenêtre, chaque jour, comme un geste rituel sans lien avec la contemplation d’un paysage : ce geste en est un parmi d’autres, tout aussi ritualisés (habillement, repas, soins ménagers). Chacun de ces gestes fait du temps une boucle répétitive au centre de laquelle les personnages se maintiennent, comme le répète la musique elle-même lancinante de Mihâly Vig : le tout nous renvoie moins au fonctionnement d’une société patriarcale dont ce « ménage » serait la caricature – quoique la dimension satirique ne soit pas absente de ce film –, qu’à une symétrie plus profonde entre deux attitudes devant l’existence, qui présupposent, toutes deux, le même évidement.
19La résistance du cheval au travail, puis la sécheresse du puits, et la panne des objets techniques vont finir par avoir raison de tous ces rituels et du conatus minimal qui fait durer le vivant dans les milieux les plus hostiles. Au bout du film, ils auront épuisé tous leurs moyens de se maintenir dans l’existence, tandis que Béla Tarr se sera acharné à vider leur milieu, à en faire disparaître le vent et la lumière, pour conduire son récit vers le noir et le silence. Techniques et médiations sont ainsi d’autant plus en train d’apparaître qu’elles sont mises à mal.
20Pourtant, se poster devant la fenêtre pour contempler le temps qui fuit ne fait pas simplement partie des rituels domestiques que sont l’habillement, l’allumage du feu ou la préparation du repas. Cela renvoie à l’exemplarité même du rituel. Quelle est, en effet, la fonction du rite ? Il habille le quotidien, il l’éclaire, il le nourrit. Comme le dit Michael Houseman, « ce qui semble importer dans le rituel est moins d’imposer aux participants une interprétation précise de leur comportement que de postuler que ce comportement est significatif [10] ». On conçoit alors qu’un rituel produise des effets attendus comme par autoréférence : on n’engendre pas des effets attendus grâce au rituel, le rituel exprime les gestes d’attente qui focalisent ainsi l’attention sur certains effets que l’on interprétera ensuite comme réalisation (les effets attendus seront perçus comme ceux que l’on attendait parce qu’on s’est d’abord mis à les attendre, c’est-à-dire à être attentif à interpréter ce qui arrive comme ce qui était attendu). C’est pourquoi le rituel ne marche pas avec ceux qui n’y « croient » pas, car ils restent inattentifs, voire attendent justement autre chose que ce que le rituel indiquait. Leur scepticisme leur fait rater le contexte d’attention qui est ainsi créé ; contexte qui crée en même temps du lien entre les acteurs du rituel. Car on n’attend jamais seul et on n’est pas attentif dans une parfaite solitude : attente et attention prennent une intensité inédite parce que c’est un nous qui est attentif à ce que ce nous performe, d’où le facteur intégrateur du rituel. L’attention dirigée (le script n’est qu’un soutien provisoire et toujours variable) est attention aux relations tressées par le rituel. La véritable performance du rituel, c’est le lien social lui-même. Les effets attendus et réalisés en sont les corollaires. Autrement dit, ce n’est ni la fonction symbolique (expression des valeurs et des conceptions culturelles du groupe) ni la fonction sociologique (définition des frontières du groupe, résolution de conflits, attribution de statuts, effets cathartiques, etc.), mais antérieurement à cela le sentiment des relations et la construction d’une attention collective que génère le rituel.
21Or, ce que montre le film de Béla Tarr est une attente vidée de toute performance, une attention close sur une fenêtre d’autant plus présente qu’elle est inutile, une ritualité aux significations épuisées. Encore une fois, le traveling arrière est le mouvement de caméra exemplaire qui nous découvre une scène et des personnages tout en signifiant un retrait des rituels d’attente et d’attention qui structurent cette scène et ces personnes. Le film de Béla Tarr ne montre pas simplement la fin d’un monde, mais le dépérissement des relations et la vacuité croissante des rituels qui faisaient ce monde. La lenteur des plans séquences, la reprise détaillée des gestes, la perte graduelle des événements du monde (l’eau, les animaux, les bruits) disent l’impossibilité des relations. Il est caractéristique que la première fois où nous pouvons voir quelque chose par la fenêtre, ce soit l’homme, qui était venu acheter une bouteille d’alcool et parler d’abondance, s’en aller seul en boitant face au vent. La fenêtre qui permettait de cadrer le monde et les relations dans le monde aux éléments naturels, aux animaux, voire aux autres humains, agit désormais à l’envers, comme si la caméra, qui devrait fonctionner comme une autre fenêtre, nous tirait plutôt en arrière de nous-même dans le traveling arrière qui nous montre l’attente, qui nous fait sentir l’attente par notre attente de spectateur, et finalement nous retirait de ce monde nous aussi.
22La fascination que nous éprouvons pour le dispositif cinématographique (projection lumineuse dans une salle obscure de personnages et d’images du monde bien plus grands que nous) est justement un rituel de retrait, un fenestrage de nos attentes et de nos attentions pour nous projeter ailleurs. On conçoit alors que Béla Tarr ait déclaré qu’il s’agissait de son dernier film : non parce qu’il montrerait seulement la fin d’un monde, mais, bien pire, la fin possible du dispositif de la fenêtre caméra/projecteur comme rituel de mise en relation, – la fin du monde, donc, du point de vue des spectateurs.
La fenêtre comme dispositif du désir
23La scène de fuite que nous voyons depuis la fenêtre – c’est-à-dire en tant que spectateur du film et observateur situé dans l’espace diégétique, évoque l’ultime désir que les personnages sont capables de ressentir, ainsi que le nôtre, de voir quelque chose avoir lieu. Le désir est une tentation de passer par la fenêtre, dans la fenêtre, de l’autre côté de la fenêtre, dès lors qu’on l’envisage depuis cette posture de spectateur, qui permet aussi un rapport à soi, une connexion intime avec ce qui nous anime comme spectateur du monde, capable de nous retirer en nous-même, derrière la fenêtre de notre âme supposée [11]. Le désir peut être substantiellement associé à la fenêtre car c’est elle qui crée un ailleurs à désirer tout en nous en séparant. L’ailleurs est perceptible mais rendu intouchable en vertu de la transparence du verre ; l’étanchéité du verre nous rend en retour intouchable quand nous voudrions toucher et être touché par l’autre qui nous attire : la fenêtre, donc, comme machine à ordonner du désir.
