Notes
- [1]
- [2]FREUD (S), op. cit., p. 43.
- [3]WINNICOTT (DW), Jeu et réalité (1971), trad. Franç., Paris, Gallimard, 1975.
- [4]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 154.
- [5]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 149.
- [6]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 150.
- [7]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 154.
- [8]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 136.
- [9]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 134.
- [10]Ibidem.
- [11]Ibidem.
- [12]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 149.
- [13]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 134.
- [14]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 18.
- [15]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 73.
- [16]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 91.
- [17]Ibidem.
- [18]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 22.
- [19]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 13.
- [20]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 147.
- [21]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 24.
- [22]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 9.
- [23]BACHELARD (G.), La formation de l’esprit scientifique, (1ère éd. 1938), Paris, Vrin, 1975.
- [24]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 67.
- [25]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 25.
- [26]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 112.
- [27]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 137.
- [28]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 149.
- [29]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 152.
- [30]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 139.
- [31]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 137.
- [32]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 138.
- [33]Ibidem.
- [34]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 114.
- [35]CASTORIADIS (C.), L’institution imagianire de la société, Paris, Seuil, 1975.
- [36]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 420.
- [37]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 405.
- [38]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 419.
- [39]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 411.
- [40]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 416.
- [41]
- [42]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 420.
- [43]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 423.
- [44]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 421.
- [45]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 424.
- [46]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 103.
- [47]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 418.
1Comment la relation d’objet devient-elle rapport au savoir ? C’est-à-dire qu’en est-il lorsque l’objet devient le savoir, mais aussi pourquoi la relation devient-elle « rapport » ? Une telle question repose sur un présupposé, c’est qu’il y a une relation, un lien, entre relation d’objet et rapport au savoir. Pour monter ce lien, pour examiner le processus par lequel on passe de la relation d’objet à la relation à l’« objet-savoir » puis au rapport au savoir, nous allons successivement examiner la manière dont le savoir se fait « objet » et enfin comment l’intégration du savoir dans la société et dans les rapports sociaux fait de la relation à l’« objet-savoir » un « rapport au savoir ».
La relation d’objet
2Qu’entend-on tout d’abord par relation d’objet ?
3La relation d’objet peut s’entendre comme le mode de relation du sujet avec autrui, en tant que ce mode est marqué par les mouvements pulsionnels, par la structure de la personnalité, par la vie fantasmatique et par les mécanismes de défense qui lui sont liés.
4Quant à l’« objet », il est ce par quoi la pulsion peut atteindre son but.
5En rapport avec le concept de pulsion, Freud, dans « Pulsions et Destins de pulsions [1], distingue quatre termes : la poussée, le but, l’objet, la source. La poussée est le facteur moteur de la pulsion, la somme de force qu’elle représente.
6La source est « le processus somatique qui est localisé dans un organe ou dans une partie du corps et dont l’excitation est représentée dans la vie psychique par la pulsion ». Freud fait remarquer que, si cette origine somatique est, pour la pulsion, « l’élément absolument déterminant », celle-ci toutefois « ne nous est connue dans la vie psychique que par ses buts ».
7Le but d’une pulsion est toujours la satisfaction qui ne peut être obtenue qu’en supprimant l’état d’excitation qui est la source de la pulsion. Mais, ajoute Freud, « quoique ce but final reste invariable pour chaque pulsion, diverses voies peuvent mener au même but final, en sorte que différents buts, plus proches ou intermédiaires, peuvent s’offrir pour une pulsion ». Freud précise aussi qu’on peut parler de pulsions « inhibées quant au but » ; il s’agit de processus « pour lesquels une certaine progression dans la voie de la satisfaction pulsionnelle est tolérée mais qui ensuite subissent une inhibition ou une dérivation ».
8Enfin l’« objet » de la pulsion est « ce en quoi et par quoi la pulsion peut atteindre son but ». L’objet est, selon Freud, ce qui est le plus variable dans la pulsion : « Il peut être remplacé à volonté tout au long des destins que connaît la pulsion ».
9Puisque toute « chose » visée par la pulsion est en principe qualifiée d’« objet », il faut entendre par « objet » soit un objet réel soit un objet imaginaire, soit une personne soit un objet fantasmatique, soit un objet total soit un objet partiel.
10Si on suppose que les tendances pulsionnelles existent dès le début de la vie, la relation d’objet, en ce qu’elle est corrélative de la pulsion, est un processus très primaire de la construction du psychisme. Mais elle n’est pas originaire : elle est l’aboutissement d’un développement. Elle se construit par le passage d’une relation à l’objet partiel, le sein, à une relation à l’objet total, la personne entière de la mère. L’objet maternel devient alors, pour le sujet, objet d’amour et/ou de haine. L’objet se définit par la personne de l’autre visée par les pulsions libidinales et agressives et les désirs qu’elle suscite ; en tant qu’objet de la pulsion, cette « personne-objet » est susceptible de supprimer l’état d’excitation et procure ainsi du plaisir. C’est le processus qui, selon Freud, dictera, plus tard, à la puberté, les choix d’objet de la vie adulte.
11Dans la relation d’objet, il y a lien spécifique entre la nature de l’objet et le but de la pulsion, d’une part, entre le sujet et l’objet, d’autre part. L’objet exerce une action sur le but de la pulsion et le sujet est aussi constitué par le choix d’objet qu’il opère.
12En fonction des processus de maturation pulsionnelle, Freud montre qu’il existe plusieurs types de relation d’objet. On parlera de relation d’objet « orale », marquée par un but qui est incorporer (relation érotique orale) ou dévorer (relation sadique orale). Ce type de relation, fait remarquer Freud, est « compatible avec la suppression de l’existence de l’objet dans son individualité », elle peut donc être qualifiée d’« ambivalente ».
