Cliopsy 2021/1 N° 25

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Article de revue

Entretien avec Maria Cristina Kupfer

Pages 71 à 102

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1Philippe Chaussecourte : J’aurais aimé peut-être que tu nous parles pour commencer de ton rapport au français, parce que c’est quand même merveilleux.

2Maria Cristina Kupfer : À la langue ?

3Philippe Chaussecourte : Et cette question n’est pas sans lien avec la psychanalyse parce que, peut-être, tu as pu lire, par exemple, Lacan en français ou non — je ne sais pas. Je trouve ça passionnant. Moi qui ne suis pas germaniste, cela me manque. J’aimerais bien parler allemand pour lire Freud en allemand. Ce n’est pas pareil.

4Maria Cristina Kupfer : Tout à fait.

5Philippe Chaussecourte : Il y a donc cette question de ton rapport à la langue et à la théorie en langue française.

6Maria Cristina Kupfer : Je n’y ai pas trop pensé. Là, il y a l’histoire familiale. Il n’y a pas d’histoire familiale par rapport à la psychanalyse ; mais par rapport à la langue française, oui. Je n’y ai jamais pensé. (L’analyse, ça n’arrête jamais). Ma mère était professeure de français. Mais pourquoi a-telle choisi le français ? Elle disait que c’était à cause des classes de français qu’elle pourrait avoir. Les professeurs font des choix de classes au niveau du « gymnasium », du lycée. C’est très ancien. C’est les années 40-50, du XXe siècle.

7Bernard Pechberty : Ta mère travaillait-elle au Brésil comme enseignante ?

8Maria Cristina Kupfer : Oui, mais elle n’avait aucun rapport à la culture française. Aucun. Elle a choisi de faire des études de français – c’est ce qu’elle nous disait – parce qu’elle aurait plus de classes à donner. Avant, ce n’était pas l’anglais, mais le français qui dominait. Si elle choisissait le français, elle pourrait travailler 8 heures par jour, cinq jours par semaine. Elle aurait du travail. C’est ce qu’elle nous disait. Et je suis tombée dans ce piège. Ce n’est pas vrai du tout. Bien sûr.

9Philippe Chaussecourte : Elle ne travaillait pas ?

10Maria Cristina Kupfer : Si. C’est son excuse à elle. Mais elle avait un rapport à la culture française que je ne connais pas. Et je n’aurai plus l’occasion de le savoir. Mais c’était un autre type de rapport. D’où ça vient ? Je ne sais pas. On était plongé dans cette culture depuis que j’étais petite, avec les histoires de Babar, les histoires des écrivains français. La culture française était, disons, pratiquée par une certaine élite cultivée brésilienne et devenir professeure de français était peut-être une manière d’y appartenir.

11Après, il y a tellement d’histoires. Mais là, il y a une histoire à raconter. C’était le hasard – toujours le hasard – qu’il faut revoir, qu’il faut relire. Je ne pouvais pas être admise au lycée parce que je n’avais pas l’âge. Quand j’avais dix ans, il a fallu redoubler une année. J’ai dit : « Maman, je ne veux pas redoubler. Ce n’est pas juste. J’ai bien travaillé. Pourquoi est-ce que je dois redoubler ? » Elle m’a dit : « Bon, tu vas à l’école française pendant un an. » Voilà. C’est ainsi que j’ai pu avoir un contact avec la langue française, mais aussi un peu avec un certain mode de vie français puisque mes camarades étaient presque tous des enfants français. Le Lycée Pasteur a, néanmoins, disparu de ma mémoire pendant un certain temps. Mais c’est vrai que, à toutes ses cinq filles, ma mère nous a transmis beaucoup de la culture française et de l’amour qu’elle a développé pour cette culture au cours de son existence. Le grand témoin de cette transmission culturelle, on le voit dans le roman que j’ai publié en 2020 : il se passe en France, à la fin du XIXe siècle.

12Philippe Chaussecourte : Peux-tu nous dire ce que contient ce roman ?

13Maria Cristina Kupfer : C’est une fiction sur un autiste, fils d’une paysanne, qui est né dans la propriété d’une aristocrate. Mon livre cherche à transmettre, de manière romancée, une vision psychanalytique de l’autisme. Mon but est celui de montrer la personne autiste sous un angle différent du regard organiciste et réductionniste qui domine aujourd’hui. Ainsi, il a un certain caractère politique, en ce sens qu’il résiste à la suppression du sujet dans le discours de la Science.

14Bernard Pechberty : Revenons à ton parcours. Tu disais que le Lycée Pasteur a disparu de ta mémoire pendant un certain temps ?

15Maria Cristina Kupfer : Oui, j’ai oublié le français jusqu’au moment où j’ai commencé des études de psychologie à l’université. C’était la licence. J’ai eu alors un peu de contact avec la psychanalyse française et j’ai commencé à lire des textes en français. Mais ce n’est qu’après, quand j’ai vraiment été en contact avec la psychanalyse, que la langue française m’a été utile, disons. Je l’ai reprise. Elle était en attente – en souffrance, comme dit Lacan. Non, ce n’est pas Lacan, c’est français, mais j’ai appris l’expression à partir de Lacan. Elle était donc en souffrance, en attente. Et je l’ai reprise, mais moi j’ai souffert un peu, aussi. Ce n’était pas facile. Ce n’est qu’à partir de cinq tranches de psychanalyse que j’ai pu être à l’aise dans la langue. J’ai pu libérer la langue, d’une façon générale. C’est un des gains, un des bénéfices que j’ai eus en faisant ces tranches de psychanalyse.

16Philippe Chaussecourte : Tu veux bien parler un peu de ta première tranche ? À quel âge as-tu commencé cette première tranche ?

17Maria Cristina Kupfer : J’avais peut-être vingt ou vingt-deux ans, entre vingt et vingt-deux ans. J’étais encore en licence.

18Philippe Chaussecourte : En psychologie ?

19Maria Cristina Kupfer : En psychologie, oui. Ce sont de bonnes occasions pour faire les rapports. C’était une analyse de groupe. Toujours le hasard, l’excuse, c’était parce que c’était moins cher. Mais là, ça a des résonances aujourd’hui avec mon travail avec les groupes d’enfants.

20Philippe Chaussecourte : C’est interpellant. La représentation que j’ai de toi, par exemple, sur le plan analytique, c’est plutôt du côté d’une théorisation lacanienne. Or, là, tu témoignes d’une première expérience groupale, très étrangère à la psychanalyse lacanienne, au moins à l’origine, même s’il y a maintenant d’autres développements. De quelle origine était ce psychanalyste ? Quels étaient ses référents théoriques ?

21Maria Cristina Kupfer : Il appartenait à la Société de psychanalyse de São Paulo.

22Philippe Chaussecourte : Reliée à la l’Association psychanalytique internationale, donc ?

23Maria Cristina Kupfer : Oui. Au début de ma formation, je n’étais pas lacanienne. Mais j’ai été présentée à Lacan exactement à cause de mon amour des langues, d’une façon générale, ou de la langue, ou du langage.

24Bernard Pechberty : Quand tu dis « j’ai été présentée à Lacan », tu veux parler de ton rapport aux textes des psychanalystes lacaniens ou aux textes de Lacan ?

25Maria Cristina Kupfer : J’ai été présentée par une collègue qui me disait : « Toi, tu devrais lire Lacan parce que tu aimes le texte, la langue, tout ce qui est écriture, tout ce qui est lié à l’écriture, à la parole, au langage. »

26Philippe Chaussecourte : Tu as commencé à lire Lacan en français ?

27Maria Cristina Kupfer : Oui, dès le début. Ce n’est pas facile du tout. Il n’est pas suffisant de connaître le français pour lire Lacan. Il faut, avant tout, connaître Lacan. Pour moi, ce n’est qu’avec la cinquième tranche que je me suis permise de plonger effectivement dans son texte. Je comprends maintenant que c’est à une audience très déterminée qu’il parlait, et je peux ne pas savoir ou même je peux ne pas vouloir savoir de quoi il parlait à certains moments. Cela ne m’empêche pas de saisir maintenant le clinicien génial qu’il a été, et d’en profiter.

28Philippe Chaussecourte : Ton psychanalyste de São Paulo avait-il un lien, par exemple, avec une école argentine, Pichon Rivière ou autre, par rapport à son rapport au groupe ?

29Maria Cristina Kupfer : Avec Bion.

30Philippe Chaussecourte : Avec le groupe de Bion ?

31Maria Cristina Kupfer : Oui. Mais je ne faisais pas trop attention quand on travaillait. C’est un peu perdu dans le temps.

32Philippe Chaussecourte : Combien y avait-il de personnes ?

33Maria Cristina Kupfer : Quatre ou cinq personnes, pas davantage. On a tissé des liens d’amitié. C’était un groupe qui se voyait hors de la thérapie. Mais c’est vrai que, pour les lacaniens, ça n’avait aucun sens. Après, j’ai vu que ce n’est pas exactement ça. Mais au début, j’ai appris qu’il ne fallait pas parler de groupe et de Pichon. Les lacaniens étaient très critiques par rapport à Pichon Rivière, par rapport à Bleger, qui faisait une correspondance entre le psychisme individuel et le groupal. Il faisait des liens un peu mécaniques (l’ego groupal, l’inconscient groupal). Ce que j’entendais, c’est qu’on peut parler seulement de rapports un à un, qu’il n’y a pas de rapports groupaux.

34Bernard Pechberty : Horizontaux.

35Maria Cristina Kupfer : Je crois qu’on peut parler de rapports horizontaux, mais pas de « groupalité », ce qui ne m’empêchait pas de poursuivre mon travail avec les groupes, à contre-courant de la perspective lacanienne. J’étais un peu têtue. Après, j’ai eu beaucoup d’influences mais, finalement, j’ai eu de bonnes clés de lecture à partir des études du rapport sujet/discours. Là, maintenant, j’ai les bonnes clés. Maintenant, je vois comment penser le rapport entre un sujet et un discours. Ce que l’on a dans un groupe, c’est un discours. Il y a, par exemple, une formule que j’aime : chaque sujet peut entrer dans le discours qui circule à partir de la porte de son fantasme et ça, on peut se l’approprier. Je peux entrer dans ce qui circule, mais c’est à partir de ma position. Il y a beaucoup de formules lacaniennes qui nous aident à faire les rapports. Il y a les quatre discours où il s’agit justement de voir les différentes productions discursives des sujets selon leurs places dans le rapport à l’autre : ça fait un rapport très mathématique. C’est quelque chose que tu comprends mieux que moi. C’est très mathématique. C’est une façon de concevoir ce type de rapport. Maintenant, là, je suis à l’aise. Je n’ai plus de problème avec les lacaniens. Mais, avant, c’était difficile. C’était comme si je faisais des hétérodoxies…

36Bernard Pechberty : Tu sortais de l’orthodoxie, du discours dominant. Ce que je trouve intéressant et que je ne connaissais pas, c’est que ta première tranche d’analyse, comme tu dis, a été groupale. C’est très intéressant. Après, sans entrer dans les détails, il y a quatre tranches individuelles avec fauteuil, divan, classique, lacanien ou non. Les quatre tranches après le groupe ont-elle été avec le même analyste que tu es retournée voir ?

37Maria Cristina Kupfer : Non, différents analystes, tous lacaniens, sauf Contardo Calligaris qui n’est plus lacanien au sens strict.

38Bernard Pechberty : Je pensais que c’était le cas.

39Maria Cristina Kupfer : Il a bien sûr une excellente lecture de Lacan, mais il n’est plus un analyste lacanien…

40Philippe Chaussecourte : … appartenant à l’institution lacanienne ?

41Maria Cristina Kupfer : Voilà. Il affirme vraiment qu’il ne fait pas d’analyse didactique. Il n’est pas intéressé par la formation d’analystes. Il ne fait plus ça. Il est très hérétique aussi.

42Philippe Chaussecourte : C’était ton dernier analyste ?

43Maria Cristina Kupfer : L’avant-dernier. Je suis une analyse maintenant que je vais finir avec Dominique Fingermann. C’est en traversant cette analyse que j’ai changé mon rapport à la langue française et au texte lacanien.

44Philippe Chaussecourte : J’ai toujours de vieux schémas de l’API sur le nombre de séances par semaine, sur tout ça, sur ce qui se passait. C’était une analyse avec trois, quatre ou cinq séances par semaine ? Tu te souviens des différentes tranches ?

