Cliopsy 2014/2 N° 12

Couverture de CLIOP_012

Article de revue

Désir, désir de savoir, désir d’apprendre

Pages 73 à 90

Notes

  • [a]
    Texte paru dans : Pour une clinique du rapport au savoir, Jacky Beillerot, Claudine Blanchard-Laville, Nicole Mosconi (dir.), Coll. Savoir et Formation, © Editions l’Harmattan, 1996.
  • [1]
    On exclut, pour l’instant, les auteurs souvent regroupés aujourd’hui autour des neurosciences, qui travaillent eux aussi à une explication de la genèse de pensée.
  • [2]
    On trouve aisément, même dans le journal, la permanence de l’idée de désir. Ainsi, à propos de l’amour du livre, Le Monde rapporte des réflexions de D. Lecourt : « Il commence par le plus anodin, cette histoire de besoin. Lire ? Mais lire quoi ? Et s’il s’agissait du désir ? Du besoin au désir, l’abîme. Un besoin, ça se satisfait, un désir justement pas. Vie privée, plaisirs secrets, la lecture, c’est ce qui peut toujours convaincre que le langage sera équivoque, métaphorique. Sans quoi on ne pense pas. La lecture est la voie d’accès au désir. Eh oui ! Elle a affaire au langage : comme la science, qui voudrait bien faire l’impasse sur le désir (l’imaginaire) ». Autrement dit, pour faire vite, ce mot de la fin : « La science, en tant que corps de connaissance – ce corps social organisé autour de la conscience du premier – a le besoin fonctionnel que soit suscité et entretenu le désir de lire dans la mesure où cette lecture sollicite les racines imaginaires du langage, dont dépend le désir de savoir. » (Francis Marmande, « Le désir de lire ». Le Monde, 11 novembre 1994).
  • [3]
    On remarquera encore que d’une manière parallèle, mais pas totalement due au hasard, ont été publiés ces dernières années, un nombre important de livres relatifs à la pensée, sa genèse et son fonctionnement. Mais l’air du temps n’est peut-être pas très mystérieux. Il doit beaucoup aux travaux de pédagogie, de didactique, de remédiation cognitive, puis à l’immense nébuleuse des neurosciences, sans oublier les approfondissements de la psychologie, de la psychanalyse et le développement des modèles et des systèmes (jusqu’aux systèmes experts). La réflexion sur toutes ces questions se renouvelle sans doute en profondeur, sans que nous puissions encore, ni sur le plan théorique, ni sur le plan pratique, en avoir une vision d’ensemble. Il va de soi que les changements, actuellement observables, ont été préparés, parfois depuis longtemps, par des pionniers. À titre d’exemple :
    S. de Mijolla Mellor. Le plaisir de pensée. Paris : Presses Universitaires de France, 1992. 413 p.
    Anzieu, D. Le penser — Du Moi-peau au Moi-pensant. Paris : Dunod, 1994.
    Kaës, R. Les voix de la Psyché — Hommage à Didier Anzieu. Paris : Dunod, 1994.
    Colloque de Monaco. Naissance de la pensée et processus de pensée. Journal de la psychanalyse de l’enfant, n°14. Paris: éd. Bayard, 1993.
  • [4]
    Cet entretien a été réalisé dans le cadre d’une recherche collective (M.F. Fave-Bonnet, N. Mosconi, H. Salmona, J. Beillerot), qui s’est déroulée en 1990 au Centre de Recherche en Éducation et Formation de l’université Paris X ; le thème en était l’apprentissage des langues. Le travail a permis de réaliser des entretiens avec tous les membres de plusieurs familles de milieu « cadres ».
  • [5]
    Ce qui est peut-être un des modèles de savoir, l’extensif contre l’intensif.
  • [6]
    Ce faisant, elle cherche désespérément l’amour de sa mère par contre-identification : l’identification à la « bonne mère » est construite avec la professeur d’allemand.
  • [7]
    On consultera d’abord Granier, J. Le désir du Moi. Paris : Presses Universitaires de France, 1983 (coll. philosophes d’aujourd’hui). 237 p.
  • [8]
    « L’aspiration au bonheur absolu s’appelle désir ». Nasio, J.D. Cinq leçons sur la théorie de Jacques Lacan. Paris : Rivages, 1992. p. 35. Rappelons ici que le désir est un terme majeur chez Lacan. Au besoin biologique, à la demande intersubjective, le sujet entrevoit encore un manque originaire de substance et le désir naît de l’écart entre le besoin et la demande, dit l’auteur.
  • [9]
    Comte-Sponville, A. Traité du désespoir et de la béatitude. 2 volumes : tome 1 : Le mythe d’Icare, tome 2 : Vivre. Paris : Presses Universitaires de France, 1984 et 1988. 311 p et 304 p.
  • [10]
    On peut se demander si la résistance d’une notion à l’analyse est seulement due à une insuffisance théorique ou à une disette épistémologique ; la résistance doit s’entendre aussi comme un avatar du désir qui est au centre de ce que l’on cherche ; la résistance peut se comprendre comme la résistance du désir à se connaître, dans la crainte que sa percée le fasse s’évanouir ; à moins qu’il s’agisse du désir comme résistance, à la manière de l’intensité du désir amoureux qui peut s’annuler jusqu’à l’impuissance, ou encore qu’il s’agisse du désir de résistance… Le rapport au désir contient la fascination du désir ; dès lors il n’y a pas de désir de savoir sans les autres faces du désir de non savoir et du non désir de savoir : « Je veux ne pas savoir et je ne veux pas savoir ».
  • [11]
    On comprend la différence entre A. Comte-Sponville et P. Aulagnier. Le premier est peut-être sur une position volontariste qui a l’avantage d’éviter l’enfoncement dans le manque. Pour la seconde, demeure essentielle l’acquisition du savoir sur le manque, sur l’absence (de pénis chez la mère), découverte qui se fait sous le savoir antérieur qui, lui, était trompeur. Pour autant, si au cœur de tout désir il y a des manques, ce n’est pas le manque qui ferait le désir.
  • [12]
    On trouve souvent chez les philosophes des réflexions nombreuses à propos du désir, surtout lorsqu’ils font de celui-ci une fondation de leur pensée. Ainsi, récemment encore, R. Girard estime que chacun désire ce que l’autre désire et que donc, pour comprendre le désir et les conflits qu’il engendre, on doit avoir recours au mimétisme, à la rivalité mimétique.
  • [13]
    H. Lefebvre écrit par exemple : penser une chose « c’est représenter hors de la présence, dans l’attente et le manque ou même dans le besoin et le désir ; mais c’est aussi tendre vers le dépassement de la représentation ». La présence et l’absence, p. 240. Paris : Casterman, 1980
  • [14]
    Il faut insister sur le fait que le désir est un processus hallucinatoire ; la recherche d’une première expérience jamais retrouvée contraint le sujet à la recréation par l’hallucination. La seule satisfaction possible proviendrait des activités de substitution et donc de leurs objets. Ainsi le désir de savoir serait se suffire d’un savoir à la place de quelqu’un : phénomène qui montre les liens profonds entre apprendre et frustration ; nombre d’inhibitions et d’impossibilités d’apprendre ont leur source dans l’insuffisante construction de la tolérance à la frustration.
  • [15]
    Cf. Nasio, J.D., op. cit., p. 148. « On comprend que toutes les satisfactions du désir ne peuvent être que des satisfactions partielles, gagnées sur le chemin de la quête d’une satisfaction totale jamais atteinte. Je voudrais être très clair. Qu’est-ce que l’enfant désire absolument, par principe, hors de tout âge et de toute circonstance concrète ? L’inceste. Cela est impossible et restera une attente à jamais insatisfaite. » On mesure ici la différence entre l’approche philosophique et l’approche psychanalytique : cette dernière proposant et nommant l’ultime du désir, l’inceste.
  • [16]
    À dire ainsi les choses, on laisse penser qu’il y aurait d’abord désir, puis une forme particulière plus tardive de désir, le désir de savoir. Il faut bien évidemment se garder de telles simplifications : la genèse du désir se confond sans doute avec les principaux mouvements : désir de penser, désir de savoir, désir d’entrer en relation…
  • [17]
    Moles, A.A. Théorie des actes : vers une écologie des actions. Paris : Casterman, 1977. 266 p.
  • [18]
    Cf. Aulagnier, P. Les destins du plaisir. Aliénation, amour, passion. Paris : Presses Universitaires de France, 1979. 268 p.
  • [19]
    Il y aurait longuement à distinguer désir de connaître et désir de savoir, dont une différence serait de connaître l’être, mais de savoir le monde.
  • [20]
    Aux deux ouvrages de S. Freud. Trois essais sur la théorie de la sexualité. Paris : Gallimard (coll. Idées), 1962 (1ère éd. 1905), 189 p., et Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Paris : Gallimard (coll. Idées), 1972. tr. fce. 1927, et à ceux de M. Klein, en particulier, on retiendra quelques auteurs contemporains, psychanalystes, et une partie de leurs travaux : P. Aulagnier (op. cit.) ; A. Green. Révélations sur l’inachèvement. A propos du carton de Londres de Léonard de Vinci. Paris : Flammarion, 1992. 123 p. ; D. Anzieu. Le corps de l’œuvre. Essais psychanalytiques sur le travail créateur. Paris : Gallimard (coll. Connaissance de l’inconscient), 1981, 377 p. ; R. Dorey. Le désir de savoir. Paris : Denoël, 1988 ; P. Guyomard. La jouissance du tragique. Antigone, Lacan et le désir de l’analyste. Paris : Aubier, 1992, 128 p. ; S. de Mijolla-Mellor. Le plaisir de pensée. Paris : Presses Universitaires de France, 1992. 413 p. ; puis des commentateurs, et parmi ceux-ci : N. Mosconi. Femmes et savoir — La société, l’école et la division sexuelle des savoirs. Paris : Paris : L’Harmattan, 1994. 362 p. ; M. Cifali. Le lien éducatif : contrejour psychanalytique. Paris : Presses Universitaires de France, 1994, 297 p
  • [21]
    Le désir initial est toujours conditionné par l’intervention de l’autre.
  • [22]
    Le désir de savoir est recherche de certitude. Le désir de connaître comme un savoir est désir de connaître avec des preuves (cf. Galilée.), à rapprocher de l’interdit de savoir sur la sexualité. On retrouve alors les deux pôles de l’agir et du connaître.
  • [23]
    Il faudrait aussi développer le point suivant : savoir qu’on peut savoir, que d’autres savent aussi, ou sont supposés savoir, introduisent l’autre et le groupe.
  • [24]
    On pense aussi à toutes les combinaisons : non désir de savoir, désir de non savoir, non désir de non savoir.
  • [25]
    Lacan avait déjà évoqué à sa manière le problème ; le désir de savoir n’a aucun rapport avec le savoir ; le désir de savoir ne conduit pas au savoir, ce qui conduit au savoir, c’est le désir de l’hystérique.
  • [26]
    Depuis Freud et ses réflexions sur la pulsion de savoir, il s’énonce que la libido se soustrait au refoulement et se sublime en désir de savoir.
  • [27]
    On sait que du point de vue de l’identification, il y a assimilation du parent idéalisé dans la sublimation, projection et destruction du mauvais parent dans l’acting out ; des identifications réussies renforcent les tendances à l’intériorisation et à la sublimation.
  • [28]
    Cf. les savoirs rebelles de certains adolescents contre celui de l’école, contre les parents, les adultes, les institutions, contre-culture face à la culture enviée et dénigrée.
  • [29]
    On pourra consulter Park, T.J., Savoir et volonté de savoir chez Schopenhauer, Nietzsche et Foucault. Thèse, Université Paris X, octobre 1994.
  • [30]
    Cf. le travail de S. Boimare et en particulier, Pédagogue avec des enfants qui ont peur d’apprendre et de penser, in Penser, apprendre. Les colloques de Bobigny, Paris : éditions Eshel, 1988. pp. 159 à 169, et Les Cahiers Pédagogiques n° 300, janvier 1992.
  • [31]
    Bertrand, J.-M. et Doray, B. Psychanalyse et sciences sociales, Pratiques, théories, institutions. Paris : La Découverte, 1989. 248 p.
  • [32]
    L’inscription sociale ne « suit » pas évidemment la production psychique, celle-ci se développant dans un être-là social qui la précède ; mais chaque sujet contribue aussi au développement social d’une part de sa liberté.
  • [33]
    Cf. Grimaldi, N. Le désir et le temps. Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 1992. 504 p. « Or, par rapport à l’immédiateté et à la matérialité du présent, ce qui atteste et fonde le plus radicalement la transcendance de la conscience, c’est le désir. Et ce qui atteste et fonde l’immanence de la nature à l’esprit au point que rien ne s’y produit qui ne le change, c’est le temps. » Avant-propos de la seconde édition, p. I.
  • [34]
    Le désir de savoir dans la pensée humaine a une longue histoire, d’Aristote à Freud. La curiosité, l’investigation, peuvent même être repérées chez des animaux, si bien que seul le désir serait proprement humain, pour les raisons évoquées dans ce texte, autour des notions de conscience, mais aussi d’élan, d’absence, c’est-à-dire de représentation. On pourra se reporter encore à Cariou, M. Freud et le désir. Paris : Presses Universitaires de France, 1973. 135 p.