13Le deuxième type de relation est la relation d’objet « anale » : « la tendance vers l’objet apparaît sous la forme d’une poussée à l’emprise » ; cette forme, ce « stade préliminaire de l’amour », selon Freud, « peut à peine se distinguer de la haine, dans son comportement vis-à-vis de l’objet ». L’emprise toutefois se distingue des buts (endommager ou détruire l’objet) qui renvoient plus particulièrement au sadisme anal.
14Le dernier type de relation d’objet est la relation d’objet «génitale » : l’amour est devenu l’opposé de la haine. « La haine en tant que relation à l’objet est plus ancienne que l’amour ; elle provient du refus originaire que le moi narcissique oppose au monde extérieur, prodiguant les excitations. En tant que manifestation de la réaction de déplaisir suscitée par des objets, elle demeure toujours en relation intime avec les pulsions de conservation du moi » [2] .
15Les auteurs anglais, comme Melanie Klein, ont mis l’accent sur la primauté de l’objet partiel et donc sur le « clivage » de l’objet (objet bon, objet mauvais).
16D’autre part, Donald Winnicott décrit génétiquement la constitution de la relation d’objet en mettant l’accent sur l’influence qu’exerce l’environnement [3]. Il montre que, tout d’abord, la dépendance du nourrisson, par rapport à l’objet maternel, est absolue, puis peu à peu, au cours de la première année, cette dépendance va diminuer et ne sera plus que relative.
17Dans la période de dépendance absolue, le bébé ne fait pas la différence entre sa mère et lui ; il se vit confondu avec l’« objet » (la mère ou une partie de la mère, le sein). C’est aussi un stade où la mère « suffisamment bonne » s’adapte exactement aux besoins du nourrisson. Pour Winnicott, la fonction maternelle comporte, outre le nourrissage, le « holding » (la manière dont l’enfant est porté), le « handling » (la manière dont l’enfant est traité, manipulé), le « object-presenting » (le mode de présentation de la mère) [4]. Si la mère s’adapte suffisamment aux besoins de son nourrisson, celui-ci peut croire qu’il crée l’objet selon la poussée pulsionnelle, ce qui suscite en lui un sentiment de confiance en la fiabilité de la mère.
18Puis survient un stade de « répudiation » de l’objet, en tant que « non-moi ». Progressivement le petit enfant va séparer la mère du « Soi » et la concevoir comme un objet existant séparément de lui. C’est alors seulement qu’apparaît une relation d’objet véritable. En même temps, la mère diminue son degré d’adaptation aux besoins de l’enfant « à la fois parce qu’elle se dégage d’une intense identification avec son bébé et parce qu’elle perçoit le nouveau besoin de son enfant, celui qu’elle devienne un phénomène séparé » [5].
19Cette théorie sera la base de sa théorie des objets et des phénomènes transitionnels, théorie que nous reprendrons pour poser notre question du passage de la relation d’objet à la relation à l’objet-savoir.
De la relation d’objet à la relation à l’objet-savoir
20Comment en effet passe-t-on de la relation d’objet à une relation à ce nouveau type d’objet qu’est le savoir ?
21Freud, nous l’avons vu, souligne que l’« objet » est « ce qui est le plus variable dans la pulsion ». La pulsion peut changer d’objet. Le processus essentiel est le « déplacement ». La pulsion peut se déplacer d’un objet à un autre et trouver, par rapport à son objet primaire, un objet de substitution pour sa satisfaction. Nous avons vu aussi que si le but final est la satisfaction, différentes voies peuvent exister pour atteindre ce but et que des buts intermédiaires peuvent s’offrir à la pulsion. Le savoir peut se présenter comme capable d’offrir ces satisfactions intermédiaires.
22Telle est la source de la « sublimation ». Par le processus de déplacement, le sujet substitue à l’objet primaire un objet de remplacement, valorisé par la culture.
23Ainsi l’objet « savoir » peut, par déplacement, devenir l’objet des tendances pulsionnelles. Freud a montré comment, au moment de la crise œdipienne, l’objet savoir vient se substituer au désir de l’objet œdipien pour apporter une satisfaction substitutive à la satisfaction impossible du désir œdipien. Le savoir peut aussi se révéler apte à atteindre ces « buts sexuels provisoires » qui définissent les « stades primaires de l’amour » : le but oral, incorporer ou dévorer, le but anal, exercer une emprise, maîtriser l’objet, ainsi que le phallique, pénétrer.
24Mais on peut penser, comme Winnicott, que la théorie de la sublimation ne recouvre pas l’ensemble des phénomènes de l’expérience culturelle et de l’expérience du savoir.
25Winnicott, avec sa théorie des objets et des phénomènes transitionnels, offre un ensemble d’idées où une théorie du rapport au savoir peut prendre ses racines.
26Pour lui, dans ce mouvement, évoqué plus haut, par lequel le bébé sépare l’objet maternel du Soi, le répudie en tant que « non-moi » », se crée un « espace potentiel », domaine des « phénomènes transitionnels » : « Là où se rencontrent confiance et fiabilité, il y a un espace potentiel, espace qui peut devenir une aire infinie de séparation, espace que le bébé, l’enfant, l’adulte peuvent remplir créativement en jouant, ce qui deviendra ultérieurement l’utilisation heureuse de l’héritage culturel » [6]. Dans cette citation, se rassemblent les points essentiels de la théorie des phénomènes transitionnels, chez Winnicott : les notions d’« espace potentiel », d’aire infinie de séparation, de confiance et de fiabilité, de créativité, de jeu (playing), d’expérience culturelle, d’utilisation de l’héritage culturel. C’est par rapport à ces notions que nous allons tenter de montrer comment peuvent prendre place certains éléments d’une théorie du rapport au savoir.