45Maria Cristina Kupfer : Elles sont toutes dans ce schéma de deux fois par semaine. L’important est qu’il y ait une séance, une interruption et une deuxième séance pendant la semaine. Ce sont des séances courtes, d’une demi-heure. Ce n’était pas les séances de cinq minutes. Je ne supporterais pas ça. Je n’y crois pas.

46Bernard Pechberty : Tu n’as jamais connu la durée variable comme chez certains lacaniens ? Il y avait donc une continuité de temps dans les séances d’une demi-heure.

47Maria Cristina Kupfer : Non, ce qui est introduit c’est justement la discontinuité, la coupure, pour qu’on n’essaie pas de tout comprendre, de tout compléter, de tout signifier.

48Bernard Pechberty : Ou en es-tu de ce parcours aujourd’hui ?

49Maria Cristina Kupfer : Il faut que je fasse la théorisation de mon analyse, de la dernière. Je commence maintenant à faire ça avec Dominique. Oui, surtout quand on a des patients, il est important qu’on puisse parler de notre propre analyse à un autre. J’aimerais bien que mon analyse soit mon analyse à moi. Mais il le faut. C’est peut-être ce « il le faut » qui me freine.

50Philippe Chaussecourte : Pourquoi « il le faut » ? Parce que c’est le processus dans lequel elle t’invite à aller, elle ?

51Maria Cristina Kupfer : Pas exactement. Mais la passe, ça existe. Si j’ai eu un si long parcours d’analyse, c’est le moment de faire la passe.

52Bernard Pechberty : Il y a cette passe dont tu parles, lacanienne, décrite par Lacan, qui n’existe pas dans toutes les institutions lacaniennes. Mais toi, tu travailles en même temps, dans les faits, depuis longtemps comme analyste, non seulement en ayant fondé des institutions se référant à la psychanalyse, comme Lugar de Vida, mais comme analyste en privé. Tu n’as peut-être pas fait cette fameuse passe mais, depuis un certain temps – je ne sais pas –, tu travailles comme psychanalyste avec des enfants et des adultes. Tu peux nous en dire un mot ? La passe a eu lieu depuis longtemps, mais c’est moi qui le dis.

53Maria Cristina Kupfer : Je crois qu’il y a une différence entre la passe et l’autorisation qu’on se donne pour travailler. Lacan disait que l’analyste s’autorise de soi-même et je m’autorise à travailler en tant qu’analyste. Mais la passe est un moment où l’on parle à des « passeurs » sur notre propre analyse. Ce n’est pas nécessairement une injonction ou un examen, mais elle peut être une reconnaissance. On sort de notre propre coquille !

54Depuis quand j’ai eu des patients ? Ce n’était pas beaucoup à cause de l’université, parce qu’à l’université, on peut travailler en privé, mais pas beaucoup. C’était une pratique. Je me disais : il faut que j’aie une pratique psychanalytique. Il faut que je voie des patients adultes et enfants pour mieux cerner ce dont il s’agit. En effet, je parle de psychanalyse dès 1990 à l’université. Je suis allée à l’université. J’ai un peu parlé de ça. Peu après le diplôme de psychologue que j’ai eu, j’ai passé un concours à l’université. Il faut que je vous explique un peu mieux. J’ai passé ce concours et j’ai été reçue. Ils m’ont dit : « Tu commences… » À cette époque, il n’était pas nécessaire d’avoir maîtrise et doctorat. Je venais d’être diplômée.

55Philippe Chaussecourte : Tu avais donc une licence ?

56Maria Cristina Kupfer : Oui.

57Philippe Chaussecourte : C’est-à-dire quatre années d’études supérieures ?

58Maria Cristina Kupfer : Oui, cinq. Seulement cinq.

59Philippe Chaussecourte : Cinq années. Et cela te donnait le titre de psychologue clinicienne ?

60Maria Cristina Kupfer : De psychologue, en général.

61Philippe Chaussecourte : Cela te donnait le titre de psychologue et, donc, la possibilité d’exercer professionnellement ?

62Maria Cristina Kupfer : Cinq années après le bac.

63Philippe Chaussecourte : On essaie de comparer avec le système français. C’est la même chose en France. Le titre, c’est cinq années après le bac.

64Maria Cristina Kupfer : Voilà. On avait beaucoup d’heures de stages, plus de 500. Je pouvais exercer la profession de psychologue. Mais j’ai été admise à l’université. C’est un premier niveau. On appelle cela « auxiliaire d’enseignement ».

65Bernard Pechberty : Tu avais un contrat ou non avec l’université ? Ou tu étais employée pour un an, comme ça se passe en France ?

66Maria Cristina Kupfer : C’était un contrat.

67Philippe Chaussecourte : Je pense que c’est l’équivalent des assistants qui n’avaient pas de thèse non plus.

68Maria Cristina Kupfer : C’est ça. Maintenant, cela n’existe plus. Il faut le doctorat. Pendant un an, j’étais là, je donnais des cours avec mes collègues. Je ne me souviens plus, cela fait longtemps. C’était en 1975. Au bout d’un an, les papiers de mon contrat n’étaient pas encore prêts, ce qui était normal à l’université. Mais j’appartenais à des mouvements politiques, j’étais très active, je faisais des protestations contre la dictature qui était très dure et répressive à l’époque. C’était la période la plus endurcie, le comble de la dictature. Je me souviens du directeur qui m’a dit : « Attention, Cristina, ton contrat n’est pas encore prêt ». C’était un an après. Je lui ai demandé pourquoi. Il m’a dit : « Il est encore à la présidence. Alors, arrête… » de protester, il voulait dire.

69Bernard Pechberty : Il ne fallait pas se faire remarquer.

70Maria Cristina Kupfer : Il savait qu’il y avait des problèmes. Effectivement, le contrat n’a pas été approuvé et je me suis trouvée dehors. À cause des problèmes politiques. J’ai eu une vie militante très importante. J’ai même été en prison, avant ça. Il y a des histoires… Je vais écrire sur ça.

71Philippe Chaussecourte : L’association que je fais là, c’est prison et autisme. Quel type d’enfermement ? Dans quoi ? Parce que l’expérience de la prison, ce doit être quelque chose de très particulier.

72Bernard Pechberty : C’est un enfermement à plusieurs.

73Philippe Chaussecourte : C’est un enfermement à plusieurs ou non.

74Bernard Pechberty : Il s’est donc passé un certain temps avant que tu puisses enseigner avec légitimité à la faculté, étant donné tes activités politiques ?

75Maria Cristina Kupfer : Oui. J’étais en 4e année, en 1973, avant ma rentrée comme auxiliaire d’enseignement. C’est une histoire qu’il faut raconter. Cela donne une idée de ce qui se passait là-dedans. Là, c’est un autre versant. Mais je n’ai jamais pensé à cette relation entre mon enfermement et mon choix de travailler avec l’autisme. Il faut que j’y pense. Mais je vais parler de l’autre versant. C’était une expérience humaine qui n’est pas commune, qui n’est pas quotidienne. Après une semaine où j’étais enfermée, les tortionnaires étaient très durs. J’ai souffert un peu, mais pas trop. Ils ont vu que je ne savais pas beaucoup de choses. Ils voulaient savoir ce que je connaissais.

76Bernard Pechberty : Des informations.

77Maria Cristina Kupfer : Oui, des informations. Je n’en avais pas. J’étais une militante à l’université. Je n’étais pas dans les organisations paramilitaires. Ils pensaient que c’était le cas, mais je n’y étais pas. Après une semaine, je suis restée enfermée parce que mon mari était aussi enfermé. Lui avait été vraiment un militant plus dur.

78Bernard Pechberty : Plus exposé ?

79Maria Cristina Kupfer : Non, pas exposé. Il avait été vraiment dans des organisations paramilitaires. Je ne pouvais donc pas sortir. Entre temps, mon père a su où nous étions enfermés. Mes parents ont envoyé des choses pour nous. Ma mère était pratique. Elle envoyait des vêtements. Mon père, il a envoyé une rose. Dans les objets que j’ai reçus, j’ai reçu une rose rouge. Que ça. C’était pour faire penser. C’était pour ne pas oublier. C’était son message à lui : « N’oublie pas. » Quoi ? Je pouvais dire ce que je voulais, y mettre les contenus que je voulais. « N’oublie pas qu’il y a la beauté, n’oublie pas qu’il y a les sentiments, n’oublie pas qu’il y a l’amour. N’oublie pas, ma fille. » Un des geôliers, un des tortionnaires, a été très impressionné par ça. Très impressionné. Vous voyez le genre de personnes qui étaient là, des hommes capables de nous faire subir des tortures épouvantables. Pas moi. Mais j’ai vu ma collègue de cellule qui souffrait de tortures épouvantables. C’était donc un homme qui pouvait faire ça et, en même temps, être sensible à une rose. Il m’appelait tous les jours pour me réciter des poésies. Il est entré dans une relation un peu amoureuse. Je ne pouvais pas être en contact avec ça. Mais après quarante ou cinquante ans – je ne sais pas combien de temps il s’est passé – j’y pense, il y a des moments où cela me revient. C’était en même temps un homme capable de faire ça et de réciter des poésies. C’était un homme de formation très chrétienne. C’était des hommes qui faisaient des études de droit.

80Philippe Chaussecourte : Des hommes de loi, des juristes.

81Maria Cristina Kupfer : Des juristes et, en même temps, des geôliers parce qu’ils croyaient à la dictature militaire. Mais ils étaient peut-être aussi des pervers, cachés sous l’excuse d’une position politique, d’une préoccupation envers l’autre qui en fait n’existait pas…

82Philippe Chaussecourte : Quel âge avais-tu ?

83Maria Cristina Kupfer : 23 ans.

84Bernard Pechberty : Combien de temps es-tu restée à peu près ?

85Maria Cristina Kupfer : 20 jours. Pour moi, ce n’était pas beaucoup. Mais cela a été une expérience humaine à laquelle je pense encore. À cause de cela, mon contrat a été suspendu et je n’ai pu revenir qu’en 1987, onze ans après. Il a fallu attendre les années 80 où il y a eu la démocratisation du pays. Il y a eu dictature de 1969 jusqu’au début des années 80. Ça a été la libération, la démocratisation. Maintenant, depuis 2018, on marche en arrière, on recommence la dictature. Elle va revenir.

86Bernard Pechberty : Du coup, depuis les années 70 jusqu’à 1990 où tu soutiens ta thèse, tu travaillais comme psychologue scolaire ou… ?

87Maria Cristina Kupfer : J’ai commencé un travail de psychologue scolaire à la mairie de la ville. Il y avait beaucoup d’écoles que l’on devait suivre et accompagner. À partir du moment où mon contrat n’a pas été approuvé, tout de suite après, j’ai commencé ce travail de psychologue scolaire. La psychanalyse n’était pas encore dans mon horizon. On suivait les enfants. Qu’est-ce que je faisais là-bas ? On faisait des groupes d’enfants. On enlevait les enfants des classes et on les suivait en groupe. C’était des groupes thérapeutiques à l’école.

88Bernard Pechberty : Dans l’école ?

89Maria Cristina Kupfer : Dans l’école. On disait : « Ce n’est pas possible, on ne doit pas faire ça. » Il y a toujours des gens pour dire qu’il ne faut pas faire ça. Là, c’était du côté des psychologues de gauche. Ils disaient que l’on ne peut pas dire – et ils ont raison – que les problèmes scolaires doivent être mis sur le dos des enfants. Les enfants ont des problèmes à l’école parce que l’école n’est pas capable de recevoir les enfants. Mais c’était un point de vue de gauche. Cela veut dire que l’école est conservatrice et regarde les enfants à partir d’une conception et d’une vision avec des préjugés.

90Philippe Chaussecourte : Normatives...

91Maria Cristina Kupfer : Normatives, mais aussi du point de vue des préjugés sociaux. C’était surtout ça. Les enfants ont des problèmes parce qu’ils viennent de classes sociales défavorisées. C’était le discours qui était tenu : « Cristina, tu ne peux pas faire des groupes d’enfants parce que, là, tu les enlèves des classes. » C’est un peu vrai. Ce sont les origines de mon parcours. Il y a tout un sens que j’ai perdu. Il est important de revoir tous ces éléments, pas seulement à cause de moi, mais à cause de nombreuses personnes qui ont fait le même parcours. D’un côté, il y a la gauche, de l’autre côté, les psychanalystes orthodoxes, lacaniens – car il y a une orthodoxie lacanienne aussi –, tous disent : « Non, tu ne peux pas faire de groupe. » Et je continue à faire des groupes. C’est le parcours. Je suis têtue. Il y a des raisons à cela évidemment.