24Sans fenêtre, le monde est un tourbillon de poussières et de vent où hommes et bêtes errent sans fin, qu’ils aient, ou non, quelque part où aller. Chaque scène d’extérieur nous plonge dans un univers chaotique sans limites géographiques ou temporelles ; les plans d’intérieur quant à eux ne présentent que la répétition sans fin des rituels ; qui plus est, l’unique pièce de la masure est sous la menace constante de cet inquiétant fond noir, dans l’axe opposé de la fenêtre, qui demeure hors-champ malgré les allers et venues des personnages et les mouvements de caméra. Ou plutôt qui présente dans le champ de la caméra quelque chose d’un étrange hors-champ, à l’image du vent dans le cadre de la fenêtre qui en traverse le champ pour mieux y révéler un impossible hors-champ. Comme le remarque Benjamin Thomas, « l’un des pouvoirs de ce vent de cinéma n’est pas tant de maintenir vive la conscience d’un hors-champ, que d’affirmer au sein même de l’image qu’elle échoue à tout contenir [12] ». C’est alors le vent du désir qui suscite et brouille en même temps l’image fenestrée.
25Attardons-nous encore un peu sur cette scène où les protagonistes tentent de fuir en passant de l’autre côté de la colline. Nous disions que leur fuite est vue par la fenêtre, mais que le plan finissait par donner l’impression qu’ils ne font qu’entrer dans une image. Après avoir disparu quelques secondes, en effet, et avoir laissé le plan vide, ils réapparaissent dans le fond, reviennent sur leurs pas, comme s’ils n’avaient littéralement rien trouvé derrière la ligne de crête. La fenêtre, qui en cadrant le monde promet aussi un ailleurs, se referme ici sur l’image sans fond qui piège le désir en lui dérobant ce qu’il poursuit. Les personnages sont pareils aux spectateurs qui se rapportent à l’image cinématographique comme à une fenêtre ouverte sur le monde tout à la fois restauratrice de leur désir – par l’attention qu’elle permet à ce qui est dans le cadre, mais aussi l’espoir qu’elle suscite pour le hors-cadre – et mystificatrice – par la substitution de l’altérité qu’elle opère.
Fenêtre sur institution : de Fenêtre sur cour au Cheval de Turin
26Puisqu’il a été question de désir, faisons un pas de côté et comparons cette fenêtre de Béla Tarr à une fenêtre célèbre dans l’histoire du cinéma où désir sexuel et désir de mort se répondent, où un homme et une femme observent obstinément les personnages qui peuplent les fenêtres de l’immeuble d’en face. Dans Fenêtre sur cour (Rear Window, 1954) d’Alfred Hitchcock, le problème n’est pas de savoir s’il y a eu meurtre et comment le prouver, le véritable problème nous est clairement indiqué par la scène d’exposition et par la scène finale : la femme mondaine jouée par Grace Kelly va-t‑elle parvenir à se faire épouser par le photographe globe-trotter qu’interprète James Stewart et fixer ainsi son désir ?
27L’histoire porte donc sur l’institution américaine du mariage et ses façons de construire un monde. Ce sont les fenêtres de l’immeuble d’en face qui permettent d’en déployer les éléments topiques : les différents personnages, observés dans ces espaces cadrés, décrivent la temporalité propre au mariage. D’abord la rencontre amoureuse, recherchée sans succès puis trouvée à la fin par « Lonely Heart » ; ensuite, les jeunes mariés avec leurs premières nuits (dont on voit le caractère comiquement épuisant pour le jeune homme) ; puis les époux indifférents l’un à l’autre et les vieux mariés qui se disputent ; jusqu’à ce mari qui assassine, enfin, sa femme. L’histoire du mariage comme institution oppressive, donc, qui cloue les hommes à la vie domestique, comme James Stewart est rivé à son lit par le plâtre qui l’immobilise, et les oblige à assassiner leur épouse pour redevenir libres.
28Quel est le résultat de l’enquête ? James Stewart, qui devait être libéré de son plâtre, se retrouve plâtré aux deux jambes après sa chute finale, pendant que Grace Kelly ouvre en douce un magazine féminin. Alors même qu’il avait sous les yeux le spectacle offert par sa fenêtre et celle de ses voisins pour bien comprendre ce qu’est l’institution du mariage, James Stewart s’aveugle sur ce qu’il voit. Le mari assassin est en fait son double annoncé, tous deux aveuglés, dans la seule scène qui les réunit, par les flashes de l’appareil photo qui les éblouissent.
29La disposition spatiale des fenêtres de l’arrière-cour constitue donc un dispositif temporel pour « fenestrer » l’institution maritale. Évidemment, il s’agit là d’un cadrage très genré, qui suppose, chez l’homme, le désir heureux de liberté dans le monde et, chez la femme, la volonté de domestiquer une vie commune dans un espace réduit. Fenêtre sur cour constitue l’arrière-cour idéologique d’une institution grâce aux complexes mouvements de caméra qui nous promènent dans l’espace clos des immeubles, en nous donnant l’illusion d’y circuler comme si nous pouvions nous en échapper. Le principe arrière – dans le titre original du film « Rear » Window – est une sorte de projection rétrograde.
