Notes
- [1]
- [2]Cf. dans le livre cité ci-dessus, mon article : « Spécificité du rapport au savoir des femmes ? », p. 85-111.
- [3]LE DŒUFF (M.), L’étude et le rouet, Paris, Le Seuil, 1989, p. 153 et sq.
- [4]FREUD (S.), La vie sexuelle, trad. franç., Paris, PUF, 1969 (1ère éd.), article : « La vie sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes », p. 28-46.
- [5]À partir de l’expression « les liens du sang », elle s’est forgé la théorie suivante : « Le jour des noces et une fois pour toutes, on transfusait un peu de sang de l’époux dans les veines de l’épouse ; j’imaginais les mariés debout, le poignet droit de l’homme lié au poignet gauche de la femme ; c’était une opération solennelle à laquelle assistaient le prêtre et quelques témoins choisis » (p. 119).
- [6]FREUD (S.), Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Idées Gallimard, trad.franç.1962, p. 94.
- [7]FREUD (S.), Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, (1910), trad. franç. Paris, Gallimard, 1927, p. 83.
- [8]« Ça ne vous amusera pas toujours ! », s’est exclamée la bonne.
- [9]Noter la formulation « orale ».
- [10]« Je ressentis vivement mon enfance » (p. 7).
- [11]KAËS (R.), ANZIEU (D.), THOMAS (L.V.), Fantasme et formation, Paris, Dunod, 1975, p. 9-17.
- [12]« À l’instant où Mademoiselle faisait son entrée, le temps devenait sacré » (p. 93).
- [13]« En-dehors de mes études la lecture restait la grande affaire de ma vie » (p. 97).
1Peut-on découvrir quelque chose du rapport au savoir à travers une autobiographie littéraire ?
2Pour répondre à cette question, il faut d’abord préciser le sens de l’expression « rapport au savoir ». Je reprends ici la définition proposée par Jacky Beillerot : le « rapport au savoir » est le processus par lequel un sujet, conscient et inconscient, à partir de savoirs acquis, produit de nouveaux savoirs singuliers qui lui permettent de penser, de transformer et de sentir le monde naturel et social [1]. C’est dire que le « rapport au savoir » réfère à un sujet désirant, avec ses dimensions conscientes et inconscientes, mais aussi ses dimensions groupales et sociales.
3Pourquoi, dès lors, pour comprendre cette constitution du « rapport au savoir », travailler sur une autobiographie ?
4C’est que la constitution du rapport au savoir d’un sujet nous paraît comporter nécessairement une dimension familiale. La famille, en effet, étant chronologiquement le premier groupe auquel une personne appartient, les apprentissages fondamentaux qu’elle y réalise, ainsi que la manière dont elle les fait, vont avoir une influence déterminante sur ses apprentissages futurs et, par conséquent, sur son rapport au savoir. Or, dans les autobiographies, portant sur l’enfance et la jeunesse, les auteurs apportent des éléments importants de leur histoire familiale et de leurs premiers rapports avec le(s) savoir(s).
5Maintenant, pourquoi avoir choisi d’analyser l’autobiographie de Simone de Beauvoir : « Mémoires d’une jeune fille rangée » ?
6Ce choix est lié à mon intérêt pour la question de la différence des sexes dans le rapport au savoir. Je me pose la question d’une spécificité du rapport au savoir des femmes [2] ; non pas que je croie à une « nature » intellectuelle différente des hommes et des femmes, mais je pense que les rapports sociaux de sexe ont des effets psychiques sur les individu(e)s et, en particulier, sur leur rapport au(x) savoir(s) et je cherche à comprendre ce que le rapport social de domination entre les sexes a comme effets d’affects et de sens sur le rapport au savoir des femmes.
7Dans cette perspective, j’ai été particulièrement intéressée et stimulée par la lecture du livre de Michelle le Dœuff, « L’étude et le rouet » [3], où elle étudie les relations entre Sartre et Simone de Beauvoir et tente d’expliquer comment ces relations ont pu détourner Simone de Beauvoir de son désir de devenir philosophe. Cette lecture m’a amenée à relire les « Mémoires d’une jeune fille rangée » et m’a convaincue que ce texte pouvait être d’un grand intérêt pour ma problématique. C’est ce que je vais essayer de montrer.
