1La réflexion présentée dans cet article a une longue histoire (Pirone, 2017) et l’impulsion de l’écrire m’est venue de la lecture de l’article de Nelly Wolffheim (1925/2020) et de son introduction rédigée par Arnaud Dubois et Dominique Gelin (2020) dans le numéro 24 de cette revue Cliopsy. A. Dubois et D. Gelin ont eu une très juste intuition en proposant une nouvelle publication de ce texte puisque la contribution de N. Wolffheim de 1925 reste d’une grande actualité. Elle nous rappelle en quelques lignes très simples quelques principes qui devraient être à la base de tout travail avec l’enfant petit, mais pas seulement : la capacité de laisser l’enfant s’exprimer librement, ce qui suppose que l’éducateur apprenne « à être patient » ; la place du jeu qui n’est pas simplement mis au service d’un apprentissage « ludique » ; la nécessité de réfléchir au choix du matériel pouvant « restreindre fortement la liberté » de l’enfant qui doit devenir « capable de décider » ; la dimension pulsionnelle et de plaisir sur laquelle je reviendrai dans ma contribution. Cette jardinière d’enfants, « pionnière du courant psychanalyse et éducation de la première moitié du XXe siècle » (Dubois et Gelin, 2020), mentionne ces notions en rappelant la nécessité pour tout éducateur de « se familiariser avec les connaissances psychanalytiques » (Wolffheim, 1925/2020, p. 149). C’est après la lecture de ce texte que j’ai décidé de rendre compte de mon expérience de rencontre, dans le cadre thérapeutique d’un centre médico-psycho-pédagogique, avec des enfants de deux à cinq ans dans un lieu appelé « Jardin d’enfants ». Ce lieu et le dispositif de groupes thérapeutiques et d’observation par le jeu qui se déroulent dans cet espace ont été créés par Pascaline Rodiet dont je présenterai, dans la première partie du texte, quelques éléments biographiques pour permettre de mieux saisir ses inventions. P. Rodiet a eu un parcours de vie très riche, commencé par une formation en tant que jardinière d’enfants dans les années 60, avant de rencontrer la psychanalyse notamment par la collaboration avec les équipes présentes dans les différentes institutions dans lesquelles elle a travaillé. Un chemin qui ne l’a pas seulement amenée à « se familiariser avec la psychanalyse », mais à devenir thérapeute, thérapeute par le jeu, comme elle aime le préciser.
2En lien avec les quelques principes fondamentaux présentés dans le texte de N. Wolffheim, il me semble que présenter la rencontre avec le travail de P. Rodiet et mon expérience clinique avec d’autres collègues dans ce lieu particulier, où l’organisation de l’espace et le choix des objets sont pensés pour permettre à l’enfant d’exister, peut donner à partager des éléments de réflexion à tous ceux qui travaillent avec les plus petits, que ce soit dans un cadre éducatif et scolaire ou de soin. P. Rodiet a inventé des moyens rendant possible une rencontre avec l’enfant, avec et au-delà de ses difficultés, et je lui dois quelque chose de précieux : avoir appris à nouveau dans ma vie d’adulte à jouer, jouer pour observer et comprendre, observer pour jouer. C’est un apprentissage important dans un moment de forte affirmation d’une école inclusive et en même temps, paradoxalement, de « normalisation » de la relation pédagogique et plus généralement du champ de l’éducation (Pirone et Tissot, 2020). Être capable de jouer signifie être capable d’inventer et trouver la force de résister aux injonctions d’hyper-normalisation auxquelles nous sommes soumis et auxquelles nous nous soumettons volontairement, nous permettant ainsi de faire l’économie de chercher, changer, transformer. Jouer est un des moyens possibles de tisser un lien et observer l’enfant en train de jouer permet de comprendre où il en est de la construction de son rapport à soi et au monde, de ses impasses et de ses questions. C’est là une des raisons qui me conduisent à proposer la réflexion qui suit.
3Dans le travail avec les plus petits, il faut être capable de percevoir dans les actions les plus élémentaires certains processus psychiques complexes fondateurs de la construction du sujet. C’est dans ce sens que sera ici reprise la question du jouer, terme qui fait bien évidemment écho au concept de playing de Winnicott (1975), de la manière dont il se déroule dans ce lieu particulier appelé « Jardin d’enfants » ; lieu imprégné d’histoire, d’où la nécessité de décrire le parcours de la personne qui l’a fondé. Le travail qui a été mis en place permet d’approfondir ces deux aspects que N. Wolffheim rappelle dans son texte : les questions de la pulsion et du plaisir. Si tous ceux qui ont une certaine familiarité avec la psychanalyse savent définir ces termes, il est parfois plus difficile de suivre leur construction dans la pratique. Peut-être alors, la présentation de quelques exemples de travail illustrant la rencontre avec des enfants qui présentent des troubles envahissants du développement (Misès et al., 2012) pourra permettre de rendre ces concepts moins théoriques.
4Sans sous-estimer l’importance de la conception des dispositifs, ne pouvant pas tout dire en quelques pages, je ne m’attarderai pas sur la présentation du fonctionnement des groupes afin de laisser plus de place à l’histoire de la construction de ce lieu où le travail autour du jeu est entendu comme un moyen de faire lien.