30Alors, quelle institution cadre la fenêtre de Béla Tarr et son lent traveling arrière ? On pourrait dire que c’est l’institution d’un monde. Que faut-il minimalement pour avoir un monde ? De l’espace que traversent, pendant un certain temps, des corps mis en relation. Collines lointaines et arbre solitaire aménagent l’espace, le temps est rendu visible par le vent invisible qui remue les corps précaires des feuilles tombées de l’arbre, la fenêtre est ce qui cadre ce monde minimal et en fait une scène structurée par l’attente. On comprend alors mieux la logique de ce lent traveling arrière qui permet, d’abord, de scénariser la fenêtre comme cadre d’un monde, ensuite, d’inclure les personnages dans ce monde. Cependant, il ne montre que l’institution d’un monde qui se retire. La caméra fait retraite et c’est le monde lui-même qui apparaît se retirer dans le cadre de la fenêtre.
31Chez Alfred Hitchcock, la fenêtre donne l’illusion du mouvement des regards et des corps susceptibles d’envahir le monde extérieur, tout en se retrouvant du début à la fin enclos dans une institution et dans une chambre sans le voir. Chez Béla Tarr, la fenêtre montre l’illusion du mouvement lui-même par la réalité aléatoire des feuilles et de la poussière dans le vent (ou des personnages qui montent la colline, sortent du cadre, puis y reviennent et redescendent de la même façon), pris dans la clôture d’une fenêtre que partagent, par le cadrage du traveling arrière, le père et sa fille soumise.
Dispositif sonore : les bruits du burlesque
32Cette histoire de fenêtre fait enfin l’objet d’une médiation paradoxale. La dimension tragique du récit tient au temps, tel qu’il a été rendu sensible depuis cette fenêtre. Comme le note Jacques Rancière à propos du cheval, du cocher et de sa fille, « trois temps s’articulent alors autour du rapport des trois acteurs du drame [13]. » Temps du déclin fatal, temps du changement vain et temps de la répétition vide figurent autant de rythmiques tragiques dont la musique qui tourne en boucle scande l’étirement et l’épuisement progressif.
33Mais sans doute a-t‑on moins aperçu la dimension burlesque du film de Béla Tarr, qui affleure dans le rapport aux mots, à la nourriture et au corps, loin de cette fenêtre infernale : avec l’incipit ironique, on se demande déjà ce qui est arrivé au cheval et au cocher après l’incident de Turin, plutôt que de s’inquiéter du dramatique destin de Nietzsche ; quand un troisième personnage apparaît au milieu du film, rompant un silence de 40 minutes, c’est pour dénoncer le cours du monde dans une logorrhée presque comique où la noblesse des gestes et des conduites qu’il estime perdue [14] apparaît inverse à sa propre attitude d’homme bouffi et péremptoire soulignée par le cadrage qui le place à l’arrière-plan, derrière la bouteille d’eau-de-vie que la fille remplit pour lui ; la vie de ce cocher et de sa fille est d’une monotonie absurde, qui transparaît notamment dans leur unique repas journalier : il semble qu’ils pourraient manger indéfiniment cette même patate chaude qu’ils ont toutes les peines du monde à avaler sans se brûler ; enfin, la jeune fille endosse son rôle jusqu’à la caricature : elle n’hésite pas à faire le cheval en s’attelant elle-même à leur carriole le jour de leur faux départ. Comment, dès lors, ne pas aussi songer à l’absurdité même du geste consistant à raconter une telle histoire ? Et s’interroger en retour, avec un sourire peut-être crispé, sur ce spectateur ou cette spectatrice que nous sommes et qui s’obstine à attendre que quelque chose se passe jusqu’au dernier plan noir qui clôt le film sans rien finir ?
34Que la fenêtre ne donne à voir que le spectacle stochastique des feuilles dans le vent au sein d’un univers marqué par l’épuisement d’un monde ne témoigne pas plus du néant que ne le faisaient les personnages de Samuel Beckett : comme pour Molloy ou Estragon, le vide des temps et la répétition inutile permettent de saisir la dimension essentielle et cocasse des gestes – essentielle parce que cocasse. La fenêtre n’ouvre pas seulement sur le tragique du destin, mais sur la matérialité du vent invisible montrée par le spectacle des feuilles dans le cadre bien droit, imitant la musique par des sifflements en boucle. La référence à Nietzsche peut alors se comprendre à la fois comme une manière de pointer vers la déconstruction de la métaphysique platonicienne des Idées séparées des apparences sociales et comme un déplacement concret hors des folies philosophiques vers l’humour grotesque des destins mêlés du cocher et du cheval. Une métaphysique du vent est bien loin d’être un nihilisme [15] : elle réintègre au contraire les êtres humains dans les éléments premiers d’un monde qui, pourtant, leur échappe. Le ressassement vain des gestes dans les habitudes, à l’intérieur, ou la répétition vide du saut des feuilles dans le vent, à l’extérieur, montrent que la fenêtre ne partage pas au sens d’une séparation, mais qu’elle partage au sens d’une mise en commun. Communauté d’un cosmos en voie d’épuisement, cosmos fait essentiellement de vents rugissants et d’habitudes poussiéreuses.