8J’ai divisé l’analyse que j’ai faite de ces Mémoires en deux parties : l’enfance, où j’étudierai la constitution du désir d’apprendre et d’enseigner. Je montrerai l’importance des identifications aux figures parentales, en particulier à la figure paternelle.
9La deuxième partie concernera l’adolescence : période de rupture avec les idéaux maternels (maternité, dévouement et oubli de soi) et métamorphose consécutive du désir d’enseigner en désir d’écrire, avec les identifications littéraires qui la sous-tendent.
L’enfance
10Il s’agit de rendre compte de deux phrases : « J’étais avide de m’instruire » (p. 94) et « J’aimais tant étudier que j’ai trouvé passionnant d’enseigner » (p. 63) et de faire la généalogie de ce désir d’apprendre et de ce désir d’enseigner.
1) Le désir d’apprendre
11Je me suis demandé : pourquoi cette petite fille bourgeoise qui a subi une répression sexuelle très forte et un contrôle très strict de ses lectures n’a-t-elle pas connu d’inhibition intellectuelle ? Je me réfère ici à la théorie de Freud [4] qui associe l’« infériorité intellectuelle féminine » qui est, selon lui, une « réalité incontestable » à la répression de la curiosité sexuelle par l’entourage, qui entraîne, chez les filles, refoulement et inhibition intellectuelle.
12Simone a subi cette répression de la curiosité sexuelle, elle en parle longuement ; mais mon hypothèse est que cette répression n’a pas, dans son cas, entraîné de refoulement : il y a eu refoulement de la sexualité mais pas de la curiosité sexuelle. Tout au long de la première partie du livre, on voit, malgré les intimidations de la mère ou de l’institution scolaire, de multiples manifestations de sa curiosité sexuelle, elle se pose de nombreuses questions sur l’origine des enfants et se fabrique des théories sexuelles infantiles [5]. Ces souvenirs illustrent tout à fait la réflexion que fait Freud, en pensant sans doute plutôt au petit garçon : « L’enfant dans ses recherches sexuelles est toujours solitaire ; c’est pour lui un premier pas en vue de s’orienter dans le monde, et il se sentira étranger aux personnes de son entourage, qui jusque-là avaient eu sa pleine confiance » [6]. S’il n’y a pas eu refoulement, on peut supposer que cette curiosité sexuelle non refoulée a pu se déplacer aisément sur les objets de savoir proposés par l’école, ce qui pourrait être une définition de la sublimation [7].
13L’entrée à l’école, à cinq ans et demi, est une grande joie et, contrairement aux prédictions de sa bonne [8], elle y « prend du plaisir » (p. 33). Pourquoi ce plaisir ? D’une part, elle s’ennuie à la maison : « Si je pris tant de plaisir à l’étude, c’est que ma vie quotidienne ne me rassasiait plus » (p. 33) [9]. D’autre part, tout se passe comme si l’étude, comme son prototype, l’investigation sexuelle, symbolisait une forme d’indépendance : elle représente une séparation et une autonomie par rapport aux personnages maternels, la bonne, Louise, la mère avec lesquels elle vivait jusque-là en « symbiose » (p. 57) : « Jusqu’alors j’avais grandi en marge des adultes ; désormais j’aurai mon cartable, mes livres, mes cahiers, mes tâches ; ma semaine et mes journées se découperaient selon mes propres horaires » (p. 32).
14L’étude symbolise aussi une certaine libération par rapport à l’autorité exercée par la mère. Car, comme dans toute famille bourgeoise, le père exerce une autorité sur la mère, et la mère une autorité, d’autant plus grande, sur les enfants et les domestiques : « Mon père jouissait à ses (la mère) yeux d’un grand prestige et elle pensait que la femme doit obéir à l’homme. Mais avec Louise, avec ma sœur et moi, elle se montrait autoritaire, parfois jusqu’à l’emportement » (p. 53) ; et cette autorité induit une forte dépendance : « Tout reproche de ma mère, le moindre de ses froncements de sourcils mettait en jeu ma sécurité : privée de son approbation je ne me sentais plus le droit d’exister » (p. 56). Or, l’école permet de rompre avec cette dépendance : « L’idée d’entrer en possession d’une vie à moi m’enivrait » (p. 32). L’école, c’est la conquête d’une première forme d’indépendance que le savoir symbolise.