27Pour comprendre le sens des phénomènes transitionnels, il faut se rappeler d’abord que le petit d’homme naît extrêmement démuni, de telle sorte que sa survie dépend strictement des soins d’une personne qui remplit la fonction maternelle. Si cette fonction n’est pas remplie par une mère « suffisamment bonne », la clinique psychanalytique nous montre que non seulement la survie physique, mais aussi la constitution du psychisme de l’enfant est compromise. Nous avons vu plus haut comment l’enfant passe d’une phase de dépendance absolue et de confusion entre lui et l’objet maternel à une phase de séparation où il pose la mère comme non-moi. Au stade de la dépendance absolue correspond, chez le bébé, un sentiment d’omnipotence où il croit qu’il crée le sein : il a « le sentiment que cet objet est un objet subjectif que lui-même a créé » [7]. La fonction de la mère est justement de présenter le sein à point nommé de telle sorte que le bébé puisse forger cette illusion. C’est cette adaptation de la mère aux besoins du bébé qui suscite en lui un sentiment de confiance en la fiabilité de la mère.
28Lorsque ce sentiment de confiance s’est instauré, peut s’amorcer le mouvement par lequel le bébé va se séparer de sa mère et la reconnaître comme objet séparé. Le sentiment de confiance devient alors la conviction, chez le petit enfant, que le souci que la mère a de lui n’émane pas du besoin de maintenir sa dépendance mais lui fournit l’opportunité d’aller de la dépendance à l’autonomie.
29Mais, selon Winnicott, ce mouvement de séparation est extrêmement délicat et douloureux et il ne peut se faire que par l’instauration d’un « espace potentiel » entre l’enfant et la mère, le moi et le non-moi, la perte et la présence. Cet espace est une aire intermédiaire qui se situe entre l’« objet subjectif » créé par le sujet et la perception objective basée sur l’épreuve de réalité, entre la réalité psychique interne et la réalité extérieure partagée.
30Par opposition à la réalité psychique interne et à la réalité extérieure partagée, qui sont relativement fixes, cette aire intermédiaire offre la caractéristique d’une grande variabilité : les phénomènes de cette aire « offrent une variabilité infinie qui contraste avec la stéréotypie relative des phénomènes en rapport soit avec le fonctionnement du corps propre, soit avec la réalité de l’environnement » [8]. Les phénomènes en rapport avec le fonctionnement du corps propre sont fixes parce qu’ils sont biologiquement déterminés, les phénomènes en rapport avec la réalité de l’environnement le sont parce qu’ils sont propriété commune entre les individus.Cette variabilité est liée au fait que cette aire intermédiaire est un produit des expériences de la personne individuelle. Elle est liée primitivement à la qualité de l’environnement maternel. Selon que cette fonction maternelle donne ou non à l’enfant un sentiment de sécurité et de confiance, l’aire transitionnelle pourra ou non se développer et elle se développera, dans chaque cas, selon des modalités propres aux expériences vécues par le petit enfant.
31C’est dans cette aire intermédiaire que se situent les objets et phénomènes transitionnels.
32L’objet transitionnel (qui peut revêtir des formes très variées, mais dont le symbole est l’ours en peluche) et un objet qui, pour l’observateur, ne fait pas partie du corps du nourrisson mais que celui-ci ne reconnaît pas encore comme appartenant à la réalité extérieure, car il est intégré à son schéma corporel. Il représente « la première possession non-moi » [9]. Il correspond à ce que nous apercevons de ce « voyage qu’accomplit l’enfant et qui le mène de la subjectivité pure à l’objectivité qui marque la progression de l’enfant vers l’expérience vécue » [10]. L’objet transitionnel apparaît en ce point où la mère se trouve dans l’esprit du bébé en transition entre deux états : être confondue avec le bébé et être éprouvée comme un objet perçu plutôt que conçu ; n’étant plus éprouvée comme un pur « objet subjectif », elle n’est pas encore véritablement un objet séparé, appartenant au monde de la réalité externe. L’utilisation de l’objet transitionnel « symbolise l’union de deux choses désormais séparées, la bébé et la mère, en ce point, dans le temps et l’espace, où s’inaugure leur état de séparation » [11].
33Le prix de l’objet transitionnel tient à ce qu’il repose sur un paradoxe accepté comme tel : les deux objets sont à la fois joints et séparés [12] ; le bébé crée l’objet mais l’objet était déjà là ; ou plutôt on s’entend à ne pas exiger de l’enfant qu’il tranche la question : « cet objet, l’as-tu créé ou l’as-tu trouvé là à ta convenance ? » [13]. Avec l’objet transitionnel, le petit enfant passe du contrôle omnipotent (magique) au contrôle par la manipulation, comportant l’érotisme musculaire et le plaisir de coordination [14].
34L’aire transitionnelle est l’aire du jeu (playing), de la créativité et de l’illusion. Chez l’enfant le jeu se déploie dans l’aire intermédiaire où il rassemble des objets ou des phénomènes appartenant à la réalité extérieure et les utilise en les mettant au service de la réalité interne ou personnelle, au service de l’imaginaire. L’enfant « extériorise en échantillon de rêve potentiel et il vit, avec cet échantillon, dans un assemblage de fragments empruntés à la réalité extérieure » [15].
35D’autre part, pour Winnicott, jouer est toujours une expérience créative ; et c’est seulement en jouant que l’enfant est libre de se monter créatif. Selon Winnicott, la créativité est une pulsion primaire, difficile à définir. Winnicott distingue un « mode créatif de perception » [16] qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue, qu’elle est réelle et riche de significations ; et un mode de perception opposé qu’il caractérise comme une relation de complaisance soumise à la réalité extérieure « où le monde est reconnu seulement comme ce à quoi il faut s’ajuster et s’adapter » [17]. Ce mode de perception donne l’impression que rien n’a d’importance, que la vie est futile et sans signification.
36C’est cette créativité primaire du jeu qui permet l’approche de la réalité extérieure. Mais celle-ci se fait par le stade intermédiaire de l’illusion, celle qui existe lorsque le nourrisson croit que le sein de la mère est une partie de lui ou « qu’une réalité existe qui correspond à sa propre capacité de créer » [18] et qui, chez l’adulte, est inhérente à l’art et à la religion.