92Bernard Pechberty : On parlera de Lugar de Vida, si tu veux bien nous en parler un peu plus. D’emblée, tu te situes quand même comme thérapeute ou du côté du soin dans l’école. Il y a cette plage du soin et l’école sélective qui exclut les enfants malades. Dès le départ, tu travailles dans ces différents espaces mêlés, me semble-t-il.

93Maria Cristina Kupfer : Oui, tout à fait. J’étais du côté du soin et je disais qu’il fallait garder les enfants. Ils ont des problèmes de névrose. Il faut voir ce qui se passe, pourquoi les enfants n’apprennent pas. Et les gens de gauche me disaient qu’ils n’apprennent pas parce que l’école n’est pas adaptée aux enfants défavorisés. C’est un peu vrai. Ils ne sont pas capables de comprendre cette culture de classe moyenne ou cette culture normative, la norme sociale. Et ils ne peuvent pas suivre. C’est vrai. Mais il y avait aussi des enfants qui souffraient. Je regardais du côté des soins.

94Philippe Chaussecourte : Tu avais donc une pratique de psychologue scolaire. Qu’est-ce qui a motivé ton désir de retourner à l’université ? Comment s’est fait ton retour pour tes études ? Là, tu étais dans une période où tu étais praticienne, tu avais donc une activité professionnelle. Qu’est-ce qui a motivé ton désir de retourner à l’université pour apprendre et pour entamer cette thèse ? Le parcours que tu as repris t’a amenée jusqu’à la thèse et au-delà.

95Maria Cristina Kupfer : C’était toujours un souci de théorisation. Quand je parle de tout ce parcours, il y a une personne qui m’accompagne. C’était une professeure de gauche qui disait tout cela. Mais c’est elle qui m’a reçue la première fois. Mais, après, c’est elle qui m’a reçue la deuxième fois. Elle m’a dit : « Tu dois revenir. » Quand je pense à l’histoire, je ne vois que cette femme, Maria Helena, qui m’appelle. Elle me dit : « Il faut que tu reviennes parce qu’une injustice a été commise. Il faut absolument que tu reviennes. C’était la dictature. On ne peut pas céder à ce type d’acte arbitraire. Tu vas revenir. » J’ai dit oui. On a fait un concours, mais, à l’époque, il n’y avait pas de concours publics. C’était un peu, comme on dit en portugais, « pour faire voir aux Anglais ».

96Philippe Chaussecourte : Pour l’affichage… En fait, tu n’es pas revenue faire des études, mais tu es revenue comme enseignante.

97Maria Cristina Kupfer : Pendant tout ce temps, je faisais les études, je continuais à faire le doctorat, la maîtrise. Tout le monde faisait un doctorat. Beaucoup de personnes veulent faire des études de doctorat pour la connaissance, pour étudier…

98Bernard Pechberty : Pour réfléchir, pour penser...

99Maria Cristina Kupfer : Oui, pour penser à la pratique, pour établir des rapports entre pratique et théorie, pour mieux travailler, mais pas pour enseigner.

100Philippe Chaussecourte : Si je comprends bien les choses, tu as été professionnelle, mais tu n’as jamais arrêté tes études ? Et c’est après le doctorat ou au moment du doctorat que cette professeure est intervenue en te disant : « Il faut que tu reviennes. » C’est post-doctorat ?

101Maria Cristina Kupfer : Voilà. C’est tout de suite après le doctorat. C’est à la même époque. La première fois, ça a été un concours public, mais pas la deuxième fois. C’était pour dire « Tu as droit à ce poste que tu as eu ».

102Bernard Pechberty : Il était pour toi.

103Maria Cristina Kupfer : Voilà.

104Philippe Chaussecourte : Tu n’étais peut-être pas la seule dans ce cas ?

105Maria Cristina Kupfer : En effet. Il y a même un livre (ce n’est pas « le livre noir de l’université ») où il est indiqué le nom de toutes les personnes qui ont subi ceci. Plusieurs ont dû partir. Dans les règles, la convention ou la constitution de l’université, il y a même un article qui prévoit un type de doctorat pour les gens qui ont été obligés d’abandonner l’université et de partir. Ils ont perdu du temps à cause des problèmes politiques. Ils ont eu ainsi le droit de passer leur doctorat avec…

106Philippe Chaussecourte : … quelques avantages, moins de choses ?

107Maria Cristina Kupfer : Voilà.

108Philippe Chaussecourte : Cela me fait penser à ce que Viviana Mancosvsky, une collègue argentine, nous a raconté sur ce qui s’est aussi passé en Argentine après la dictature. Quand il y a eu l’ouverture des universités d’État, ils ont fait revenir des gens pour avoir les postes. Or c’était des gens qui avaient été malmenés au moment de la junte.

109Maria Cristina Kupfer : C’est exactement pareil.

110Philippe Chaussecourte : C’est une espèce de compensation d’État officielle. À ce moment-là, tu réintègres l’université ? Après ta thèse ?

111Maria Cristina Kupfer : Oui, à peu près en même temps.

112Philippe Chaussecourte : Cette femme dont tu nous parles était-elle la directrice de thèse ?

113Maria Cristina Kupfer : Non. Elle aurait dû l’être, parce que mon directeur de thèse, il a été un directeur de thèse fantastique, mais il était piagétien. C’était déjà la psychanalyse qui m’occupait.

114Bernard Pechberty : Je ne sais pas si ma question est juste et si elle est reliée. Tu fais comme tu le penses. Mais je pensais à deux choses. Tu réponds à l’une d’entre elles dans les écrits que tu nous as envoyés. Un peu plus tard, il y a la fondation de Lugar de Vida. C’est une institution que j’ai eu la chance de connaître un peu. Est-ce un modèle au Brésil ou pour l’Amérique latine ? Par ailleurs, il y a la revue Estilos da Clinica. Dans les deux cas, tu as été fondatrice, avec d’autres peut-être. Ces deux aspects ont-ils un lien ? Je ne sais pas avec lequel tu veux commencer.

115Maria Cristina Kupfer : Avec Lugar de Vida…

116Bernard Pechberty : Commençons par Lugar de Vida. Pour les lecteurs de Cliopsy, j’aimerais bien que tu nous donnes quelques indications. Qu’est-ce qui t’a donné envie, avec d’autres ou seule ? Il me semble que cela s’est fait à la faculté.

117Maria Cristina Kupfer : À l’origine, il y a mon admission en tant qu’enseignante. Entre les deux, j’ai fait des études. J’ai invité quelques personnes que je connaissais. Je voulais faire un groupe d’études, mais je leur ai proposé, dès le début, un groupe où il fallait aussi recevoir des enfants. Je voulais ne pas seulement parler de nos pratiques professionnelles. J’avais le cabinet. J’avais des enfants, pas des adultes. Et je n’étais pas à l’université. Je pouvais avoir une pratique avec les enfants. J’étais aussi à l’école en tant que psychologue scolaire. À cette époque, j’ai contacté quelques collègues et je leur ai dit : « On va faire un groupe d’études. On va étudier la psychanalyse d’enfants, mais on va pratiquer ensemble. On va faire un groupe parce que je veux pratiquer et penser en même temps. Je ne veux pas tout simplement venir pour parler de mon cas et, toi, tu parles de ton cas. » Je leur ai proposé un groupe. Au début, c’était un groupe d’enfants tout simplement mais, dans le groupe, il y avait une collègue qui avait eu l’occasion de travailler dans une institution à Recife, au Nordeste. C’était une institution qui recevait des enfants psychotiques et autistes. J’ai dit : « Ça tombe bien, moi, je veux bien avoir… » À l’époque, c’était surtout les psychotiques.

118Il y a toujours les excuses. Je me rends compte qu’il y a tellement d’excuses. Il y avait la métaphore du vase brisé que j’aimais bien. Freud disait que, quand un vase de cristal se casse, c’est au moment où il se casse que l’on peut comprendre la structure qui l’organise parce qu’il se casse exactement sur les points faibles de la structure. On voit la structure quand il se casse. De la même façon, la psychose pourrait nous faire comprendre le fonctionnement psychique de l’humain. C’était le principe pour connaître le fonctionnement psychique. La psychose nous aide à cela. C’était le principe. Nous avons commencé à lire Maud Mannoni, L’Enfant arriéré et sa mère.

119Philippe Chaussecourte : En français ?

120Maria Cristina Kupfer : En français et en portugais.

121Philippe Chaussecourte : Qui a apporté ces références ? Est-ce toi ?

122Maria Cristina Kupfer : Oui, à l’époque.

123Philippe Chaussecourte : Comment étais-tu au courant de l’existence de ces livres ?

124Maria Cristina Kupfer : J’étudiais déjà la psychanalyse. Comment ai-je pris connaissance de Maud Mannoni ? Je ne me souviens pas.

125Bernard Pechberty : Les enfants, la psychose...

126Maria Cristina Kupfer : J’aimais bien Dolto, Mannoni… C’était les auteurs de référence…

127Philippe Chaussecourte : … chez les lacaniens qui parlaient des enfants.

128Maria Cristina Kupfer : Oui.

129Philippe Chaussecourte : Il y avait peut-être des conférences de Français qui venaient au Brésil ?

130Maria Cristina Kupfer : Oui, aussi. J’appartenais à une petite institution qui s’appelait Association libre. Je n’en ai pas parlé. Il y avait trois psychanalystes lacaniens que je suivais et que j’appréciais : Oscar Cesarotto, Marcio Peter de Souza Leite et Geraldino Ferreira. Ce sont des psychanalystes brésiliens. Je suivais leurs cours, la formation qu’ils offraient. C’est peut-être là que j’ai entendu parler de Maud. Je ne sais plus. Peut-être oui…

131J’aimais beaucoup Dolto. Dolto n’a jamais été bien vue par les lacaniens de ces groupes, Maud Mannoni un peu plus. Mais ce n’était pas bien, parce que Dolto n’était pas une bonne théoricienne, ce qui n’est pas exactement faux. Elle n’est pas une bonne théoricienne. Par exemple, il y a des extraits très intéressants et très importants de L’Image inconsciente du corps. Mais, quand elle a essayé de faire les différents niveaux, ça ne tient pas vraiment debout. Elle a essayé de parler de sa pratique qui est très impressionnante. C’était une sorcière, comme on dit.

132Bernard Pechberty : Et, comme toi, Dolto était très intéressée par l’éducation, avec ses émissions à la radio. C’était quelqu’un de concerné par les deux aspects. C’est moins le cas de Mannoni, me semble-t-il.

133Maria Cristina Kupfer : Oui, c’est beaucoup plus le cas de Dolto. Mais Mannoni avait Bonneuil. Et on a commencé à lire sur Bonneuil. J’y suis même allée pour un stage de 3 mois, en 1992. On recevait donc un groupe d’enfants dans mon cabinet. On recevait trois ou quatre enfants.

134Philippe Chaussecourte : Qui était « on » ?

135Maria Cristina Kupfer : Ce groupe d’études…

136Philippe Chaussecourte : C’était des cliniciens d’enfants ?

137Maria Cristina Kupfer : Oui.

138Philippe Chaussecourte : Combien y avait-il de thérapeutes ?

139Maria Cristina Kupfer : Trois ou quatre.

140Philippe Chaussecourte : Trois ou quatre thérapeutes pour un groupe de trois ou quatre enfants ?

141Maria Cristina Kupfer : Oui. Nous travaillions dans une grande cour et chaque professionnel avait, nous disions, son propre coin. Nous attendions les approximations des enfants et c’était finalement le « un par un », avec des moments collectifs où il y avait moins d’adultes, comme le moment de la collation, par exemple. Nous n’avions pas encore notre grande clé actuelle de lecture des groupes, qui est le contact entre les enfants, mais c’est probablement ce qui agissait le plus et nous faisions déjà beaucoup d’attention à ces « interactions ».

142L’une des psychanalystes de notre groupe nous a apporté le modèle de cette institution à Recife (basé sur Geneviève Haag et sur l’interprétation, ainsi que sur cette conception de groupe où beaucoup de psychanalystes intervenaient). Ensuite, on ne suivait plus cette institution. Au début, c’était ainsi. On faisait ça en privé. Je n’étais pas encore à l’université. Mais, un an après, je suis revenue à l’université. Tout était ensemble, c’était à la même époque. J’ai passé la thèse en 1990 et la même année j’ai introduit le groupe de travail avec les enfants, qui était devenu une petite institution et s’appelait déjà Lugar de Vida, à l’université.