15Mais, par ailleurs, cette libération par rapport à l’autorité des parents se fait sans conflit, puisque son goût de l’étude et ses succès scolaires répondent au désir de ses parents ; au désir de la mère qui suit de très près son travail et qui, avec sa morale du devoir, « exige qu’elle remplisse parfaitement ses devoirs d’écolière » ; mais surtout du père : « Depuis que j’allais en classe, mon père s’intéressait à mes succès, à mes progrès et il comptait davantage dans ma vie » (p. 36).
16C’est ce rapport au père, dans la constitution du rapport au savoir, que nous allons essayer de préciser maintenant.
17D’une part, dans ce désir d’apprendre de Simone, il y a un élément de rivalité œdipienne avec la mère qui se joue. Elle dit de son père : « Je l’aimais avec romantisme » (p. 99) et « Ma véritable rivale, c’était ma mère » (p. 149). Or, c’est ici la structure de la famille bourgeoise qui est en jeu. L’autorité paternelle s’accompagne et se justifie d’une supériorité intellectuelle par rapport à la mère : « À la maison, sa prééminence était indiscutée » (p. 51). Cette prééminence est d’ailleurs fondée sur une instruction plus poussée, conforme là aussi au schéma bourgeois : la mère a son brevet élémentaire, le père a fait des études supérieures. De plus, le père se pose comme l’instituteur de la mère : « C’est lui qui l’avait initiée à la vie et aux livres », écrit Simone (p. 51), et le père en fait lui-même la théorie : « La femme est ce que son mari la fait, c’est à lui de la former, disait-il souvent » (p. 51). De même le père se fait l’« instituteur » de la fille, on le voit s’intéresser à ses progrès, contrôler son orthographe, conseiller ses lectures, « former son goût littéraire » (p. 51). Pour Simone, il s’agit donc de séduire le père en se montrant « meilleure élève » que la mère.
18Mais derrière ce désir d’apprendre pour séduire le père, n’y a-t-il pas aussi une identification au père, un désir d’« être » comme lui ? Ce qu’elle admire en lui, c’est son intelligence : « Je n’imaginais pas qu’il existât un homme aussi intelligent que lui » (p. 148) ; son savoir : « Je m’émerveillais de sa culture » (p. 51) ; il est pour elle une sorte d’idéal du savoir incarné : « Il me semblait d’une espèce plus rare que les autres hommes. Personne dans mon entourage n’était aussi drôle, aussi intéressant, aussi brillant que lui. Personne n’avait lu autant de livres, ne savait par cœur autant de vers, ne discutait avec autant de feu » (p. 36). Dans cette famille bourgeoise où la supériorité intellectuelle du père est incontestée, seul le père peut représenter ce modèle de culture et d’intelligence auquel elle veut ressembler.
19D’où cette dichotomie que Simone opère dans son éducation. Elle attribue son éducation physique et morale à sa mère : « Papa lui avait abandonné sans réserve le soin de veiller sur ma vie organique et de diriger ma formation morale » (p. 52) et sa formation intellectuelle à son père : « Je n’étais pour lui ni un corps, ni une âme, mais un esprit » (p. 52). Être un « esprit » est d’autant plus gratifiant que cela revient à être traitée en adulte et non en enfant : « Il ne se penchait pas sur moi mais me haussait jusqu’à lui et j’avais la fierté de me sentir alors une grande personne » (p. 52). Au niveau du savoir, elle peut se croire (comme) une grande personne, (comme) le père.
20Cette opposition entre corps et esprit va organiser aussi son désir d’apprendre, ses goûts et ses dégoûts en matière d’apprentissage. Elle oppose en effet « s’instruire » et « exécuter » : « Autant j’étais avide de m’instruire, autant je trouvais fastidieux d’exécuter ». Au premier, elle associe traduire un texte en anglais, déchiffrer un morceau de musique, voir, connaître et comprendre le monde ; au second, elle associe acquérir un accent correct en anglais, apprendre par cœur un morceau de musique, faire des gammes, avoir une belle écriture, faire des croquis, des travaux pratiques, et surtout ces travaux de couture auxquels les institutrices du cours Désir tentent en vain de l’astreindre, en somme toutes ces activités où le corps est en jeu et où se marquent ses insuffisances. Car, pour elle, « s’instruire » se rattache à l’« esprit » et « exécuter » se rattache au « corps ». Et, si l’esprit permet de se découvrir un « pouvoir infini », de « toucher l’absolu » (p. 95), le corps impose de dérisoires limites. « Quand je dormais, le monde disparaissait ; il avait besoin de moi pour être vu, connu, compris ; je me sentais chargé d’une mission que j’accomplissais avec orgueil ; mais je ne supposais pas que mon corps imparfait dût y participer : au contraire, s’il intervenait, il risquait de tout gâcher » (p. 95).
