Notes
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[1]
Jerónimo Arellano, « Comparative Media Studies in Latin America », Revista de Estudios Hispánicos, no 50, 2016, p. 284-285. Sauf indication contraire, toutes les traductions sont de l’auteur.
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[2]
Antonio Cornejo Polar, Escribir en el aire: ensayo sobre la heterogeneidad socio-cultural en las literaturas andinas, Lima, Editorial Horizonte, 1994 ; sur le rôle des médias en contexte colonial, voir aussi Mignolo, Walter and Elizabeth Hill Boone, Writing Without Words. Alternative Literacies in Mesoamerica and the Andes, Durham, NC, Duke University Press, 1994 ; Matthew Cohen and Jeffrey Glover, Colonial Mediascapes: Sensory Worlds of the Early Americas, Lincoln – Londres, University of Nebraska Press, 2014.
-
[3]
Katherine Hayles et Jessica Pressman, Comparative Textual Media: Transforming the Humanities in the Postprint Era, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2013, p. x. Hayles explore comment la recursivité (ou « recursion »), terme emprunté à la cybernétique, peut s’appliquer à l’analyse littéraraire dans : My Mother Was a Computer, Chicago, Chicago University Press, 2005 ; Writing Machines, Cambridge – Londres, MIT Press, 2002 ; et How We Became Posthuman: Virtual Bodies in Cybernetics, Literature and Informatics, Chicago, University of Chicago Press, 1999. Pour une autre tentative de jumeler l’analyse littéraire à la théorie cybernétique, y compris la recursivité, voir Hans Ulrich Gumbrecht, « Rhythm and Meaning », in Hans Ulrich Gumbrecht and K. Ludwig Pfeiffer (dir.), Materialities of Communication, Stanford, CA, Stanford University Press, 1994, p. 170-182.
-
[4]
Voir par exemple Bernhard Dionysis Geoghagen, « After Kittler: On the Cultural Techniques of Recent German Media Theory », Theory, Culture and Society, no 30, 2013, p. 66-82 : « The study of recursive processes constitutes the topological core of research on cultural techniques » (p. 69) ; et Thomas Macho, « Second-Order Animals: Cultural Techniques of Identity and Identification », Theory, Culture and Society, no 30, 2013, p. 30-47 : « Cultural techniques differ from all other techniques through their potential self-reflexivity, a pragmatics of recursion » (p. 31).
-
[5]
Geoffrey Winthrop Young, « Material World: an Interview With Bernhard Siegert », Artforum, Summer 2015. En ligne : https://www.artforum.com/print/201506/material-world-an-interview-with-bernhard-siegert-52281 (consulté le 19 août 2020).
-
[6]
Cornelia Vismann, « Cultural Techniques and Sovereignty », Theory, Culture and Society, no 30, 2013, p. 84.
-
[7]
Berhard Siegert, Cultural Techniques: Grids, Filters, Doors and Other Articulations of the Real, New York, Fordham University Press, 2015.
-
[8]
Berhard Siegert, « The map is the territory », Radical Philosophy, no 169, 2011, p. 15.
-
[9]
Voir par exemple Walter Mignolo, The Darker Side of Western Modernity. Global Futures, Decolonial Options, Durham, NC, Duke University Press, 2011, p. 181-209.
-
[10]
Sur les questions d’historicité, voir par exemple Mary Ann Doane, « The Indexical and the Concept of Medium Specificity », Differences, no 1, 2007, p. 128-152.
-
[11]
Pour une étude de l’archive dans Terre solitaire, voir Irene Depetris Chauvin, « Mirar, escuchar, tocar. Políticas y poéticas de archivo en Tierra sola (2017) de Tiziana Panizza », 452°F, no 18, 2018, p. 106-129.
-
[12]
Fatimah Rony, The Third Eye. Race, Cinema and Ethnographic Spectacle, Durham, NC, Duke University Press, 2001, p. 111.
-
[13]
Panizza prend la citation de Jay Ruby, « Ethnography as Trompe l’œil: Film and Anthropology », in Jay Ruby (dir.), A Crack in the Mirror: Reflexive Perspectives in Anthropology, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1982, p. 125.
-
[14]
Michael Taussig, Mimesis and Alterity. A Particular History of the Senses, New York, Routledge, 1993, p. 208.
-
[15]
Vismann, op. cit., p. 87.
-
[16]
Panizza tire la citation de Trinh T. Minh-Ha, « Reassemblage », in Stefan St. Laurent, Tam-Ca Vo-Van (dir.), Ethnographie Expérimentale en Art Contemporain, Ottawa, SAW Gallery ; Toronto, YYZ Books, 2006, p. 127.
-
[17]
Johannes Fabian, Time and the Other. How Anthropology Makes its Object, New York, Columbia University Press, 1983.
-
[18]
Elizabeth Edwards, « Salvaging Our Past: Photography and Survival », in Christopher Morton and Elizabeth Edwards (dir.), Photography, Anthropology and History. Expanding the Frame, Londres, Routledge, 2016, p. 83. Voir aussi Roland Barthes, La chambre claire, Paris, Gallimard, 1980, p. 120.
-
[19]
Fabian, op. cit., p. 153.
-
[20]
Panizza explique l’importance du film-essai dans des entrevues avec Iván Pinto Veas, « Documental », La Fuga, no 4, 2007 ; voir aussi Valeria de los Ríos, « Tierra en movimiento (2014) de Tiziana Panizza. Materialidad, memoria y supervivencia », Catedral tomada. Revista de Crítica Latinoamericana, no 9, 2017, p. 45-66 ; Depetris Chauvin, op. cit. ; et une entrevue de Panizza lors d’un festival à Toulouse : en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=bEFu8JlnHxk.
-
[21]
Tiziana Panizza, « Joris Ivens: Valparaíso entre la poesía y la crítica », Bifurcaciones. Revista de estudios culturales urbanos, no 11, 2012, p. 4.
-
[22]
Ibid., p. 1.
-
[23]
Ibid. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=bEFu8JlnHxk
-
[24]
Ibid. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=bEFu8JlnHxk
-
[25]
Minh-Ha, op. cit., p. 126.
-
[26]
Titre du film ; pris par l’expédition d’Henri Lavachery et André Métraux, le moai est acquis par le Musée royal d’Art et d’Histoire de Bruxelles en 1935.
-
[27]
Paul Zumthor, « Oralité », Intermédialités, no 12, 2008, p. 171. Je reprends ici les arguments de Zumthor.
-
[28]
Depetris Chauvin, op. cit., p. 121-122.