1Dans la recherche d’une conceptualisation du rapport au savoir ou de l’apprentissage [a], ou encore des origines de la pensée et de la connaissance, tous les auteurs font appel à une ou plusieurs notions qui, en fin de compte, tentent de désigner la même chose : la fondation, le commencement, mais aussi le mouvement ou la dynamique renouvelée de force, d’énergie qui meut chaque sujet ou que chaque sujet investit dans la connaissance [1]. On pourrait presque faire la liste de ces notions : curiosité, pulsion, envie, besoin, passion, élan, motivation, mouvement, désir, appétit, volonté. Certes, l’usage de chacune a son histoire, son mode d’emploi privilégié, en particulier le champ « disciplinaire » et théorique dans lequel elle se déploie au mieux ; certes encore, on peut parvenir – et c’est l’objectif d’une théorie assez mature – à donner la position d’une notion par rapport à une autre. Pour autant, notre domaine de travail, frontière permanente entre philosophie et sciences humaines, provoque une part d’arbitraire dans le mode de penser et de choisir les concepts. On peut bien entendre que le travail théorique réside justement à réduire cet arbitraire en administrant quelque preuve de rigueur et de cohérence des concepts entre eux. Mais la réduction de l’arbitraire, l’assomption de l’idéologie cachée dans les choix ne doit pas masquer une part d’irréductible, masquer la part qui me contraint à vivre, « si je choisis le terme de désir, c’est que je désire le désir, je désire ce mot et pas un autre ». Dès lors, nous allons trouver quelques arguments à ce choix, arguments dont la limite reste cependant que la certitude ou la vérité deviennent bien relatives [2].

2

  • 1. L’ensemble des notes a été regroupé à la fin du chapitre.

3Premier mouvement, contester la validité des mots, des notions et des concepts voisins ou proches : le besoin est trop physiologique, la pulsion trop biologique, l’un et l’autre trop mécaniques, la motivation est, quant à elle, trop psychologique. La curiosité et l’envie sont trop banales ou encore du langage commun (malgré l’école kleinienne) et surtout trop restreints pour rendre service dans le champ du savoir.

4Le désir, et nous allons le voir plus précisément, devient alors le terme élu pour exprimer au mieux ce que nous cherchons à cerner.

5Aucun mot n’est seul. Aucun mot n’est orphelin. Chacun a sa lignée, son histoire (et sa maltraitance), ses accapareurs et ses spécialistes. Et nous voilà happés par tous ceux qui, avant nous, ont usé d’un droit de propriété du mot. Ne pas croire que le mot est net et propre. Il est occupé et a occupé. Jamais je ne pourrais le décaper pour en faire un mot neuf, neuf pour moi seulement (la tentation des néologismes guette toute pensée).

6Il faudra donc cohabiter avec les anciens, qui souvent prennent beaucoup de place. Cohabiter sans doute, mais bien déterminé aussi à trouver quand même dans le logis du mot, une place, ou, si l’on préfère, le tailler dans une mesure qui en ferait un habit lumineux [3].

7Pour engager la réflexion sur le désir et le désir de savoir, évoquons une petite fille, Eugénie, que nous allons écouter [4]. C’est à partir de ce simple « exemple » que nous traduirons les tensions de désirs qu’elle nous révélera. Nous réfléchirons ensuite à ce que peut signifier le mot mystérieux de désir.

8Eugénie est en 6e. L’entretien a lieu à la fin de l’année scolaire. Le père est cadre dans une multinationale. La mère n’a pas de travail salarié, et le frère est en 4e.