35Loin des phénomènes d’identification, le cinéma de Béla Tarr, par la lenteur des plans séquences, la répétition obstinée des gestes, le silence épais des murs et des êtres, fait voir au moyen de la fenêtre/caméra ce qui nous retire du monde, pour le faire mieux regarder et entendre. Car voir et écouter est encore ce qui existe de plus matériel, de plus agissant quand l’univers n’est plus utilisable. La perspective intermédiale que nous avons ainsi ouverte sur la fenêtre, ou que la fenêtre nous a permis d’ouvrir, prolonge celle qui considère que la forme même des images est active dans l’histoire culturelle (elle n’en est pas que le produit). Ainsi, sur les traces d’Aby Warburg, Karl Sierek parle d’un « passage de l’image-fenêtre à l’image-commutateur » [16]. Le paradigme de la fenêtre aurait contribué à un principe général de référentialité des images : aussi sûrement que la fenêtre ouvrait sur le monde, l’image montrerait une réalité extérieure à elle. Aby Warburg propose une tout autre conception de l’image, qu’il rattache à la chaîne de facteurs culturels capables de « commuter » le discours social. Pour lui, l’image est énergie : « l’image liquide et opaque est moins que jamais une fenêtre sur le monde. En revanche, elle s’affirme de plus en plus comme commutateur et armature ». Il faut en fait penser à la « percée » que représente la fenêtre de l’ordinateur, qui n’ouvre plus sur le monde mais reconfigure, agit plutôt sur l’espace où elle se trouve. « D’un côté, [les images] montrent : en tant que fenêtres, elles renvoient vers d’autres choses, mènent plus loin et se comprennent elles-mêmes comme un médium que traverse le regard. D’un autre côté, elles sont : en tant qu’outils, elles se positionnent en un lieu concret à l’intersection des discours, elles s’exposent et donnent lieu à des prises de position. Elles rassemblent des tensions culturelles et les isolent à l’intérieur du cadre en un champ permanent » [17]. Puis Sierek analyse la relation image/fenêtre sous l’angle du « cadre » : les fenêtres et les cadres sont « des systèmes de guidage de la lecture, de la vue et de l’action, qui sont en mesure de représenter mais aussi de produire les relations techniques, esthétiques, culturelles, sociales et éminemment politiques ». L’image, ainsi, n’est plus seulement destinée à montrer, elle a également pour tâche de cerner les conditions de production des discours. Cependant, en tant qu’énergie, le dispositif visuel ne peut plus participer d’une essence stable et reconnaissable. Il ne s’agit plus de repérer simplement ce que les images montrent et sont, mais ce qu’elles font.
Déposition de qualités médiatiques : le dispositif de l’écoute
36Le vent si présent dès le début du film témoigne justement de ce qui passe et se passe sur l’écran d’une fenêtre. Au cinéma, l’image du vent est fondamentale. Benjamin Thomas avait souligné, avec l’exemple du Repas de Bébé des frères Lumière, que « dès son acte de naissance, le cinéma a capté le vent et a découvert par accident que ce mouvement sans forme – ce pur mouvement qui se laisse voir en épousant fugacement des formes qui ne sont pas siennes – était sa force la plus grande. Car le vent, dès lors qu’il s’invite dans l’image cinématographique, semble en exprimer la substance [18] ». Béla Tarr en pousse à bout la logique par le cadrage supplémentaire de la fenêtre et du mouvement de retrait. Le vent se laisse longtemps voir dans ses effets.
37Mais c’est surtout la bande son qui le rend présent. Au point que l’on pourrait se demander si la fenêtre ne constitue pas ici un dispositif avant tout sonore : la fenêtre cadre des bruits. Quand les bruits eux-mêmes s’évanouissent, le monde est prêt à disparaître et le fondu au noir à apparaître. C’est une des fonctions de ce traveling arrière qui nous retire du monde pour nous faire passer derrière le vieil homme face à la fenêtre. Alors que, dans la séquence précédente, la jeune fille et le vieil homme avaient une dernière fois essayé de faire boire le cheval qui avait obstinément refusé, et que la porte de l’écurie s’était définitivement refermée sur lui avec un long plan fixe dans lequel seules passaient épisodiquement des ombres de feuille agitées par le vent, le nouveau plan fixe présente, de derrière la fenêtre, l’arbre au loin et les feuilles plus nombreuses encore qui volent sous le souffle du vent au milieu de poussées de poussière qui en brouillent les contours. Le traveling arrière commence alors comme amplifié par les amples phrases répétées de la musique. Or, ce n’est qu’au moment où se fait le focus sur l’épaule têtue du vieil homme et non plus sur l’arbre au loin que le souffle du vent se mêle à la musique. Tandis que l’ouverture et la fermeture de la porte de l’habitation avaient systématiquement mis en scène la présence massive du vent au dehors et du silence au-dedans, voici qu’à la faveur de ce traveling arrière qui découvre le vieil homme posté face à la fenêtre, le vent pénètre dans la maison comme si le souffle sonore du cosmos emplissait le cadre et devenait partie intégrante de la musique. La fenêtre opère alors comme un dispositif sonore autant qu’optique.
38De même que le burlesque mêle la grandeur des sujets à la bassesse des répliques, entrelace le sublime mystérieux d’une fin de monde aux trivialités ordinaires des gestes, les qualités sonores du vent rejaillissent sur les turbulences visibles de la poussière et des feuilles une fois cadrées et scénarisées par le dispositif de la fenêtre. Nous aurions là, de manière exemplaire, les opérations de ce que Johanne Villeneuve appelle les « qualités médiatiques » dans l’optique et le sonore, dont le mélange « permet la possibilité et la diversité des médiations [19] ». Les différents médias peuvent certes se différencier et faire époque, mais sur le fond anachronique de ces qualités médiatiques qui, « fortes du souvenir de la matérialité, irradient dans ce qui est et devient, en dépit de ce qui a été perdu [20] ». C’est en quoi un film sur la fin d’un monde dans le vent et la poussière, et même dans un silence et un noir qui envahissent l’espace de l’écran, peut encore irradier une énergie qui touche ses spectateurs et spectatrices, entre autres grâce à ce dispositif de la fenêtre. En mêlant sonore et optique, la fenêtre, par le geste d’un traveling arrière, élève le vent et la poussière au statut d’ambiance, autrement dit en fait le milieu médial d’une atmosphère au sein de laquelle un monde, même en décomposition, peut encore prendre place.
Dispositif d’un concept
39Si, contrairement aux apparences, la fenêtre peut ainsi devenir un dispositif sonore aussi bien qu’optique, cela nous amène à regarder et écouter ce qui se dit dans ce concept. L’investigation intermédiale implique de ne pas être dupe des figures mêmes par où l’investigation prend forme. Et cela d’autant plus que le concept de dispositif s’est imposé depuis quarante ans dans les milieux savants comme artistiques.