1L’une des séquences d’ouverture de Terre solitaire de Tiziana Panizza (Tierra sola, Chili, 2017) montre l’île de Pâques vue d’en haut. À partir d’extraits de films produits dans cinq pays différents, le montage alterne entre des plans de l’île pris à partir de fenêtres d’avion et d’images qui la situent sur des cartes de l’hémisphère sud pendant que, à juste titre, la narration en style « voix de Dieu » répète des phrases similaires, voire identiques, venant souligner son éloignement du continent et des autres îles du Pacifique. Ce bref montage propose une histoire abrégée de la manière dont l’Occident a inscrit sa propre supériorité technique – la raison cartographique, l’ingénierie moderne – dans les images de ses territoires coloniaux.
2Un nombre croissant de films latino-américains, dont Terre solitaire, nous invite à questionner la manière dont les médias ont été historiquement liés à l’espace géographique. Les théories contemporaines des médias, dont la plupart sont produites dans et pour des régions du monde à haut niveau de développement technologique, n’ont pas suffisamment pris en compte le rôle profondément historique des médias dans la production de différences géographiques et culturelles. Pour reprendre les termes de Jerónimo Arellano, ces théories ont tendance à négliger « les origines coloniales de la dynamique spatio-temporelle établie entre diverses formes et plates-formes médiatiques dans le monde moderne et contemporain [1] ». Et pourtant, ces différences ont été exhibées, représentées à travers différents médias depuis que l’écriture occidentale s’est confrontée pour la première fois aux traditions orales autochtones. Le geste légendaire d’Atahualpa, qui a placé le breviario du Père Valverde à son oreille et, en n’entendant pas la voix divine qu’il était censé contenir, l’a jeté à terre, a rapidement été relaté dans les chroniques de l’époque et est réapparu par la suite dans des danses rituelles, des wankas et d’autres formes de représentations théâtrales en espagnol et en quechua [2], ainsi que sur des gravures sur bois produites des deux côtés de l’Atlantique. D’autres instances similaires, où les engins propres à des technologies d’inscription sont représentés par le même ou d’autres médias, resurgissent tout au long de l’histoire des rencontres dans les Amériques. La fascination des ethnographes pour les réactions des peuples autochtones à leurs caméras et phonographes, instruments devenus à la fois protagonistes du théâtre de la rencontre et agents de la démarcation des empiétements spatiaux et des disjonctions temporelles, nous fournit maints exemples de la manière dont les médias affichent leurs propres dispositifs lorsqu’ils représentent un nouveau partage des lieux.
3Ces exemples signalent un processus intermédial de récursivité par lequel un média représente des instruments matériels de la communication comme protagonistes de rencontres réorganisant un territoire. Dans certains cas, les médias et l’instrument peuvent converger, comme lorsque des crónicas imprimés racontent l’histoire du breviario ou des films ethnographiques montrent la caméra sur le terrain. Dans d’autres cas, un support peut présenter les instruments d’un autre, comme lorsqu’un film documentaire capture des éléments matériels de la culture orale ou de l’imprimé. Nous disons que le processus est récursif quand la signification de l’instrument représenté s’articule au médium qui le met au centre de la mise en scène de la rencontre. Si, dans l’exemple d’Atahualpa, le livre est une icône d’une culture lettrée qui s’impose à une tradition orale, les significations de l’icône différeront selon que cette dernière émerge dans un texte écrit qui se trouve entre les mains d’un lecteur en Europe ou dans une interprétation théâtrale orale devant un public autochtone au cœur des Andes. De plus, la récupération d’une icône par un média peut altérer, voire contester, les significations qu’elle a tirées d’un autre, car des technologies distinctes le mettent en dialogue avec le legs changeant – à la fois épistémologique et politique – de l’histoire coloniale. Plutôt que d’examiner comment un médium peut réfléchir sur ses propres dispositifs, en attirant l’attention sur sa propre structure formelle, une focalisation sur les processus récursifs analyse plutôt comment l’instrument représenté – qu’il s’agisse d’une « icône » ou d’un autre contenu sémiotique – s’engage avec le média qui le projette et comment les technologies médiatiques embraient avec un large éventail de forces culturelles.
4Par des mises en scènes récursives, les médias implantent les paramètres spatiaux du champ dans lequel apparaissent leurs dispositifs matériels. En nous concentrant sur Terre solitaire, nous proposons d’analyser le double rôle de la technologie des médias dans le marquage des frontières et des limites spatiales. Cette focalisation sur les médias prend comme point de départ « les boucles de rétroaction récursives entre la forme et le contenu », ce qui nous permettra d’analyser, comme l’affirment Katherine Hayles et Jessica Pressman en référence aux médias textuels, à la fois les spécificités des technologies médiatiques et les « écologies culturelles qu’elles soutiennent, permettent et éclairent [3] ». Avec cette démarche, proche de celle des théories des « techniques culturelles », nous cherchons à passer de l’auto-référence à une compréhension de la manière dont les signes et les pratiques articulent les différences au sein et entre les cultures [4].
5En dialogue avec d’autres disciplines, dont l’ethnographie, l’anthropologie et l’histoire du droit, cette approche a souvent orienté son intérêt pour « la production de différences [5] » vers des techniques culturelles qui définissent et délimitent l’espace : une charrue qui trace une ligne, marquant un territoire et créant un propriétaire légal [6] ; des portes qui opèrent des séparations réelles et symboliques entre l’extérieur et l’intérieur ; des alcôves et des espaces de niche dans des tableaux en trompe-l’œil ; les frontières entre la terre et la mer, les voyages entre l’Espagne et les Amériques [7]. L’étude des techniques culturelles cherche à comprendre ce que ces « productions de différences » peuvent faire, davantage que ce qu’elles pourraient représenter. L’approche de Bernhard Siegert à la cartographie, par exemple, ne porte pas tant sur la carte comme dénotation plus ou moins biaisée d’un territoire donné ; ce dernier étudie plutôt les cartes comme des espaces de représentation émergeant de techniques culturelles qui constituent des sujets et produisent le « territoire comme réalité politique [8] ». Pour Siegert, les marques et les signes sur la carte font référence à un conflit d’ordres épistémiques distincts, dont chacun produit des sujets et des territoires différents.