37Car il ne faudrait pas croire que ces phénomènes transitionnels sont un stade temporaire dans l’évolution de l’enfant. Certes, l’objet transitionnel, au fur et à mesure que l’enfant grandit, va perdre sa signification ; mais cela n’implique pas que l’espace potentiel et les phénomènes transitionnels vont disparaître mais seulement qu’ils vont « devenir diffus et se répandre dans le domaine culturel tout entier » [19]. Quand l’individu est parvenu à une organisation personnelle de la réalité psychique intérieure et qu’une nouvelle capacité d’établir une relation d’objet s’est développée, cette capacité est réfléchie dans l’utilisation que fait l’enfant des symboles, dans le jeu créatif, dans l’aptitude progressivement acquise par l’enfant d’utiliser le potentiel culturel, pour autant que celui-ci est disponible dans l’environnement social immédiat. Winnicott établit une continuité entre le jeu du petit enfant sous le regard de sa mère, la participation d’adolescents à un groupe de musique pop, le plaisir esthétique des adultes en musique, peinture, littérature, etc., leur expérience religieuse et la création scientifique originale.
38Telle est la thèse essentielle de Winnicott qui nous intéresse ici. Il existe, pour lui, une continuité entre le jeu et ce qu’il appelle « l’expérience culturelle » : « l’expérience culturelle commence avec un mode de vie créatif qui se manifeste d’abord dans le jeu ». Ainsi le jeu est déjà expérience culturelle et, d’autre part, il « conduit naturellement » à l’expérience culturelle et en est même la « fondation » [20]. Comme le jeu, l’expérience culturelle se localise dans cette zone intermédiaire qui se situe entre la réalité psychique interne et le monde extérieur tel qu’il est perçu par deux personnes en commun.
39Car, selon Winnicott, « nul être humain ne parvient à se libérer de la tension suscitée par la mise en relation de la réalité du dedans et de la réalité du dehors » [21]. L’acceptation de la réalité est une tâche sans fin. Et telle est la fonction que remplissent toute la vie durant les phénomènes transitionnels : assumer cette « tâche interminable qui consiste à maintenir à la fois séparée et reliée l’une à l’autre réalité intérieure et réalité extérieure » [22].
40On peut dire qu’en même temps, avec l’expérience culturelle, cette zone intermédiaire s’élargit et, d’espace situé entre le bébé et la mère, elle devient l’espace entre l’enfant et la famille, puis entre l’individu et la société ou le monde.
41Cette zone intermédiaire est le « lieu de repos », cette « aire neutre d’expérience » où l’homme n’a pas à se prononcer sur le caractère intérieur ou extérieur des phénomènes, tout comme on ne demandait pas au petit enfant si son objet transitionnel avait été créé par lui ou s’il l’avait trouvé là.
42C’est cet aspect de la théorie de Winnicott, portant sur l’expérience culturelle et son lien avec le jeu (playing), qui nous intéresse particulièrement pour la question du rapport au savoir.
43Nous faisons l’hypothèse que le savoir aussi se déploie dans cette aire intermédiaire et que, même s’il faut apporter quelques distinctions, le savoir présente des caractéristiques semblables à celles que Winnicott attribue à l’objet transitionnel puis à la culture.
44Tout d’abord on peut remarquer que l’objet transitionnel est désinvesti progressivement, surtout au moment où se développent les intérêts culturels de l’enfant, autrement dit, au moment où l’enfant commence à acquérir des savoirs, en lien avec ses « intérêts culturels ». Tout se passe comme s’il y avait déplacement de l’investissement, comme si ces savoirs venaient en substitut de l’objet transitionnel désinvesti.
45La relation à l’objet-savoir comporte un certain nombre de traits communs avec la relation à l’objet transitionnel. À la « préoccupation » qui marque le jeu du petit enfant, état proche du retrait, correspond la « concentration » des enfants plus grands et des adultes qui font l’expérience de la découverte et de l’apprentissage d’un savoir nouveau. Face à l’étrangeté du monde extérieur, le savoir rassure et apaise. Il peut être l’objet de sentiments forts d’amour et de haine. Le sujet peut s’attacher à son savoir, comme l’enfant à son objet transitionnel, il peut en faire un objet fétiche et échouer à la désinvestir, même si on lui en montre la fausseté. Le savoir peut aussi perdre son sens, devenir un savoir mort et une érudition mortifère.
46De même, il présente cette caractéristique d’être un objet distinct du sujet, tout en étant une partie quasiment inséparable de celui-ci. C’est une possession non confondue avec lui, tout en n’étant pas reconnue comme un objet externe. On retrouve dans le phénomène de l’apprentissage quelque chose du paradoxe que Winnicott a souligné en ce qui concerne l’objet transitionnel. L’accès à un nouveau savoir – qu’il se fasse par l’intermédiaire d’une personne enseignante, d’un livre ou d’un autre medium – est d’abord accès à un objet extérieur au sujet, tout comme l’objet transitionnel est extérieur au petit enfant. Mais l’apprentissage est appropriation de l’objet de savoir par le sujet et cette appropriation est une sorte de recréation de l’objet dans le sujet apprenant qui le transforme en objet interne, en sorte que, là aussi, on s’entend à ne pas poser la question : « cet objet, l’as-tu conçu ou t’a-t-il été présenté du dehors ? ».
47On peut encore établir un lien entre l’inhibition du jeu que signale Winnicott, comme pathologie de l’espace potentiel, et l’inhibition intellectuelle. Lorsque l’absence d’une mère « suffisamment bonne » ne permet pas la constitution d’un sentiment de confiance et d’un objet interne vivant et pas trop persécuteur, l’espace potentiel ne se constitue pas ou reste très limité, ce qui conduit à une inhibition du jeu et cette inhibition, à son tour, entraîne des inhibitions dans l’apprentissage intellectuel. Si des personnes qui constituent le monde de l’enfant ne font pas preuve de cette compréhension qui permet à une grande aire de jeu de se déployer, elles ne permettent pas non plus l’utilisation des symboles sur laquelle repose la constitution d’un savoir. Le savoir prend la suite de l’objet transitionnel dans son caractère symbolique. Il vient à la place de l’objet réel et permet d’établir la distinction nette entre fantasme et fait réel, objets internes et externes.