9L’entretien transcrit fait quinze pages. La consigne était : « Tout ce que tu penses, ce qui te vient à l’esprit, à la tête, sur le fait d’apprendre ou de ne pas apprendre d’autres langues que le français ».

10« Il m’en passe beaucoup par la tête en ce moment », répond-elle d’emblée. Et l’entretien nous instruira en effet sur bien des idées d’Eugénie.

11Si apprendre des langues se justifie à ses yeux tout simplement pour communiquer, elle y ajoute une mention originale : « c’est bien parce qu’on peut communiquer avec des gens qui vivent en général assez loin ». Dans son esprit, les langues s’associent avec le mouvement d’aller vers les autres, des autres lointains ; pouvoir communiquer avec plus de gens l’attire pour sortir de son monde statique.

12Cette façon de justifier l’apprentissage des langues est bien la sienne ; en effet, plus tard, elle opposera à ce jugement les raisons de ses parents qui lui disent que c’est important pour faire un métier, ce dont elle n’est pas certaine (nous y reviendrons).

13Les langues ne se réduisent pas à l’apprentissage et à la communication ; à la fin de l’entretien elle nous livrera un élément important de sa philosophie ; après un long silence de réflexion, elle déclare : « à part peutêtre que je pense un petit peu que les langues, les différentes langues représentent un petit peu les différents personnages, enfin (inaudible) en Allemagne ou en, je sais pas moi, aux États-Unis, on n’a pas les mêmes caractères », comme si la langue était une sorte de reflet de l’âme.

14Mais là où Eugénie est la plus loquace, c’est sur l’apprentissage lui-même. Pour elle, tout tourne autour de la difficulté d’une part, compensée cependant par quelques avantages qu’elle identifie précisément, et d’autre part, par le jugement d’elle-même.

15C’est dur d’apprendre. C’est dur d’apprendre les langues ; c’est dur, pour garder son terme, parce que c’est une nouvelle matière lorsqu’on arrive en 6e, c’est dur parce que, avant d’entrer au collège « j’avais un peu peur parce que une nouvelle langue on s’imagine des choses, quand même, on s’imagine que c’est horrible, il va falloir travailler plusieurs heures par jour, je pourrais jamais. En fin de compte, ça me fait peur quand j’y pense ».

16Et cette imagination rétrospective lui donne encore des frissons. C’est pourquoi elle voudrait bien aller rencontrer les CM2 pour, forte de son expérience d’élève de 6e, leur dire que « c’est pas la peine de s’affoler, c’est pas si terrible que ça, c’est au contraire très intéressant ».

17C’est dur encore, parce qu’elle ne s’estime guère soutenue réellement par sa famille. Ses parents, ici, ne lui sont pas de grand secours, d’ailleurs aucun ne parle allemand, sa première langue étrangère, et son frère l’envoie « balader », dit-elle, concluant d’ailleurs qu’entre frère et sœur, c’est « comme chien et chat ».

18C’est dur mais c’est fascinant : alors que l’été qui a précédé sa 6e, elle aurait bien aimé rester en vacances plutôt que d’entrer en classe, ce qu’elle attendait cependant le plus, c’était bien l’apprentissage d’une langue nouvelle.

19Pour Eugénie, « c’est dur » ne renvoie pas nécessairement à des difficultés précises, concrètes, dont elle donnerait des exemples, sauf celui peu précis : « c’est dur d’apprendre, d’apprendre le vocabulaire » et « c’est dur » reste toujours l’expression de son vécu, de ses impressions, de ses idées.

20Ainsi elle aurait volontiers choisi, dès la 6e, l’anglais réputé selon elle moins dur, et ce, malgré ses petites camarades qui allaient faire allemand. Ce sont ses parents qui l’ont contrainte et pourtant la hantise de la difficulté, associée au travail présumé à fournir, semble encore la terrifier : « Bah ! c’est pas moi qui ai choisi, non (rires), c’est mes parents. Moi au début, on m’avait toujours dit que l’allemand c’était beaucoup plus dur que l’anglais, et comme moi j’aimais pas beaucoup l’école, alors je me disais si je prends l’anglais, j’aurais moins de travail, alors je voulais prendre l’anglais, mais mon père qui a… qui a, enfin qui a pris l’anglais et il a toujours regretté de ne pas avoir fait d’allemand. Alors il a voulu faire prendre allemand à ses enfants ».

21L’allemand est réputé difficile et si on n’aime pas l’école, comme c’est son cas, il n’est pas pertinent selon sa sagesse d’apprendre une telle langue qui provoquera beaucoup de travail. Et la voilà donc faisant de l’allemand sur injonction de son père, celui-ci compensant le fait qu’il a toujours regretté de n’en avoir point fait.

22À ces difficultés réelles et vécues, Eugénie oppose les « avantages » ou les facilités dont elle bénéficie.

23Le premier est la nouveauté que représente l’apprentissage des langues. À l’école primaire, on reste, comme elle le dit, dans le même cycle, dans la même langue. Avec les langues étrangères, enfin la vie bouge, on s’intéresse à d’autres choses, sous-entendu que le train-train de la vie. Et sans le dire, on sent que cela constitue un soutien de son intérêt.

24La deuxième facilité perçue par Eugénie est liée à la spécificité de l’apprentissage des langues ; ici on peut apprendre même si on n’est pas bon, même si on est « complètement inattentif en cours ».

25Elle tient beaucoup à ces constats « pédagogiques » qu’elle développe dans son entretien. À la fin d’un cours, « même si on n’est pas bon, on a quand même forcément appris quelque chose ». L’apprentissage se fait tout seul ou presque et pour elle qui n’aime pas travailler, on en comprend l’avantage : « y’a des matières où même si on est pas attentif en cours, eh bien on peut très bien arriver à la fin de l’année sans avoir rien appris » et cela s’oppose à : « parce que si on est pas attentif au cours de grammaire, à la fin de l’année on saura pas nos règles de grammaire ».

26Mieux même, on n’a pas besoin d’être bon, c’est-à-dire à la fois bon élève et ayant des connaissances. À la différence des autres apprentissages où il faut justement être bon pour continuer d’apprendre, sinon il ne reste rien, en langues, il en reste toujours quelque chose, « on a quand même entendu les autres ». L’imprégnation supplée le travail et l’attention. Ainsi on apprend même si on rêve, ce qui est le comble du plaisir.

27Ces facilités d’apprentissage sont soutenues par la perception du changement et de la rupture. En langue, on passe du rien à quelque chose. « on arrive on sait rien du tout, au moins on est sûr en repartant, on sait dire je suis là, je suis pas là, il fait beau, le soleil brille ». Et finalement, c’est le souvenir de son premier cours qui revient en force, comme une sorte de source de sa découverte.

28Enfin, le troisième avantage pour Eugénie, c’est qu’elle aime son professeur d’allemand. Elle n’est pas la seule, tout le monde l’aime « parce que j’aime tellement mon professeur, j’aime tellement l’entendre, j’aime tellement apprendre une langue d’elle que j’écoute ».

29Le professeur d’allemand, une femme, est son grand amour. Pourquoi tant aimer ce professeur ? Il y a en fait bien des raisons à cela ; d’abord ses qualités : elle est ouverte, elle plaisante. Ensuite sa pédagogie active, dirions-nous. Elle parle toujours en allemand, elle fait faire des sketches, elle impose le silence aux garçons, elle essaie de faire aimer la langue. Allemande elle-même, elle sait à la fois témoigner de son apprentissage du français et de ses difficultés. Elle raconte comment elle a appris, ce qu’elle a vécu : elle y est passée, pourrait dire Eugénie, ça se voit et ça se sait, elle paniquait elle aussi, jusqu’à ne guère aimer plus qu’Eugénie la contrainte d’apprendre. « Notre prof, elle était allemande et elle peut nous raconter comment, ce qu’elle vécu quand elle a appris le français. Au début elle paniquait complètement (inaudible), enfin ça l’intéressait pas du tout, elle aimait pas cette langue, et en fait, en fin de compte elle est venue en France. Elle parle français comme nous, et même des fois quand on sait pas écrire les mots, elle nous les dit en français. (rires). […] Ben oui mais enfin Madame, mon prof d’allemand, elle dit que c’est pas essentiel, elle non plus n’aime pas la grammaire allemande alors elle nous fait le moins possible de grammaire mais enfin elle nous apprend des choses, elle fait pas… elle fait la moitié du cours en grammaire (inaudible), parce que la grammaire allemande est compliquée. Donc en français on dit pas une (inaudible) « une » air, « une » nid, on dit tout le temps.