6Dans le premier exemple tiré du film Panizza, le montage d’extraits montrant l’île de Pâques « d’en haut », les représentations superposées de l’espace signalent l’influence de différentes techniques. C’est d’abord par les projections de Mercator qui, apparaissant dans les films ethnographiques recyclés par la cinéaste, offrent un ancrage iconique aux expéditions itinérantes qui documentent leur propre déplacement. Ces mêmes extraits filmiques, dont beaucoup répondent à la mission de l’ethnographie de sauver les artefacts de cultures supposées être en voie de disparition, sont ensuite à leur tour récupérés par un documentaire, Terre solitaire, qui mettra en contraste la fragilité des formats audiovisuels obsolètes avec la vitalité de la culture orale des Rapa Nui. Les cartes de l’île de Pâques la situent dans un ordre épistémique qui produit des sujets mobiles dont le regard transcende le territoire colonial, et qui exclut les insulaires et leurs cultures de l’avancée de l’histoire [9]. À travers cette séquence, Terre solitaire montre comment la carte et d’autres techniques culturelles produisent le territoire et renvoie les repères et les signes à une logique spatiale distincte. Comme le suggère ce premier exemple, de multiples boucles de rétroaction entre le contenu et la forme s’ouvrent sur des circuits différents, dont chacun s’allie avec différentes forces culturelles et sociales pour instancier des cadrages distincts de l’espace local ou territorial.
7Prenant Terre solitaire comme étude de cas, les pages qui suivent étudient comment le dialogue récursif des images d’archives avec les images tournées par Panizza fait écho et répond aux pratiques matérielles et technologiques qui ont historiquement articulé les distinctions entre les cultures afin de produire des espaces différents. Notre analyse cinématographique se concentre d’abord sur les éléments de la composition du film : le cadrage des images et leur contenu sémiotique, le montage de ces images avec la bande sonore, la combinaison d’images d’archives et de nouvelles séquences tournées par Panizza. Au-delà du contenu, nous nous concentrons également sur les supports matériels, dont les traces sont perceptibles dans la qualité des images : les rayures et autres marques d’usure sur les clips celluloïd qui rendent évidente l’historicité des images d’archive, ou le grain des images Super 8 nouvellement filmées de Panizza. Nous discutons également des implications de l’utilisation de différentes technologies : l’utilisation du Super 8 pour certaines interviews dissocie délibérément les images et le son ; les formats analogiques ou numériques évoquent des historicités distinctes, et donnent un statut différent à l’indexicalité, trait de l’image mécanique souvent utilisé pour définir sa spécificité, et que les algorithmes numériques semblent avoir éclipsée [10].
8La partie suivante de ce texte examine la critique de Panizza du cinéma ethnographique, présentée à travers une série de séquences de montage structurées avec d’anciens extraits et des images trouvées (found footage) ainsi que par des énoncés écrits, en surimpression, offrant des définitions de ce genre cinématographique. Spécifions que notre lecture se concentre sur les techniques qui produisent l’espace de l’île de Pâques davantage que sur la fonction mémorielle de l’archive elle-même [11]. La partie finale esquisse la géographie alternative de Terre solitaire, qui est rendue à travers la vision subjective de la cinéaste sur le paysage, ainsi que par les enregistrements de témoignages des Rapa Nui aînés et d’autres éléments de la culture orale de l’île. Dans cette partie, nous analysons comment ces images s’engagent de manière récursive avec l’héritage de l’archive pour produire un territoire distinct. Si nous avons choisi ce documentaire de Panizza comme étude de cas, c’est parce qu’il est exemplaire d’un corpus de films latino-américains qui, par des boucles récursives, nous invite à réfléchir à l’influence historique des médias dans le partage de l’espace géographique.
Pour une critique du cinéma ethnographique
9À partir d’extraits de trente-deux films différents, Terre solitaire démontre l’uniformité des présentations discursives et visuelles de l’île de Pâques. Comme l’illustre la séquence initiale montrant l’île vue d’en haut, un grand nombre de films reprennent les mêmes propos sur Rapa Nui et l’ancienne civilisation de l’île, et répètent les mêmes images – comme des clichés ou des cartes postales – de ses célèbres statues, les moais. En rassemblant des extraits de ces films, Panizza cherche à montrer comment ceux-ci produisent collectivement le territoire. Avec ces séquences, elle propose une critique du film ethnographique qui, pour Fatimah Rony, est « avant tout un cinéma du corps : l’accent est mis sur l’anatomie et les gestes de l’indigène, et sur le corps de la terre qu’il habite [12] » (111). Dans Terre solitaire, une série de séquences expose un certain nombre de techniques du genre : la documentation du processus d’enregistrement, avec une mise en scène de la caméra sur le terrain ; les modèles visuels répétés dans le cadrage du paysage ; la disjonction temporelle qu’implique la volonté de sauver les vestiges de cultures indigènes perçues comme étant en voie de disparition. Avant de nous pencher sur chacune de ces procédures, voyons succinctement comment se structure le film.
10Terre solitaire tisse ensemble trois fils narratifs. Dans le premier, Panizza étudie comment des films d’archives et des images trouvées produites dans plusieurs pays différents du milieu des années 1930 au début des années 1970 et sur plusieurs formats – y compris le Super 8, le 16mm et la vidéo analogique – ont représenté l’île de Pâques. La plupart des films documentent des expéditions ethnographiques et archéologiques, tandis que d’autres ont été réalisés pour commémorer l’appropriation de l’île par le Chili en 1888, ou pour enregistrer des visites familiales personnelles dans la région. En compilant de multiples séquences qui offrent une critique de la façon dont ces images ont fixé cette terre et ses habitants, Panizza cherche « non pas de la mémoire, mais des motifs, l’élan qui tient la caméra ». En contrepoint, un deuxième fil narratif présente les histoires orales des Rapa Nui aînés qui se souviennent de la façon dont ils ont été confinés dans leur village lorsque le Chili a loué l’île au grand complet à une société anglaise d’élevage de moutons, et comment, sous l’interdiction de quitter l’île, certains d’entre eux se sont échappés sur des radeaux précaires ou comme passagers clandestins sur des navires commerciaux. Panizza filme les aînés en Super 8, montant la bande-son de leurs témoignages avec des images d’archives révélant des parties de l’île qui leur étaient inaccessibles pendant cette période. Comme l’explique l’un des aînés : « beaucoup de gens sont morts sans voir le reste de l’île, qui ressemblait à une sorte de prison ». Enfin, le troisième fil narratif comprend des séquences documentaires qui tournent autour de la seule prison existante de l’île. Tournées en HD dans le style du cinéma direct, sans voix off ni commentaire sur l’histoire personnelle des détenus, ces images proposent une série de tableaux de la vie carcérale au présent : détenus pressant leurs corps contre les clôtures pour parler avec les amis et la famille, gardiens et détenus profitant d’un match de football, touristes accédant à la prison pour acheter de l’artisanat.