21Cette dichotomie entre corps, renvoyant aux idéaux maternels, et esprit, renvoyant aux idéaux paternels se retrouve aussi dans l’opposition entre « vie spirituelle » et « vie intellectuelle » : « Je m’habituai à considérer que ma vie intellectuelle – incarnée par mon père – et ma vie spirituelle – dirigée par ma mère – étaient deux domaines radicalement hétérogènes, entre lesquels ne pouvait se produire aucune interférence » (p. 58). Certes, c’est une manière pour elle de résoudre le conflit latent entre la piété de sa mère et l’incroyance de son père. Mais en écrivant que sa vie intellectuelle est « incarnée » par le père (et non pas « dirigée » comme la vie spirituelle), elle suggère cette opposition entre la dépendance liée à la « direction » de la mère et la libération que promet le modèle paternel. L’assujettissement de l’enfance [10] s’efface, le savoir ouvre la voie à cette indépendance adulte, à cette excellence intellectuelle auxquelles Simone aspire et que le père « incarne ».
22Or, le père va entériner cette identification masculine au temps de l’adolescence de Simone, puisqu’il répétera souvent : « Simone a un cerveau d’homme. Simone est un homme » (p. 169). À cette remarque se joint encore ce regret : « Quel dommage que Simone ne soit pas un garçon : elle aurait fait Polytechnique ! » (p. 246). On voit que, dans les représentations partagées du père et de la fille – et de leur groupe social – la supériorité intellectuelle étant nécessairement « masculine », Simone ne peut se penser et être pensée à la fois comme femme et comme intelligente, ou plutôt comme intelligente, en tant que femme. Comme le dit Gérard Mauger, toute « excellence » est masculine dans le domaine intellectuel comme ailleurs. Dès lors une femme qui l’atteint ne l’« incarne » qu’au prix de perdre sa féminité, de devenir un homme. Mais alors une femme cesse-t-elle pour cela d’être une femme ? On verra plus loin comment Simone a résolu ce conflit d’identité.
23D’où vient maintenant le désir d’enseigner ?
2) Le désir d’enseigner
24Lui aussi a à voir avec ce désir de liberté et d’indépendance dont nous avons déjà parlé. D’emblée Simone relie, nous l’avons vu, ce désir d’enseigner à son désir d’apprendre. Ainsi, dès qu’elle entre à l’école, elle va faire la classe à sa petite sœur, mais pas pour jouer, elle va effectivement lui apprendre à lire, écrire et compter. Simone présente cet acte d’enseignement comme la réalisation du désir de prendre la place de l’adulte : « Je connus dès l’âge de six ans l’orgueil de l’efficacité… Quand je changeais l’ignorance en savoir, quand j’imprimais dans un esprit vierge des vérités, je créais quelque chose de réel. Je n’imitais pas les adultes, je les égalais… J’échappais à la passivité de l’enfance » (pp. 63-64). Enseigner, c’est substituer l’activité de l’adulte à la passivité de l’enfance, c’est renverser le rapport de domination que l’on subit comme enfant et devenir soi-même dominant.
25Ainsi cette expérience détermine-t-elle un projet d’avenir : « Ce qui m’importait, c’était de former des esprits et des âmes : je me ferai professeur, décidai-je » (p. 79). Et, avec une rare lucidité, Simone nous livre le fantasme qui est à la racine de ce désir d’enseigner : « Tel était le sens de ma vocation : adulte, je reprendrai en main mon enfance et j’en ferai un chef d’œuvre sans faille. Je me rêvais l’absolu fondement de moi-même et ma propre apothéose » (p. 79). Ce fantasme que Kaës a rapproché du mythe du Phénix [11] nous livre une des significations profondes de son désir d’enseigner : nier le rapport d’affiliation, devenir à soi-même sa propre origine et se recréer comme Moi-idéal tout-puissant.
26Qu’il s’agisse bien à travers ce fantasme de toute-puissance de renverser le rapport anal sado-masochiste de domination qu’elle vit dans sa position d’enfant, la suite le montre bien puisqu’elle conclut : « Ainsi au présent et dans l’avenir je me flattais de régner seule sur ma propre vie » (p. 79).