Eugénie vue par elle-même

30Au début de l’entretien, ses appréciations d’elle-même sont encore tempérées. Plus tard, ses propres jugements seront plus sévères : « Bof je suis moyenne, je suis pas mauvaise, je suis pas très bonne, je suis lente et pas dynamique du tout » ; elle en vient même à dire : « oui j’ai toujours été fainéante ».

31Mais tout de suite elle s’explique là-dessus : « Bah oui, parce qu’on m’avait toujours dit que l’anglais c’était plus facile que l’allemand, l’allemand c’était pour les bons élèves, comme je me sentais pas vraiment une bonne élève, je préférais prendre l’anglais. (rires) ». L’allemand, réputé difficile, est donc pour les bons élèves, or, moi Eugénie, je ne me sens pas une bonne élève donc j’aurais préféré prendre l’anglais.

32Ainsi, si travailler lui est pénible et cela semble vrai, tout autant elle répète ce qu’on dit d’elle, elle a intériorisé le jugement des adultes, pour le reprendre à son compte. Pourtant, elle est aussi capable de dire qu’en matière de langue elle en sait autant que les autres et mieux même : « y a des gens cette année, au début de l’année, dans ma classe, ils travaillaient deux heures pour apprendre un petit sketch, tandis que moi je travaillais à peine une demi-heure et mon sketch je le savais autant qu’eux ». Autrement dit, elle ne s’estime ni sotte, ni sans moyen. Et après tout, ses projets montreront que, pour arriver à ses buts, elle ne serait peut-être pas si fainéante que cela.

33Enfin, elle reprend aussi à son compte le jugement d’un psychologue à son égard, jugement qui lui fait plaisir ; à propos de l’orthographe, sa bête noire, « je détourne l’orthographe, la loi de l’orthographe, je détourne la loi, je suis une hors la loi, c’est ce qu’il a dit… je trouve ça marrant ».

34En fait, Eugénie bute sur deux problèmes : le premier est celui de ses rapports avec les membres de sa famille, et surtout sa mère. Le second, lié au premier, est formulé par la question « à quoi ça sert ? » Or ces problèmes, qu’elle explicite très bien, sont d’autant plus aigus qu’Eugénie a des intentions et des projets de vie clairs et enthousiastes.

35Voyons d’abord les problèmes. Déjà nous avons repéré que son père l’a contrainte à faire de l’allemand et, si elle doit faire de l’anglais en 4e, c’est qu’elle n’aura pas le choix, dit-elle.

36Son frère aîné, comme nous l’avons aussi vu, n’est guère de secours. Mais c’est avec sa mère que les choses sont les pires. Celle-ci l’oblige à lire (alors qu’elle-même, enfant, on le lui interdisait ; comme le père, la mère compense), à faire du français et surtout à apprendre l’orthographe. Sa mère veut l’aider pour faire ses devoirs, mais en fait la surveille et rien n’agace plus Eugénie qui met en scène avec beaucoup de verve ses rapports avec sa mère : « Elle est…, ça m’énerve parce que ma mère chaque fois que j’écris quelque chose il faut qu’elle corrige les fautes. C’est une obsession quand elle lit quelque chose. Viens, viens, Eugénie, Eugénie viens, y’a une faute, y’a une faute, corrige-moi ça, Mon Dieu Eugénie tu fais encore cette faute.

37Tout y est : le ridicule de l’adulte, la persécution de l’enfant qui pourtant n’est pas dupe et comprend bien que l’attention de la mère est son affaire à elle, elle est obsessionnelle. D’ailleurs qui est l’enfant ? se demande Eugénie. En effet, quelques minutes plus tard, à propos d’un de ses vœux, elle dira qu’elle ne peut pas en parler à ses parents « parce que après on va entamer un grand discours, ils vont me demander pourquoi et je saurais… et je leur répondrai ce que je vous ai répondu, et ma mère va faire tout un caprice parce que elle dit mais l’orthographe c’est essentiel dans la vie, on peut pas vivre sans l’orthographe, et patati et patata ».

38La deuxième difficulté d’Eugénie se concentre autour de la question à quoi ça sert ? À quoi ça sert de savoir « ma physique, ma science naturelle, écrire, savoir l’orthographe, tout ça » pour le métier qu’elle envisage, à quoi ça sert, surtout l’orthographe, puisqu’elle se fait très bien comprendre malgré les erreurs ? « Moi j’ai jamais compris pourquoi, pourquoi, pourquoi était faite l’orthographe. Moi je sais écrire, quand j’écris on me comprend, même si y’a plein de fautes d’orthographe, si mes lettres sont truffées de fautes d’orthographe, on me comprend, je sais lire les lettres qu’on m’envoie, je sais lire les livres, alors je vois pas pourquoi on me ferait faire encore du français, mes parents m’obligent à lire ».

39La seule chose qu’elle comprend, et elle y revient plus tard, c’est parce que tout le monde vit avec l’orthographe et elle se demande bien à quoi ça sert, ce formalisme, cet académisme de convenance qui en fin de compte, à ses yeux, n’ont pas de lien direct avec ce qui l’intéresse vraiment, communiquer.

40Ce n’est pas pour autant qu’Eugénie est sans projet ni intention. D’abord, elle sait ce qu’elle aime : voir des gens nouveaux, communiquer, faire des voyages, aller en Allemagne (alors que, lorsque, avec sa famille, elle est allée en Tchécoslovaquie, « on ne s’y est même pas arrêté ») et puis « j’aime les belles choses, aller à la campagne, en forêt ».

41Et elle aime être française, elle se sent française. À la fin de l’entretien, elle explique avec force et foi, pourrait-on dire, ce que représente pour elle d’être française : « J’ai l’impression que je sens la France dans ma peau, alors ce serait dur de m’imaginer pas française (rires) moi je sens, je sais, au temps de mes ancêtres sûrement un jour ont fait la révolution française, alors euh, puis ils ont fait la guerre euh, et alors vu que les Allemands ont fait la guerre aussi mais contre nous, je m’imagine (?) un petit peu en Allemagne ! Je suppose que les Allemands nous prennent pour des méchants et nous à l’époque on les prenait évidemment pour des méchants ! Alors que c’était pas forcément les Allemands, c’était surtout Hitler, les autres (inaudible) ».

42Auparavant elle avait pourtant fait l’éloge de l’Allemagne et des Allemands : « Les Allemands, non les Allemands c’est moins, un petit peu, un petit peu lents, sans être trop lents. Ils ont des mots qui sont du vocabulaire qui peut être très grossier mais autant que du vocabulaire qui peut être très facile. Les Allemands ils ont un caractère spécial. Les Français sont (inaudible). On se ramollit. (…) Oui moi personnellement je préférerais être allemande qu’être française, je sais pas pourquoi ».

43Elle connaît ses intentions de vie et elle n’envisage pas d’être comme son professeur d’allemand « parce qu’elle a dû apprendre, approfondir son français, tandis que moi c’est pas vraiment mon intention d’aller vivre en Allemagne », même si elle souhaite y séjourner quelque peu.

44Par contre elle a deux intentions, une proche et une lointaine : « J’ai l’intention de faire professeur de cheval, de poney précisément. Professeur de poney, oui oui », proclame-t-elle avec assurance et fierté au milieu de l’entretien. Et elle connaît fort bien ce qu’il faut faire pour réaliser son vœu : « Faut aller jusqu’au bac, puis après faut faire un monitorat, puis après faut faire trois ans de cheval, trois ans d’approfondissement et faut, avant les monitrices de poney elles faisaient de tout, elles apprenaient tout aux enfants, mais maintenant y’a un nouveau truc, où il faut être spécialisée soit mise en selle, soit en attelage, soit en saut, soit en… vous savez les gens qui dansent sur les chevaux ». Il faut donc beaucoup de choses pour y parvenir et beaucoup veut sans doute dire beaucoup de travail, ce qui n’est pas rien pour elle, comme on le sait ; mais cela ne semble pas la rebuter.

45Et enfin, son projet presque immédiat de faire du grec et du latin plutôt que de l’allemand renforcé comme son frère. Le grec et le latin qui lui permettraient d’apprendre des choses nouvelles plutôt que d’approfondir l’allemand, qui sera déjà ancien pour elle, satisfait donc son plaisir de la nouveauté mais aussi sa curiosité : comme le français est une langue qu’elle emploie couramment « alors j’aimerais bien savoir d’où elle vient, c’est normal et parce que je comprends pas pourquoi c’est comme ça [c’est-àdire l’orthographe, les mots] ça me semble pas vraiment très utile ». Ses propos illustrent ici encore la question de l’utilité. Il n’y a pas, à ses yeux, de justification, de raisons aux choses de la langue française. Mais peut-être que le grec et le latin lui donneraient les clés ?