11Pris ensemble, les trois fils narratifs suggèrent que les images d’archives doivent être lues comme une autre forme de confinement. Panizza évoque ce parallèle dans un titre vers la fin du film : « Dans les vieux films tournés ici, il y a plus de moais que de personnes. Comme si les gens avaient disparu, comme si l’évasion était possible ». Cette association implicite du paysage monumental filmé sans relâche à l’enfermement des corps des Rapa Nui découle de la critique du cinéma ethnographique – un cinéma centré sur les corps et le territoire – que Panizza développe explicitement tout au long de Terre solitaire. À partir de textes projetés sur des écrans noirs ou superposés à des images, Panizza présente des citations d’anthropologues dont les définitions du genre questionnent l’objectivité des archives ethnographiques. Dans l’une d’entre elles, citée au générique du film, l’anthropologue visuel Jay Ruby présente la perspective réflexive qui a surgi avec l’auto-examen de l’anthropologie dans les années quatre-vingt : « Cinéma ethnographique : la croyance que le film peut être un enregistrement non médiatisé du monde réel se fonde sur l’idée que les caméras, pas les gens, prennent des photos, et la notion empiriste naïve que le monde est tel qu’il semble être [13]. » Dans ce questionnement, la caméra est une métonymie de l’objectivité de la Science dans son ensemble.
12Icône de la connaissance empirique, la caméra a figuré en bonne place dans les images des expéditions sur l’île de Pâques. Les premières images de Terre solitaire montrent un homme accroupi devant un moai alors qu’il filme la statue, une séquence tirée d’un film trouvé (found footage) que Panizza utilise une seconde fois vers la fin de son documentaire afin de souligner la récurrence de la mise en scène des instruments techniques des médias. Les ethnographes ont longtemps documenté l’impact de leurs machines d’enregistrement sur le terrain, plaçant des caméras ou des phonographes au centre des récits de rencontre que Michael Taussig décrit comme des « rituels frontaliers de la suprématie technologique [14] ». Une séquence clé de Terre solitaire met l’accent sur ces processus récursifs avec un montage d’extraits tirés de plusieurs films. La séquence commence par un écran noir et la voix de l’opérateur-son qui note qu’il enregistre dans la « Cueva de los plátanos » (Grotte des bananes plantains). Le bruit de la bande-son, qui se compose de gouttes d’eau résonnant dans la grotte, s’entend en continu alors que le montage visuel alterne entre des extraits montrant des Occidentaux filmant ou prenant des photos munis de différents appareils – Super 8, 16mm et Polaroids – et des extraits des Rapa Nui posant devant les caméras, parfois avec les moais et parfois avec des étrangers, ou en regardant directement dans l’objectif. Au moment de projeter en surimpression les citations textuelles de Ruby, des arrêts sur image figent les corps des Rapa Nui.
13La séquence d’ethnographes documentant leurs propres appareils d’enregistrement illustre bien la façon dont la récursivité aménage une série de différences spatiales : en plus de situer les caméras dans le paysage distinctif avec les moais, ces images montrent également comment les appareils agencent les Rapa Nui et les corps européens dans l’espace physique délimité par le champ visuel du cadre. Alors que les caméras sont représentées comme des icônes de mobilité – apparaissant dans et montrant des lieux divers, perchées sur des épaules ou des trépieds – les corps dans le cadre sont fixes, posés devant l’objectif, aussi immobiles que les statues plantées dans la terre. Les arrêts sur image soulignent la façon dont les appareils contraignent les corps des Rapa Nui. La bande sonore de gouttes d’eau résonnant dans la grotte évoque l’allégorie de Platon, une autre description de corps retenus captifs par des images simulées. Si la séquence dans son ensemble cherche à confirmer la citation textuelle de Ruby, niant que le film puisse montrer un enregistrement non médiatisé du monde réel ou que des caméras, et non des personnes, prennent des photos, elle démontre néanmoins que la caméra embraye avec une logique spatiale qui organise les corps dans des endroits désignés avant même que l’image soit prise. Cela montre bien comment les médias « fournissent leurs propres règles d’exécution [15] », selon la formulation de Cornelia Vismann, afin d’encadrer l’agentivité des individus qui prétendent les contrôler. Si nous lisons la séquence de manière récursive, c’est parce qu’elle montre comment le dispositif médiatisant la rencontre s’engage avec une écologie culturelle et épistémique qui distribue différemment dans l’espace corps filmant et corps filmés. En tant que performances de la puissance coloniale, ces moments autoréférentiels montrent et participent à la fois à des rituels frontaliers de la suprématie technologique occidentale.
14Avec un autre montage, centré sur les moais, Terre solitaire montre que les « modèles » du film ethnographique affectent autant la forme que le contenu. Peut-être encore plus frappante que la narration en voix off, qui utilise des tropes similaires pour décrire les statues, est la répétition presque exacte des angles de caméra et des cadrages utilisés pour composer l’image. Des positionnements presque identiques devant les moais produisent des images répétitives, telles des cartes postales, comme si les caméras étaient soudainement fixées aussi solidement à la terre que les sculptures qu’elles enregistrent. Cette répétition rend visibles les différences subtiles entre les films, y compris les différents formats utilisés sur trente-cinq ans. Les supports matériels distincts – la pellicule, avec ses rayures et égratignures, les lignes horizontales de la vidéo analogique – fournissent un indice historique d’une perspective visuelle cimentée, d’un regard fixé imposant un ordre au paysage. L’enchainement des supports distincts fournit aussi une forme de mobilité historique : alors que les anciens moais semblent à jamais fixés sur la terre, le changement constant des technologies d’enregistrement, visible dans les traces matérielles, montre une historicité différente, toujours nouvelle, toujours contemporaine.
15Les différents supports matériels, signe de renouvellement technologique constant, contrastent fortement avec les statues muettes. De différentes manières, les deux montages – les caméras sur le terrain et les cadrages répétés des moais – révèlent combien les films tournés sur l’île produisent une temporalité différenciée. La recherche de la documentation photographique ne peut être dissociée de la rhétorique d’une ethnographie de « sauvetage » ou de la « survie », et de la disparition présumée des cultures autochtones exposées aux forces du progrès et de la modernité. Panizza se réfère explicitement à ce projet avec une citation de Trinh T. Minh Ha : « Les ethnographes manipulent la caméra comme ils gèrent les mots : récupérés, collectionnés, préservés [16] ».