40Jusque dans les années 1960, la notion est utilisée surtout pour des appareillages scientifiques de mesure ou, au théâtre, pour des maquettes de décor. Mais c’est justement le sonore et non l’optique qui forme sa première extension possible : le compositeur et musicologue Pierre Schaeffer exploite déjà le terme en 1966 pour imaginer une définition générale de l’instrument de musique : « Un instrument ne répond à aucune définition théorique, sinon celle de permanence-variation […]. Tout dispositif qui permet d’obtenir une collection variée d’objets sonores – ou des objets sonores variés – tout en maintenant présente à l’esprit la permanence d’une cause, est un instrument de musique [21]. » Autrement dit, le concept de dispositif lui permet de nommer un innommable théorique qui associe le retour régulier d’une permanence avec le provisoire d’une variation. Le caractère instrumental du dispositif, dans son aspect machinique, lui est utile pour dire ce qu’est un instrument de musique : objet sonore variable et récurrence réglée d’un geste qui le fait résonner.
41Juste avant, le terme apparaît épisodiquement chez André Leroi-Gourhan sans qu’il le définisse, mais avec cette même association du geste et de l’instrument pour mieux qualifier la permanence d’une communauté [22]. Le concept de dispositif permet le geste intellectuel créateur d’associer l’aspect mécanique d’un mouvement et l’inventivité humaine, une façon par la forme de piéger l’évanescence des gestes.
42Pierre Schaeffer est, cependant, le premier à en proposer une définition à propos d’une émission de télévision qu’il avait imaginé intituler Vocations : « Le dispositif peut être comparé au piège tendu à l’animal humain pour sa capture en vue d’observation […], à cheval comme on voit entre le spectacle et le laboratoire [23]. » Que la définition du dispositif surgisse à propos d’une émission sur la vocation, est un effet du hasard, mais un hasard plein d’intérêt pour nous, puisqu’une vocation est sans doute un des premiers dispositifs qui nous constituent comme acteurs sociaux : la vocation est ce piège que l’individu se tend à lui-même pour se donner la magnitude d’un sujet et la valeur d’un destin.
43De manière contemporaine à Pierre Schaeffer, Jean-François Lyotard place sous le titre Des dispositifs pulsionnels, un ensemble de réflexions sur l’art, la littérature et le capitalisme. Au départ, le dispositif apparaît, chez lui, comme une traduction du concept d’appareil psychique freudien, c’est-à-dire un canalisateur/transformateur d’énergie, mais il est rapidement étendu dans tout l’espace social à des échelles très variées [24]. Peut-être inspiré par ces réflexions ou par les reprises rapides qui en sont faites dans les milieux du cinéma [25], Michel Foucault en généralise l’usage à partir de son Histoire de la sexualité. Alors qu’il parlait dans ses précédents travaux d’épistémè comme d’un champ de savoir cohérent qui s’imposait à une certaine époque, il recourt au concept de dispositif afin de proposer des analyses plus circonscrites et surtout moins hégémoniques, plus proches des singularités historiques. Le dispositif est ainsi toujours inscrit dans un rapport de pouvoir, producteur de formes de savoir, mais aussi conditionné par elles. Dans ce circuit entre pouvoir et savoir, l’important réside dans le réseau de relations. Et il met en relief surtout sa fonction stratégique dominante. « C’est ça, le dispositif : des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux [26]. » Sans qu’il le développe jamais, notons que l’échange entre savoir et pouvoir passe justement par une réciprocité supportant/supporté, autrement dit les dispositifs relèvent bien d’une dynamique des supports. C’est à cette théorie des supports que cherche à contribuer l’investigation intermédiale, jusque dans la prise en compte des stratégies qui les mobilisent [27].
44Avant ces avancées savantes, faisons confiance aux « dispositifs esthétiques » pour nous mettre sur de judicieuses pistes. On trouve le terme dans L’Innommable de Samuel Beckett en liaison justement avec le sonore et un principe presque paléontologique d’apparition de la tête humaine comme dispositif d’amplification de l’oreille : « Le bruit. Combien de temps suis-je resté une pure oreille ? Réponse, jusqu’au moment où ça ne pouvait plus durer, étant trop beau, par rapport à la suite. Ces millions de sons divers, toujours les mêmes, revenant sans trêve, il n’en faut pas davantage pour qu’il vous pousse une tête, bouton d’abord, avant d’être énorme, silencieux, puis éteignoir […]. Peu importe le dispositif, du moment que j’arrive à dire, avant de perdre l’ouïe, C’est une voix, et elle me parle. À demander, enhardi, si ce n’est pas la mienne. » Autrement dit, avant même le dispositif optique, voire cérébral, c’est l’oreille qui fonctionne comme dispositif d’écoute. Et c’est du milieu de tous les bruits ambiants qu’une tête comme amplification de l’oreille et une voix comme subjectivité possible apparaissent. Et qu’est-ce alors qu’une telle tête ? « C’est un transformateur, où le bruit se fait rage et épouvante sans le secours de la raison. » La tête donne une forme affective à l’évanescence des bruits ; elle donne un dedans sensible à un dehors sonore ; c’est une plate-forme de conversion, ou pour le dire dans un autre lexique : c’est un médium. Or, un peu plus loin le narrateur dit en hésitant : « c’est peut-être ça que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c’est peut-être ça que je suis, […], je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis au milieu, […] je me sens qui vibre, je suis le tympan, d’un côté c’est le crâne, de l’autre c’est le monde [28] ». Le dispositif de la fenêtre fonctionne en fait comme un tympan [29] : il est ce milieu vibratoire où l’hésitation entre dedans et dehors, tête et monde institue un sentir et un être, caractéristiques d’un vivant. Un dispositif ne consiste donc pas seulement en un réseau d’éléments matériels ou immatériels et en une fonction, c’est un milieu agencé et un milieu qui transforme où « l’œil se fait tirer l’oreille » pour reprendre la burlesque expression de Beckett. Le vent envahissant la musique et le plan de la fenêtre, chez Béla Tarr, puis la lente disparition des bruits disent bien que la fenêtre devient un appareil à métamorphose de milieu ambiant à partir du sonore autant que du visible.