46L’analyse de l’entretien avait mis l’accent sur trois phénomènes : le premier est le grand nombre de personnes et de personnages qui sont évoqués par Eugénie ; outre son père, sa mère et son frère, il est question d’un cousin de vingt-quatre vingt-cinq ans qui habite près du Bois de Boulogne, puis de sa famille en général. Il est question encore des copines puis des garçons pas gentils ou encore des petites Françaises, des petits Allemands et des filles aussi. Outre la Tchécoslovaquie, elle mentionne les Anglais, les Allemands et les Américains, et les langues mortes renvoient aux Grecs et aux Romains.

47Le deuxième phénomène est l’opposition entre « dur et mou » qui pourrait organiser sa pensée et, plus largement, le troisième point est celui de la construction en parallèle de son discours. On ne repère pas moins de six oppositions :

481 — Elle vante l’apprentissage des langues en ce qu’il permet d’apprendre sans travailler, sans écouter – « mais moi j’ai écouté » – parce qu’elle aime tellement son professeur.

492 — Elle se déclare pas bonne, moyenne, fainéante, mais elle apprend en une demi-heure ce que les autres apprennent en deux heures. Les autres, c’est-à-dire ceux qui travaillent, les déclarés bons élèves.

503 — Elle s’affole à imaginer ce que sera apprendre les langues, d’ailleurs, c’est dur, « mais c’est pas si terrible que ça ».

514 — Elle préfère les choses nouvelles aux anciennes et choisit l’ancien, les langues mortes, comme nouveau, le latin et le grec plutôt que d’approfondir l’allemand, langue vivante (en opposition à son frère).

525 — J’aime les petits Français, dit-elle, mais elle déclare en même temps qu’elle n’aime pas les garçons. À être petite Française, aurait-elle une chance d’être aimée par les petits Allemands puisqu’ils n’aiment pas les petites Allemandes ?

536 — Les Français sont mous ; « moi personnellement je préférerais être allemande, peut-être parce que, je sais pas parce que et je sens la France dans ma peau ».

54Des oppositions jusqu’au paradoxe qui témoignent d’une pré-adolescence agitée, d’une opposition à la mère, mais qui signent aussi une grande dynamique de l’esprit. Eugénie mêle la spontanéité de l’enfant à la maturité de la jeune adulte, jusqu’à une singulière contradiction.

55Comment comprendre sa spontanéité et sa marginalité (la « hors la loi de l’orthographe ») ? Commençons par le cheval et tentons une interprétation.

56Le cheval témoignerait pour elle d’une compensation à son angoisse de castration allant jusqu’à la compensation de la castration même en envisageant de devenir professeur de cheval (le cheval est ici pris comme discipline, comme on dit professeur d’anglais). Professeur de cheval c’est maîtriser la bête que l’on monte jusqu’à en maîtriser l’énergie.

57Le cheval représenterait le substitut du pénis du père à apprivoiser, à dominer, mais dominer un pénis plus grand que celui du père : « j’ai un pénis plus grand que toi » et je suis maîtresse d’un plus grand pénis que celui que tu mets à maman. Or si j’ai un plus grand pénis, c’est pour rivaliser avec toi, pour dominer ta femme, ma mère. Pour être sûre d’y parvenir, je serai professeur de cheval, c’est-à-dire pouvant dominer et les enfants et les femmes. Au bout du compte, il s’agirait du désir de castration de la mère. On y trouve une bonne confirmation dans le fait que la mère, elle, lui répond dans le réel en la « châtrant » de sa spontanéité et la contraignant à l’orthographe et à la grammaire, tentant de la pénétrer, de l’effracter. Ainsi l’enfant, dans son fantasme du grand pénis, pénétrerait la mère, mieux que son père ne le ferait : rivale du père, elle se retrouve en position imaginaire active d’homosexualité avec sa mère.

58Elle « atténuerait » toute cette affaire en passant du cheval au poney, de même qu’elle passe de professeur à monitrice. Atténuation dont on peut penser le ressort comme étant celui de la culpabilité.

59La deuxième surprise qu’Eugénie offre est celle de ses désirs de langue ; elle préfère, dit-elle, apprendre des choses nouvelles que d’approfondir des choses anciennes [5] ; et paradoxe, le nouveau qu’elle annonce est, selon la dénomination courante, les langues anciennes, le grec et le latin. Dans cette famille « moderne » par les études antérieures, les milieux sociaux d’origine, les ambitions et les modes de vie, que viennent faire ces langues ? Il n’y aurait pas tant à s’arrêter à l’opposition aux parents et singulièrement à la mère dans ce désir ; au contraire même : c’est faire plaisir, au fond, à la mère que de vouloir apprendre l’origine des mots, l’origine de l’orthographe ; l’apprendre vraiment pour la comprendre, comme la mère qui a besoin d’écrire pour parler. Eugénie, elle, a besoin d’une norme qui vienne de plus loin que l’injonction contemporaine : aller vérifier dans les temps anciens ou voir pour croire. Elle qui sait qu’on la considère comme mauvaise élève et qui le répète volontiers, elle manifeste ainsi son originalité créatrice, là même où on l’attend le moins, les mots, la grammaire et les genres. À la passivité qui lui est imposée, elle oppose l’activité de son rêve professionnel et de nouveaux apprentissages [6].

60On retiendra pour éclairer, in fine, la complexité de la situation, que l’analyse des entretiens du père, de la mère et du frère permettent de mettre en valeur un système de conflits (intrapsychiques et interpersonnels) appuyés (grâce sans doute à l’effet des entretiens) sur le rapport à l’école et sur l’image du bon enseignant. L’apprentissage scolaire s’oppose à l’autodidaxie, toujours présente sans être identifiée ; l’école, très investie dans cette famille, rencontre les stratégies de l’éducation parentale, celle-ci partagée entre l’idée de faire apprendre pour le plaisir et celle de faire apprendre pour réussir socialement. Nous avions repéré également combien tous les apprentissages pour les quatre personnes de la famille donnent lieu à des expressions affectives intenses, marquées par un vocabulaire très explicite sur l’axe de l’amour et la haine.

61Cette série d’entretiens permet aussi de s’interroger sur le rapport de chacun au savoir inconnu.

62D’un côté on remarque l’apprentissage par l’audition, la répétition, le bain, l’immersion dans l’inconnu en somme. Cette forme serait celle des enfants qui, eux, savent répéter phonétiquement, encore que le garçon aurait besoin d’autre chose, il ne sait pas bien faire abstraction de ce qu’il ne connaît pas, il a besoin d’avoir toutes les ficelles (dira la mère). Cet apprentissage oral, passivité positive, conduit à aimer parler et s’oppose au second mode : apprendre par l’intermédiaire de l’écrit. Il faut voir les mots, leur orthographe, les écrire et les décomposer pour les retenir et en saisir le sens. Comprendre est ici de l’ordre de la vue et du faire où il faut maîtriser les mots pour les utiliser.

63Cette opposition n’est pas inconnue : elle renvoie aussi bien aux « profils pédagogiques » qu’aux travaux de la sociologie (Bourdieu par exemple). Ce qui apparaîtrait nouveau ici, c’est la dimension psychologique et familiale de l’opposition : deux formes de maîtrise s’opposent, l’une où la bouche, le discours, le « couler » représenterait l’aspect phallique ; on y trouve d’abord Eugénie, puis le père, puis le frère ; l’autre maîtrise se fait par l’obsession, la grammaire, elle est plus anale et représentée par la mère. À la passivité active s’oppose la résistance active.

64L’exemple d’Eugénie a mis en scène une des multiples facettes du désir de savoir et du désir d’apprendre, l’un et l’autre pleins de fureur et de contradiction. On peut maintenant, pour avancer ce texte, se souvenir de quelque propos.

Le désir [7]

65Les objets du désir sont multiples, mais le désir lui, est en quelque sorte unique : force, affirmation, puissance, présence, puissance présente donc, puissance limitée, le désir est l’essence de l’homme pour persévérer dans son être. Le désir est fondamental, il est une aspiration première, ce qui le rend infini jusqu’à l’affirmation de Sartre : « Le sens du désir est le projet d’être Dieu ». Le désir atteste ainsi chez l’homme l’aspiration à une plus grande actualisation de son être [8].