16Cette récupération est doublée par l’appareil d’enregistrement : d’une part, sa mise en scène en fait une icône de ce que Johannes Fabian appelle le « déni de co-temporalité [17] » par lequel les représentations ethnographiques relèguent les autres à un passé indéfini ; de l’autre, sa technologie analogique inscrit le passé dans les images qu’elle produit. La photographie a été employée dans des projets de sauvetage pour « son insistance indicielle et sa projection spatiale et temporelle, qui présentaient le passé dans le présent [18] ». La mise en scène récursive vient désarticuler cette temporalité. La première caméra, celle employée par l’ethnographe pour capter le territoire et ses habitants, produit des images dont la qualité analogique converge avec le projet de sauvetage, conservant un passé – à la fois indexical et culturel – qui sera éventuellement ramené dans le présent du spectateur. Cependant, la seconde caméra, celle qui capte l’ethnographe en train de filmer les autres, enregistre des indices qui marquent le projet de sauvetage lui-même comme étant passé, au moment où ce même projet cherche à se différencier d’une autre culture en la reléguant à un passé lointain. Dans ce dédoublement, le passé indexical diverge du passé culturel. La seconde caméra enregistre comment la première produit une trace indexicale qui, lors de la projection, se cristallisera tardivement en une icône de différence temporelle. L’image de la caméra sur le terrain actualise à la fois qu’elle enregistre le processus de récupération pour la postérité, produisant ainsi des « différences » : la mobilité et l’immobilité, la modernité et la stagnation, la récupération et la perte.
17Dans Terre solitaire, un premier extrait saisit la temporalité nostalgique que souligne le paradigme du sauvetage : un Norvégien note que la population locale a adopté les styles vestimentaires et religieux occidentaux, et se lamente d’arriver sur l’île « 100 ans trop tard ». Un autre extrait, tiré d’un documentaire chilien, assigne également le territoire et ses habitants au passé, aux « jardins culturels [19] » allochroniques. La voix off de ce même documentaire, que Panizza monte avec ses propres images HD, raconte ce qui suit :
Les hommes, selon la tradition ancestrale, se consacrent au travail du bois et de la pierre. C’est comme si, en reproduisant les œuvres léguées par leurs ancêtres, de génération en génération, ils s’accrochaient à la terre. L’art, comme expression d’une culture qui s’est un jour épanouie sur cette île distante, a disparu depuis plus de cent ans. À chaque coup, l’artisan nous fait remonter vers ces temps anciens où ses ancêtres, avec des outils rudimentaires en pierre de basalte ou en obsidienne émaillée, modelaient leurs figures.
19Non seulement la voix off fixe-t‑elle les insulaires contemporains à la terre et à la préhistoire, mais elle en fait une version dégradée des lointains ancêtres dont ils imitent le travail. Comme pour l’extrait norvégien, ces insulaires ne peuvent exprimer que les vestiges survivants d’une culture archaïque qui a disparu lors de son entrée en contact avec l’Occident, il y a cent ans, et dont l’héritage reste un « mystère » ou une « énigme » – termes les plus redondants dans les films compilés par Panizza – pour les chercheurs contemporains. Non sans ironie, Panizza contredit cette allégorie de sauvetage avec des images HD prises en style direct qui montrent les prisonniers fabriquer des miniatures des moais à l’aide d’outils électriques. Elle interrompt brusquement l’émission de la voix off en montrant les objets artisanaux à vendre dans la boutique de la prison. Le marché, toujours-déjà dans le présent, établit des contacts entre les touristes et les détenus, s’éloignant par-là de la narration tellurique qui ancre les insulaires à la terre. Les images HD, quant à elles, les libèrent de l’indice analogique, et le style direct souligne le présent qu’ils partagent avec la technologie d’enregistrement.
20Dans sa récupération d’archives et d’images retrouvées montrant l’île de Pâques, Terre solitaire propose une critique du cinéma ethnographique et de l’ordre épistémique qui donne sens à ses signes et marqueurs : l’utilisation de ses propres appareils d’enregistrement comme protagonistes dans les mises en scènes de sa propre mission de tenue de registres ; l’organisation de l’espace, qui répartit différemment les corps à l’intérieur et à l’arrière du cadre, en démarquant certains d’entre eux comme étant mobiles et d’autres fixes ; l’allégorie de sauvetage qui ajoute une altérité temporelle aux différences spatiales. Par les répétitions qu’il crée, le montage de la cinéaste démontre comment la cohésion entre le médium et la recherche ethnographique « produit des différences » ainsi que, à la manière des cartes commentées par Siegert, des sujets et des territoires. Ce fil narratif de Terre solitaire se concentre sur les boucles de rétroaction récursives entre le contenu et la forme des films ethnographiques, les utilisant pour éclairer la performance du pouvoir colonial. Un deuxième fil, où Panizza inclut ses propres images, s’inspire de la critique du film ethnographique pour présenter une image distincte de l’île, un contrepoint qui fait écho récursivement aux « modèles » sans cesse repris des archives.
Pour un autre partage des lieux
21Avec Terre solitaire, Panizza continue ses explorations précédentes des liens entre la mémoire, l’espace géographique et les formats audiovisuels. Son travail a toujours présenté un regard subjectif en dialogue avec des questions d’ordre social et politique, qui, dans ce film, s’étend à la critique de l’objectivisme de l’ethnographie. Comme ses films précédents, Terre solitaire se qualifie comme ce qu’elle appelle un « film-essai [20] », combinant les leçons d’une certaine tradition documentaire, sa propre expérience de journaliste, la poésie visuelle, de même que des expérimentations formelles comme celles de Maya Deren, Stan Brakhage ou Jonas Mekas. Contrairement au documentaire classique, le « film-essai » désamorce l’exposition discursive avec des exercices formels qui signalent une perspective individualisée. La description qu’elle propose de À Valparaíso (1963) de Joris Ivens pourrait s’appliquer, dans une certaine mesure, à son propre cinéma : « la subjectivité explicite, articulée dans un langage cinématographique avec un style propre à partir duquel sont proposés des commentaires, des questions ou des critiques, des réflexions à l’intersection entre le monde intérieur du cinéaste et le monde qui lui est présenté [21] ». De même, les films-essais de Panizza explorent la « charnière entre l’avant-garde et l’engagement social [22] » qu’elle trouve chez Ivens ou, à l’instar du cinéma de Chris Marker – qu’elle signale comme une forte influence – la « charnière entre lyrisme et politique [23] ».