Un Jardin d’enfants dans un CMPP : un lieu d’histoire dans l’Histoire
« Jouer : le jeu est le plus haut degré du développement de l’enfant, du développement de l’homme de ce temps ; car c’est une représentation autonome de l’homme de l’intérieur, la représentation de l’intérieur venue de la nécessité et du besoin de l’intérieur même, ce que dit le mot même du jeu. […] L’enfant qui joue – l’enfant qui s’abandonne complètement à son jeu – l’enfant qui s’est endormi dans son complet abandon au jeu – n’est-ce pas la plus belle vision de la vie enfantine de ce temps ? »
6Le choix de ce nom « Jardin d’enfants » que P. Rodiet a donné à cette salle qu’elle a créée il y a une quarantaine d’années dans un centre médico-psycho-pédagogique n’est pas sans lien avec sa façon de concevoir l’enfant et les conditions de sa rencontre. C’est dans cet espace qu’elle a mis en place son travail thérapeutique par le jeu et a inventé au fil des années sa façon d’animer et de concevoir des groupes thérapeutiques et d’observation. J’ai eu la grande chance de pouvoir m’y former pendant mes années d’étude de psychologie clinique avant de pouvoir moi-même animer une partie de ces dispositifs en tant que psychologue clinicienne. Au passage, il me semble important de partager cette expérience de transmission, pour rappeler toute l’importance de cet acte, transmettre, surtout quand la transmission d’un savoir-faire laisse la possibilité à la nouvelle génération d’inventer et de renouveler. Sûrement un des aspects qui a fait rencontre pour moi tient au fait que P. Rodiet, par son parcours, est aussi faite de cette double étoffe, éducation et soin. Après sa première formation en tant que jardinière de crèche et de jardinière d’enfants spécialisée, ses études en sciences de l’éducation à Vincennes ensuite, elle est devenue thérapeute d’orientation analytique. C’est alors qu’elle a créé ce qui est devenu le « Jardin d’enfants ». Elle avait été embauchée en 1973 comme éducatrice pour s’occuper des enfants qui venaient passer des bilans médicaux dans le Centre de soin qui accueille le CMPP, où ils devaient rester des jours entiers, en attente de passer d’un examen à l’autre. Son travail a commencé dans les couloirs de cet établissement puis, petit à petit, un espace a été créé pour que les enfants puissent jouer et pas seulement errer dans les couloirs en attendant leurs bilans. Rien n’était donc pensé avant son arrivée. L’espace s’est élargi au fur et à mesure pour devenir une double salle et ces temps informels, entre un examen et un autre, se sont transformés en temps institutionnels jusqu’à devenir ce qu’elle appelait les « journées thérapeutiques ». Les enfants étaient alors accueillis en groupe pendant toute une journée, repas compris, pour travailler dans ce lieu. Les années passant, même si la direction a réussi à protéger cette institution des dangers d’une gestion de la santé purement économique et managériale, le format des journées entières a disparu et les groupes se tiennent aujourd’hui sur des temps plus courts et variables entre une et deux heures. Le ou la thérapeute anime toujours les groupes avec d’autres collègues (orthophonistes, psychomotriciennes et des stagiaires psychologues) et donne le tempo. Le groupe des adultes est un appui nécessaire permettant qu’un groupe d’enfants se forme.
Le Jardin d’enfants et ses objets
7Pour parler de ce travail du jouer et des hypothèses théoriques qui le soutiennent, il est important de présenter l’organisation de cet espace où la topographie des locaux est organisée par le matériel qui est mis à disposition des enfants.
8La grande salle est séparée partiellement en deux parties par une paroi avec une vitre habillée par un joli rideau. Ce rideau – qui fait « maison » – donne un petit air de « familier » et aussi une magnifique opportunité aux enfants pour se cacher ou encore pour s’isoler des adultes. D’un côté, on trouve des objets classiques comme un garage, des voitures, des déguisements, des clés, des sacs, un punching-ball, une caisse enregistreuse à l’ancienne, un petit théâtre – assez grand pour que l’enfant puisse aller s’y cacher derrière avec des marionnettes –, des poupées, une dînette, des berceaux (dont un assez grand pour que les petits enfants puissent y entrer). De l’autre côté, au-delà de la grande table ronde centrale avec des chaises, ce sont des objets plus insolites et moins immédiatement figuratifs : le sable contenu dans un grand bac où l’enfant peut accéder ; l’eau à disposition dans un double lavabo de cuisine et dans une vasque construite sur mesure pour que l’enfant puisse également y entrer et se sentir contenu et protégé du regard ; un établi avec des vrais outils de menuiserie et des boîtes contenant ce que Melanie Klein appelait un matériel brut : bouteilles, bouchons, récipients de différentes tailles, tuyaux et autres.
9Dans la petite salle se trouve un bureau avec une vieille machine à écrire, un téléphone, un grand tableau, des coussins et des placards de rangement pour les livres, la peinture, etc.
10Ces objets et leur disposition racontent en partie le parcours de vie de P. Rodiet et le souci éthique qui a guidé son inventivité : permettre à l’enfant de jouer, ce qui équivaut à permettre à l’enfant d’exister. Chaque objet a une histoire et je tiens à préciser que leur fonction de représentation est à construire. J’insiste sur ces termes d’« objet » et « représentation » pour leur lien avec la conceptualisation de la pulsion (Freud, 1915/1968) qui sera reprise dans la dernière partie de cet article. D’ailleurs pour ce qui me concerne, même en présence des enfants, je les appelle « les objets ». Ils ont été soigneusement choisis : par exemple, c’est bien telle bouteille en plastique avec une certaine forme, une certaine transparence, qui est là et c’est un objet récupéré. Chaque objet témoigne de la rencontre avec tel enfant, telle difficulté qui a fait école et qui a permis de nouer un point de clinique avec un élément de théorie, soit pédagogique, soit psychanalytique. P. Rodiet les a cherchés dans des marchés aux puces, les a conçus, fabriqués, réparés, recyclés, adaptés. C’est ainsi que des bouchons en liège deviennent des poissons qui flottent dans la vasque remplie d’eau et que les enfants peuvent essayer de les pêcher grâce à un clou encastré au milieu de chaque bouchon et à l’aide de cannes à pêche qu’elle a confectionnées avec une baguette en bois et un fil noué autour d’un aimant.
11On peut constater que cette petite création permet beaucoup de magie : les enfants montent sur des escabeaux construits sur mesure pour pouvoir se pencher sur la vasque et ils partent ainsi à la pêche, puis ensemble nous préparons à manger dans le coin dînette, nous dressons la table (ce qui permet de nommer, distribuer, donner, séparer) et tout le monde goûte ces délicieux poissons si parfumés et bien dorés, moment de plaisir partagé. À partir de l’informe d’un « truc », se tisse ainsi une histoire qui a comme fonction de faire lien pour que, de l’état d’indifférenciation et de confusion dans lequel se trouvent parfois ces enfants, se crée un groupe. Les thérapeutes sont dans la scène, ils jouent, ils font ce que les enfants leurs disent de faire ou ils proposent des actions qui fassent lien, mais ce sont les enfants qui dictent. Pendant que tel enfant pêche, un des adultes va chercher un seau pour que l’enfant puisse y déposer ses poissons plutôt que de les jeter, de les éparpiller, risquant ainsi de revivre une angoisse de morcellement (pour des enfants présentant des traits psychotiques). Le thérapeute regarde les poissons, manifeste sa surprise et son étonnement par son intonation de voix face à une telle pêche fructueuse, la partage avec le collègue, décrit tel poisson rouge, tel requin visiblement méchant, les compte. Dans ces micro-actions se logent autant d’appuis pour permettre à l’enfant de se rassembler et de jouer, « à l’appui » de la voix du thérapeute qui chante, raconte, s’étonne et « dans » le regard du thérapeute qui regarde les poissons, évitant ainsi de regarder directement les enfants pour lesquels ce regard serait insoutenable. Ce n’est qu’un exemple, mais qui permet de saisir pourquoi les objets ont tant d’importance et d’imaginer ce que jouer signifie dans la pratique.