66Pour être plus précis, on peut suivre les réflexions d’André Comte-Sponville qui affirme le primat du désir sur tout objet [9] : c’est le désir qui est cause et non l’objet cause du désir. Le primat du désir s’oppose au désir pensé en tant que manque ; et ce primat rend le désir matériel, le fait passer par le corps : telle serait une philosophie matérialiste du désir. Ainsi, le désir renvoie au plaisir, à la jouissance et à la souffrance [10]. Désirer non pas ce qui manque, mais ce qui est là ; c’est le désir en acte, le désir désespéré, qui a nom amour et qui se manifeste à espérer moins, à aimer et vouloir plus [11].

67Ce que les philosophes et les psychanalystes montrent est qu’autrui est la visée du désir, autrui comme personne ; le désir ne porte que sur un autre désir, il vise ce qui dans l’autre désigne un autre désir. Je désire voir autrui reporter sur moi le désir que j’ai formé à son endroit ; en dernier ressort, l’essence de mon désir est désir que la valeur que je représente soit reconnue par l’autre ou que mon désir soit désir d’être engendré comme valeur par l’autre. Ce postulat du désir implique qu’autrui devienne mon autre et que je le sois pour lui ; autrement dit, que l’autre soit sujet libre pour que sa parole ait sens, à mes yeux et à mes oreilles ; sinon, je ne pourrai jamais être un autre pour lui (s’il n’est pas libre je deviens objet moi-même) ; si autrui n’est pas libre, si autrui est dominé, je ne serai jamais sûr de ma propre liberté ; la part non domesticable de l’être s’affirme ainsi dans l’essence du désir ; c’est pourquoi l’idée commune que le désir cherche l’apaisement, le non désir, bref que le désir désire ne plus désirer est erronée. Il « faut » brider le désir, mais il demeure [12].

D’où vient le désir ?

68Le désir est lié à des traces mnésiques qui entraînent l’hallucination des perceptions devenues signes de la satisfaction ; autrement dit, sous le désir il y a l’expérience précoce de la satisfaction et du plaisir, mais aussi l’expérience spécifique de l’absence à propos de « quelque chose ». La suite n’est alors que déplacement, répétition, reviviscence d’un conflit que nous reprenons sans cesse ; comprendre le désir devient comprendre les avatars et les mutations du désir jusqu’aux actes et aux œuvres qui sortent du désir [13]. Le désir est d’abord un regret de quelque chose que l’on n’a plus et le désir est tendance constante vers l’objet qu’on se représente [14].

69Le désir, ce pouvoir formel dont le ressort nous échappe, vise à reconstituer l’expérience de la première satisfaction [15]. Le désir cherche ce qui était originairement bénéfique : ainsi trouver c’est retrouver. Mais nous sommes dans la sphère de l’illusion, le désir est tendu vers le retour à l’état inorganique. Si le désir est prolixe pour s’inventer des substituts, sa plus ultime expression demeure : le désir est le désir (cf. le mot de Yaweh « Je suis celui qui suis »). Le désir peut alors être compris comme constitutif du sujet qui se réalise comme sujet par la réflexivité et la volonté.

70Le désir est-il inconscient ? Ou plutôt qu’en est-il du conscient et de l’inconscient dans le désir jusqu’au fantasme originaire ? Ce qui est inconscient est la force, l’affirmation en son principe et son origine mêmes. Et l’inconscient, ici, est proche de la puissance matérielle du vivre même : un ailleurs de la conscience, inconscient tout tissé d’appétit et d’inhibition, d’émotions et de plaisirs, de manques et de souffrances. Inconscientes aussi les substitutions, mais qui peuvent, elles, être mises à jour cependant, par l’interprétation, jusqu’à faire sens pour un sujet du sens de son désir. Ainsi nous pouvons en venir au

Désir de savoir [16]

71« Les substances chimiques de l’orgasme ou de l’extase artificielle sont connues ainsi que leurs inhibitions ; on agit par médicaments sur le plaisir, l’humeur, l’agitation, la dépression. Mais nous ignorons tout des mécanismes intimes du désir de connaître, du conditionnement psychologique ou culturel qui nous fait éprouver un tel plaisir dans la découverte ou l’élaboration d’un concept, au point que tous les autres agréments de la vie peuvent être temporairement négligés » [17]. Seraient donc connus les mécanismes du plaisir mais pas ceux du désir, du désir de connaître particulièrement, qui conduit (comme tout désir) à un plaisir si bizarre et si intense qu’il ferait renoncer, pour un temps, à tous les autres. P. Aulagnier, déjà, dans un texte de 1966, évoquait l’énigme du désir, qui, transformé en désir de savoir, devient le guide des réponses qui apportent la connaissance pour laisser plus mystérieuse, alors, un autre inconnu, l’amour [18].

72Quel est le désir de savoir (ou de connaître) dont le plaisir n’a pas de source érogène (encore ?) repérable ? Ce désir-là serait-il le premier ou l’ultime, celui duquel, en fin de compte, dérivent ou auquel se rattachent tous les autres ? Désirer, ne serait-ce pas désirer connaître, même si le désir a comme caractère de se fixer des objets et d’en changer ? [19] Le désir en tant que tel est « pur », en soi si l’on veut, en même temps qu’inexistant sans passer au « désir de ». C’est le « désir de » qui signe et manifeste le désir, sa permanence. À y réfléchir, ne pourrait-on pas, de la même manière, estimer que le désir d’aimer et d’être aimé est lui aussi tout autant fondamental ? Alors nous entrerions dans la concurrence de désirs originaires multiples. Faut-il s’y résoudre, chaque « grand désir » devant trouver sa singularité, et ce serait le cas du désir de savoir ?

73Tout en gardant les acquis des réflexions diverses sur la pulsion épistémophilique, en particulier à se souvenir que désir de voir et emprise sont à l’aube du désir de savoir, on peut ajouter aujourd’hui quelques considérations [20]. Quel est le but de la pulsion de savoir ? Quelle est la visée du désir de savoir ? Quelle satisfaction sexuelle, quel plaisir sexuel peuvent être associés au savoir ?

74Si l’on admet le primat du désir sur l’objet, le savoir est désir de maîtrise ; ce n’est pas le savoir qui est visé comme objet de satisfaction ; ce qui est visé c’est l’idée de savoir, le savoir sur le savoir, voire même que le savoir dont il est question est le désir du désir de soi et de l’autre (le désir de savoir comme désir de savoir sur le désir de l’autre) [21]. Mais le désir sur le désir, ardeur sans fin, est de l’ordre de l’imaginaire, ce qui n’exclut pas l’instrumentalisation de l’autre et du savoir. Du désir et non pas un désir, éprouvé dans l’intensité d’une relation pour savoir ou connaître [22].

75Si le savoir est désir de maîtrise, on comprend mieux la contradiction que porte le désir de savoir : le désir constitue nécessairement l’autre en sujet libre alors que le désir de savoir offre son contraire, faire en sorte que je maîtrise l’autre, pas seulement le dominer, l’utiliser, le transformer, mais que la maîtrise aille jusqu’à le connaître, c’est-à-dire l’atteindre comme objet dans sa propre essence au risque de le détruire, de le perdre et de me perdre. Enfin, si le désir, en son essence, est en soi dépourvu de buts et d’objets déterminés, s’il est cause à la recherche d’une cause, le désir est ce qui a à être interprété, le désir de savoir débouche sur l’interprétation de la contradiction : être sujet et faire sujet en maîtrisant un objet.

76Le désir de savoir se développe pour faire face à la frustration provoquée par l’absence de l’objet, partiel puis total. Le désir de savoir est à la fois une sorte de compensation, sur fond de manque et de deuil, et une source inépuisable, renouvelable en permanence, qui en fait un désir puissamment constructeur et civilisateur ; c’est là que gît l’ambivalence de ce désir. On pourrait dire que la séparation devient source du désir de savoir. À la rupture du lien qu’impose la séparation se substitue un lien symbolique : religion ou savoir en sont les témoins historiques. Enfin, le savoir sur l’objet est le leurre de l’objet ; c’est pourquoi tout se jouera à s’affranchir de la dépendance primaire à l’objet par la recherche d’idéaux. On imagine alors que si, dans l’histoire d’un sujet, la frustration n’est pas assez compensée par le désir (soit que celle-ci soit trop intense, soit que le désir ne soit pas assez aidé, encouragé, pour se développer), le socle des apprentissages de savoirs ultérieurs est perturbé d’une manière profonde [23].