22Dans Terre solitaire, la critique du film ethnographique trouve une réplique dans des séquences lyriques qui rompent avec les modèles précédemment décrits. L’une des séquences les plus frappantes s’amorce par des images de nuages en Super 8 et cet énoncé écrit : « si l’océan qui sépare l’île [du continent] était vertical, ce serait un mur de 4 000 kilomètres de long ». Les images qui suivent, tournées en HD, sont à l’envers, montrant une vaste étendue d’océan qui occupe la majeure partie du cadre et une courte bande de ciel qui se trouve au bas de l’écran. Dans cette courte séquence expérimentale, les images désorientent le regard, désamarrant le territoire de la fixité et de la répétition visuelle des archives ethnographiques, tandis que le passage du Super 8 à la HD, de l’ancien au nouveau, s’ouvre sur un horizon historique distinct.
23Alternant entre ses propres images de l’île et les séquences de montage d’images d’archives, Panizza élabore une poétique autour de la catégorie spatiale de la distance : la distance qui sépare l’île du continent, la distance parcourue par les anthropologues et les archéologues, la distance qui sépare une lettre de son lecteur, la distance entre elle et les Rapa Nui. Formellement, ses images lyriques s’éloignent des images d’archives, tout en restant liées à leurs perspectives répétitives sur le paysage, entrelacées dans les médiations imbriquées du film. Terre solitaire nous invite à réfléchir sur ces distances à travers une série de séquences qui signalent la position subjective de la cinéaste, adoptent une médiation dense afin de présenter l’histoire orale des anciens de Rapa Nui et démontrent la vitalité de la culture orale des insulaires.
24Un premier exemple survient après le montage d’images qui capturent l’île « d’en haut », lorsque Panizza insère les premières images prises sur sa caméra Super 8. Elle ajoute des titres indiquant leur origine – « Tierra sola, Tiziana Panizza, Chili, 2016 » – tout comme elle le fait avec les extraits tirés de films ethnographiques. Toute impression de similitude entre eux est cependant rapidement dissipée par des images qui montrent des espaces intimes résistant à toute pulsion cartographique : un rideau soufflant à travers une fenêtre ouverte, un lit aux draps froissés, la vue d’une chambre sur une terrasse et un jardin privés. Un deuxième titre superposé atteste de sa propre distance par rapport au lieu où elle filme : « “Je t’écris d’un pays lointain”, j’ai toujours voulu dire ça. Je filme depuis un pays lointain ». Par ce geste réflexif, Panizza reconnaît ce que ses propres images partagent avec les archives ethnographiques – toutes deux ayant été filmées par des gens d’ailleurs – et ce qui les sépare : ses images domestiques rejettent l’objectivisme ethnographique ; la bande sonore du vent se précipitant à travers les palmiers contrecarre la narration en voix off utilisée dans les documentaires sur l’île ; et les titres écrits attirent l’attention sur leurs propres limites – écrire, ce n’est pas filmer – et retirent les images du mode discursif évoqué par la citation des premières lignes de la Lettre de Sibérie (1957) de Chris Marker, « Je vous écris d’un pays lointain ». Comme dans les premiers films de Panizza, les textures du métrage Super 8 et l’adresse épistolaire à la deuxième personne rendent ces images encore plus intimes, en les associant à un espace subjectif qui marque sa distance par rapport aux lieux de l’île.
25Panizza peut éloigner ses images, sans pour autant les extraire, des archives existantes. Bien qu’elle évite délibérément les moais, elle reconnaît que les clichés visuels – qui ont des modèles, mais pas de mémoire – s’infiltrent dans son regard. Avant le montage des moais, discuté ci-dessus, elle montre ses propres images de la flore locale avec le titre suivant : « mon regard ici, en même temps tous les autres » (4:51). Les textures délicates du format Super 8, la proximité des plans, les panoramiques lents, les couleurs tendres qui se balancent dans la brise, la contemplation reposée – tout cela suscite un regard affectif et haptique qui répond à la fixité qui caractérise les répétitions optiques des images d’archives. En accord avec la teneur subjective que Panizza attache au format Super 8, ces images offrent un contact intime avec la terre, une proximité dont l’efficacité dépend de son dialogue avec les cartes postales de l’île. Son regard sur les fleurs ne répond à aucun modèle préalable, mais retient néanmoins d’autres regards. La mémoire émerge de la charnière entre le lyrique et le politique, qui puise dans les deux types d’images.
26Le mode subjectif – l’adresse épistolaire, le regard intime, l’usage personnalisé de Super 8 – qui imprègne Terre solitaire, compose une image distincte de la terre et de ses habitants. Panizza présente les témoignages des Rapa Nui comme « sa propre expérience d’avoir connu ces anciens », une expérience distante qui ne cherche à s’approprier « la voix de personne [24] ». Elle ne parle pas de ou pour les aînés, mais plutôt, comme dirait Trinh T. Minh Ha, « juste à côté [25] ». Rejetant les techniques documentaires comme la narration en voix off ou les têtes parlantes, et supprimant sa propre voix tout au long du film, Panizza opte plutôt pour des énoncés écrits qui la situent aux côtés des aînés : « Hier, j’ai rencontré des aînés Rapa Nui qui se souviennent encore de la pire époque de l’île ». Ces mêmes énoncés écrits présentent chacun des récits oraux recueillis – « Koro Valenti m’a raconté que… » ; « Nous a dit Alfonso Rapu que… » ; « Bene Tuki nous racontait… » – et s’arrêtent alors que l’on entend les voix des aînés.
27Les énoncés écrits cèdent leur place à la parole, signalant l’absence de la voix de la cinéaste, et soulignant les qualités vocales singulières qui résonnent avec les récits des aînés. Le passage de l’écriture à l’oralité génère une mise en scène de la voix qui, avec d’autres éléments de la culture orale locale, vient contrecarrer les mises en scène des instruments d’enregistrement des ethnographes. Cette manière de présenter la dimension matérielle de l’oralité ajoute une autre couche de médiation au contenu des histoires racontées. Dans la composition formelle de la séquence, le relais brisé entre les énoncés écrits et la narration orale se répète avec la disjonction des pistes de son et d’image. Panizza filme les aînés en Super 8, donc sans son synchrone, alors qu’ils contemplent l’océan et d’autres parties de l’île. Au lieu de les montrer pendant qu’ils parlent, elle monte leurs paroles avec des images d’archive : quand un aîné parle de la façon dont les Rapa Nui ont été confinés dans leur village, comparant l’île à une prison, Panizza montre des images de moutons courant librement ; lorsqu’un autre parle de s’échapper de l’île sur un radeau fragile, Panizza montre des images d’archives d’une expédition belge chargeant un moai sur un navire à destination de l’Europe [26].