Fenêtre technique : cadrer un paysage (de pensée)
45Pour conclure, récapitulons les opérations que nous avons faites dans le cadre de cette analyse :
1. nous avons dissous l’évidence de la fenêtre comme signe et l’avons considéré comme élément matériel et comme objet d’histoire ;
2. Nous avons exploré ses aspects médiaux reliés à ses fonctions de dispositifs multiples, cadre, rituel et scène ;
3. Nous l’avons inscrite dans l’équation du désir des personnages et du spectateur ;
4. Nous avons interrogé le geste de médiation qui restitue le temps tragique où sont pris les personnages mais où affleure aussi la très sérieuse absurdité du geste consistant à raconter ce qui épuise toute narration ;
5. Nous avons saisi sa possible référence institutionnelle, tantôt pour faire oublier son cadrage et l’idéologie qui la sous-tend dans son mouvement d’impuissante extériorisation, tantôt pour faire du recul vers l’intérieur le spectacle d’un monde vidé de puissance humaine et, pourtant, institué par le cadrage, le traveling et la fenêtre ;
6. Avec cette double dimension du visible et de l’audible, nous avons perçu l’épaisseur de qualités médiatiques à partir desquelles il était possible de faire une histoire des médias ;
7. À partir du dispositif sonore autant qu’optique, nous sommes revenus enfin sur le concept même de dispositif afin d’en évaluer les échos et les modalités ;
8. En travaillant sur un cas singulier, nous l’avons à la fois situé dans une série et en retrait instructif par rapport à cette série. Autrement dit, nous avons résisté à la tentation de faire d’un cas une généralité, sans renoncer à des montées en généralisation historique et théorique.
47« Ouvrir une fenêtre sur … », ainsi pourrait-on définir une approche intermédiale qui se fait mouvement d’une herméneutique particulière visant à révéler les différents cadres et bruits de l’expérience de l’objet. L’approche intermédiale permet surtout de pointer la médialité de l’objet, c’est-à-dire sa participation à une dynamique constitutive d’un milieu donné, par ce qu’on pourrait appeler le traveling arrière de l’analyse. Cette analyse ne recourt donc pas au paradigme usuel de la « fenêtre-contemplation » distanciée, elle fonctionne plutôt comme une plate-forme de conversion mobilisant aussi bien les qualités médiatiques différentes du sonore et du visuel, du vent et des traces, que les cadrages institués et les énergies mobilisées des rituels et des significations.
48Si un média fait tenir un monde dans une relation, la fenêtre instaure alors le regard-écoute comme pouvoir de matérialiser la séparation mais aussi de la conjurer. Le média crée ici, à partir de ce dehors/dedans, de l’intime dans la pure extériorité [30] – et la fenêtre qui ramasse le temps dans les scènes qu’elle ouvre, qui cadre l’espace pour en permettre l’introjection, donne à vivre intimement tout un monde, dans le retrait de la contemplation et de l’attention qu’elle permet. Le média dérobe ce que, pourtant, il produit (un monde) ou promet (une relation) : il disparaît donc sous ses opérations – et telle se présente en effet la fenêtre cadrée de Béla Tarr, point de départ ou d’arrivée des mouvements de caméra comme des personnages, cadre dans le cadre pour mieux souligner sa présence faite de transparence et d’opacité.
49On peut pousser l’analyse jusqu’à l’idée d’une dimension instituante du média : nous avons vu le dispositif fenêtre être impliqué dans une « révolution » culturelle, celle qui marque la nature du regard – et de l’attitude – de l’homme moderne face au monde. Mais nous avons aussi vu, dans le cas de Fenêtre sur cour, la fenêtre œuvrer, par cadrage temporel et spatial, à la visualisation et au déploiement d’une forme sociale et d’une idéologie genrée, l’institution du mariage.
50Dès lors l’approche intermédiale questionne les rôles de nos techniques de visualisation, fait de l’image un terrain de déchiffrement des tensions engendrées par les relations qui constituent les hommes et leurs milieux, éclaire l’action en retour de ce que nous avons à tort tendance à considérer comme de simples « produits » culturels alors qu’ils agissent sur nos modes de pensées, c’est-à-dire nos manières de nous rapporter au monde, de nous y intéresser, de nous y faire « tenir entre ». L’approche intermédiale permet enfin de repasser par des questions constitutives de nos disciplines relatives à la connaissance des processus de production de sens. Elle engage aussi notre confiance envers les arts et les lettres pour construire une intelligence sensible des êtres et des choses. Elle permet enfin de comprendre en profondeur et en détail ce qui, dans les discours et les images, est médiation, et de distinguer les cadres – et effets de cadres – qui supportent et orientent ce qui relève de la pensée et de la perception.