77La relation d’objet, la relation aux premiers objets, la relation à tous les objets matériels et symboliques sont essentielles dans l’évolution du sujet. Lorsque l’objet est le savoir, intervient le désir de savoir qui ne suffit pas à lui seul pour que le savoir devienne objet ; le désir de savoir peut demeurer évanescent, flottant en quelque sorte. L’organisation de la capacité à entrer en relation et à faire d’une réalité un objet, c’est-à-dire de fantasmer puis d’imaginer sa possible saisie, y est nécessaire. Le désir de savoir peut être considéré comme un donné, mais que l’objet du désir devienne le savoir ne va pas de soi. Le désir de savoir doit élire le savoir, du savoir, tel ou tel savoir, ou bien élit d’autres objets comme substitut de savoir. Comment le désir de savoir élit tel ou tel objet en savoir ? [24] Quels rapports le sujet entretient-il avec l’élection de ses objets : rapport défensif, jubilatoire, explicite, occulte, soumis, etc., restent des questions ouvertes [25].

78Les processus de sublimation s’installeront [26] ; sublimation du besoin de maîtrise (on a parlé ci-dessus de la contradiction) dont on se souvient que l’énergie en est le désir de voir. La nature de la pulsion change (elle se désexualise c’est-à-dire que le plaisir de représentation se substitue au plaisir d’organe) et le but se transforme jusqu’à devenir socialement acceptable (désir de savoir comment est faite la nature et pas seulement le ventre de la mère) [27].

79La pulsion peut viser des objets culturellement et historiquement valorisés. Pourquoi ? Comment se crée du savoir pour un sujet dans le cadre des processus sociaux autorisés, puis permis ? [28] Toutes ces manifestations sont à la fois créatrices et inhibitrices. Mais que se passe-t-il quand ce n’est pas le cas, c’est-à-dire lorsque les objets visés sont mineurs ou seconds ? C’est ici sans doute qu’il faut introduire la construction de l’Idéal du moi et ses avatars.

80On pourrait pour clore cette réflexion sur le désir de savoir, analyser encore les nuances qui s’infiltrent à travers le développement du désir. Ainsi qu’en est-il du désir de savoir transformé en volonté de savoir? [29] Ou encore comment passe-t-on du désir de savoir au désir d’apprendre ? [30] L’un et l’autre cohabitent-ils, l’un prend-il le pas sur l’autre, à certains moments de la vie, sous quelle détermination ? Le désir de savoir lui-même peut se conjuguer différemment selon ses buts : désir de savoir pour savoir ou pour connaître ; désir de connaître pour savoir ou pour connaître. A-t-on enfin remarqué qu’il s’agit bien du désir de savoir et non du désir du savoir ? C’est le verbe, l’action, qui est là indiqué et non l’objet. Quand l’action devient objet, c’est la position du savoir qu’il faut analyser. Comme on le voit, les questions ici encore ne manquent pas.

81Le désir de savoir nous importe aussi en ce que son analyse jointe à celle de la relation d’objet constitue, à nos yeux, les soubassements du Rapport au savoir. Cette notion dont on a pu montrer qu’elle est née dans l’histoire de la psychanalyse (et il y a lieu de mieux établir le fait, son histoire et sa diffusion) demeure, dès qu’on tente de l’analyser et de la construire, une notion psychanalytique, même si elle n’appartient pas à Freud ni à ses plus proches successeurs. La notion de rapport au savoir est si psychanalytique, pourrions-nous dire, que certains auteurs [31] n’hésitent pas à expliquer ou à décrire le travail de la cure comme celui, par essence, de l’élaboration par l’analysant de son rapport au savoir. « La psychanalyse apparaît comme un lieu absolument original où le savoir peut être interrogé, où le sujet peut être questionné par son rapport au savoir. Espace critique donc, où la théorie est par essence inachevée, où les concepts sont désacralisés. Mais par là même, espace de liberté, où s’offre la possibilité de mettre à l’épreuve les discours constitués, comme de démythifier les discours maîtres » (p. 71). Dans le même ouvrage, les auteurs rapportent les propos de J. Sédat lors d’un entretien, qui affirmait que la psychanalyse offrait « un lieu où chacun, dans une aventure totalement singulière, peut interroger son savoir et évaluer son rapport aux objets culturels qui l’ont marqué ». La cure est alors pensée comme le lieu où le sujet est interrogé sur son rapport au monde, s’interroge et évalue celui-ci. Bref, la cure aurait comme fonction, en somme, l’élucidation par un sujet de son rapport au savoir et des savoirs qui le sous-tendent. Voilà une affirmation de taille. Toute étude qui prendra le rapport au savoir comme notion centrale ne pourra pas s’affranchir du soubassement psychanalytique ; non que cela interdise d’autres approches, mais c’est à partir de la théorisation de la relation d’objet, du désir et du désir de savoir, puis de l’inscription sociale de ceux-ci dans des rapports qui lient le psychologique au social [32] qu’il sera possible de prendre le risque de faire travailler et évoluer la notion ; une évolution qui n’oubliera pas une chose essentielle, sous peine de lui faire perdre son sens : il n’y a de sens que du désir.

Désir avions-nous dit ?

82Les pages précédentes peuvent-elles convaincre du bien-fondé de l’usage du terme de désir ? Peut-être faut-il conclure pour un moment la discussion ouverte sur la pertinence des concepts : la conclusion serait alors que le mot désir implique et suggère un au-delà du superflu et l’existence d’une autre réalité que celle de la seule nécessité [33]. Le désir témoigne, rend compte, et lui seulement, d’une part irréductible de la quête humaine et s’oppose fondamentalement alors à la maîtrise, à toute maîtrise qui, même récusée, semble si souvent simplement déniée [34].