143Philippe Chaussecourte : Et tu étais déjà enseignante à l’université quand tu as passé ta thèse ?

144Maria Cristina Kupfer : Oui. J’ai repris l’université en 1987, trois ans avant. C’est en 1989 aussi qu’on a commencé ce groupe. J’ai dit aux personnes qui étaient avec moi dans ce groupe : « Vous allez faire un travail bénévole et on verra comment ça va se faire. » On était cinq. Deux sont allés avec moi à l’université. On a continué le petit groupe à l’université parce que je pouvais avoir des financements de recherche. On pouvait le faire. On avait la clinique à l’université. On a donc fait la recherche. Ces deux personnes allaient donc m’aider bénévolement.

145Peu de temps après, j’ai commencé à proposer que des spécialistes viennent donner des cours à l’université. On pouvait demander de payer les cours. Avec ce que je recevais des cours, je payais les deux personnes. Et cela a commencé à grandir. On a eu trois, quatre, cinq groupes. À un moment, on avait entre dix et quinze personnes qui travaillaient et qui ne recevaient pas beaucoup. C’était des professionnels et des étudiants. On avait des cours et ils pouvaient faire des stages. Et cela a grandi. Les étudiants de l’université faisaient des stages dans les groupes. Ils nous aidaient.

146Les cours ont aussi commencé à grandir. En 1994-1995, on – je dis « on » mais c’est moi qui faisais les choses – proposait des cours de spécialisation de deux ans. À l’université. C’était payé. On pouvait donner des certificats qui étaient fournis par la présidence de l’université.

147Philippe Chaussecourte : Vous gardiez une partie du financement pour vous ? Il y avait une partie pour vous ?

148Maria Cristina Kupfer : Non, c’était tout ce que l’on recevait qui pouvait financer le projet Lugar de Vida à l’université. À un moment, il y avait plus de cent personnes qui voulaient faire la spécialisation. Nous avons fait un concours, il y avait cent candidats. C’était très répandu, attrayant…

149Philippe Chaussecourte : C’était formidable.

150Maria Cristina Kupfer : Bernard m’a demandé si Lugar de Vida est devenu un modèle pour le Brésil. Nous ne sommes pas un modèle, au sens où il y aurait d’autres centres tels que le nôtre répandus dans le Brésil, comme les Maisons Vertes. Mais nous faisons une transmission de l’Éducation Thérapeutique, ainsi que des instruments créés par nos recherches, qui est très répandue. On fait des cours d’été qui sont très demandés, il y a déjà trente ans. Je reprends l’histoire de Lugar de Vida. Au début, c’était un travail fou. Il fallait travailler pour les cours. J’invitais des gens pour donner des cours de spécialisation en psychanalyse. Dès le début, c’était des cours sur psychanalyse et éducation.

151Les groupes d’enfants étaient des groupes cliniques. Peu de temps après, à l’université, j’ai commencé à proposer des activités éducatives, à côté des activités cliniques. Là, on fait une prise en charge de type psychanalytique clinique. Mais, ensuite, les enfants sortent et ils viennent faire des activités éducatives. Dès le début, je proposais cela. Après, il y avait beaucoup d’activités pour les enfants. C’était devenu une institution…

152Philippe Chaussecourte : … de soins ?

153Maria Cristina Kupfer : … de soins, mais toujours liés…

154Bernard Pechberty : … à l’éducation ?

155Maria Cristina Kupfer : Oui. Qu’est-ce que je disais ? Ce n’est qu’après que j’ai proposé une théorisation pour que tout cela tienne debout. Je me souviens du premier groupe à l’université en 1990. Une dame vient et dit : « Mon enfant a vraiment besoin de soins. Mais j’aimerais bien qu’il aille à l’école. Il ne peut pas aller à l’école. » J’ai regardé l’enfant : c’était un enfant très atteint. Il avait le syndrome dans lequel les muscles ne se développent pas… C’était très grave. Il est mort à 16 ans. Il ne parlait pas, il ne marchait presque pas. Je me suis dit : « Mais pourquoi cette dame veut que cet enfant aille à l’école ? » Elle me le demande. J’ai commencé à faire attention à ça. L’école a une fonction pour cette dame et pour cet enfant. Il en a besoin. Mais pourquoi exactement ?

156J’ai commencé à proposer quelque chose. Ils ne vont pas à l’école, mais ils peuvent avoir ici des activités au niveau cognitif, d’apprentissage, de développement. C’est ce que l’on va leur proposer, à côté. C’était dans la pratique. Je voyais que cela avait des effets très importants de construction et d’établissement de subjectivité. Ils progressaient quand ils avaient le cadre éducatif. C’est à partir de ça que j’ai commencé la théorisation.

157Philippe Chaussecourte : Dans la représentation que je me fais, avec ma conception des choses, c’est comme si tu utilisais dans un travail de soins une médiation par la scolarité. C’est comme si tu utilisais, pour du soin, au service du soin, toute la structure scolaire d’une certaine façon.

158Maria Cristina Kupfer : C’est ça, mais c’est encore plus que ça. J’ai commencé à voir que l’école et la scolarisation ont une valeur structurante, du pont de vue de la subjectivité, pour les enfants et surtout pour les enfants psychotiques et autistes.

159Philippe Chaussecourte : C’est presque un point de vue inverse de ce que l’on a tendance à faire. En effet, on s’interroge sur la façon d’incorporer les enfants dans l’école alors que, là, c’était l’école utilisée comme soins.

160Maria Cristina Kupfer : Voilà, exactement. Mais je ne fais pas de l’enseignant un thérapeute. Je lui demande tout simplement de suivre son mandat social, celui d’enseigner. S’il est, disons, bien positionné, s’il comprend ce que veut dire éduquer, alors il sera un partenaire des soins.

161Philippe Chaussecourte : C’est intéressant parce que beaucoup de praticiens en ville qui s’occupent d’enfants ont cette conception de l’école, telle que tu la soutiens, c’est-à-dire qu’ils se disent : « Ce serait bon pour l’enfant qu’il soit scolarisé ». Il s’agit de s’interroger sur la vertu soignante de l’école.

162Maria Cristina Kupfer : Tout à fait.

163Philippe Chaussecourte : J’ai deux questions. Quand on lit Freud, il y a toujours cette fameuse différence, pas forcément explicitée et qui, pour moi, n’est pas précise, entre éducation et pédagogie. C’est compliqué. Cela a comme impact que, dans les structures de soins françaises, il y a les éducateurs, les psychologues et les pédagogues. Ce ne sont pas les mêmes catégories de gens. Ils ne relèvent pas du même ministère. Bernard a conduit une recherche sur cette question. Ils n’ont pas le même rapport au savoir. Cette distinction est-elle pertinente dans ton fonctionnement ? Ou tous les personnels qui interviennent à Lugar de Vida sont-ils forcément des psychologues ? Y a-t-il des enseignants qui ne sont « que » des enseignants ?

164Par ailleurs, ta compréhension de ce que certains appelleraient « la forme scolaire », ce qu’elle permettait au niveau du soin avec ces enfants t’a-t-elle amenée du coup à concevoir quelque chose de psychanalytique pour appréhender l’enseignement « ordinaire » ? Dans son travail sur l’enseignement, Claudine Blanchard-Laville ne s’est jamais préoccupée directement des enfants en difficulté. C’est éventuellement son travail de recherche sur des situations « ordinaires » qui peut lui donner des clés de compréhension de ce qui pourrait se passer ailleurs.

165J’ai donc deux questions : l’une sur pédagogie, psychanalyse, psychologie et éducation ; l’autre sur le passage de l’extraordinaire à l’ordinaire alors que le lien se fait plutôt dans le sens inverse (de l’ordinaire vers l’extraordinaire).

166Maria Cristina Kupfer : Pour la pédagogie, c’est avec le recul que j’ai aujourd’hui que je peux revoir tout cela. Maintenant, je vois que, pour se servir de l’outil psychanalytique, il faut être du côté de la notion d’éducation et non pas de pédagogie parce que la notion d’éducation a une ampleur. C’est une pratique humaine à penser d’une façon plus élargie. Là, on peut mettre aussi l’éducation familiale et penser l’éducation en tant que pratique humaine, en tant qu’outil qui humanise, civilise et met l’enfant dans le discours social. Si on pense en termes d’éducation, on est plus à l’aise pour se servir de l’outil psychanalytique. La pédagogie est très cadrée, la psychanalyse ne peut pas y entrer. C’est une pratique très « normatisée ». Comment faire la lecture de la pédagogie ? En revanche, on peut très bien faire la lecture psychanalytique de l’éducation, en tant que pratique humaine. De cette façon, on arrive où je suis arrivée. C’est l’idée que l’éducation construit le sujet de l’inconscient. C’est par l’éducation. L’éducation est l’outil.

167Philippe Chaussecourte : C’est ce que dit Freud.

168Maria Cristina Kupfer : Mais je parle des conséquences au niveau de la façon de concevoir ce que l’on fait quand on soigne un enfant, surtout autiste.

169Philippe Chaussecourte : C’est intéressant. Excuses-moi, je réinterviens. Mais j’ai le sentiment que, du coup, cette conception globale de l’éducation n’est entendable par certains partenaires – je pense à la famille – que parce que les enfants sont en danger. C’est à ce moment-là que la famille accepte moins difficilement d’y être pour quelque chose ou de s’impliquer alors que, quand les enfants sont moins en danger, la famille met cela dans des structures ordinaires et délègue. Ma comparaison est débile, mais il me vient à l’esprit le fait de se laver les dents cinq fois par jour après une opération dentaire parce que l’on n’a pas envie d’y retourner et, quand cela va mieux, on ne se lave plus les dents qu’une fois par jour.

170L’acte éducatif dans son ensemble est très intéressant à penser, aussi en termes d’accompagnement des parents, mais il me semble que les gens y sont sensibles dans le cadre où il y a du malaise psychique de leurs enfants. Ils acceptent alors éventuellement de s’interroger et de participer. Quand ils pensent que leurs enfants ne vont pas trop mal, ils ne viennent pas.

171Maria Cristina Kupfer : Voilà pourquoi les psychanalystes devraient travailler aussi avec les enseignants et les coordinateurs dans les écoles : eux, ils peuvent comprendre ce que peut être l’éducation, au sens large du terme et du point de vue subjectif, pour tous les enfants.

172Bernard Pechberty : Par rapport à ce que vous dites, Cristina et toi, je me demande s’il n’y a pas, non pas des points de divergences, mais des approches différentes entre le Brésil et la France.

173Maria Cristina Kupfer : Pourquoi ?

174Bernard Pechberty : Il s’agit d’avoir une focale sur le plan éducatif en général, en incluant la famille, l’école. Par ailleurs, je trouve qu’il y a une ressemblance lointaine avec ce que nous connaissons des psychologues et psychanalystes français. Comme tu le disais, cela part du soin. Mais ton originalité est d’avoir lié d’emblée le soin et l’éducatif, avec des versions différentes. Les psychologues que l’on connaît sont quand même majoritairement du côté du soin. Tu parlais des recherches différentes entre sciences de l’éducation et psychologie.

175Maria Cristina Kupfer : C’est vrai. Mais cela me fait aller à la deuxième question. Ce n’est pas seulement l’enfant ordinaire qui a des névroses. Dans cette démarche, on a commencé avec l’éducation, les autistes, les psychotiques. Et maintenant, j’aime bien ce versant et ce type de théorisation et de réflexion qui tient compte de la place de l’éducation dans la vie psychique de n’importe qui. On arrive là à ce que dit Freud. Tout est une question de sexualité et de mort. Comment concevoir l’éducatif à partir de ça ? L’éducatif est aussi un effort de faire face, de s’affronter, à la sexualité et à la mort. Pourquoi éduquer ? Pourquoi civiliser ? Parce qu’on est angoissé par rapport à cela. Qu’est-ce qu’on fait ? On écrit des livres, on fait des villes. Tout cela n’est pas une réduction, mais une façon de trouver le point nodal de l’être humain. C’est ce que Freud a dit. L’éducation est conçue pour parer à cela, pour donner de la forme, pour donner des buts, des directions. C’est la lecture psychanalytique de l’éducation. J’aime bien.