12Chaque objet doit être en bon état, permettant le plus possible à l’enfant de le manipuler et de lui donner une forme, une représentation ; un bouchon peut continuer à servir de bouchon : les plus petits trouveront des trous à boucher ou encore le cacheront dans le sable pour le retrouver quand cela leur sera psychiquement possible ; il pourra aussi devenir une arme à pointer contre le thérapeute, permettant à l’enfant d’adresser à cet autre son agressivité sans qu’il se sente détruit à son tour. Je dirais, à l’appui de mes références théoriques, qu’au départ, chaque objet se veut le plus possible dénarrativisé, « brut ». C’est dans la rencontre avec l’enfant qu’il sera pris dans une fonction fictionnelle, il se fera chose dans le sens de Sache, c’est-à-dire objet déjà pris dans le langage. La représentation n’est jamais pré-donnée d’emblée, c’est l’enfant qui décide et l’adulte suit l’histoire proposée quand cela est possible pour l’enfant ou crée des accroches pour qu’une histoire, comme un fil, puisse se tisser, comme dans l’exemple de la pêche, quand le thérapeute propose un seau, un filet, sans autre commentaire. À la différence par exemple du style de M. Klein (1927/2005 ; 1929/2005), nous n’interprétons pas, nous ne soulignons que rarement la valence symbolique des objets pris dans l’action de jouer. Parfois les échanges entre les thérapeutes pendant la séance ont cette fonction de tisser une histoire, un tissu de fiction et de langage permettant à l’enfant de s’y accrocher quand il est prêt. Je dirais que c’est ce travail de récit qui fait interprétation, ces moments où le thérapeute décide comment raccrocher au dire ce qui se fait ou, par le récit, il tisse les fils d’une histoire.
13Même si ma rencontre personnelle et institutionnelle avec la psychanalyse, mon parcours et mon histoire m’ont conduite à d’autres références théoriques – et par conséquent parfois à d’autres formes de lecture et de praxis que celles de P. Rodiet –, c’est à ses côtés que j’ai appris ces maniements de l’acte de jouer (Rodiet, 2021) et l’importance de tous ces détails et de ces micro-actions. Quand on l’interroge sur son histoire, elle souligne l’importance de ses premières années de formation de jardinière d’enfants spécialisée dans le champ du handicap, avant que les « jardinières d’enfants » deviennent « éducatrices de jeunes enfants ». Elle insiste souvent sur l’héritage de Maria Montessori (1870-1952) et Ovide Decroly (1871-1932), de cette éducation ouverte sur le monde rendant l’enfant libre et acteur de ses apprentissages ; mais c’est la marque de Friedrich Fröbel (1782-1852) qui est imprimée dans le nom qu’elle a choisi pour ce lieu, « Jardin d’enfants ». Le fait qu’elle ne mentionne pas directement F. Fröbel dit aussi l’histoire toute française de la formation des jardinières d’enfants, très différente selon les écoles de formation, que nos collègues historiens de l’éducation ont brillamment reconstruite (Houssaye, 2013 ; Serina-Karsky, 2016).
14Ce point mérite un petit détour : le croisement de l’héritage de F. Fröbel et de la diffusion des méthodes de M. Montessori est complexe dès le départ. Mej Hilbold qui s’est intéressée à la professionnalisation du métier d’éducateur de jeunes enfants (EJE) définit très justement « l’influence de Fröbel en France » comme « problématique » (Hilbold, 2016, p. 50). M. Montessori la décrivait déjà comme telle dans son dernier ouvrage :
« Le monde officiel de l’éducation lui-même a pris ses distances avec nos travaux. Quant aux maîtres qui ont appris nos méthodes, c’étaient généralement des personnes ayant consacré leur vie à l’éducation dans les jardins d’enfants froebéliens. Ils se sont mis à utiliser notre matériel scientifique de développement mental concurremment avec les jeux de Fröbel »
16Mais ces croisements et rencontres difficiles entre théorisations et méthodes pédagogiques qui en sont issues disent aussi l’enchevêtrement de plusieurs fils de l’histoire – que je ne reprendrai pas ici – où se croisent « l’invention du jeune enfant » (Luc, 1997), l’histoire de l’éducation et ses mouvements (Houssaye, 2013 ; Ohayon, Ottavi et Savoye, 2004 ; Serina-Karsky, 2016), les formes de prise en charge de l’enfant avec la création des salles d’asile et des écoles maternelles ensuite (Luc, 1997), la création des nouveaux métiers pour la petite enfance et les processus de professionnalisation (Hilbold, 2016). Il me semble toujours intéressant de retrouver les traces de la grande Histoire dans l’histoire individuelle et subjective, et comment ces traces silencieuses laissées par la transmission marquent des inventions singulières. Si l’appellation « Jardin d’enfants » vient de F. Fröbel – qui s’était aussi inspiré de sa rencontre avec Johann Heinrich Pestalozzi (1756-1827) entre 1808 et 1810 (Houssaye, 2013, p. 121) –, je me permets de proposer l’idée que peut-être P. Rodiet a aussi hérité des aléas de la diffusion de la théorie froebélienne : l’importance attribuée à l’observation, outre la question du jeu, qui est également très importante dans la théorisation de O. Decroly. Puis évidemment, ce sont ses rencontres avec la psychanalyse qui ont alimenté et transformé ces premières références (Klein, Winnicott, Bion, etc.).