27En ce qui concerne maintenant la période de l’adolescence, je me propose de montrer comment ce désir d’enseigner s’est métamorphosé en désir d’écrire.
La période de l’adolescence
28Cela suppose d’abord de voir comment Simone s’est détachée de cette dépendance si forte à sa mère que nous avons dégagée dans la première partie et comment, pour cela, elle a abandonné les idéaux maternels.
1) L’abandon des idéaux maternels
29Premier idéal maternel dont elle s’affranchit : la maternité. Ce qui est, pour sa mère, « le plus beau des rôles » va être rejeté par elle ; elle l’associe à toutes les tâches répétitives du ménage : « Ces servitudes me parurent si pesantes que je renonçais à avoir des enfants à moi » (p. 78). Et, on le verra, elle mettra toujours en opposition la maternité et la création d’œuvres.
30Cette renonciation à la maternité va être médiée et soutenue par la parole paternelle à ses deux filles : « Vous, mes petites, vous ne vous marierez pas… Vous n’avez pas de dot, il faudra travailler » (p. 145). Le père, en effet, ruiné par la guerre et incapable de pourvoir ses filles d’une dot, doit renoncer pour elles à ses rêves de mariage dans la « bonne société ». On retrouve ici l’idéologie bourgeoise qui considère le travail et le mariage comme deux destins incompatibles pour une femme.
31Deuxième aspect : Simone se met à contester l’autorité et le savoir de ses institutrices du Cours Désir qu’elle a vénérés dans son enfance [12] et que sa mère respecte. Cette contestation apparaît à la suite d’une prise de conscience de l’inégalité entre les sexes dont le cousin Jacques est l’occasion. Celui-ci va au collège Stanislas. Par lui, Simone découvre l’inégalité entre l’instruction masculine et féminine : « Il connaissait une quantité de poètes et d’écrivains dont j’ignorais tout » (p. 169). Elle envie ses professeurs : des hommes « brillants d’intelligence » qui « livraient la connaissance dans son intacte splendeur » (p. 170) alors qu’elle se sent « confinée dans une nursery » (p. 169) : « Mes vieilles institutrices ne me la communiquaient (la connaissance) qu’expurgée, affadie, défraîchie. On me nourrissait d’ersatz et on me retenait en cage » (pp. 169-170).
32Troisième point de rupture avec ces idéaux maternels : elle se met à lire les livres prohibés. On sait l’importance de la lecture pour Simone [13]. D’autre part, on a vu que le contrôle sur les lectures était extrêmement rigoureux, jusqu’à masquer certains chapitres de livres. C’est un enjeu extrêmement important dans l’éducation bourgeoise. Il s’agit de préserver l’« innocence » pour que la fille soit jusqu’au mariage « une vraie jeune fille ». Or elle se met à lire clandestinement les livres défendus.
33Enfin, dernier point important : elle va rompre avec la religion. Là encore, quand elle perd la foi, elle ressent cette perte comme une émancipation des idéaux maternels et un ralliement aux idéaux paternels : « Mon père ne croyait pas ; les plus grands écrivains, les meilleurs penseurs partageaient son scepticisme ; dans l’ensemble, c’était surtout les femmes qui allaient à l’Église ; je commençais à trouver paradoxal et troublant que la vérité fût leur privilège, alors que les hommes, sans discussion possible, leur étaient supérieurs » (p. 189). On voit comment elle associe sur le modèle parental : femme, croyance religieuse, erreur, d’un côté, homme, scepticisme, pensée, vérité, grandeur, supériorité, de l’autre. Pour elle, cette abandon de la foi est une délivrance : « J’éprouvais même un grand soulagement à me retrouver, affranchie de mon enfance et de mon sexe, en accord avec les esprits libres que j’admirais » (p. 191).
34Cette perte de la foi est l’aboutissement d’une autre rupture : elle a rompu avec la morale chrétienne de renoncement, d’abnégation de soi et de dévouement que sa mère prône. Elle lui substitue une morale de l’accomplissement de soi et du bonheur, beaucoup plus proche de la morale paternelle.
35Dans cette rupture avec les idéaux maternels, il faut noter l’importance qu’a eue l’amitié avec Zaza, une camarade du cours Désir, premier objet d’amour choisi hors du cercle familial : « Mon entente avec Zaza, son estime, m’aidèrent à m’affranchir des adultes et à me voir avec mes propres yeux » (p. 213). Ce qui rapproche Simone de Zaza, c’est le goût du savoir : « Elle aimait comme moi les livres et l’étude » (p. 127).