176Philippe Chaussecourte : On pourrait se poser une question. Au Brésil, y a-t-il des travaux d’orientation psychanalytique qui porteraient sur l’enseignement au lycée, c’est-à-dire après la 6e ? Il y a tout un courant de recherche d’orientation psychanalytique en France où on s’intéresse à des enfants au-delà de 12 ans. Or j’ai le sentiment que les enfants qui sont votre cœur de cible sont plus jeunes ou plus âgés mais très en difficulté.

177Maria Cristina Kupfer : Il n’y a pas beaucoup de recherches. Mais il y a des soucis en ce moment. Les adolescents ont des problèmes importants au niveau des troubles (suicide, scarification, conduites agressives). Les écoles nous demandent de l’aide.

178Philippe Chaussecourte : Les écoles ordinaires ?

179Maria Cristina Kupfer : Oui. Mais je ne vois pas trop de recherches à ce sujet.

180Philippe Chaussecourte : Il n’y a pas d’approche analytique de ce qui serait l’ordinaire, comme si, quand les choses vont bien… Je pense à cela parce que j’ai des collègues qui sont inscrits dans une démarche qui n’est pas du tout psychanalytique. Ils sont du côté du cognitivisme. Quand cela va très mal pour eux ou pour les enfants, ils me demandent l’adresse d’un bon psy. Mais, quand ça va bien, ça n’existe pas. Il n’y a pas de psychisme et pas d’inconscient quand ça va bien. Ils y sont même assez opposés.

181Maria Cristina Kupfer : Tout à fait. C’est exactement pareil.

182Bernard Pechberty : À propos de l’extension de Lugar de Vida, sur le soin et l’éducation. À chaque fois que j’ai participé, j’ai été frappé par le fait que vous aviez institué des groupes de parole ou d’analyse de pratique – je ne sais pas comment il faut dire – avec des enseignants de São Paulo ou de la région qui venaient dans Lugar de Vida avec des analystes qui proposaient de parler de la pratique avec des enfants autistes ou psychotiques, des enfants pas adaptés à l’école. Cela se poursuit-il toujours ? Dans le document que tu nous as envoyé, tu parles d’intervention auprès d’écoles du privé. Là, c’est Lugar de Vida ou une partie qui se déplace vers l’extérieur au lieu que les enseignants viennent. Les groupes de parole clinique sur la pratique se poursuivent-ils toujours ?

183Maria Cristina Kupfer : Oui.

184Bernard Pechberty : C’était présent dès l’origine. C’est très intéressant. Vous y intégrez les enseignants ordinaires ou spécialisés qui accueillent des enfants difficiles. Il y a une extension de votre pratique auprès des écoles cette fois.

185Maria Cristina Kupfer : Tout a commencé à cause du mouvement de l’inclusion scolaire. À partir du moment où j’ai proposé qu’il devrait y avoir des activités scolaires à côté du soin, on a commencé à faire attention à tout ce qui se passait à l’école. En 1990, les enfants psychotiques et autistes n’allaient pas à l’école. On a donc commencé à proposer qu’ils aillent à l’école. On voyait les effets. En tant que praticienne, je voyais les effets de la scolarisation des enfants. On a commencé le travail. À partir du moment où on devait parler aux enseignants, on les a invités à venir à Lugar de Vida. Cela se poursuit encore. Cela fait trente ans que cela a lieu. Ce sont des groupes un peu bizarres parce que c’est ouvert une fois par mois. Les enseignants qui le veulent peuvent venir. Ils viennent, ils parlent de leur difficulté avec les enfants. Mais c’est insuffisant. C’est pourquoi, il y a trois ans, on a commencé un projet avec les écoles. Des gens viennent toujours, mais ce ne sont plus les enseignants, mais les coordinateurs. Nous avons beaucoup d’autres activités.

186Il y a un groupe dans lequel on discute des cas. C’est un groupe fixe. Au début, nous avions sept écoles. On leur a proposé de choisir deux ou trois enseignants, coordonnateurs, directeurs. Ils viennent une fois par semaine. Une semaine, on parle des cas ; la semaine suivante, on parle de textes, ce sont des groupes d’études.

187Il y a des séminaires. Des gens viennent parler. Il y a toujours 30 personnes. On y fait des études de cas, des lectures de textes, des séminaires de personnes qui viennent à Lugar de Vida pour parler de différents sujets. Il y a aussi deux grands workshops où les 30 personnes viennent pendant deux jours. On travaille avec eux, on leur donne des scripts de discussion en groupe. Après, on fait de grands panneaux, une espèce de synthèse où nous introduisons quelques points de repère psychanalytiques pour mieux cerner ce qui est en jeu, pour les enfants et pour les enseignants.

188Ensuite, on réunit tout ce travail. À la fin de tout cela, on a un livre. Dans ce livre, les écoles participent et écrivent. Chaque école a un texte. Nous écrivons les grandes lignes de discussion, les grands thèmes (les parents, l’alphabétisation, le rapport soins/école), en utilisant des notions psychanalytiques soulevées pendant les discussions. On organise un colloque et on publie un livre. Nous en avons deux déjà.

189Philippe Chaussecourte : Pourquoi ces sept écoles ? Parce que, dans ces sept écoles, des enfants dont le lieu principal de soins est Lugar de Vida sont en inclusion dans ces sept écoles ?

190Maria Cristina Kupfer : Pas nécessairement. Ce sont des écoles…

191Philippe Chaussecourte : Elles veulent faire de l’inclusion. Font-elles de l’inclusion ? Ou s’agit-il encore d’un projet ?

192Maria Cristina Kupfer : Les deux.

193Philippe Chaussecourte : Cela me fait penser au paradoxe auquel nous avons été confrontés. Nous avons dû faire de l’analyse de pratiques avec des gens qui n’avaient pas de pratique. C’est très compliqué. Cela devient théorique. On parle des autres. Mais nous pensons qu’il ne faut pas parler des autres, mais bien de ce que cela fait à chacun. Ces sept écoles ne font donc pas toutes de l’inclusion ?

194Maria Cristina Kupfer : Elles ont toutes des problèmes avec l’inclusion. Elles ont des enfants, mais sans avoir de projet d’inclusion dans le sens d’une préparation de l’école. Dans certaines écoles, ils disent qu’ils ne sont pas du tout préparés. D’autres écoles ont un projet.

195Philippe Chaussecourte : Mais toutes les écoles ont de l’inclusion ?

196Maria Cristina Kupfer : Oui.

197Philippe Chaussecourte : Est-ce rendu obligatoire par l’État ?

198Maria Cristina Kupfer : Oui, c’est obligatoire. Les écoles publiques respectent beaucoup plus la loi que les écoles privées.

199Philippe Chaussecourte : En payant de l’argent, elles peuvent éviter ? Comme les entreprises avec l’embauche de gens handicapés. Les entreprises sont obligées d’embaucher mais, en payant, elles peuvent ne pas embaucher.

200Maria Cristina Kupfer : Voilà. C’est un peu ça.

201Bernard Pechberty : Je ne sais pas comment ça se passe dans tous les établissements, mais il me semble quand même que c’est une des différences d’avec les pratiques françaises où il y a des lieux de soins (CMPP, etc.). Mais, de ce que j’en connais et de ce que j’en ai connu, il n’y avait pas d’institutionnalisation et de dispositifs réguliers, au niveau de la formation, pour que des coordinations avec des professionnels viennent de façon régulière, comme pour des stages. À ma connaissance, dans les lieux de soins, il y a des synthèses d’un enfant qui est suivi. L’école peut venir. C’est ce que j’ai connu. Des professeurs ou la directrice venaient. Mais ce n’est pas institué dans la continuité.

202Philippe Chaussecourte : Et c’est au service de la synthèse alors que là, on a l’impression que c’est au service des écoles. C’est un autre point de vue. Cela veut dire que Lugar de Vida devient à la fois un lieu de soins permanent pour des enfants qui sont là tout le temps et, en même temps, un lieu de formation.

203Maria Cristina Kupfer : Oui. Lugar de Vida a toujours été un lieu de formation, mais pas un lieu de formation de psychanalystes.

204Philippe Chaussecourte : Oui, un lieu de formation pour les enseignants qui accueillent des enfants.

205Maria Cristina Kupfer : Je dirais plutôt qu’on fait un certain type de formation pour eux. Quand les enseignants sont écoutés, quand ils peuvent parler de leurs difficultés avec nous et avec les autres enseignants, ils éprouvent des changements dans leur position subjective par rapport aux enfants inclus. Cela a effectivement un effet formatif. C’est à peu près comme vous travaillez quand vous faites l’analyse clinique de pratiques. Donc, à Lugar de Vida, il y a le côté clinique et le projet école. Cela a commencé parce qu’il y avait des écoles qui nous demandaient de l’aide, l’une après l’autre. J’ai dit que je ne pouvais pas aller dans telle école et que les gens devaient venir ensemble.

206Philippe Chaussecourte : S’agit-il d’un financement d’État ou d’un autofinancement, payé par les gens voulant se former ?

207Maria Cristina Kupfer : Les écoles paient.

208Philippe Chaussecourte : D’où vient l’argent des écoles publiques pour payer ?

209Maria Cristina Kupfer : Parallèlement, il y a les groupes d’enseignants de l’école publique qui viennent une fois par mois. Cela continue et c’est gratuit.

210Philippe Chaussecourte : Mais vous avez des subventions pour ces groupes gratuits ?

211Maria Cristina Kupfer : Non, pas de subventions du tout. Ce sont les praticiens qui reçoivent les enseignants une fois par mois. C’est une fois par mois, un matin. Ce n’est pas lourd pour les professionnels.

212Philippe Chaussecourte : On parlait de cadre tout à l’heure. Cela pose la question du don et du contre-don, de la dette. Ce n’est pas rien de venir sans payer pour profiter de quelque chose avec des professionnels qui, eux-mêmes, ne sont pas payés pour cela. Il y a certainement des questions importantes autour de la dette.

213Maria Cristina Kupfer : Oui, parce que là, c’est le même problème en psychanalyse. Mais, pour les enseignants, je ne vois pas trop de problèmes parce qu’ils sont en…

214Bernard Pechberty : …en demande d’aide et de recherche auprès de spécialistes comme vous. C’est ça ?

215Maria Cristina Kupfer : Oui. Ce sont des fonctionnaires. Pour eux, c’est un bénéfice.

216Philippe Chaussecourte : Pour eux, c’est sur leur temps de travail ou non ?

217Maria Cristina Kupfer : Oui, c’est sur leur temps de travail.

218Philippe Chaussecourte : Ça change tout.

219Bernard Pechberty : Ils sont libérés d’une classe et viennent chez vous ?

220Maria Cristina Kupfer : Ils reçoivent des heures supplémentaires pour faire des réunions ou pour préparer les classes. Ce n’est pas beaucoup, mais ils peuvent se servir de ces heures pour aller à Lugar de Vida.

221Philippe Chaussecourte : D’une certaine façon, ils y trouvent leur compte. Cela ne leur demande pas du temps supplémentaire.

222Maria Cristina Kupfer : Le problème se situe du côté des professionnels. Ils disent que cela fait partie de leur travail, mais c’était plus faisable avant. On pouvait justifier un peu mieux. Les enseignants qui venaient étaient les enseignants des enfants qui se trouvaient à Lugar de Vida. En plus, maintenant, on ne reçoit pas beaucoup d’enfants d’écoles publiques. Mais cela va changer. Je ne suis pas à l’aise par rapport à cette situation. Auparavant, on recevait beaucoup d’enfants d’écoles publiques. À l’époque de l’université, pour les gens de Lugar de Vida, tout était très bien réglé par rapport à cela. Il s’agissait d’une université publique.

223Philippe Chaussecourte : Les gens ne payaient pas, mais vous aviez une subvention ?

224Maria Cristina Kupfer : Oui, une subvention. Nous avions des subventions de recherche. Mais les subventions de recherche ne paient pas les professionnels. Elles paient l’équipement…

225Quand on est sorti de l’université, on a continué à recevoir des enfants défavorisés, mais cela ne tenait plus. Au moment du Grupo Ponte, c’était ainsi. Nous avions des enfants d’écoles publiques. Le Groupe du Pont faisait le pont entre l’école et Lugar de Vida. Mais ces professionnels allaient aux écoles et c’était surtout pour plaider pour une place aux enfants qui n’allaient pas à l’école. Maintenant, les écoles viennent à Lugar de Vida. Mais le groupe d’enseignants existe toujours, grâce à deux professionnels qui le soutiennent.