17Outre l’importance donnée au jeu, d’autres principes façonnent ses techniques, comme la liberté de l’enfant dans ses activités – fortement portée par tout le mouvement de l’Éducation nouvelle –, la place à la spontanéité qu’il faut lui laisser et – un aspect important pour la psychanalyse – le jeu comme moyen de faire lien. Dans le cas de la théorisation de F. Fröbel, il s’agit surtout du lien avec la mère, préconisation à laquelle il dédie son essai sur les Chansons pour la mère qui câline son enfant en 1844 (Houssaye, 2013). P. Rodiet donne une grande importance à ce qu’elle appelle les « comptines des nourrices », un outil très précieux pour aider les enfants petits dans ce processus d’érotisation du corps et de dessin de ses contours. Dans cette action, la voix du thérapeute prise dans le jeu permet de faire lien et coupure : en même temps que le jeu de la comptine dessine les contours du corps de l’enfant, la tessiture de la voix posée et la mélodie du chant relient l’enfant au plaisir, un plaisir partagé, et cette voix prise dans la représentation du jeu protège l’enfant du danger d’un trop d’excitation.
18Un autre aspect de la conception froebélienne importante pour nous aujourd’hui, c’est l’attention et le soin portés au choix des jeux (Serina-Karsky, 2016, p. 174) que F. Fröbel appelait les « dons ». Nous retrouvons également cette attention pour les objets choisis et construits à partir d’une certaine conception « scientifique » de l’enfant et de son rapport au monde chez M. Montessori, mais ce qui est intéressant, c’est qu’avec F. Fröbel, il y a des méthodes conçues à partir d’objets simples, « bruts », tels des bobines, boîtes, tablettes, bouts de bois… pour travailler sur la composition des formes et la matérialité. Comme en témoignent les citations que Fabienne Serina-Karsky emprunte à Émilie Brandt, celle qui a importé en France la théorisation de F. Fröbel et a ouvert le premier jardin d’enfants français au début du XXe siècle :
« Le but cher à Fröbel de “développer en toute liberté la nature individuelle de l’enfant dans une atmosphère de bon ordre et d’harmonie”, devient possible dès lors que les jardinières d’enfants choisissent des objets qui vont permettre “l’étude de l’observation prolongée de l’enfant” et qui apportent vie aux “idées centrales”, c’est-à-dire aux sujets d’enseignement, par lesquels les enfants “apprennent à voir, à sentir et à vivre par eux-mêmes”. »
20Cette incursion dans l’histoire me semble intéressante pour nous aujourd’hui parce que l’on voit comment les grands pédagogues avançaient des idées qu’il est possible de retrouver dans les fondements de la psychanalyse et chez les premières psychanalystes d’enfants, notamment M. Klein et son travail thérapeutique par le jeu. Des avancées pédagogiques et psychanalytiques que les premières jardinières d’enfants semblaient pouvoir tenir en même temps, comme l’a montré N. Wolffheim.
21Dans le travail de P. Rodiet, on trouve des traces de cette richesse de l’histoire dont elle a sûrement su se saisir et la poursuivre à sa façon. Elle a travaillé dans l’esprit de tous les grands pédagogues et médecins qui se sont occupés des enfants dès la fin du XIXe siècle, qui ont inventé une théorie en même temps qu’un lieu et des techniques face à l’échec, un impensé ou un vide institutionnel : J. H. Pestalozzi et les enfants errant dans les campagnes, M. Montessori et les enfants dans les asiles vides en Italie, O. Decroly et l’enfance dite irrégulière (dans des situations de marginalité sociale et psychique dans les hôpitaux), C. Freinet qui a dû inventer une façon de faire lui permettant de travailler malgré son handicap. Le point commun de ces figures si différentes – on pourrait ajouter Deligny, Klein, Winnicott, Dolto, Mannoni, A. Freud et l’expérience de Hietzing (Houssier, 2010), Aichhorn, Bernfeld, Schmidt… –, c’est d’avoir cherché à inventer un moyen de rendre possible la rencontre avec l’enfant avec et au-delà des difficultés. Il est alors très important, dans un moment où l’éducation semble oublier son histoire, rétrécissant ses références à une nouvelle forme de mythologie scientifique néopositiviste, de la lui rappeler. Toute méthode est toujours portée par une personne et dans un lieu, sinon elle n’aura pas de sens.
Jouer : une longue conquête
22Dans des formes d’injonctions paradoxales, en même temps que l’école maternelle se transforme en une pré-école élémentaire – où l’enfant doit déjà apprendre à lire et à écrire –, la dimension du jeu est de plus en plus mise en avant comme appui nécessaire pour les apprentissages. Dans un ouvrage toujours d’actualité, Gilles Brougère (1995) a analysé ce rapprochement entre jeu et éducation, le terme « jeu éducatif » ayant déjà fait son apparition avec O. Decroly. Pour ma part, j’aimerais que ce retour en force de la préconisation du jeu dans les programmes de maternelle soit une ouverture pour une re-découverte de quelques avancées des méthodes actives proposées par les grands représentants de l’Éducation nouvelle et qu’il laisse à l’enfant la possibilité d’être en tant que sujet. Les textes de cadrage actuels qui présentent les différentes formes du jeu en lien avec le développement de l’enfant sont bien approfondis (MEN, 2020) ; ils accordent même une petite place aux jeux libres et mentionnent l’importance de l’observation de l’enfant qui joue. De fait, observer un enfant qui joue pour comprendre où il en est de la construction de son rapport à soi et au monde est précieux. Mais il ne s’agit pas, dans cet article, d’observer pour diagnostiquer, médicaliser et prédire le futur de l’enfant, nouvelles préconisations imposées à l’école, mais d’observer pour comprendre où rencontrer l’enfant et comment lui permettre d’exister. Aux côtés de P. Rodiet, j’ai appris à observer. Avec elle, les observations sont mises en forme dans des longs comptes-rendus rédigés après chaque séance de groupe. Ces comptes-rendus permettent de saisir les changements et de préparer les séances. On peut voir là l’influence de M. Klein qui, observant un enfant en train de jouer, en rendait compte séance par séance.
23Quand on demande à P. Rodiet de définir ce qu’elle entend par « jeu », elle liste toujours des critères très précis pour s’orienter dans la première question qu’on se pose quand un enfant arrive au Jardin d’enfants : est-ce qu’il peut jouer ? Je les liste ici en les alimentant avec la définition donnée par Roger Caillois – dans Les jeux et les hommes (1958) – selon qui le jeu doit être défini comme une activité libre et volontaire. Le jeu est :
- libre : le joueur n’est pas obligé de jouer ;
- incertain : le déroulement n’est pas déterminé ;
- gratuit : il n’y a pas de gain de richesse ;
- réglé : soumis à des conditions qui suspendent les lois ordinaires et qui instaurent d’autres règles ;
- fictif : il y a toujours une dimension de « comme si ».