28En enregistrant l’histoire orale des anciens, Panizza cherche le déconfinement de la voix et, avec elle, du corps qui la produit. La voix est indissociable du corps qui la projette dans un espace concret, une singularité qui émerge en situation unique. Elle dépasse la fonction de communication de la parole, attachant des degrés élevés de nuance émotionnelle et de contact affectif aux mots énoncés. Dans son traitement privilégié de la « réalité matérielle [27] » de la voix, selon les mots de Paul Zumthor, cette séquence de Terre solitaire s’écarte nettement des images d’archives. S’élevant contre la croyance d’un cinéma ethnographique pouvant produire un « enregistrement non médiatisé », la composition formelle passe d’une médiation à une autre, et l’histoire orale émerge entre la voix, les énoncés imprimés, les images muettes en Super 8, et les images d’archive. Cette oralité médiatisée valorise la voix et les corps dont elle émane, en la distinguant des corps capturés dans les anciennes images. Au lieu de fixer la voix à un corps placé devant la caméra prétendument neutre, cette séquence libère la voix des multiples confinements – au village, à l’île, aux images répétées des archives – imposés au corps de Rapa Nui. Au lieu d’une science observationnelle qui prend des mesures anthropométriques de corps indigènes muets, comme dans les images que Panizza extrait de la production de l’ONF Island Observed (Hector Lemieux, 1966), la voix du témoin évoque un corps qui a échappé à l’enfermement historique, tel qu’enregistré dans les images d’archives. La séquence donne une voix à travers une médiation récursive qui reconnaît combien les représentations de l’autre ont historiquement différé (de) l’oralité. En effet, la signification du témoignage oral dépend de sa résonance avec les médias qui ont participé à la production des différences coloniales. C’est par égard pour cette histoire que les voix des aînés ne sont pas synchronisées aux images de leurs corps.
29Dans son traitement déférent de la culture orale Rapa Nui, Terre solitaire répond également à l’ethnographie de sauvetage qui émerge dans plusieurs des films archivés. Panizza a, elle aussi, cherché à sauver quelques vestiges d’une culture en voie de disparition. Une séquence importante commence par une voix annonçant une chanson intitulée « Tereka O Hotu Matua » et, pendant que la musique joue, un titre apparaît sur l’écran noir, s’adressant au spectateur en mode épistolaire : « Te souviens-tu que je t’ai parlé de deux films perdus ? J’ai appris que chercher, c’est aussi savoir attendre ». Des énoncés écrits nous apprennent que la cinéaste a trouvé les films perdus à Valaparaíso, et ensuite nous voyons le compte à rebours d’une bande-amorce d’une vielle pellicule et, enfin, les premières images : une femme Rapa Nui en costume traditionnel fait bouger rythmiquement un ensemble de cordes nouées qu’elle tient entre ses mains, les doigts tendus et ses paumes face à la caméra ; la pellicule est décolorée et brûlée si gravement que la détérioration éclipse parfois entièrement la femme. À la suite de ces fragments, des images d’archives d’un aîné de Rapa Nui montrant à un enfant des cordes nouées similaires récitent un vers que la voix off en espagnol semble traduire comme suit : « apprend, mon petit-fils, le kai kai. Il a été joué par votre père et le père de votre père. Les anciens l’ont joué et vos enfants y joueront, ainsi que les petits-enfants de vos petits-enfants, tant que les Rapa Nui existent ». Une séquence ultérieure, tournée en HD, met en évidence la culture orale des insulaires, en contrastant d’abord la langue parlée avec les manuels en espagnol utilisés à l’école primaire, puis en montrant ensuite des lycéennes chanter en Rapa Nui, danser et réciter des vers pendant qu’elles jouent au kai kai.
30En complément des témoignages des aînés, cette focalisation sur la culture orale des Rapa Nui recadre les images archivées. Le jeu de cordes, ou kai kai, fait partie d’une technique traditionnelle de narration souvent accompagnée d’une récitation orale, le patautau [28] ; il ressemble à des techniques similaires dans d’autres cultures orales, comme le quipu andin ou le wampum nord-américain. Les séquences centrées sur le kai kai inversent le trope du sauvetage, montrant la résilience de l’oralité devant la fragilité de la technologie occidentale. Alors que la détérioration de la pellicule récupérée dans un marché local signale la fragilité des archives ethnographiques, ces séquences montrent la persistance générationnelle de la culture orale locale, qui reste aussi vitale que les corps adolescents jouant au kai kai. Contrairement à l’extrait d’archive sur l’artisanat, compris comme une forme inférieure d’une culture ancestrale perdue dans un passé indiscernable, les images de l’aîné Rapa Nui enseignant le kai kai au jeune garçon, projettent la culture orale dans le futur. On voit ici comment les fragments récupérés conservent des historicités qui se chevauchent, à la fois dans les traces matérielles d’une culture orale qui traverse les générations et sur le celluloïd détérioré, lui-même vestige du projet de sauvetage de l’Occident.
31En adoptant une stratégie de récursivité, Terre solitaire démontre comment les images audiovisuelles ont façonné une île lointaine et ses habitants, produisant des distinctions au sein et entre les cultures. Ce documentaire s’inscrit dans une série continue de techniques culturelles par lequel les Occidentaux ont représenté non seulement leurs propres instruments, mais encore les instruments de l’oralité traditionnelle locale : la voix et le kai kai. Terre solitaire montre d’abord cette auto-référence à travers sa critique du film ethnographique, puis le répète, en montrant les coutures de sa propre construction, et ce, à travers plusieurs techniques, dont le dialogue entre les nouvelles images et les anciennes provenant d’archives. L’exemplarité de ce film est de montrer comment les médias et l’exhibition de leurs instruments opèrent, dans le cadre de géographies diverses, un partage des lieux. Les boucles de rétroaction émergentes entourent les boucles antérieures pour produire un relais de répétitions différenciées qui peuvent être mesurées historiquement, un relais d’échos et de réponses depuis qu’Atahualpa a constaté la mutité du livre qu’il avait collé à son oreille.
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Mots-clés éditeurs : archive, récursivité, cinéma ethnographique, techniques culturelles, oralité, photographie
Mise en ligne 04/10/2021
https://doi.org/10.3917/comla1.208.0211Notes
-
[1]
Jerónimo Arellano, « Comparative Media Studies in Latin America », Revista de Estudios Hispánicos, no 50, 2016, p. 284-285. Sauf indication contraire, toutes les traductions sont de l’auteur.