226Philippe Chaussecourte : Dans lequel tu es allé ?

227Bernard Pechberty : Je suis allé deux fois à des groupes d’écoute. Il y avait une personne très sympathique qui traduisait du brésilien au français. L’enseignant apportait ses situations avec une ou deux analystes qui intervenaient.

228Maria Cristina Kupfer : Ils écoutaient.

229Bernard Pechberty : Cela avait lieu le matin. Cela durait deux heures, je crois.

230Maria Cristina Kupfer : Oui. C’est surtout pour qu’ils parlent. C’était le principal. On pouvait leur donner des points de repère, des informations, mais ce n’était pas trop ça. Ils s’aidaient. C’était le principe : l’un aide l’autre. Ils font des échanges d’expériences. Maintenant, on ne reçoit plus d’enfants qui n’ont pas d’argent pour payer. Lugar de Vida est devenu privé. On n’a plus de financement. J’ai encore des financements de recherche pour mes recherches universitaires mais, pour Lugar de Vida, il y en a très peu. Maintenant, cela va changer. Pourquoi ? Le projet de recevoir les écoles s’appelle « Projet d’écoles protagonistes ». Écoles protagonistes, ce sont les écoles qui veulent être actrices de leur projet d’inclusion. On veut inclure les écoles dans le projet d’inclusion. Le Projet d’écoles protagonistes est un projet de Lugar de Vida, mais une part de ce projet est devenu un projet de recherches avec Rinaldo Voltolini. On a obtenu un financement de FAPESP, qui est une fondation de financement de recherches de l’état de São Paulo.

231Bernard Pechberty : Dans l’histoire de Lugar de Vida, il me semble que c’est vraiment une extension de votre projet. Cela s’était fait dans l’espace, au Brésil avec d’autres lieux qui s’en sont inspirés, mais aussi d’autres pays, me semble-t-il, comme l’Argentine. Et maintenant, il y a une extension d’intervention – je dis les choses rapidement –, une extension clinique et de recherche.

232Maria Cristina Kupfer : C’est une certaine conception de sujets à apporter aux écoles. Cette conception, apportée aux écoles, fera une certaine différence, non pas seulement par rapport aux enfants psychotiques et autistes, mais pour les enfants en général, les enfants ordinaires.

233Philippe Chaussecourte : Il y a quelque chose de rarement travaillé : ce que cela fait aux enfants ordinaires d’accueillir dans leur classe un enfant en difficulté. Très souvent, l’enfant en difficulté a toute une structure de soins autour de lui, des synthèses, etc., mais le petit gamin qui a à côté de lui pendant un certain nombre d’heures par jour un enfant qui ne va pas bien n’a aucun espace pour en parler, pour voir ce que cela lui fait. C’est très interrogeant.

234Maria Cristina Kupfer : En l’occurrence, c’est inclus dans le projet. En effet, les enfants ont des assemblées de classe. C’est l’un des axes importants : que fait un enfant pour un autre ? Et vice-Versa. En plus, maintenant, les recherches montrent la ségrégation mise en place du côté des enfants ordinaires. J’ai toujours dit qu’il y a beaucoup de bénéfices pour l’enfant ordinaire : il apprend à être tolérant, il fait des « échanges de ses manques avec ses camarades ». Cela apporte beaucoup de bénéfices pour tout le monde.

235Philippe Chaussecourte : Mais cela génère aussi des problèmes

236Bernard Pechberty : Cela ne va pas de soi.

237Maria Cristina Kupfer : C’est vrai ; il y a, à côté de ça, des effets de ségrégation. Les petits groupes, s’ils sont très homogènes, excluent et expulsent la différence. Je travaille sur ce point en ce moment.

238Philippe Chaussecourte : Il y a aussi des choses interpellantes pour moi du côté d’une forme de l’idéologie de l’inclusion.

239Maria Cristina Kupfer : Oui, il faut absolument laisser cela de côté.

240Philippe Chaussecourte : Il y a des témoignages très précis dans les travaux d’Alix Benard, psychanalyste. C’est très paradoxal par rapport à ce que j’appelle « l’idéologie de l’intégration », elle évoque pour certains de ses patients l’expression de la nécessité à certains moments d’être avec des semblables, de pouvoir se reposer aussi avec du pareil.

241Maria Cristina Kupfer : Mais c’est aussi dangereux : on assiste maintenant à l’apologie de l’identité qui induit des effets pervers. Les gens veulent être avec leurs semblables et, encore une fois, se répète l’effet de l’exclusion de la différence. Les sourds sont comme moi, nous sommes tous sourds, on est bien. Mais, dans le monde extérieur, il y a des non-sourds qu’il s’agit d’être capable de tolérer aussi. Ce sont les effets de groupe. C’est intéressant.

242Philippe Chaussecourte : Mais l’idéologie dans l’école française n’est pas encore l’idéologie de la ressemblance, mais plutôt l’idéologie de l’inclusion, pour l’instant. Interroger le malaise que peut avoir l’enfant différent à se retrouver dans le milieu ordinaire est très politiquement incorrect en France.

243Maria Cristina Kupfer : Qu’est-ce qui est politiquement incorrect ?

244Philippe Chaussecourte : De dire que ce petit enfant différent aurait peut-être envie d’être avec des enfants comme lui. Cela n’a pas trop de place en France. C’est cela qui est politiquement incorrect. Surtout, les parents sont très en demande d’une forme de normalité. Il y a une pression énorme des parents pour que leur enfant différent soit avec des enfants « ordinaires » et pas du tout avec des enfants différents.

245Maria Cristina Kupfer : L’important n’est pas de défendre que l’enfant puisse être avec son semblable ou son différent ; l’important, c’est qu’il puisse choisir.

246Bernard Pechberty : C’est compliqué. Au début, dans l’institution dont on s’est occupé, dans une recherche récente, l’une des premières institutions à fonder des classes pour enfants autistes, les parents étaient satisfaits parce que leur enfant autiste allait à l’école, devenant ainsi un enfant ou un écolier « comme les autres », mais, en même temps, c’était une classe d’entre-soi. Cela ne fonctionnait pas du tout. Il y a une histoire derrière tout cela. Cela doit bouger maintenant.

247Maria Cristina Kupfer : Vous avez raison. Ce n’est pas facile. Ce n’est pas seulement une question d’intégrer, il y a des complications et des conséquences. On travaille sur la notion d’hétérogénéité. Il faut être hétérogène, c’est-à-dire être capable de vivre avec ce qui est hétérogène. Il faut qu’il y ait de la différence.

248Philippe Chaussecourte : Et, en même temps, l’homogénéité est parfois importante aussi.

249Bernard Pechberty : Je me trompe peut-être, mais la différence, ni mieux ni plus mal, qui existe au Brésil, c’est que, malgré tout, il y a le groupe de parole et les activités que vous mettez en place pour les écoles. Cela a dépassé le niveau du soin : on écoute les enseignants pour les « aider » à faire avec l’enfant autiste. Mais il y a ce côté de changement de l’organisation scolaire. C’est quand même dans la tête des gens. C’est un changement de mentalité par rapport à l’école.

250Maria Cristina Kupfer : C’est dans ce sens que l’on travaille.

251Bernard Pechberty : Je pense à l’article que vous avez écrit avec Rinaldo Voltolini, qui rendait compte de l’entraide entre enfants (un enfant autiste allait à la cuisine).

252Maria Cristina Kupfer : C’est ça. Il faut que l’école change. Il faut que l’école fasse des propositions de changements structuraux. Ce n’est plus une question d’inclusion du différent, c’est une façon de faire avec tous les enfants. On veut un projet de cette école où il s’agirait d’inclure tous les enfants. On part de l’inclusion de l’autiste, mais on arrive à l’inclusion de tous les enfants.

253Bernard Pechberty : Je voulais aborder un point un peu formel concernant la dénomination « éducation thérapeutique ». Ce type de travail peut s’appeler « pédagogie institutionnelle ». D’où vient « éducation thérapeutique » ? Comment est-ce apparu ?

254Maria Cristina Kupfer : Au fur et à mesure, entre 1990 et 2000. Cela a été dix années de pratiques et de théorisation avec le groupe Lepsi – Laboratoire d’études psychanalytiques et éducatifs sur l’enfance – un laboratoire appartenant à l’université. Il a été fondé par Leandro de Lajonquière et moi, et après Rinaldo nous a rejoint. On pensait, on faisait. C’est de là que c’est venu.

255Philippe Chaussecourte : Oui, c’est de l’éducation thérapeutique. C’est comme une thérapie par la médiation éducative, pour apporter du soin. Mais le public de l’éducation thérapeutique est constitué d’enfants en difficulté.

256Maria Cristina Kupfer : Je dois préciser encore un point. L’Éducation Thérapeutique est un ensemble d’activités régies par un principe fondamental : s’il faut refonder un sujet, traiter c’est éduquer et éduquer c’est traiter. Ces activités peuvent être des groupes à l’école ou à l’institution, des groupes d’enseignants, des accompagnements de bébés en crèche, des groupes de parents. L’enfant peut apprendre à lire ou à écrire, ou bien il va faire de la cuisine avec des camarades ou faire une promenade. Tout cela, c’est de l’Éducation Thérapeutique, si on envisage toujours le sujet et ses dires.

257Philippe Chaussecourte : Ensuite, tu as essayé de l’étendre à tous les enfants ?

258Maria Cristina Kupfer : En travaillant avec les enfants en difficulté, nous avons appris que regarder tous les enfants comme sujet, toujours en constitution, peut être bénéfique. C’est l’éducation pour le sujet. Tous les sujets ont droit à une éducation qui pense le sujet psychique qu’il est. Ce n’est pas seulement parce qu’il a des difficultés.

259Philippe Chaussecourte : Si vous l’appelez « thérapeutique » encore, ce sera connoté négativement de la part des gens qui le reçoivent.

260Maria Cristina Kupfer : En effet. C’est un nom qui a connu historiquement…

261Philippe Chaussecourte : … du succès

262Maria Cristina Kupfer : J’ai décidé de choisir le nom « thérapeutique » – et non pas « psychanalytique » – parce que, tout d’abord, cela l’approcherait d’expressions telles que « pédagogie psychanalytique » ou « psychanalyse éducative » devenues désuètes ou même peu précises. Et aussi parce que ce n’est pas de la psychanalyse au sens strict du terme. C’est une clinique élargie, certes, mais on garde le psychanalytique pour les cures individuelles. Par exemple : un psychanalyste n’apprend pas à son patient à écrire, mais en Éducation Thérapeutique on fait très attention à cela. Il y a aussi l’idée que l’éducation est thérapeutique en elle-même. Elle aide par rapport à l’angoisse de vivre. L’éducation doit servir à cela. Pourquoi lire Roland Barthes ou Marcel Proust ? Il y a des conséquences de cette façon de penser pour le sujet. J’ai écrit cela et j’ai arrêté. Je n’y ai plus pensé parce que je suis focalisée sur l’autisme.

263Bernard Pechberty : Ce qui m’intéresse beaucoup, c’est qu’il y a des traces lointaines qui changent, plus récentes, de l’orientation psychanalytique ouverte que tu défends, à travers la question du sujet. On n’est plus relié à la psychopathologie des enfants autistes. Il s’agit bien d’un sujet social et du sujet de l’inconscient. La psychanalyse n’a pas disparu, mais elle s’est incorporée de façon différente.

264Maria Cristina Kupfer : Tout à fait. Il est vrai que le mot « thérapeutique » ne colle pas très bien, mais c’est bien dans le sens que tu dis.

265Philippe Chaussecourte : J’ai deux questions plus théoriques mais qui ne sont pas sans lien. Il y a la question du groupe et du groupal. Quels sont les référents théoriques que tu utilises pour penser le groupe et le groupal ? Dans notre courant de Cliopsy, certains d’entre nous sont très sensibles à certaines catégorisations de Kaës. Comment vous positionnez-vous par rapport aux théories kaësiennes ? Comment fait la psychanalyse lacanienne, que vous soutenez, par rapport aux théorisations kaësiennes ?