51Au final, l’objet de connaissance que pouvait être une fenêtre, soit dans sa manière de cadrer l’histoire et le monde, soit dans sa manière d’être cadrée pour mieux révéler comment on rend visible des phénomènes et comment on les rend intelligibles, a été repositionné comme un dispositif de vision-écoute. Il ne s’agissait pas de représenter un objet en le faisant miroiter sous les faisceaux lumineux de la connaissance, mais de se mettre à son écoute, y compris visuelle, dans ses multiples détails. Ces détails mis en relation fonctionnent selon la logique d’une « science des terrains [31] ». En ce sens, l’intermédialité s’attache moins à des objets que, à l’instar des anthropologues ou des sociologues, à des terrains, parce que les terrains sont d’emblée des tressages de relations étudiables à partir des difficultés évidentes des inter-relations. Parler d’objet de recherche tend à focaliser l’attention sur une chose qui serait étudiable d’emblée. Un terrain offre l’avantage d’être autant déjà là qu’à construire ; il est lieu de rencontres et cadrage des possibles [32]. Il oblige à vivre au milieu des relations qui s’y établissent pour mieux en faire l’expérience personnelle et tâcher d’en restituer la vie et la complexité. Il est une formidable aire de jeu, quand on l’investit à plusieurs, en duo ou en bande, comme dans le présent numéro.
52En ce sens « n’importe quel objet de recherche est un “bon terrain” s’il porte en soi un problème ou un mécanisme [33] ». Ce n’est pas l’objet qui alimente la curiosité d’un chercheur, mais le problème qui fait le terrain. On échappe ainsi au simple face à face d’un sujet et d’un objet avec ses structures d’aliénation ; on devient attentif aux multiples prises réciproques, aux résonances et aux échos d’univers distincts et arbitrairement rapprochés, puisque le terrain n’est circonscrit que par les rencontres qu’on y fait. « Le travail de terrain dépend de bout en bout de la capacité de l’enquêteur […] à s’installer dans un entre-deux d’où un processus de traduction réciproque entre mondes s’avère possible [34]. » Le terrain ne constitue donc pas un objet de savoir sous le regard maîtrisant d’un sujet, mais la possible rencontre de deux mondes où l’enquêteur sert d’intermédiaire, de truchement, en rendant sensible aux problèmes qu’il pose ou aux machines qu’il met en mouvement. Focaliser sur un terrain c’est aussi en vivre les multiples expériences opérant à des niveaux hétérogènes, des individus aux statuts sociaux bien définis jusqu’à l’atmosphère qui naît de leurs gestes ou des habitations qu’ils ont édifiées, des institutions qui les légitiment jusqu’aux appareillages techniques qu’ils utilisent.
Bibliographie
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- Méchoulan Éric, « Intermédialité, ou comment penser les transmissions », Actes du colloque « Intermédialité et dispositifs de création », 2016. En ligne : https://www.fabula.org/colloques/document4278.php
- Mendras Henri, Oberti Marco, Le Sociologue et son terrain. Trente recherches exemplaires, Paris, Armand Colin, 2000, p. 11.
- Nietzsche Friedrich, Par-delà le bien et le mal. Jenseits von Gut und Böse, trad. et préf. Geneviève Bianquis, Paris, Aubier Montaigne, 1978.
- Rancière Jacques, Béla Tarr. Le temps d’après, Paris, Capricci, 2011.
- Ribouillault Denis, « “Paesaggio dipinto, Paesaggio reale” : notes sur une fenêtre de la Villa d’Este à Tivoli », in Gianni Venturi et Francesco Ceccarelli (dir.), Delizie in villa : il giardino rinascimentale e i suoi committenti, Florence, Leo S. Olschki Editore, coll. « Ferrara paesaggio estense », 2008.
- Schaeffer Pierre, Machines à communiquer, vol. II, Paris, Seuil, 1972.
- Sierek Karl, Images oiseaux. Aby Warburg et la théorie des médias, Paris, Klincksieck, 2009.
- Stengers Isabelle, L’Invention des sciences modernes, Paris, La Découverte, 1993.
- Stoichita Victor I., L’Effet Sherlock Holmes. Variations du regard de Manet à Hitchcock, Paris, Hazan, 2015.
- Teyssot Georges, « Fenêtres et écrans : entre intimité et extimité », Appareil. En ligne : http://appareil.revues.org/1005.
- Thomas Benjamin, L’Attrait du vent, Crisnée, Éditions Yellow Now, 2016.
- Villeneuve Johanne, « Intermédialité, cinéma, musique : la symphonie-histoire d’Alfred Schnittke », Intermédialités, no 2, 2003, p. 55-72.
- Wacjman Gérard, Fenêtre : Chroniques du regard et de l’intime, Lagrasse, Éditions Verdier, 2004.
Mots-clés éditeurs : audible, Béla Tarr, intermédialité, Le cheval de Turin, visible, dispositif, médialité, fenêtre
Mise en ligne 04/10/2021
https://doi.org/10.3917/comla1.208.0227Notes
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[1]
Gérard Wacjman, Fenêtre : chroniques du regard et de l’intime, Lagrasse, Éditions Verdier, 2004. Ce beau livre montre que la fenêtre, comme dispositif optique qui fait de l’homme un « animal-à-fenêtre », est la condition de tout tableau. En affirmant que « la fenêtre est ce qui rend le visible possible » (p. 86), Wacjman en fait un médium qui préexiste au médium de la peinture.
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[2]
Sur la fenêtre, on trouve nombre de travaux en histoire de l’art. Par exemple, Victor I. Stoichita, L’effet Sherlock Holmes. Variations du regard de Manet à Hitchcock, Paris, Hazan, 2015. Du côté littéraire, on peut s’intéresser à l’imaginaire du discours, comme le fait Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace (Paris, Puf, 2020 [1957]) où il oppose les figures de la porte (du seuil) et de la fenêtre.
-
[3]
Thomas Elsaesser et Malte Hagener, Le cinéma et les sens, Rennes, PUR, 2011.
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[4]
Jacques Rancière, Béla Tarr. Le temps d’après, Paris, Capricci, 2011, p. 32.
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[5]
Anne Friedberg, The Virtual Window. From Alberti to Microsoft, Cambridge, MIT Press, 2006.
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[6]
Denis Ribouillault, « “Paesaggio dipinto, Paesaggio reale” : notes sur une fenêtre de la Villa d’Este à Tivoli », in Gianni Venturi et Francesco Ceccarelli (dir.), Delizie in villa : il giardino rinascimentale e i suoi committenti, Florence, Leo S. Olschki Editore, coll. « Ferrara paesaggio estense », 2008, p. 285.