48Le savoir se présente par excellence comme un médiateur entre la réalité psychique personnelle et la réalité extérieure partagée. Le savoir prend la suite de l’objet transitionnel dans ce passage interminable qui mène l’enfant puis l’adulte de la subjectivité pure à l’objectivité. Il se situe dans cet état intermédiaire entre l’incapacité du petit enfant à reconnaître la réalité et la capacité qu’il acquiert progressivement de le faire. Il se situe bien dans cette aire intermédiaire dans laquelle une relation s’inaugure et se poursuit entre le sujet et le monde. Le savoir maintient séparées et reliées l’une à l’autre réalité intérieure et réalité extérieure.
49On pourrait ici objecter que le projet du savoir est précisément d’établir la réalité objective et que contrairement à l’objet transitionnel qui se situe avant la perception objective basée sur l’épreuve de réalité, le savoir se situerait après celle-ci, ou comme processus de cette épreuve même. Mais tout d’abord, il ne faut pas confondre savoir et savoir scientifique. Foucault – et Nietzsche avant lui – ont bien montré que, parmi ce qui se donne comme savoir dans les sociétés, une bonne partie comprend autant d’éléments subjectifs que d’éléments véritablement objectifs. Bachelard aussi dans « La formation de l’esprit scientifique » [23] a montré que la première appréhension de la réalité est subjective et qu’il ne suffit pas d’appréhender un objet pour être objectif à son égard. L’illusion fait partie intégrante de ce qui se donne comme savoir.
50Comme le fait remarquer Winnicott, l’objectivité est un terme relatif : pour nombre d’individus, la réalité extérieure reste pour une part un phénomène subjectif et ce qui est objectivement perçu est jusqu’à un certain point conçu subjectivement. Le savoir fait partie de ce royaume de l’illusion qui est à la base de l’intuition de l’expérience. Ou plutôt, le savoir participe à plein de ce processus d’illusion-désillusionnement que l’objet maternel a inauguré. Même si, comme savoir scientifique, le savoir vise la reconnaissance de la réalité objective, il est pris dans cet entre-deux entre l’incapacité à la reconnaître sur la base de laquelle se produit l’illusion et la capacité progressive à cette reconnaissance que vise le savoir scientifique, entre le subjectif et l’objectivement perçu et conçu. Même le savoir scientifique n’est pas « la réalité même », il relie le sujet et le monde par l’intermédiaire d’une construction théorique et conceptuelle et d’un langage produits par l’esprit qui viennent en lieu et place, comme symboles, de cette réalité.
51Mais, plus encore que l’objet transitionnel, la savoir est renoncement à l’omnipotence, passage de la croyance en la toute-puissance des idées à la confrontation des idées avec l’expérience, reconnaissance de la nécessité de l’expérimentation pour déterminer la réalité objective. Dans cette perspective, le savoir se rapproche bien du jeu, tel que l’entend Winnicott : « ce dont il s’agit, c’est toujours de la précarité du jeu réciproque entre la réalité psychique personnelle et l’expérience de contrôle des objets réels » [24].
52On pourrait objecter qu’il est plus habituel d’associer le savoir au travail qu’au jeu. En réalité, on pourrait dire que le savoir se situe entre le jeu et le travail. Le travail est précisément une expérience de contrôle des objets réels, il est de l’ordre du « faire » et non simplement du « penser » ou du « rêver ». Mais il implique aussi une pensée sous la forme d’un projet et d’un calcul des moyens pour atteindre les fins projetées. Le savoir est alors ce qui intervient pour rendre possible ce calcul et pour fournir une juste appréciation de la réalité, pour rendre efficace le contrôle des objets réels. Savoir est en ce sens penser en vue de « faire ».
53Mais, en même temps, le savoir, en particulier lorsqu’il s’agit de créer un savoir nouveau, se trouve bien du côté du « playing », au sens du jeu créatif, de ce « mode d’expérimentation interne » [25] qui caractérise un travail intellectuel créatif et qui consiste à jouer avec les pensées afin de créer de nouvelles associations, de nouvelles architectures d’idées.
54D’autre part, on retrouve dans la relation à l’objet-savoir cette dialectique propre à l’expérience culturelle : la dialectique union-séparation ou encore continuité-nouveauté. Le savoir est ce qui assure l’union entre les générations par sa transmission d’une génération à la génération suivante. Il opère sur la base de cette première expérience qui est l’identification primaire où le bébé et le sein sont un. Cette expérience qui, selon Winnicott, établit la plus simple de toutes les expériences, l’expérience d’être, fonde la continuité réelle des générations : « ce qui est en jeu ici, c’est une continuité réelle des générations, à savoir ce qui est transmis d’une génération à l’autre, par l’intermédiaire de l’élément féminin chez l’homme et chez la femme, chez le nouveau né, garçon ou fille » [26]. On peut considérer que les premiers savoirs, transmis par la mère et l’entourage familial se fondent sur ce prototype et contribuent à conforter ce sentiment d’être et à constituer l’identité. « On ne peut parler d’un homme qu’en le considérant avec l’accumulation de ses expériences culturelles. Le tout forme une unité » [27] écrit Winnicott ; on pourrait dire de la même façon qu’on ne peut parler d’un être humain sans le considérer avec ses expériences d’apprentissages et de savoir. Ce sont, entre autres, ces expériences qui lui confèrent une identité et une unité.