25Ces critères sont autant de points de repères, mais le point central pour moi, c’est de faire du jeu un lieu de construction de lien avec l’enfant. Il s’agit dans le cadre thérapeutique – et aussi éducatif – d’un outil indispensable pour les enfants qui justement ne peuvent pas encore jouer et pour qui toute la question du lien à l’autre est souvent dans une impasse. Winnicott poussait cette dimension du jeu bien au-delà du travail avec l’enfant et en faisait une définition générale du travail thérapeutique :
« En psychothérapie, à qui a-t-on affaire ? À deux personnes en train de jouer ensemble. Le corollaire sera donc que là où le jeu n’est pas possible, le travail du thérapeute vise à amener le patient d’un état où il n’est pas capable de jouer à un état où il est capable de le faire. »
27Je vais reprendre quelques références psychanalytiques pour essayer de mieux comprendre cette dimension du jouer entendu comme cette capacité de faire lien ; et si je laisse de côté certaines références, notamment les travaux actuels sur la question de la médiation, je n’en sous-estime pas toute l’importance.
28Dans son essai Le créateur littéraire et la fantaisie (1908/1985) tiré d’une conférence de 1907, Freud affirmait une chose importante par rapport à la représentation parfois erronée que nous avons aujourd’hui du jeu : « L’opposé du jeu n’est pas le sérieux, mais… la réalité » (Freud, 1908/1985, p. 34), l’enfant « est guidé par le désir d’être grand et adulte » (Id., p. 37), « chaque enfant qui joue se comporte comme un poète » (Id., p. 34). Winnicott dira que « le jeu est une expérience créative », que l’enfant qui joue est dans un état de « retrait », qu’il « habite une aire qu’il ne quitte qu’avec difficulté, où il n’admet pas facilement les intrusions » (Winnicott, 1975, p. 105) ; il ajoute que « dans cette aire, l’enfant rassemble des objets ou des phénomènes appartenant à la réalité extérieure et les utilise en les mettant au service de ce qu’il a pu prélever de la réalité interne ou personnelle » (Ibid.). Sa théorisation sur la fonction du jeu ne peut pas être dissociée de sa théorie des objets et des phénomènes transitionnels. Le jeu dessine une aire qui n’est ni dedans ni dehors, mais « entre ». Et justement, comme aime à le rappeler P. Rodiet, la capacité de jouer dépend de cette possibilité « qu’il y ait du jeu », expression qui permet en français de prendre appui sur la polysémie de ce terme qui, au sens mécanique, signifie que les pièces qui composent un mécanisme ne sont ni trop collées ni trop séparées. On pourrait dire que jouer constitue cet espace de présence qui représente l’absence – avec des mots où phénoménologie et psychanalyse se croisent –, une longue conquête pour l’enfant dont nous oublions parfois les temps logiques et les étapes. C’est alors cet espace entre qu’il s’agit de construire avec ces enfants.
29Le fameux exemple de Freud du « jeu de la bobine » – appelé « Fort-Da » dans notre jargon psy – mérite un petit détour. Dans son texte Au-delà du principe de plaisir, Freud parle d’un jeu observé chez son petit-fils. Dans un premier temps, l’enfant jette un objet et prononce en même temps « o-o-o-o », son que la mère interprète comme le mot « Fort » qui signifie « parti » en allemand. Il faut remarquer que c’est la mère qui traduit le son émis. L’objet jeté est une bobine en bois avec une ficelle autour ; la bobine disparaît du champ visuel de l’enfant qui, dans un deuxième temps, la récupère en prononçant « Da » qui en allemand signifie « voilà ». Freud écrit :
« L’interprétation du jeu ne présentait plus alors de difficulté. Le jeu était en rapport avec les importants résultats d’ordre culturel obtenus par l’enfant avec le renoncement pulsionnel qu’il avait accompli (renoncement à la satisfaction de la pulsion) pour permettre le départ de sa mère sans manifester d’opposition. Il se dédommageait en mettant lui-même en scène, avec les objets qu’il pouvait saisir, le même “disparition-retour”. »
31Dans un troisième temps, ce n’est plus un objet qui disparaît, mais c’est l’enfant lui-même qui se fait disparaître : Freud indique avoir vu son petit-fils, quand sa mère était absente, jouer à faire apparaître et disparaître son image dans un miroir, une sorte de prémisse du jeu de « cache-cache ». Ce qui nous rappelle, au passage, que pouvoir se cacher est une conquête : l’enfant petit peut se cacher quand il a déjà une représentation de soi, qu’il se compte comme « un » et quand il est sûr que l’autre ira le chercher et saura le retrouver, à condition de n’être retrouvé que quand il le décide (gare aux colères des enfants que l’on retrouve par mégarde trop tôt). Le quatrième temps du jeu du « Fort-Da » décrit par de Freud se situe lorsque l’enfant a environ trois ans : il jetait des jouets par terre en disant : « Va-t-en à la guerre ! ». Son père était effectivement parti en guerre et Freud interprète ce geste comme l’expression du fait que l’enfant ne voulait pas être dérangé dans la possession unique de sa mère. Ainsi, à partir du moment où l’enfant accède aux jeux de rôle, on peut voir l’apparition de la construction du fantasme – tel que Freud le décrit dans son essai On bat un enfant (1919/1973) – qui montre « l’ouverture du petit d’homme à la sexualité » (Tyszler, 2021, p. 424). Ce temps coïncide avec l’apparition des premières scénarisations dans le jeu, qui se poursuivent tout au long de la période œdipienne. Dans la même construction de la scène, qui est une représentation, nous retrouvons alors à l’œuvre pulsion, fantasme et identification.