266Mon autre question est du même ordre. Elle reprend ce que tu disais tout à l’heure, avec ta sensibilité au langage. Comment faites-vous avec le non-verbal ? Je crois – c’est de l’ordre de la croyance – que l’inconscient n’est pas que dans les mots. Pour moi, le langage non verbal est très important, y compris avec les patients en cure. Il y a quelque chose qui n’est pas que du langage verbal, incontestablement, dans l’inscription de l’inconscient.

267Maria Cristina Kupfer : Concernant le groupe, c’est curieux, mais c’est encore Lacan qui m’aide quand il s’agit de groupe. Concernant Kaës, j’ai eu des thésardes qui ont travaillé avec Kaës. L’une d’elles a vu des points de théorisation communs entre Kaës et Lacan, mais mon approximation avec Kaës s’arrête là. Je n’opère pas avec Kaës parce qu’il ne s’agit pas d’avoir des instruments, des techniques de groupe.

268Quels sont les repères lacaniens concernant le groupal ? Je pars d’une théorisation lacanienne, la fonction du semblable, au niveau horizontal. On ne parle pas de « grand autre », on parle de « petit autre ». Le « petit autre » a une fonction importante. C’est ce qui justifie que les enfants sont en groupe. Cela suffit pour moi. Quelle est la fonction du semblable ? C’est une fonction de miroir, au début. Cela commence par l’homogénéité : lui est comme moi, c’est mon image, je m’y reconnais. Mais si je reste sur l’homogène, si ce n’est que ça, je suis perdue parce que commence alors une rivalité à mort (ou moi ou l’autre). Il n’y a pas de place pour moi et l’autre si nous sommes des semblables. Il faut qu’il y ait la fonction de la différence : je m’y reconnais, je sais qui je suis. Il y a une petite différence à l’autre. L’autre me donne mon image et, en même temps, permet ma reconnaissance. Pour les enfants psychotiques et autistes, c’est très important. Ils sont perdus dans tout ça. La fonction du semblable. Voilà pourquoi il y a en même temps de l’homogénéité et de l’hétérogénéité. C’est sur cela que je m’appuie pour le travail groupal.

269Quelle était l’autre question ?

270Philippe Chaussecourte : Ma deuxième question portait sur le non-verbal.

271Maria Cristina Kupfer : Le non-verbal est toujours du langage. Je suis d’accord avec toi. Mais, c’est vrai, il y a quelque chose qui échappe au langage aussi. Dans le langage, on a le verbal et le non-verbal. Tout est langage. (C’est le titre d’un livre de Dolto.)

272Dans un premier temps, il y a le Lacan du symbolique, le Lacan de l’inconscient structuré comme langage. C’est le Lacan des premiers temps. Mais Lacan a dit aussi que quelque chose échappe au langage : c’est le réel. J’essaie de rapprocher ce que tu dis de ce que dit Lacan. Ce n’est pas le non-verbal. Le non-verbal est encore du langage. Lacan va encore plus loin. Il dit qu’il y a le réel. Le réel est sans paroles et sans langage. C’est pour cela que c’est tellement angoissant puisque l’on se reconnaît quand on a la forme du mot, de l’image, du geste. C’est ce qui donne un ancrage. Qu’est-ce que l’émergence du réel ? C’est quand je suis là et qu’il y a quelque chose que je ne saisis pas du tout et que j’essaie rapidement de saisir, de mettre en mots pour dire « c’était ça ». Mais tant que je n’ai pas dit de mots, je suis angoissée. L’angoisse, c’est l’absence de langage. C’est la formulation lacanienne sur laquelle je m’appuie. Je travaille précisément à la limite du langage. Qu’est-ce que l’autisme ? C’est une façon d’être dans le monde qui ne passe pas par un certain type de langage conçu par la psychanalyse. En effet, pour la psychanalyse, j’ai affaire au sujet de l’inconscient tout le temps. Or le sujet de l’inconscient est construit et constitué, précisément par l’éducation comprise dans un sens large. L’éducation fonde le sujet.

273Dans l’autisme, je ne peux pas saisir le sujet de l’inconscient, le sujet freudien. L’autiste n’est pas un sujet freudien. Il n’a pas d’Œdipe. Il n’a pas été traversé par la castration. Il ne sait rien de tout ça, mais il a un langage, un autre type de langage, que l’on appelle le langage du signe et non le langage du signifiant. Cela veut dire que c’est un langage qui n’est pas traversé par une subjectivité. Le langage autiste est instrumental. Il n’a le langage que pour demander à l’autre, par exemple, de lui donner de l’eau. Il n’est pas angoissé par le fait que l’autre ne l’aime pas : ça, il ne connaît pas dès le début. Ensuite, il apprend à parler, il est dans le social et il dit ça. Il fait un témoignage. Les autistes savants et écrivains disent que cela n’a pas de sens pour eux. L’un d’eux disait : « Ma thérapeute me donnait à boire en faisant comme s’il y avait de l’eau, mais il n’y avait pas d’eau. Ça n’a aucun sens pour moi. Jouer à ça ou faire semblant, ça n’a aucun sens. Si le verre est vide, il est vide. »

274Il y a toute une façon de penser. Je parle là des verbaux, mais il y a aussi les autistes non verbaux. De ce point de vue lacanien, ils ne sont pas dans le langage. C’est un autre type de langage. Ce n’est pas le langage que nous connaissons. Ce n’est pas le langage dont se sert le sujet freudien.

275Philippe Chaussecourte : J’ai fréquenté beaucoup moins d’autistes que toi. De mon point de vue théorique, il y a quand même de l’inconscient. Il n’est donc pas structuré comme un langage.

276Maria Cristina Kupfer : Il n’est pas structuré comme un langage. Je suis d’accord. On parle maintenant d’inconscient cognitif pour les autistes. Jean-Claude Maleval emprunte cette notion aux cognitivistes pour dire qu’il y a de toute façon un inconscient, mais pas celui de Freud dans la Lettre 52.

277Philippe Chaussecourte : Si on prend ton hypothèse – mais nous sommes là dans des fictions théoriques –, tu retraces ce qui t’a fait aller vers les psychotiques pour essayer de comprendre le fonctionnement psychique ordinaire.

278Maria Cristina Kupfer : C’était pour la psychose.

279Philippe Chaussecourte : Certes. Mais pourquoi ne pourrait-on pas faire une hypothèse similaire sur certains aspects autistiques ? On a tous des aspects autistiques. Pour moi, c’est une vraie question.

280Bernard Pechberty : En tout cas, des aspects très clivés, très refoulés.

281Maria Cristina Kupfer : C’est une recherche que je mène en ce moment. Qu’est-ce que l’inconscient de l’autiste ? Ce n’est pas l’inconscient freudien. Il n’a pas de refoulement originel.

282Philippe Chaussecourte : En tout cas, il y a de l’insu.

283Bernard Pechberty : Il n’est pas structuré par les formes œdipiennes, castratives.

284Maria Cristina Kupfer : Par exemple, un autiste peut dire « Mais arrête, fils de pute » et ne plus jamais le dire. D’où cela vient-il ? Quelle est l’inscription qu’il a de ces mots ? Mais ce n’est pas l’inconscient freudien. Cela ne peut pas être. Il n’y a ni Œdipe ni castration. Il n’y a pas tout ce que l’on connaît.

285Bernard Pechberty : Je n’ai pas la pratique de Philippe de l’observation du langage et du corps. Je ne veux pas concilier à tout prix, mais il me semble que ce n’est pas forcément contradictoire. Tu pars d’une approche du réel. Mais il me semble que, dans la pratique, quand Philippe pose la question, de son point de vue, de la parole et du non-verbal – le mot n’est peut-être pas approprié –, il y a une autre forme de langage, une autre forme de signe qui est en jeu.

286Philippe Chaussecourte : Je parlerais tout à fait de signe.

287Bernard Pechberty : Cela signifie ailleurs et pas quelqu’un d’autre forcément. Des passerelles sont possibles.

288Philippe Chaussecourte : Qu’est-ce que tu fais des signes non verbaux ? Je dirais les choses ainsi : ce que j’appelle « les signes non verbaux », c’est ce que j’appelle « le non-verbal ».

289Maria Cristina Kupfer : D’accord, des signes non verbaux.

290Philippe Chaussecourte : Mais il me semble que tu fais une distinction entre du langage non verbal et des signes qui seraient quelque chose en amont d’un langage non verbal.

291Maria Cristina Kupfer : Pour les autistes, oui, que pour les autistes. L’autiste se sert de signes même quand il parle ou quand il fait des gestes. Le signe est ici opposé au signifiant dans le sens où le signifiant suppose nécessairement que le sujet passe par le champ de l’Autre, ce que l’autiste ne fait pas. Il peut, par exemple, apprendre à lire tout seul, sans qu’aucun autre ne soit intervenu. Donc, pour moi, ce que tu appelles des signes sont toujours des signifiants puisqu’ils sont enchaînés et passent par le champ de l’Autre. Le signe a un rapport fixe avec la chose qu’il représente et c’est pourquoi l’autiste est plus rigide, plus lié à l’immuabilité.

292Philippe Chaussecourte : Pour moi, ce n’est pas que pour les autistes. Je pense qu’il y a des choses comme des « signes » chez un patient « normal ». Mais je n’ose plus employer le mot signe après la remarque de Cristina !

293Maria Cristina Kupfer : De toute façon, il faut qu’il mette ces signes – des signifiants, pour moi – non verbaux en mots, pour qu’on puisse les écouter.

294Philippe Chaussecourte : Je ne suis pas sûr. C’est très nébuleux et très fou de le dire ainsi, mais, dans la pratique thérapeutique que j’essaie d’avoir, je ne suis pas loin de penser, à certains moments, qu’il puisse y avoir des communications – je suis kleinien et post-kleinien – d’inconscient à inconscient qui me font verbaliser et mettre en mots des choses que mon patient ne peut pas mettre en mots. C’est en amont de sa mise en mots.

295Bernard Pechberty : J’ai le sentiment que vous faites ça aussi au niveau de l’autisme. Ce n’est pas interprétatif ou au niveau de la certitude. Mais il y a un accompagnement par des paroles, par des enveloppes dans un autre registre. Il me semble que vous faites cela aussi. C’est au niveau du comment faire et pas au niveau théorique. Je ne suis pas sûr qu’il y ait autant de différence dans le « comment on fait ».

296Maria Cristina Kupfer : Peut-être, oui. Tu as raison.

297Philippe Chaussecourte : C’est une chose que l’on avait un peu évoquée ensemble quand nous avions échangé, mais nous n’avons pas suffisamment échangé profondément sur le plan théorique quand je suis venu à São Paulo. Je te disais que les observateurs de nourrissons disent qu’ils ressentent dans leur corps des choses qui pourraient appartenir aux nourrissons qu’ils regardent. Pour moi, c’est de l’ordre du signe, de l’éprouvé, de quelque chose de partageable.

298Maria Cristina Kupfer : Je comprends. Il s’agit d’une région de travail où je dis que je ne suis pas là mais, en fait, nous y sommes tous. Le seul problème, pour moi, c’est qu’on ne peut pas faire avec. C’est un matériel inaccessible, à moins qu’il ne soit mis en mots.

299Philippe Chaussecourte : Je suis d’accord avec toi.

300Maria Cristina Kupfer : Mais, quand je théorise, je n’ai pas suffisamment d’outils. La communication inconsciente, je l’ai vue chez Freud. C’est très intéressant. C’est dans Psychopathologie de la vie quotidienne, me semble-t-il. Mais on ne saisit pas trop cela, surtout en clinique. Cela peut arriver. Par exemple, maintenant, j’ai une petite patiente de six mois avec sa mère. L’autre jour, j’ai eu quelque chose comme ça. C’est une enfant qui a des troubles organiques. Elle a embrassé son enfant et je lui ai dit : « Je viens de ressentir quelque chose de très ancien. Je me suis souvenu de mes enfants. » C’est très hors pratiques lacaniennes. Mais cela a eu de l’effet sur elle.

301Philippe Chaussecourte : Je crois beaucoup à des choses comme ça.

302Bernard Pechberty : Bien sûr.

303Maria Cristina Kupfer : Mais c’est rare. J’ai peur d’abuser de ce type de choses. Mais j’ai eu envie de lui dire ça. C’était important pour elle. C’était un peu difficile. Elle m’échappait. Je l’ai reprise ainsi.