55Mais en même temps ce sentiment d’identité ne pourra véritablement se constituer que sur la base de la séparation entre le moi et le non-moi. Or, pour Winnicott, cette séparation est une opération quasi-impossible : « on pourrait dire qu’avec les être humains il ne peut y avoir de séparation, mais seulement menace de séparation, la menace étant extrêmement ou peu traumatique, selon l’expérience faite dès les premiers modes de séparation » [28]. En même temps que la séparation moi/non-moi s’opère, la séparation est évitée grâce à l’espace potentiel que vient remplir d’abord le jeu créatif, l’utilisation des symboles, puis l’ensemble des savoirs qui seront transmis à l’enfant. « Il importe que ceux qui prennent soin des enfants de tous âges soient prêts à mettre l’enfant au contact avec les éléments appropriés de l’héritage culturel et ce, selon la capacité individuelle de l’enfant, son âge affectif et son stade de développement » [29]. Ainsi le savoir est ce qui, dans le mouvement de séparation d’une génération à la génération suivante, rétablit le lien et la continuité avec elle et avec les générations précédentes : « Ce sont les expériences culturelles qui apportent à l’espèce humaine cette continuité transcendant l’expérience individuelle » [30].
56Le savoir crée le lien avec le passé et le futur, avec les générations passées et les générations à venir. Le savoir renvoie à la tradition dont l’individu hérite. On pourrait en dire ce que Winnicott dit de la culture : « C’est le lot commun de l’humanité auquel des individus et des groupes peuvent contribuer et d’où chacun de nous pourra tirer quelque chose, si nous avons un lieu où mettre ce que nous trouvons » [31].
57Par ailleurs, il en est du savoir comme de tout champ culturel : il est impossible d’être original sans s’y appuyer sur une tradition et, inversement, ceux qui contribuent à la production du savoir ne se contentent pas de répéter – le plagiat est un « péché impardonnable » [32] ,– ils s’efforcent à partir du savoir déjà là d’apporter des éléments nouveaux. « Le jeu réciproque entre l’originalité et l’acceptation d’une tradition, en tant qu’il constitue la base de la capacité d’inventer, me paraît simplement être un exemple de plus, et fort excitant pour l’esprit, du jeu réciproque entre la séparation affective et l’union » [33]. On pourrait dire que la tradition de savoir remplit une sorte de fonction maternelle pour l’humanité, comme la mère la remplit pour l’individu : donner une base d’existence, assurer un sentiment d’être et de confiance par la fiabilité qu’elle représente ; c’est dans cette aire potentielle que les individus et les groupes peuvent jouer, exercer leur créativité, pour inventer des savoirs originaux, augmenter l’héritage des savoirs pour les générations suivantes.
58Mais lorsque l’enfant puis l’adulte accèdent au savoir, ils ne s’insèrent pas seulement dans un héritage, ils s’insèrent aussi dans une société et une tradition historique particulières, ce qui signifie une variabilité considérable de l’expérience culturelle et de la nature des savoirs transmis. Winnicott évoque à ce sujet les travaux de Margaret Mead et d’Erik Ericson « qui ont su décrire comment les soins maternels dans les cultures les plus variées déterminaient, à un âge très précoce, les modèles de défense de l’individu et fournissaient l’esquisse des sublimations ultérieures » [34]. Les soins maternels sont les prototypes de cette expérience culturelle où le savoir tient une place essentielle. De même que ces soins varient considérablement d’une société à l’autre et d’un milieu à l’autre, de même aussi les savoirs transmis varient. Et on peut supposer qu’avec la nature des savoirs change celle des relations à l’objet-savoir.
59De plus, dans ces sociétés diverses, les individus occupent des positions sociales elles-mêmes diverses. C’est en ce sens, nous allons le montrer maintenant, que l’on peut parler non seulement d’une relation au savoir, mais du rapport au savoir d’un sujet donné.
De la relation à l’« objet-savoir » au « rapport au savoir »
60Pour élucider ce passage de la relation d’objet au « rapport au savoir », nous emprunterons à C. Castoriadis, dans « L’institution imaginaire de la société » [35], sa théorie de la sublimation.
61Pour lui, la « sublimation » n’est rien d’autre que « l’aspect psychogénétique ou idiogénétique de la socialisation, ou la socialisation de la psyché considérée comme processus psychique » [36]. Cette socialisation en effet comprend indissociablement un double processus ; d’une part, une sociogenèse ou « koinogenèse », imposition par l’éducation « d’un mode d’être que la psyché ne pourrait jamais faire surgir à partir d’elle-même et qui fabrique, crée l’individu social [37] ; et, en même temps, une psychogenèse ou « idiogenèse », une histoire de la psyché au long de laquelle celle-ci se transforme par sa propre créativité, en créant, à partir du flux représentatif/affectif/intentionnel primitif des représentations différentes et différenciées, en s’ouvrant au monde social.
62Castoriadis souligne à la fois l’irréductibilité de la psyché à la société – ce qu’il appelle le « social-historique » pour bien marquer le caractère essentiellement historique de la réalité sociale – et l’irréductibilité du social-historique à la réalité psychique. Il n’y a dons pas de développement naturel qui conduirait l’individu à une existence sociale, qui le métamorphoserait, par une simple maturation, en individu social : « L’individu social ne pousse pas comme une plante, mais est créé, fabriqué, par la société et cela toujours moyennant une rupture violente de ce qu’est l’état premier de la psyché et de ses exigences » [38]. C’est l’existence de cet état premier de la psyché qui fonde son irréductibilité au social-historique et c’est cette rupture violente qui constitue le processus de socialisation.
63Pour Castoriadis, après une phase « monadique » du « Moi-tout », que l’on pourrait rapprocher de la phase d’indistinction moi non-moi de Winnicott, vient une phase du fantasme, « schème essentiellement triadique comportant toujours le sujet, l’objet et l’autre » [39], qui correspond à la phase œdipienne, où le sujet comprend que « personne… n’est source et maître absolu des significations » [40]. C’est cette phase qui achève de rendre possibles les processus de sublimation.