32Ce qui me semble intéressant dans ce passage si intense de l’essai de Freud, c’est que nous y faisons souvent référence pour parler de la séparation enfant-mère que l’enfant peut supporter puisque symbolisée. Nous relisons certainement Freud avec l’apport de Winnicott qui, en cohérence avec sa théorisation, avait listé les temps logiques de la construction du sujet en lien avec le jeu. Au premier temps de fusion – Winnicott écrit « confusion » – entre le « bébé » et « l’objet », suit la phase où « l’objet est répudié, ré-accepté et objectivement perçu » (Winnicott, 1975, p. 97) et c’est là, écrit Winnicott, que « le jeu commence » (Id., p. 98). Ensuite, c’est la phase où l’enfant peut être « seul en présence de quelqu’un » (Id., p. 99) et enfin « l’enfant est maintenant prêt pour le stade suivant : permettre le chevauchement de deux aires de jeu et y prendre plaisir […] Ainsi la voie est toute tracée pour qu’un jeu en commun s’instaure au sein d’une relation » (Id., p. 99).
33Or Freud, l’inventeur de la sexualité infantile, ne perd pas de vue ses fondamentaux et cette digression sur le jeu lui sert pour montrer le gain de plaisir de l’enfant qui « se rend maître de la situation » même dans la répétition d’expériences de déplaisir et dans l’expression de « mouvements hostiles ». C’est alors la dimension pulsionnelle qui l’intéresse et, dans ce but, il cite un article de Sigmund Pfeifer – son contemporain et élève de Ferenczi – écrit un an avant le sien en 1919 et invite à le lire. Le titre de ce texte est très explicite : Des pulsions érotiques infantiles dans le jeu. Prise de position psychanalytique concernant les principales théories du jeu (1919/2002). Selon S. Pfeifer, l’origine du jeu se situe « dans la vie pulsionnelle inconsciente de l’être humain » et, dans le jeu, l’enfant peut extérioriser son plaisir sexuel grâce à des formes de déguisement. Or, un des traits qui caractérisent les enfants petits que nous recevons au Jardin d’enfants, est que, comme le montrent les travaux de Marie-Christine Laznik que l’on peut consulter sur son site (Laznik, 2017), le montage du circuit pulsionnel (Lacan, 1964/1973) n’a pas encore « fait son tour », formule qui permet de dire que le montage pulsionnel dont parle Freud – qui se compose de la source, de la poussée, de l’objet et de la satisfaction qui suit un trajet qui fait retour au point de départ – reste inaccompli : les objets ne sont par conséquent pas encore des représentants du premier objet perdu, des signifiants de ce manque originaire et l’aire intermédiaire ne peut donc pas encore se construire. Face à ces impasses de la construction psychique, il s’agit alors, dans le jouer avec le soutien des objets, de créer cette aire intermédiaire et de permettre la construction du bouclage pulsionnel.
Jouer : créer du lien par l’objet
34Lacan fera plusieurs fois référence au « Fort-Da ». Dans une première lecture, pour parler de l’articulation entre la première symbolisation que l’enfant fait de la mère et sa position d’objet soumis à la « loi de la mère », loi incontrôlable, l’enfant ne peut pas prévoir quand la mère s’en va, d’où cette mise en scène qui est maîtrise dans le jeu. C’est, dit Lacan, son ébauche comme « assujet » (Lacan,1958/1998, p. 188-189). Dans une deuxième lecture, l’interprétation de ce jeu comme venant « tamponner l’effet de la disparition de sa mère s’en faisant l’agent » (Lacan, 1964/1973, p. 72) devient secondaire et l’exemple est utilisé par Lacan pour présentifier son concept d’« objet a », objet déchu cause du désir, objet qui se détache, représentant le manque originaire et fondateur et le mouvement métonymique du désir. Il est important de rapporter le passage de Lacan en entier :
« Wallon le souligne, ce n’est pas d’emblée que l’enfant surveille la porte par où est sortie sa mère, marquant ainsi qu’il attend à l’y revoir, mais auparavant, c’est au point même où elle l’a quitté, au point qu’elle a abandonné près de lui, qu’il porte sa vigilance. La béance introduite par l’absence dessinée, et toujours ouverte, reste cause d’un tracé centrifuge où ce qui choit, ce n’est pas l’autre en tant que figure où se projette le sujet, mais cette bobine liée à lui-même par un fil qu’il retient – où s’exprime ce qui, de lui, se détache dans cette épreuve, l’automutilation à partir de quoi l’ordre de la signifiance va se mettre en perspective. […] Cette bobine ce n’est pas la mère réduite à une petite boule […] c’est un petit quelque chose du sujet qui se détache tout en étant encore bien à lui, encore retenu. […] Ce qu’il vise, c’est ce qui, essentiellement, n’est pas là, en tant que représenté – car c’est le jeu même qui est le Repräsantanz de la Vorstellung »
36Ces énoncés pouvant paraître très abstraits, je vais présenter maintenant quelques petits moments clefs du travail effectué au Jardin d’enfant, à l’aide des comptes-rendus qui sont rédigés à la fin de chaque séance.
Carine : la voix, l’eau et l’autre
37Quand j’ai rencontré Carine au CMPP, elle avait trois ans. Pour elle, il était impossible de se séparer de sa mère. Si on la « détachait », elle s’effondrait dans des cris et pleurs continus, une façon probablement pour cette enfant de rester dans ce que Winnicott appelait la « confusion » de la non-séparation. Je ne peux pas déplier ici le récit de son suivi, mais un jour, j’ai perçu chez la mère la possibilité de pouvoir se « détacher » de son enfant ; je l’ai alors invitée à sortir. Dans la suite des événements causés par son départ, il y a deux points à souligner, en lien avec les références théoriques précitées. Tout d’abord, Carine commence à pleurer en regardant non pas la porte par laquelle sa mère est sortie, mais la chaise où elle était assise, lieu de béance qui reste ouvert, que Carine bouche par ses cris continus et inconsolables. Ensuite, c’est la manœuvre tentée à l’appui des objets du Jardin d’enfants : dès que je ferme la porte et que Carine est déjà en état d’effondrement, j’ouvre le robinet d’eau, j’approche une chaise pour qu’elle soit à la bonne hauteur et je l’y accompagne. Je prends des récipients qu’elle semble remplir de façon indifférenciée, laissant l’eau déborder et, petit à petit, elle se calme à condition que le robinet reste grand ouvert.