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[7]
Ainsi que le suggère aussi le texte religieux que la fille lit avec application : « le matin deviendra la nuit et la nuit sera à la fin ».
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[8]
On pourrait même supposer que cette dimension inhabituelle participe de cet effet de déréalisation que produit le film : sait-on en effet exactement où l’on est ? Dans le creux d’un petit val hongrois – lieu profilmique – ou dans la campagne italienne turinoise – lieu diégétique ? À une époque indifférente – parce qu’abritant une forme de vie archaïque qui traverse les temps – ou à la fin du xixe siècle – et plus précisément quelques jours après le 3 janvier 1889, date à laquelle Nietzsche se serait jeté au cou d’un cheval battu par son cocher ? Ou encore cette apocalypse constitue-t‑elle une allégorie de la fin d’un monde : celui des pays communistes d’Europe de l’Est dans les années 1990 ?
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[9]
Gérard Wacjman, op. cit., p. 189.
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[10]
Michael Houseman, Le Rouge est le noir. Essais sur le rituel, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2012, p. 191-192.
-
[11]
Voir Gérard Wacjman, op. cit., chap. 14 : « naissance de l’intime ».
-
[12]
Benjamin Thomas, L’Attrait du vent, Crisnée, Éditions Yellow Now, 2016, p. 104.
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[13]
Jacques Rancière, op. cit., p. 86.
-
[14]
Il souligne l’avilissement des nobles et des excellents et la ruine de la ville emportée par le vent en un long discours aux tonalités nietzschéennes rappelant tel passage de Par-delà le bien et le mal : « L’âme basse et grossière est mieux armée que la grande âme pour supporter les blessures et les pertes de toute sorte. » (Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal. Jenseits von Gut und Böse, trad. et préf. Geneviève Bianquis, Paris, Aubier Montaigne, 1978, p. 388-389. Traduction modifiée.)
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[15]
Sur cette possible métaphysique du vent qui est « l’entrée en présence de l’air », et la respiration qu’il engage, voir Luce Irigaray, L’Oubli de l’air chez Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1983. L’air implique en effet une réflexion sur le milieu et les médiations : « L’air serait l’archi-médiation : du logos, du penser, du monde – physique ou psychique. La substance de la copule qui permettrait le rassemblement et l’agencement du tout dans le vivre et l’être de l’homme, et son habiter dans l’espace en tant que mortel. Mais cette archie ne serait jamais constituable en origine du fait de ses qualités de médium et de sa permanente nécessité pour la subsistance immédiate de l’homme », p. 18.
-
[16]
Karl Sierek, Image-oiseaux. Aby Warburg et la théorie des médias, Paris, Klincksieck, 2009, p. 155.
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[17]
Ibid., p. 144.
-
[18]
Benjamin Thomas, op. cit., p. 13.
-
[19]
Johanne Villeneuve, « Intermédialité, cinéma, musique : la symphonie-histoire d’Alfred Schnittke », Intermédialités, no 2, 2003, p. 61.
-
[20]
Johanne Villeneuve, ibid., p. 72.
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[21]
Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux. Essais interdisciplinaires, Paris, Seuil, 1966, p. 51.
-
[22]
André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole. II. La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965, p. 36 et p. 135.
-
[23]
Pierre Schaeffer, Machines à communiquer, vol. II, Paris, Seuil, 1972, p. 158-159.
-
[24]
Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, Paris, Galilée, 1992 [1973], p. 119-120.
-
[25]
Voir Jean-Louis Baudry, « Le dispositif : approche métapsychologique de l’impression de réalité », Communications, no 23, 1975, repris dans L’Effet cinéma, Paris, Albatros, 1978.
-
[26]
Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », Ornicar, juillet 1977, repris dans Dits et écrits, III, Paris, Gallimard, p. 299-300.
-
[27]
Voir Éric Méchoulan, « Intermédialité, ou comment penser les transmissions », Actes du colloque « Intermédialité et dispositifs de création », 2016. En ligne : https://www.fabula.org/colloques/document4278.php
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[28]
Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Minuit, 1998 [1953], p. 112, p. 115 et p. 160.
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[29]
Sur les opérations possibles du tympan, voir les pistes suggérées par Jacques Derrida dans son texte « Tympaniser – la philosophie » qui sert d’ouverture à Marges – de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. I-XXV.
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[30]
Georges Teyssot, « Fenêtres et écrans : entre intimité et extimité », Appareil. En ligne : http://appareil.revues.org/1005 (consulté le 08 mars 2016).
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[31]
« Les instruments du naturaliste ou du scientifique de terrain, lui donnent la possibilité de rassembler des indices qui le guideront dans la tentative de reconstituer une situation concrète, d’identifier des relations, non de représenter un phénomène. […] Aucun terrain ne vaut pour tous, aucun ne peut autoriser de “faits” au sens expérimental du terme. […] Les scientifiques ici ne sont pas juges mais enquêteurs », Isabelle Stengers, L’Invention des sciences modernes, Paris, La Découverte, 1993, p. 159.
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[32]
Voir Vincent Crapanzano, « “At the heart of the discipline”: Critical reflections on Fieldwork », in James Davies et Dimitrina Spencer (dir.), Emotions in the Field: The Psychology and Anthropology of Fieldwork Experience, Stanford, Stanford University Press, 2010, p. 55-78.
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[33]
Henri Mendras, Marco Oberti, Le Sociologue et son terrain. Trente recherches exemplaires, Paris, Armand Colin, 2000, p. 11.
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[34]
Daniel Céfaï, « Postface », L’Enquête de terrain, Textes réunis, introduits et commentés par Daniel Céfaï, Paris, La Découverte, 2003, p. 517.