64Ainsi l’individu social est la « coexistence toujours impossible et toujours réalisée d’un monde privé (kosmos idios) et d’un monde commun ou public (kosmos koinos) » [41]. La psyché s’approprie le monde social par la constitution d’une « interface de contact entre le monde privé et le monde public ou commun » [42]. Selon Castoriadis, la sublimation est le procès moyennant lequel la psyché est contrainte de remplacer ses « objets propres » ou « privés » d’investissement par des objets qui sont et valent dans et par leur institution sociale et d’en faire pour elle-même des « causes », des « moyens » ou des « supports » de plaisir. Pour être constitué comme individu social, le sujet ne doit plus seulement investir des objets internes plus ou moins imaginaires, objets « propres » ou « privés », mais il doit se référer à des « choses », à d’autres « individus » sociaux, qu’il est incapable de créer lui-même, car ils ne peuvent exister que par l’institution sociale ; de même, il ne doit plus exister pour lui, des signes et des mots privés, mais des formes, des significations, un langage publics [43]. Et le sujet se transforme subjectivement en individu social s’il parvient à faire de ces « choses », « individus », « formes » et « significations » des « objets pour lui », autrement dit, s’il parvient à les investir subjectivement.
65La sublimation implique donc toujours et essentiellement un changement d’objet », au sens le plus large du terme. Ce qui était l’objet des phases précédentes du développement de la psyché doit être repris par elle sur un autre mode d’être et dans d’autres relations ; il est désormais un objet « autre » parce qu’il a une autre signification, même s’il est le même physiquement.
66Castoriadis illustre cette idée avec l’« objet-mère ». La transformation de la mère œdipienne (ou du père œdipien ?), objet sexuel, en mère tendre (ou père tendre) n’est pas seulement conversion du but de la pulsion (refoulement de la pulsion sexuelle), mais modification de l’objet : la mère (le père) tendre ne peut être objet sexuel, car elle ne peut être mère (père) tendre qu’en tant que mère (père) socialement institué(e), référé(e) à une foule de significations qui la (le) dépassent infiniment et qui ne peuvent exister que comme significations sociales instituées.
67On peut penser qu’on est proche du concept de phénomène transitionnel chez Winnicott, comme union-séparation d’un monde intérieur et d’un monde extérieur. Mais l’originalité de Castoriadis est de concevoir ce monde extérieur comme création de la société par elle-même, comme institution incessante, historique, de nouvelles significations, de nouvelles formes (eidé) d’intelligibilité, de faire, de représenter, de valoir.
68Ce procès de sublimation implique, d’une part, la psyché comme imagination radicale, c’est-à-dire comme pouvoir symbolique, capacité de poser « ceci pour cela », à la place de cela, « quid pro quo » [44] et, d’autre part, il implique l’existence du social-historique comme « imaginaire social », position dans et par l’institution de formes et de significations que la psyché, comme telle, est incapable de créer.
69Mais la sublimation ne suppose pas seulement une transformation de la nature de l’objet d’investissement, elle entraîne aussi l’émergence d’une nouvelle forme de satisfaction.
70Après le plaisir qui est « protoplaisir » de la « monade psychique », puis plaisir auto-érotique de la triade fantasmatique, une troisième forme de satisfaction apparaît : l’individu peut et doit trouver du plaisir dans une modification dans le réel et du réel, dans une transformation de l’état des choses extérieur à lui ou dans sa perception. « L’individu social est quelqu’un qui peut éprouver du plaisir à fabriquer un objet, à parler avec d’autres, à entendre un récit ou un chant, à regarder une peinture, à démontrer un théorème ou à acquérir un savoir » [45].
71Les deux « instances cardinales » de cette transformation du sujet en individu social, qui rendent possibles toutes les autres transformations, sont l’accession au langage au plein sens du terme (comme langage public) et l’accession au « faire » comme social. Castoriadis entend par « faire » toutes les activités sociales, aussi bien les pratiques techniques et économiques que la « praxis » (politique, éducative, médicale), « ce faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes » [46].
72Or, c’est l’accession au « faire » comme social qui rend possible et nécessaire l’accès au savoir, comme savoir commun. Le savoir est un moment du « faire » social. En instituant ses différents modes de « faire », ses différentes activités, chaque société institue aussi les modes de savoir qui les accompagnent. Tout « faire » implique un savoir, même si ce savoir, comme savoir pratique, n’est pas conscient de lui-même.
73Mais la société institue aussi des activités qui reposent sur un savoir conscient de lui-même et voulu comme tel. Si la plupart des activités (sauf certaines formes de la technique) ne reposent pas sur un savoir exhaustif qui commanderait le faire, elles supposent cependant une certaine élucidation du réel dans le contexte et à propos du faire, un certain mode de représentation de l’état des choses à modifier, en vue de sa modification et des modalités de cette modification.
74Chaque société a ses modes de faire spécifiques, ainsi que les savoirs qui les accompagnent. Le savoir qui accompagne les pratiques religieuses n’est pas de même nature que le savoir qui accompagne les pratiques techniques. Chaque société institue les savoirs qu’elle considère comme valides, comme manière adéquate de représenter le réel ou de l’élucider. Elle crée les critères de ce qui est savoir et non-savoir, vérité et fausseté.
75D’autre part, le savoir n’a pas seulement une dimension sociale, mais aussi et indissociablement une dimension historique. Une même société, à des moments historiques différents, institue des activités et des savoirs de nature différente. Un savoir ne peut être compris indépendamment de la pratique historique et sociale à laquelle il correspond, en laquelle il se prolonge, qu’il anime, éclaire ou qu’il sert à recouvrir. En particulier, le savoir rationnel et le savoir scientifique, comme tentative d’élucidation du réel physique et humain, même s’il tend à avoir une valeur universelle, est à l’origine une institution des sociétés modernes occidentales, contemporaine de l’avènement du capitalisme et de la démocratie.
76Tout comme elles instituent des modes de savoir différents, les sociétés instituent des modes de transmission différents de ces savoirs. On peut faire l’hypothèse que la forme scolaire de la transmission est une forme moderne, adéquate à l’institution des savoirs rationnels, puis scientifiques.