36Parallèlement à ces diverses ruptures, on peut constater que ses idéaux et ses identifications littéraires changent.
2) Du désir d’enseigner au désir d’écrire
37Tant qu’elle adhérait aux idéaux maternels, elle s’identifiait, dans ses jeux, à des femmes célébrées dans l’éducation catholique, des femmes soumises ou malheureuses, Sainte Marie-Madeleine essuyant les pieds du Christ de ses cheveux, Sainte Blandine dévorée par les lions, Jeanne au bûcher, des épouses innocentes et injustement persécutées, Grisélidis, Geneviève de Brabant : « Je savourais les délices du malheur, de l’humiliation. Ma piété me disposait au masochisme » (p. 80).
38Peu à peu ses identifications vont se modifier. Elle lit « Little Women » de Louisa Alcott et s’identifie à Joe : « Je m’identifiai passionnément à Joe, l’intellectuelle… je partageais son horreur de la couture et du ménage, son amour pour les livres » (p. 123). Elle est fascinée par « son ardeur à connaître », « la vigueur de ses pensées » (p. 124). Et surtout Joe devient un modèle comme écrivaine : « Elle écrivait : pour l’imiter je renouai avec mon passé et composai deux ou trois nouvelles » (p. 123).
39En effet, le désir de connaître et d’enseigner s’est métamorphosé en désir d’écrire. À la fin de son adolescence, elle oppose son enfance qu’elle place sous le signe du connaître : « Enfant, je n’avais guère pris au sérieux mes gribouillages ; mon véritable souci avait été de connaître » (p. 196) et son adolescence qu’elle place sous le signe de l’écriture. À quinze ans, lorsqu’une amie lui demande d’inscrire ses goûts sur son album, à la question : que voulez-vous faire plus tard ? elle inscrit sans hésiter : « Être un auteur célèbre » (p. 196).
40Là encore ce projet est posé en opposition à la maternité. Simone se dispute avec Zaza qui prétend que mettre des enfants au monde vaut bien écrire des livres. « Je ne voyais pas de commune mesure entre ces deux destins. Avoir des enfants qui à leur tour auraient des enfants, c’était rabâcher à l’infini la même ennuyeuse ritournelle, le savant, l’artiste, l’écrivain, le penseur créaient un autre monde, lumineux et joyeux, où tout avait sa raison d’être. C’était là que je voulais passer mes jours, j’étais bien décidée à m’y tailler une place » (p. 196). Il s’agit de se tailler une place dans un monde d’hommes : « Par le savoir ou le talent, des femmes s’étaient taillé une place dans l’univers des hommes » (p. 169).
41Là encore elle fait la généalogie de ce désir d’écrire et le présente comme l’héritier du désir d’enseigner : « Si j’avais souhaité autrefois me faire institutrice, c’est que je rêvais d’être ma propre cause et ma propre fin ; je pensai à présent que la littérature me permettait de réaliser ce vœu…, en écrivant une œuvre nourrie de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et je justifierais mon existence » (pp. 197-198).
42En lien avec ce désir elle évoque un fantasme : « Étendue dans un pré, je contemplai juste à la hauteur de mon regard, le déferlement des brins d’herbe, tous identiques, chacun noyé dans la jungle minuscule qui lui cachait tous les autres. Cette répétition infinie de l’ignorance, de l’indifférence, équivalait à la mort. Je levai les yeux vers le chêne : il dominait le paysage et n’avait pas de semblable. Je serai pareille à lui » (p. 196). L’opposition du brin d’herbe et du chêne symbolise l’opposition entre l’indifférenciation, la répétition, l’ignorance et la mort, d’un côté, l’unicité, la grandeur, le savoir, la création et, sans doute la vie, de l’autre.
43Reste une question : pourquoi la littérature et pas la philosophie ?
44Sur la fin de son adolescence, elle écrit en effet : « J’avais décidé depuis longtemps de consacrer ma vie à des travaux intellectuels » (p. 195). Dans cette phrase, elle ne précise pas la nature de ces travaux. Pour répondre à cette question, il faudrait étudier la troisième période, la jeunesse et comprendre comment s’est faite son évolution.