38On passe alors des séances entières avec l’eau du robinet ouverte en permanence et au maximum, pouvant ainsi boucher le trou de l’évier, ce trou laissé béant par l’absence irreprésentable de la mère, mais aussi pouvant boucher l’espace sonore par le bruit de l’eau. Par cette proposition, il s’agissait de créer un espace imaginaire continu permettant de recouvrir l’absence non encore symbolisable de la mère. On rejoint ainsi la deuxième partie de la citation de Lacan, parce que l’eau prise dans cet acte du jouer – jouer qui n’est encore que du côté du thérapeute et pas encore une aire en partage – devient, dans le processus de construction, un objet faisant représentation de cette irreprésentable disparition de la mère. C’est dans cette signification la plus simple que nous pouvons entendre le retour de Lacan aux concepts très difficiles de « représentation » et de « représentant » que Freud introduit avec la pulsion (Freud, 1915/1968) et le refoulement. Nous n’entrerons pas ici dans les détails, nous contentant de souligner cette dimension nécessaire de représentation venant voiler l’irreprésentable du premier objet perdu, manque fondateur de la vie psychique du sujet, à condition que ce « trou » puisse être bordé par une construction symbolico-imaginaire.
39Dans les séances qui suivent, Carine met en place une action qui n’est pas encore jeu, on pourrait dire une action « préludique » pour reprendre le terme de Philippe Gutton (1973) : le remplissage passe d’un état d’indifférenciation (le récipient est laissé sous le jet d’eau qui déborde) à une forme de différenciation quand Carine commence à remplir plusieurs récipients : elle a donc décidé de laisser ou non l’eau déborder et de transvaser l’eau d’un récipient à un autre. Ce dernier geste a une grande importance parce que Carine commence à supporter de pouvoir vider et pas seulement « boucher ». L’eau devient objet dans ces actions de remplir et vider avec les récipients qui dessinent petit à petit cette aire du jouer. Le thérapeute a alors une fonction d’appui et d’accroche puisqu’il accompagne par la voix ce remplir et vider sans forcément interpréter la valence symbolique : il propose des choses, des trucs, dans ce cas des récipients, qui donneront forme à l’eau, la transformant en objet-représentation.
40C’est de cette manière qu’avec les enfants petits présentant des troubles envahissants du développement, j’ai repris le travail de P. Rodiet au Jardin d’enfant. Jouer, c’est amener l’enfant à créer cet espace entre soi et l’objet, un acte qui tout d’abord doit porter l’enfant à un possible détachement d’un état fusionnel avec l’autre, pour ensuite lui permettre de donner forme à un objet : la chose hors langage, le truc – das Ding dira Lacan (1959-1960/1986) – se transforme en une chose prise dans le langage, die Sache, qui dans sa fonction de représentation, Vorstellung, vient présentifier l’absence.
Mohamed, le garage et les autres
41Dans les premières séances du groupe avec Mohamed, trois ans et demi, la présence des autres enfants semble lui être indifférente, ce même état d’indifférence qui fait que, quand nous allons le chercher dans la salle d’attente, l’enfant passe sa main de celle de sa mère à la mienne et s’y agrippe dans une sorte de « pareil ». Nous passons les premières séances à genoux devant le garage des voitures à faire monter et descendre l’ascenseur, vide puis rempli de voitures et de legos, dans une sorte d’indifférenciation. Nous sommes là dans une forme de réitération d’un geste qui se déroule dans du même, qui n’est donc pas répétition (Lacan, 1964/1973) et reste hors représentation. La voiture et les legos, c’est pareil, ça remplit un trou.
42Un jour, comme il nous arrive souvent dans nos rituels de début et de fin du groupe, nous sommes tous assis autour de la grande table et un des enfants y pose une des petites voitures. De façon inattendue, Mohamed prend la voiture et la jette au loin avec violence. Alors de façon tout aussi inattendue, je me lève en criant : « Oh la voiture est partie ! Mais où elle est passée ? La voiture ! » Et je me mets à la chercher en théâtralisant l’appel adressé à la voiture perdue, en amplifiant les gestes de la recherche et des retrouvailles. Les enfants sont étonnés, ils restent assis, surpris. Alors en riant, je reprends la voiture, je la fais rouler sur la table très vite pour qu’elle puisse à nouveau tomber assez loin et je me lance à sa recherche en proférant les mêmes phrases. Cette fois-ci, passé le moment de surprise, un autre enfant se saisit du jeu, me suit et nous répétons ensemble cette même scène plusieurs fois dans des éclats de rire, moment de plaisir partagé. Puis c’est ce même enfant qui fait rouler la voiture et qui la fait tomber. Mohamed nous regarde alors et rit sans bouger de sa chaise. Jusqu’au moment où il se met à courir derrière l’enfant qui court à la recherche de la voiture. À la fin de la séance, les enfants partent en courant ensemble dans le couloir vers la salle d’attente.
43Ce petit compte rendu me semble pouvoir illustrer plusieurs éléments de l’acte de jouer. Tout d’abord, on constate comment de petits événements peuvent créer de l’inattendu et venir couper ainsi l’espace compact du même dans lequel ces enfants se trouvent coincés ; à condition qu’on parvienne à se saisir de ces micro-événements et que l’enfant soit prêt à pouvoir les accueillir. Cela demande un grand travail d’observation préalable et de pouvoir supporter de longues et interminables séances de réitération d’un même geste, comme faire monter et descendre un ascenseur vide ou regarder l’enfant mettre les voitures alignées l’une derrière l’autre sans fin. Ensuite, on repère la fonction du thérapeute qui est de créer un espace de fiction, faisant ici d’une voiture lancée comme un projectile sans direction une recherche théâtralisée de cette voiture, créant ainsi un espace du jeu dans lequel il a du plaisir à être et que c’est à ce plaisir inattendu que l’enfant accroche, le plaisir du thérapeute pouvant ainsi devenir un plaisir partagé.
44Il est un point, peu exploré dans ce texte, qui concerne la fonction du groupe d’enfants pour ceux qui ne peuvent pas prendre appui (comme Mohamed qui ne pouvait jamais se laisser aller contre le dos de la chaise). Très souvent, cette question d’appui – si bien travaillée par Geneviève Haag (1988) – se fait par les autres enfants, ces petits autres qui ne sont pas aussi menaçants que les adultes, qui ne sont pas identifiés à la gueule du grand Autre qui dévore.