77Si l’on en revient maintenant à notre question initiale concernant le rapport au savoir, on peut dire que la socialisation de la psyché qui permet à l’individu d’accéder au faire comme social implique l’accession aux modes de savoir que ce faire implique. Et, tout comme pour le langage, la socialisation de la psyché substitue à des signes et des mots « privés » le langage public, pour le savoir, elle substitue à ce qu’on pourrait appeler des objets privés de savoir des objets de savoir communs qui valent par leur institution sociale.
78Aux premiers « objets » de la pulsion de voir et de la pulsion d’emprise (le ventre de la mère et ses contenus), aux premières tentatives de maîtriser par la représentation cette situation « absolument non maîtrisable » qu’est la situation œdipienne, « monde de sujets, où le sujet a trouvé son origine et d’où il est en un sens exclu » [47], – situation qui donne lieu aux théories sexuelles infantiles –, le sujet va devoir substituer des objets de savoir qu’il est incapable de créer lui-même, que la société lui propose et lui impose et qu’elle a institués comme objets du savoir commun.
79C’est cette métamorphose de l’objet investi qui transforme la relation primitive à l’objet savoir, relation où l’objet est sous l’emprise du sujet et où il est partiellement au moins le produit de son imaginaire individuel, en un « rapport au savoir », au savoir comme échappant précisément à l’emprise du sujet, au savoir non pas créé par lui, mais produit par l’imaginaire social de sa société, au savoir qui existe et vaut dans et par son institution sociale.
80Et, s’il veut lui-même prendre part à son tour à la création de nouveaux savoirs, il devra le faire en s’intégrant aux institutions de la société chargées de transmettre et de créer ces nouveaux savoirs.
81Cet objet savoir, en tant qu’il échappe à la toute-puissance et à l’emprise du sujet, devient, non plus ce que le sujet « crée » par l’activité spontanée de se propres représentations, mais « ce à quoi » le sujet se « rapporte », ce qui était déjà présent dans le social comme savoir institué, valable dans cette société donnée, dans ses objets, ses modalités, ses modes de vérification et de validation, et à partir de quoi il pourra lui-même instituer de nouveaux contenus ou modes de savoir.
82C’est alors que cet objet-savoir peut devenir pour lui moyen, support de son plaisir. En même temps qu’elle transforme la relation primitive en rapport au savoir, la transformation de la nature de l’objet savoir transforme aussi la nature de la satisfaction. Au plaisir que donnait au sujet une élaboration de la représentation qui était une réalisation de désir proche du fantasme, l’individu substitue un plaisir qu’il tire de la perception du réel ou de son élucidation en vue de sa modification.
83Il peut même arriver qu’il trouve un plaisir particulier dans ce « faire » spécifique qu’est le savoir théorique, lorsque l’élucidation est séparée d’une visée pratique et érigée en projet pour elle-même. C’est à nouveau un plaisir lié aux représentations qui est là recherché, mais la différence est dans le souci de confronter ces représentations à la réalité par des modes de validation codifiés.
84Il faut noter cependant que, dans notre société divisée en classes, le « savoir commun » auquel accède le sujet est plutôt un savoir commun à sa classe ou à son milieu qu’un savoir réellement commun à tous les membres de la société. Car, si l’institution scolaire, création de la société démocratique, se donne bien pour fin la diffusion d’un savoir commun, elle échoue à la mener entièrement à bien, du fait de l’existence de cursus et filières différenciées et hiérarchisées, correspondant aux grandes divisions sociales et sexuelles des savoirs et du travail propres à cette société.
85Ainsi la socialisation de la psyché comme accession au savoir commun est aussi et en même temps forme d’appréhension de ces divisions sociales et sexuelles des savoirs et du travail. La relation à l’« objet-savoir » est aussi « rapport au savoir » en ce que cette accession différentielle au savoir commun est vécue par l’individu comme ce qui lui permet d’accéder à une position sociale, dans un système de positions inégales et hiérarchisées. Plutôt que d’en faire le membre d’une communauté de savoir, l’accession au savoir commun en fait le maillon d’une hiérarchie de positions de savoirs. Dans son rapport à l’objet commun « savoir », c’est aussi un rapport social que l’individu apprend, un rapport au savoir qui est une certaine position dans une hiérarchie des savoirs sociaux.
1. Les notes conservées dans leur version d’origine ont été regroupées en fin d’article.
Pour citer ce texte :
Mosconi, N. (2021). Relation d’objet et rapport au savoir. Cliopsy, 25, 107-123.
Notes
- [1]
- [2]FREUD (S), op. cit., p. 43.
- [3]WINNICOTT (DW), Jeu et réalité (1971), trad. Franç., Paris, Gallimard, 1975.
- [4]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 154.
- [5]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 149.
- [6]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 150.
- [7]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 154.
- [8]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 136.
- [9]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 134.
- [10]Ibidem.
- [11]Ibidem.
- [12]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 149.
- [13]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 134.
- [14]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 18.
- [15]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 73.
- [16]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 91.
- [17]Ibidem.
- [18]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 22.
- [19]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 13.
- [20]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 147.
- [21]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 24.
- [22]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 9.
- [23]BACHELARD (G.), La formation de l’esprit scientifique, (1ère éd. 1938), Paris, Vrin, 1975.
- [24]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 67.
- [25]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 25.
- [26]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 112.
- [27]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 137.
- [28]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 149.
- [29]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 152.
- [30]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 139.
- [31]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 137.
- [32]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 138.
- [33]Ibidem.
- [34]WINNICOTT (DW), op. cit., p. 114.
- [35]CASTORIADIS (C.), L’institution imagianire de la société, Paris, Seuil, 1975.
- [36]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 420.
- [37]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 405.
- [38]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 419.
- [39]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 411.
- [40]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 416.
- [41]
- [42]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 420.
- [43]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 423.
- [44]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 421.
- [45]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 424.
- [46]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 103.
- [47]CASTORIADIS (C.), op. cit., p. 418.