45Simone va en effet choisir la philosophie et non la littérature, au niveau des études et du métier (appropriation et transmission du savoir) et passer l’agrégation de philosophie. Ceci en rupture avec les idéaux paternels : « Mon père n’avait jamais mordu à la philosophie » (p. 219). Cette période va être, de surcroît, une période de conflit violent avec le père.
46Il est d’autant plus intéressant de se demander pourquoi Simone est revenue à la littérature au niveau de la création. Pour le comprendre, il faudrait étudier la succession des figures identificatoires substitutives des figures parentales, et enfin, l’influence de Sartre. Je me contenterai ici de souligner le rôle des idéaux paternels.
47Quelles raisons donne-t-elle de sa « vocation » littéraire ? La première raison, c’est l’« admiration » que lui inspiraient les écrivains (p. 197). Or cette admiration est aussitôt référée aux idéaux paternels : « Mon père les mettait bien au-dessus des savants, des érudits, des professeurs. J’étais convaincue moi aussi de leur suprématie » (p. 197). Comme le père, elle pense que leurs livres sont lus par un large public, alors que les livres des professeurs, spécialistes d’une question ou d’un auteur, ne sont lus que par un public restreint. Ainsi on pourrait voir dans ce choix de la littérature un triomphe des idéaux paternels.
48En vérité le choix de la littérature est plutôt un choix de compromis, le moyen de concilier les idéaux paternels et les idéaux féminins : car les écrivains ne touchent pas seulement l’intelligence mais « l’imagination et le cœur » (p. 197), domaine, comme on l’a vu, du féminin maternel. Et surtout, en littérature, il y a des modèles féminins : « En tant que femme, ces sommets me semblaient plus accessibles que les pénéplaines : les plus célèbres de mes sœurs s’étaient illustrées dans la littérature » (p. 197).
49Plus profondément, ce qui gouverne ce choix de la littérature, c’est ce nouvel avatar du fantasme de toute-puissance qu’est le fantasme d’androgynie. « Je me flattais d’unir en moi un cœur de femme et un cerveau d’homme. Je me retrouvais l’Unique », écrit-elle (p. 143). Tel est peut-être le sens dernier de l’écriture : trouver un lieu où il soit possible de conjoindre ce cœur de femme et ce cerveau d’homme, de se créer soi-même à neuf, androgyne pour résoudre la faille identitaire, due à la parole paternelle ; et, par là, se faire exister comme femme dans le seul monde qui compte vraiment, ce monde masculin de la culture et de l’intelligence qui échappe à la répétition et à la mort.
1. Les notes conservées dans leur version d’origine ont été regroupées en fin d’article.
Pour citer ce texte :
Mosconi, N. (2021). Les « Mémoires d’une jeune fille rangée » : la constitution du rapport au savoir chez Simone de Beauvoir. Cliopsy, 25, 125-134.
Notes
- [1]
- [2]Cf. dans le livre cité ci-dessus, mon article : « Spécificité du rapport au savoir des femmes ? », p. 85-111.
- [3]LE DŒUFF (M.), L’étude et le rouet, Paris, Le Seuil, 1989, p. 153 et sq.
- [4]FREUD (S.), La vie sexuelle, trad. franç., Paris, PUF, 1969 (1ère éd.), article : « La vie sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes », p. 28-46.
- [5]À partir de l’expression « les liens du sang », elle s’est forgé la théorie suivante : « Le jour des noces et une fois pour toutes, on transfusait un peu de sang de l’époux dans les veines de l’épouse ; j’imaginais les mariés debout, le poignet droit de l’homme lié au poignet gauche de la femme ; c’était une opération solennelle à laquelle assistaient le prêtre et quelques témoins choisis » (p. 119).
- [6]FREUD (S.), Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Idées Gallimard, trad.franç.1962, p. 94.
- [7]FREUD (S.), Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, (1910), trad. franç. Paris, Gallimard, 1927, p. 83.
- [8]« Ça ne vous amusera pas toujours ! », s’est exclamée la bonne.
- [9]Noter la formulation « orale ».
- [10]« Je ressentis vivement mon enfance » (p. 7).
- [11]KAËS (R.), ANZIEU (D.), THOMAS (L.V.), Fantasme et formation, Paris, Dunod, 1975, p. 9-17.
- [12]« À l’instant où Mademoiselle faisait son entrée, le temps devenait sacré » (p. 93).
- [13]« En-dehors de mes études la lecture restait la grande affaire de ma vie » (p. 97).