45Comme ce n’est que dans l’après-coup que nous pouvons mesurer si l’intervention a fait acte, revenons au travail avec Mohamed. Lors de la séance suivante, après une course poursuite entre enfants dans le couloir, il s’est saisi des voitures et, après les avoir mises dans l’ascenseur avec des legos, l’ascenseur complètement rempli, il les a reprises et a commencé à les lancer très loin ; ce qui compte, c’est qu’après les avoir jetées, il est allé les chercher. La voiture n’est donc plus indifférenciée, un truc, un bouchon venant colmater une béance irreprésentable, mais Sache, elle est prise dans le champ de la représentation. C’est seulement après qu’il commencera à jouer à chercher un des enfants du groupe qui passait son temps à se cacher, et seulement très longtemps après qu’il acceptera lui-même de se cacher.
Pour conclure
46J’ai souhaité dans ces quelques pages témoigner d’une expérience précieuse de transmission qui a marqué profondément ma façon de travailler, d’appréhender l’enfant et de transmettre à mon tour. Si je souhaitais souligner l’importance de cette action de transmettre, je voulais également montrer qu’il est encore et toujours possible d’inventer des lieux permettant à l’enfant d’exister à condition qu’une fois créés, celles et ceux qui en ont la charge continuent de renouveler ce travail d’invention pour que ces lieux restent vivants, pour qu’ils soient habités ; sinon, un bouchon ne sera qu’un truc et n’aura plus la chance de se transformer en poisson et de nager dans une bassine d’eau !
47C’est un point important à rappeler : la transmission dans le champ du soin et de l’éducation ne peut avoir de valeur qu’à condition qu’elle ouvre un espace de liberté pour ceux qui la reçoivent. Toute transmission ne peut que continuer à vivre dans un processus de réinvention permanente qui se fait au gré des rencontres, du contexte et des histoires de chacun. C’est un contre-sens de voir comment se diffuse aujourd’hui l’utilisation de certaines méthodes issues des inventions de grandes figures de la pédagogie : elles deviennent parfois des boîtes à outils ou encore des mallettes à concepts préfabriquées et prêtes à l’usage, quels que soient les situations, les contextes et l’histoire des professionnels qui les utilisent. Le risque est notamment que se perde en route la dimension transférentielle de la rencontre et la capacité d’accueillir l’enfant dans sa singularité afin de le rendre libre.
48Pour revenir à ce travail particulier qui relie le jouer aux objets, je tiens à souligner qu’il nous enseigne aussi des points importants de métapsychologie qui ici ont été juste esquissés (Pirone, 2019). L’observation du jeune enfant nous permet de suivre la construction du sujet que Lacan résume dans ce qu’il appelle le graphe du désir, ce schéma commencé avec le séminaire Les formations de l’inconscient (1957-1958/1998). Nous y retrouvons les processus d’érotisation qui constituent le sujet : dans un premier temps logique se constituent les formes d’érotisation du corps et du lien à l’autre, d’un désir qui s’articule et passe à l’état de demande ; et dans un deuxième temps, c’est la construction du fantasme qui se met en place. Les phases décrites par Freud dans le « Fort-Da » illustrent bien cette construction. Or, chez les enfants petits, entre deux et quatre ans, présentant des troubles envahissants du développement, comme Carine et Mohamed, les temps logiques de la construction du sujet semblent être en suspens, une formule qui permet de dire que rien du destin de la structure du sujet n’est déjà déterminé. Cet état de suspension, c’est une image que me renvoient souvent ces enfants quand je les vois accrochés au corps de leur mère, les jambes autour de sa taille comme des tout petits, quand je les observe marcher sur les pointes, quand j’entends leur voix qui reste haut perchée comme chez les nourrissons. Il y a chez certains de ces enfants quelque chose qui reste en suspens, en attente d’accrochage, qui est une autre façon de dire que le circuit pulsionnel n’est pas encore en place. Alors, dans ces groupes avec des enfants pour qui « la pulsion n’a pas encore fait le tour » (Lacan, 1964/1973), ce qui implique, pour le dire de façon très raccourcie, une non érotisation du corps et que l’objet n’est pas encore fictionnalisé, nous travaillons en permanence à cette transformation du cri de l’enfant en appel (Freud, 1895/1956). Le travail consiste à créer un espace « entre », cette aire dessinée par le jouer, permettant une ébauche de désir. D’ailleurs, pour revenir à cette métaphore du « cri », avec ces enfants, nous travaillons énormément avec la voix, comme évoqué dans les exemples rapportés précédemment et comme en témoignent les auteurs de l’ouvrage sur le thème de la voix Écoute, ô bébé, la voix de ta mère… La pulsion invocante (Bentata, Ferron et Laznik, 2015). Nous tissons avec et par notre voix, voix-objet soutenue par l’imaginaire fictionnel, représentation qui devient appui pour l’accrochage du plaisir de l’enfant. Nous, l’enfant et le thérapeute l’un à côté de l’autre, position physique dans l’espace qui dit aussi la position de l’analyste dans ce travail particulier, « être à côté », nous prenons appui sur la voix – cette voix qui coordonne comme le « la » donné au démarrage d’un concert – pour aider l’enfant à passer du cri à l’« incantation » (Lacan, 1964/1973), pour que l’enfant trouve sa propre voix(-e). C’est ainsi que je n’oserais jamais chanter en public, mais que j’éprouve parfois un grand plaisir à chanter au Jardin d’enfants, parfois même en italien. Plaisir, conditio sine qua non pour que l’enfant accepte ces vocalises où la justesse n’est pas dans la note, mais dans la magie d’un moment de bonheur en partage entre les enfants du groupe et les adultes.
49Les enseignants et les éducateurs sont de grands inventeurs, parfois à leur insu ; nos contributions doivent les encourager à toujours trouver le courage de permettre à l’enfant d’exister. Il me semble que ce travail qui se tient dans un lieu thérapeutique peut être envisagé aussi dans le champ de l’éducation. À condition de retrouver en lui le plaisir et la capacité de jouer, tout enseignant ou éducateur peut inventer, dans et par le jeu, une façon de construire un lieu de rencontre avec l’enfant permettant de faire lien avec et au-delà de ses difficultés et de ses impasses.
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Mots-clés éditeurs : éducation, jeu, soin, lien, enfant
Date de mise en ligne : 10/05/2021
https://doi.org/10.3917/cliop.025.0053