-
[2]
Antonio Cornejo Polar, Escribir en el aire: ensayo sobre la heterogeneidad socio-cultural en las literaturas andinas, Lima, Editorial Horizonte, 1994 ; sur le rôle des médias en contexte colonial, voir aussi Mignolo, Walter and Elizabeth Hill Boone, Writing Without Words. Alternative Literacies in Mesoamerica and the Andes, Durham, NC, Duke University Press, 1994 ; Matthew Cohen and Jeffrey Glover, Colonial Mediascapes: Sensory Worlds of the Early Americas, Lincoln – Londres, University of Nebraska Press, 2014.
-
[3]
Katherine Hayles et Jessica Pressman, Comparative Textual Media: Transforming the Humanities in the Postprint Era, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2013, p. x. Hayles explore comment la recursivité (ou « recursion »), terme emprunté à la cybernétique, peut s’appliquer à l’analyse littéraraire dans : My Mother Was a Computer, Chicago, Chicago University Press, 2005 ; Writing Machines, Cambridge – Londres, MIT Press, 2002 ; et How We Became Posthuman: Virtual Bodies in Cybernetics, Literature and Informatics, Chicago, University of Chicago Press, 1999. Pour une autre tentative de jumeler l’analyse littéraire à la théorie cybernétique, y compris la recursivité, voir Hans Ulrich Gumbrecht, « Rhythm and Meaning », in Hans Ulrich Gumbrecht and K. Ludwig Pfeiffer (dir.), Materialities of Communication, Stanford, CA, Stanford University Press, 1994, p. 170-182.
-
[4]
Voir par exemple Bernhard Dionysis Geoghagen, « After Kittler: On the Cultural Techniques of Recent German Media Theory », Theory, Culture and Society, no 30, 2013, p. 66-82 : « The study of recursive processes constitutes the topological core of research on cultural techniques » (p. 69) ; et Thomas Macho, « Second-Order Animals: Cultural Techniques of Identity and Identification », Theory, Culture and Society, no 30, 2013, p. 30-47 : « Cultural techniques differ from all other techniques through their potential self-reflexivity, a pragmatics of recursion » (p. 31).
-
[5]
Geoffrey Winthrop Young, « Material World: an Interview With Bernhard Siegert », Artforum, Summer 2015. En ligne : https://www.artforum.com/print/201506/material-world-an-interview-with-bernhard-siegert-52281 (consulté le 19 août 2020).
-
[6]
Cornelia Vismann, « Cultural Techniques and Sovereignty », Theory, Culture and Society, no 30, 2013, p. 84.
-
[7]
Berhard Siegert, Cultural Techniques: Grids, Filters, Doors and Other Articulations of the Real, New York, Fordham University Press, 2015.
-
[8]
Berhard Siegert, « The map is the territory », Radical Philosophy, no 169, 2011, p. 15.
-
[9]
Voir par exemple Walter Mignolo, The Darker Side of Western Modernity. Global Futures, Decolonial Options, Durham, NC, Duke University Press, 2011, p. 181-209.
-
[10]
Sur les questions d’historicité, voir par exemple Mary Ann Doane, « The Indexical and the Concept of Medium Specificity », Differences, no 1, 2007, p. 128-152.
-
[11]
Pour une étude de l’archive dans Terre solitaire, voir Irene Depetris Chauvin, « Mirar, escuchar, tocar. Políticas y poéticas de archivo en Tierra sola (2017) de Tiziana Panizza », 452°F, no 18, 2018, p. 106-129.
-
[12]
Fatimah Rony, The Third Eye. Race, Cinema and Ethnographic Spectacle, Durham, NC, Duke University Press, 2001, p. 111.
-
[13]
Panizza prend la citation de Jay Ruby, « Ethnography as Trompe l’œil: Film and Anthropology », in Jay Ruby (dir.), A Crack in the Mirror: Reflexive Perspectives in Anthropology, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1982, p. 125.
-
[14]
Michael Taussig, Mimesis and Alterity. A Particular History of the Senses, New York, Routledge, 1993, p. 208.
-
[15]
Vismann, op. cit., p. 87.
-
[16]
Panizza tire la citation de Trinh T. Minh-Ha, « Reassemblage », in Stefan St. Laurent, Tam-Ca Vo-Van (dir.), Ethnographie Expérimentale en Art Contemporain, Ottawa, SAW Gallery ; Toronto, YYZ Books, 2006, p. 127.
-
[17]
Johannes Fabian, Time and the Other. How Anthropology Makes its Object, New York, Columbia University Press, 1983.
-
[18]
Elizabeth Edwards, « Salvaging Our Past: Photography and Survival », in Christopher Morton and Elizabeth Edwards (dir.), Photography, Anthropology and History. Expanding the Frame, Londres, Routledge, 2016, p. 83. Voir aussi Roland Barthes, La chambre claire, Paris, Gallimard, 1980, p. 120.
-
[19]
Fabian, op. cit., p. 153.
-
[20]
Panizza explique l’importance du film-essai dans des entrevues avec Iván Pinto Veas, « Documental », La Fuga, no 4, 2007 ; voir aussi Valeria de los Ríos, « Tierra en movimiento (2014) de Tiziana Panizza. Materialidad, memoria y supervivencia », Catedral tomada. Revista de Crítica Latinoamericana, no 9, 2017, p. 45-66 ; Depetris Chauvin, op. cit. ; et une entrevue de Panizza lors d’un festival à Toulouse : en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=bEFu8JlnHxk.
-
[21]
Tiziana Panizza, « Joris Ivens: Valparaíso entre la poesía y la crítica », Bifurcaciones. Revista de estudios culturales urbanos, no 11, 2012, p. 4.
-
[22]
Ibid., p. 1.
-
[23]
Ibid. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=bEFu8JlnHxk
-
[24]
Ibid. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=bEFu8JlnHxk
-
[25]
Minh-Ha, op. cit., p. 126.
-
[26]
Titre du film ; pris par l’expédition d’Henri Lavachery et André Métraux, le moai est acquis par le Musée royal d’Art et d’Histoire de Bruxelles en 1935.
-
[27]
Paul Zumthor, « Oralité », Intermédialités, no 12, 2008, p. 171. Je reprends ici les arguments de Zumthor.
-
[28]
Depetris Chauvin, op. cit., p. 121-122.