304Bernard Pechberty : Cela met en jeu le rapport des théories psychanalytiques, quelles qu’elles soient, avec l’invention ou le fait de se fourvoyer en disant quelque chose de trop. Mais il me semble que, pour les cliniciens et tous les analystes, il y a le rapport au savoir, à la théorie, aux théories analytiques et il y a l’invention, la transgression (« je n’y suis pas arrivé, je n’aurais pas dû »). Mais il me semble que c’est général ou alors, on joue une comédie, on joue un rôle, on n’existe pas en tant que soi – pour faire vite.

305Maria Cristina Kupfer : Tout à fait.

306Philippe Chaussecourte : Par exemple, dans mon rapport à la théorie, il ne s’agit pas du tout d’une théorie abstraite, mathématique, comme je le ressens parfois, une théorie pour l’amour du verbe et de la théorisation, ce qui ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est la théorie pour essayer de comprendre ce qui se passe, quand je suis dans des non-compréhensions. Il s’agit alors d’essayer de comprendre ce qui se passe là parce que je suis démuni. C’est une partie de mon rapport à la théorie. Mais c’est aussi pour ça que l’on s’est formé et que l’on a travaillé sur soi.

307Maria Cristina Kupfer : Oui, pour ne pas faire de la théorie une canne sur quoi s’appuyer pour échapper à l’angoisse de ne pas tout savoir. Et c’est pour ça que l’on n’est pas dans quelque chose de type narcissique. C’est ce que l’on apprend dans notre analyse, à se mettre de côté. L’important est de voir ce qui se passe au niveau des effets.

308Bernard Pechberty : J’ai suivi quelques enfants autistes. Certains disent que l’on est un objet a, etc. Mais il faut aussi être entreprenant. Il faut aussi incarner une force de vie, quelqu’un qui existe en face, quelqu’un d’autre qui part un peu dans tous les sens. Il me semble que, pour les enfants autistes, on a à prendre une place – pas une place de toute-puissance, idéale, etc. –, mais on a à exister. Ce n’est pas si simple par rapport aux situations limites ou autistiques.

309Maria Cristina Kupfer : Une force de vie. Oui, c’est vrai. Je travaille maintenant sur une nouvelle théorisation : je pense que l’analyste tient la place d’Autre secourable pour l’autiste. C’est aussi une façon de « se faire exister » devant un enfant qui l’ignore la plupart du temps. Mais il faut faire une distinction entre le grand édifice du psychisme et la pratique psychanalytique. Je n’ai pas de doute : il y a un fonctionnement psychique. Des théories essaient d’attraper ça. Mais la pratique qui s’ensuit, je n’en suis vraiment pas sûre. Je vois qu’il y a des moments où cela fonctionne. J’ai vu des résultats. Mais il y a d’autres moments où je me sens vraiment très démunie. Peut-être que nos instruments sont très faibles. Peut-être est-ce parce que c’est une pratique à long terme. Or, dans le monde moderne, on n’a plus le temps, tout doit être fait très rapidement.

310Philippe Chaussecourte : Je voulais revenir sur un point. Quand tu as parlé du groupe et de Kaës, en réponse à mon interrogation, je voulais dire deux choses. Pour moi, Kaës n’est pas tellement du côté d’une pratique.

311Maria Cristina Kupfer : Excuse-moi, je t’interromps. C’était les constellations. C’est un concept.

312Bernard Pechberty : Il s’agit plutôt des groupes internes.

313Philippe Chaussecourte : En effet. Pour moi, Kaës apporte plutôt des éléments théoriques que des outils pratiques. Quand il donne des exemples, c’est toujours les mêmes qu’il reprend. Pour moi, il n’est pas vraiment du côté de la pratique. Je pense que c’est nous qui faisons le travail de contextualisation pratique de Kaës. Il a bien de la chance que beaucoup de gens se posent des questions pour mettre au travail ses notions. Il n’est pas facile de mettre au travail ses notions. En revanche, il y a quelque chose auquel nous tenons un peu – je dis « nous » parce que je m’identifie à une certaine école de groupalistes français –, c’est la distinction, « tarte à la crème », mais à laquelle je crois quand même, entre le travail de groupe et le travail en groupe. Quelque chose se passerait dans une somme d’interactions duelles (ou de trois) et quelque chose appartiendrait au groupe. Pour moi, l’intérêt de Kaës se trouve au niveau de ce qu’il pourrait appeler l’appareil psychique groupal. Kaës n’a jamais parlé d’inconscient de groupe. Je trouve que l’expression « appareil psychique » n’est pas bonne. Je comprends la théorisation de Kaës quand j’en change le mot pour parler plutôt d’« appareillage psychique groupal ».

314Maria Cristina Kupfer : Oui, une construction que j’appellerais volontiers un discours.

315Philippe Chaussecourte : Je trouve qu’il y a un aspect plus processuel quand on emploie le mot « appareillage ». Quand je lis Kaës, c’est ce que je comprends. Il parle d’appareillage psychique, de comment ça se relie. Avec la notion d’appareil, c’est presque proche d’un inconscient groupal.

316Bernard Pechberty : Ça fige, ça substantifie.

317Philippe Chaussecourte : Je suis pour les verbes. C’est comme « rapport au savoir ». Pour moi, quand on prend le mot « savoir » comme un nom, cela ne me parle pas trop. En revanche, quand je mets le verbe à la place du nom, ça me parle.

318Maria Cristina Kupfer : En tant que verbe, oui. Bernard Pechberty : C’est plus vivant.

319Philippe Chaussecourte : C’est le rapport au fait de savoir. Cela a alors un sens profond.

320Bernard Pechberty : C’est le fait d’apprendre. Il y a une dynamique.

321Philippe Chaussecourte : C’est davantage processuel que quelque chose de figé. À travers tout ce que tu as pu évoquer, je trouve que c’est intéressant parce qu’on sent que le groupe est très présent, dès l’origine. Et je pense à ta grande fratrie.

322Maria Cristina Kupfer : Quelle fratrie ?

323Philippe Chaussecourte : Tes sœurs. Tu as un grand groupe familial. Je me dis que c’est très important sûrement dans ta construction.

324Bernard Pechberty : On défend ça aussi. Le premier groupe, c’est la famille, historiquement parlant, qu’elle soit dissociée ou non.

325Maria Cristina Kupfer : On était toujours ensemble.

326Philippe Chaussecourte : C’était groupal.

327Maria Cristina Kupfer : C’était groupal tout le temps. Tu as raison.

328Philippe Chaussecourte : Il y a du groupe dans tes propos. Cela apparaît non seulement dans ta première évocation de ton parcours analytique, mais aussi dans ta façon d’avoir remis du groupe pour travailler ensemble, pas forcément du groupe de patients mais du groupe de praticiens. Tu remets du groupe pour travailler avec des gens, pour faire des équipes. Le groupe est très présent.

329Maria Cristina Kupfer : Oui. Dès le début, dans les institutions, c’est les groupes, les groupes, les groupes… Il s’agit d’aménager et d’administrer les différents désirs, les différentes positions, les différentes demandes.

330Bernard Pechberty : On pourrait penser que les collaborations entre enfants, que tu défends dans l’école thérapeutique, ont à voir avec une fratrie idéale où frères et sœurs peuvent s’entraider par moments, faire des choses ensemble. Cela peut faire penser à quelque chose de familial aussi, même si c’est transformé, sublimé

331Maria Cristina Kupfer : Je n’y avais jamais pensé. C’est complètement vrai. Je m’y reconnais.

332Philippe Chaussecourte : En fait, tu es « très groupe ». Et, en même temps, quand tu évoques ta façon d’utiliser la théorie lacanienne pour l’ensemble, c’est quelque chose de « un vers l’autre ». Mais il n’y a peut-être pas ça pour les enfants autistes. C’est tout à fait possible. Finalement, la groupalité existe-t-elle dans ce cas ?

333Maria Cristina Kupfer : Quand ils deviennent adultes, ils veulent appartenir à un groupe, « faire classe ». Mais je ne dirais pas qu’il s’agit d’une groupalité. C’est plutôt un groupe identitaire. Voilà pourquoi j’étudie maintenant les différences entre identité et identification. Dans le groupe identitaire, l’identification ne joue pas un rôle.

334Bernard Pechberty : Ta vision éducative est très groupale en tant que telle. Ce n’est pas l’éducation individuelle en tant que telle à deux ou trois. C’est groupal et institutionnel, me semble-t-il.

335Maria Cristina Kupfer : Nous en sommes maintenant à penser que l’instituteur, le professeur, l’enseignant doit devenir un bon coordinateur du groupe afin de penser au groupe classe comme un groupe. Or ce n’est pas ce qu’il fait. Il n’en veut pas parce qu’il veut un groupe homogène. Il veut éduquer, il veut faire son mandat social. Mais s’il est capable de gérer, il devient alors non plus un professeur ou un enseignant, mais un éducateur. C’est la différence. L’éducateur éduque dans un sens large.

336Bernard Pechberty : Il y a des professions éducatives en France qui n’existent pas au Brésil, me semble-t-il. C’est différent. Il existe un métier d’éducateur qui est différent de celui d’enseignant en France.

337Maria Cristina Kupfer : Au Brésil, éducateur est un terme plus vague, plus vaste, moins précis. Ceux qui travaillent dans une école sont tous des éducateurs, mais ce n’est pas une profession.

338Philippe Chaussecourte : En France, éducateur est une profession.

339Maria Cristina Kupfer : J’ai une dette envers vous. Vous m’avez demandé le rapport entre France et Brésil. Sur les rapports entre France et Brésil, ce n’est pas très précis. Il faut un certain temps pour que ces rapports se précisent en… Comment dit-on ?

340Philippe Chaussecourte : En compréhension profonde

341Maria Cristina Kupfer : Non, en accord…

342Philippe Chaussecourte : En harmonie ?

343Maria Cristina Kupfer : Non… cadré. On a eu des échanges cadrés, mais cela ne tire pas à conséquence. Cela n’a pas construit des conséquences. Rien n’est resté. Au début, il y a eu des accords de coopération universitaire entre l’Université de São Paulo et Paris 13. Mais rien n’est resté. Cela veut dire que cela n’a pas vraiment fonctionné. J’y vois des problèmes importants, mais peut-être cela va-t-il changer. Je n’ai pas eu de bonnes expériences en ce qui concerne les accords universitaires. Mais c’est différent maintenant avec les institutions psychanalytiques. Avec les psychanalystes d’Analyse Freudienne, c’est vraiment très respectueux.

344Philippe Chaussecourte : Il y a aussi quelque chose de l’histoire qu’il ne faut pas oublier. D’une certaine façon, la psychanalyse périclite sur le vieux continent. Le fantasme de pouvoir de certains analystes sur le vieux continent est de continuer à exister, avec du pouvoir, sur le nouveau continent. Certains vont en Chine et d’autres au Brésil.

345Maria Cristina Kupfer : Miller et Colette Soler ont partagé le monde : Soler reste du côté de l’Est et Miller du côté de l’Amérique du Sud (ou vice-versa). Au niveau des enjeux de transfert, c’est scandaleux.

346Philippe Chaussecourte : Je suis tout à fait d’accord. Et cela fonctionne.

347Maria Cristina Kupfer : La carte du tarot qui représente le savoir, c’est un homme avec un manteau et une lanterne. Il la cache à moitié. Il y a là un double sens : le savoir est un peu caché, il faut faire des efforts pour l’obtenir. Et aussi : j’ai le savoir mais je ne le montre pas entièrement. Si on suit ce deuxième sens, l’autre devient un esclave du maître parce qu’il veut tout savoir.

348Bernard Pechberty : C’est une emprise totalitaire.

349Maria Cristina Kupfer : À cause de notre désir de savoir. C’est très répandu dans les institutions psychanalytiques.

350Philippe Chaussecourte : Avec un rapport de maître/élève tout-puissant qui se transforme. C’est un rapport idéalisé tout-puissant. Ça fait peur.

351Bernard Pechberty : On ne sait pas trop comment faire, sinon faire différemment.

352Maria Cristina Kupfer : Oui, il ne nous reste que recommencer. La psychanalyse, comme le dit Octave Mannoni, est un commencement qui n’en finit pas.

353Bernard Pechberty : Merci à toi.

354Philippe Chaussecourte : Merci beaucoup.

Pour citer ce texte :
Kupfer, M. C. (2021). Entretien avec Philippe Chaussecourte et Bernard Pechberty. Cliopsy, 25, 71-102.

Date de mise en ligne : 10/05/2021.

https://doi.org/10.3917/cliop.025.0071
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