Notes

  • [a]
    Texte paru dans : Pour une clinique du rapport au savoir, Jacky Beillerot, Claudine Blanchard-Laville, Nicole Mosconi (dir.), Coll. Savoir et Formation, © Editions l’Harmattan, 1996.
  • [1]
    On exclut, pour l’instant, les auteurs souvent regroupés aujourd’hui autour des neurosciences, qui travaillent eux aussi à une explication de la genèse de pensée.
  • [2]
    On trouve aisément, même dans le journal, la permanence de l’idée de désir. Ainsi, à propos de l’amour du livre, Le Monde rapporte des réflexions de D. Lecourt : « Il commence par le plus anodin, cette histoire de besoin. Lire ? Mais lire quoi ? Et s’il s’agissait du désir ? Du besoin au désir, l’abîme. Un besoin, ça se satisfait, un désir justement pas. Vie privée, plaisirs secrets, la lecture, c’est ce qui peut toujours convaincre que le langage sera équivoque, métaphorique. Sans quoi on ne pense pas. La lecture est la voie d’accès au désir. Eh oui ! Elle a affaire au langage : comme la science, qui voudrait bien faire l’impasse sur le désir (l’imaginaire) ». Autrement dit, pour faire vite, ce mot de la fin : « La science, en tant que corps de connaissance – ce corps social organisé autour de la conscience du premier – a le besoin fonctionnel que soit suscité et entretenu le désir de lire dans la mesure où cette lecture sollicite les racines imaginaires du langage, dont dépend le désir de savoir. » (Francis Marmande, « Le désir de lire ». Le Monde, 11 novembre 1994).
  • [3]
    On remarquera encore que d’une manière parallèle, mais pas totalement due au hasard, ont été publiés ces dernières années, un nombre important de livres relatifs à la pensée, sa genèse et son fonctionnement. Mais l’air du temps n’est peut-être pas très mystérieux. Il doit beaucoup aux travaux de pédagogie, de didactique, de remédiation cognitive, puis à l’immense nébuleuse des neurosciences, sans oublier les approfondissements de la psychologie, de la psychanalyse et le développement des modèles et des systèmes (jusqu’aux systèmes experts). La réflexion sur toutes ces questions se renouvelle sans doute en profondeur, sans que nous puissions encore, ni sur le plan théorique, ni sur le plan pratique, en avoir une vision d’ensemble. Il va de soi que les changements, actuellement observables, ont été préparés, parfois depuis longtemps, par des pionniers. À titre d’exemple :
    S. de Mijolla Mellor. Le plaisir de pensée. Paris : Presses Universitaires de France, 1992. 413 p.
    Anzieu, D. Le penser — Du Moi-peau au Moi-pensant. Paris : Dunod, 1994.
    Kaës, R. Les voix de la Psyché — Hommage à Didier Anzieu. Paris : Dunod, 1994.
    Colloque de Monaco. Naissance de la pensée et processus de pensée. Journal de la psychanalyse de l’enfant, n°14. Paris: éd. Bayard, 1993.
  • [4]
    Cet entretien a été réalisé dans le cadre d’une recherche collective (M.F. Fave-Bonnet, N. Mosconi, H. Salmona, J. Beillerot), qui s’est déroulée en 1990 au Centre de Recherche en Éducation et Formation de l’université Paris X ; le thème en était l’apprentissage des langues. Le travail a permis de réaliser des entretiens avec tous les membres de plusieurs familles de milieu « cadres ».
  • [5]
    Ce qui est peut-être un des modèles de savoir, l’extensif contre l’intensif.
  • [6]
    Ce faisant, elle cherche désespérément l’amour de sa mère par contre-identification : l’identification à la « bonne mère » est construite avec la professeur d’allemand.
  • [7]
    On consultera d’abord Granier, J. Le désir du Moi. Paris : Presses Universitaires de France, 1983 (coll. philosophes d’aujourd’hui). 237 p.
  • [8]
    « L’aspiration au bonheur absolu s’appelle désir ». Nasio, J.D. Cinq leçons sur la théorie de Jacques Lacan. Paris : Rivages, 1992. p. 35. Rappelons ici que le désir est un terme majeur chez Lacan. Au besoin biologique, à la demande intersubjective, le sujet entrevoit encore un manque originaire de substance et le désir naît de l’écart entre le besoin et la demande, dit l’auteur.
  • [9]
    Comte-Sponville, A. Traité du désespoir et de la béatitude. 2 volumes : tome 1 : Le mythe d’Icare, tome 2 : Vivre. Paris : Presses Universitaires de France, 1984 et 1988. 311 p et 304 p.
  • [10]
    On peut se demander si la résistance d’une notion à l’analyse est seulement due à une insuffisance théorique ou à une disette épistémologique ; la résistance doit s’entendre aussi comme un avatar du désir qui est au centre de ce que l’on cherche ; la résistance peut se comprendre comme la résistance du désir à se connaître, dans la crainte que sa percée le fasse s’évanouir ; à moins qu’il s’agisse du désir comme résistance, à la manière de l’intensité du désir amoureux qui peut s’annuler jusqu’à l’impuissance, ou encore qu’il s’agisse du désir de résistance… Le rapport au désir contient la fascination du désir ; dès lors il n’y a pas de désir de savoir sans les autres faces du désir de non savoir et du non désir de savoir : « Je veux ne pas savoir et je ne veux pas savoir ».
  • [11]
    On comprend la différence entre A. Comte-Sponville et P. Aulagnier. Le premier est peut-être sur une position volontariste qui a l’avantage d’éviter l’enfoncement dans le manque. Pour la seconde, demeure essentielle l’acquisition du savoir sur le manque, sur l’absence (de pénis chez la mère), découverte qui se fait sous le savoir antérieur qui, lui, était trompeur. Pour autant, si au cœur de tout désir il y a des manques, ce n’est pas le manque qui ferait le désir.
  • [12]
    On trouve souvent chez les philosophes des réflexions nombreuses à propos du désir, surtout lorsqu’ils font de celui-ci une fondation de leur pensée. Ainsi, récemment encore, R. Girard estime que chacun désire ce que l’autre désire et que donc, pour comprendre le désir et les conflits qu’il engendre, on doit avoir recours au mimétisme, à la rivalité mimétique.
  • [13]
    H. Lefebvre écrit par exemple : penser une chose « c’est représenter hors de la présence, dans l’attente et le manque ou même dans le besoin et le désir ; mais c’est aussi tendre vers le dépassement de la représentation ». La présence et l’absence, p. 240. Paris : Casterman, 1980
  • [14]
    Il faut insister sur le fait que le désir est un processus hallucinatoire ; la recherche d’une première expérience jamais retrouvée contraint le sujet à la recréation par l’hallucination. La seule satisfaction possible proviendrait des activités de substitution et donc de leurs objets. Ainsi le désir de savoir serait se suffire d’un savoir à la place de quelqu’un : phénomène qui montre les liens profonds entre apprendre et frustration ; nombre d’inhibitions et d’impossibilités d’apprendre ont leur source dans l’insuffisante construction de la tolérance à la frustration.
  • [15]
    Cf. Nasio, J.D., op. cit., p. 148. « On comprend que toutes les satisfactions du désir ne peuvent être que des satisfactions partielles, gagnées sur le chemin de la quête d’une satisfaction totale jamais atteinte. Je voudrais être très clair. Qu’est-ce que l’enfant désire absolument, par principe, hors de tout âge et de toute circonstance concrète ? L’inceste. Cela est impossible et restera une attente à jamais insatisfaite. » On mesure ici la différence entre l’approche philosophique et l’approche psychanalytique : cette dernière proposant et nommant l’ultime du désir, l’inceste.
  • [16]
    À dire ainsi les choses, on laisse penser qu’il y aurait d’abord désir, puis une forme particulière plus tardive de désir, le désir de savoir. Il faut bien évidemment se garder de telles simplifications : la genèse du désir se confond sans doute avec les principaux mouvements : désir de penser, désir de savoir, désir d’entrer en relation…
  • [17]
    Moles, A.A. Théorie des actes : vers une écologie des actions. Paris : Casterman, 1977. 266 p.
  • [18]
    Cf. Aulagnier, P. Les destins du plaisir. Aliénation, amour, passion. Paris : Presses Universitaires de France, 1979. 268 p.
  • [19]
    Il y aurait longuement à distinguer désir de connaître et désir de savoir, dont une différence serait de connaître l’être, mais de savoir le monde.
  • [20]
    Aux deux ouvrages de S. Freud. Trois essais sur la théorie de la sexualité. Paris : Gallimard (coll. Idées), 1962 (1ère éd. 1905), 189 p., et Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Paris : Gallimard (coll. Idées), 1972. tr. fce. 1927, et à ceux de M. Klein, en particulier, on retiendra quelques auteurs contemporains, psychanalystes, et une partie de leurs travaux : P. Aulagnier (op. cit.) ; A. Green. Révélations sur l’inachèvement. A propos du carton de Londres de Léonard de Vinci. Paris : Flammarion, 1992. 123 p. ; D. Anzieu. Le corps de l’œuvre. Essais psychanalytiques sur le travail créateur. Paris : Gallimard (coll. Connaissance de l’inconscient), 1981, 377 p. ; R. Dorey. Le désir de savoir. Paris : Denoël, 1988 ; P. Guyomard. La jouissance du tragique. Antigone, Lacan et le désir de l’analyste. Paris : Aubier, 1992, 128 p. ; S. de Mijolla-Mellor. Le plaisir de pensée. Paris : Presses Universitaires de France, 1992. 413 p. ; puis des commentateurs, et parmi ceux-ci : N. Mosconi. Femmes et savoir — La société, l’école et la division sexuelle des savoirs. Paris : Paris : L’Harmattan, 1994. 362 p. ; M. Cifali. Le lien éducatif : contrejour psychanalytique. Paris : Presses Universitaires de France, 1994, 297 p
  • [21]
    Le désir initial est toujours conditionné par l’intervention de l’autre.
  • [22]
    Le désir de savoir est recherche de certitude. Le désir de connaître comme un savoir est désir de connaître avec des preuves (cf. Galilée.), à rapprocher de l’interdit de savoir sur la sexualité. On retrouve alors les deux pôles de l’agir et du connaître.
  • [23]
    Il faudrait aussi développer le point suivant : savoir qu’on peut savoir, que d’autres savent aussi, ou sont supposés savoir, introduisent l’autre et le groupe.
  • [24]
    On pense aussi à toutes les combinaisons : non désir de savoir, désir de non savoir, non désir de non savoir.
  • [25]
    Lacan avait déjà évoqué à sa manière le problème ; le désir de savoir n’a aucun rapport avec le savoir ; le désir de savoir ne conduit pas au savoir, ce qui conduit au savoir, c’est le désir de l’hystérique.
  • [26]
    Depuis Freud et ses réflexions sur la pulsion de savoir, il s’énonce que la libido se soustrait au refoulement et se sublime en désir de savoir.
  • [27]
    On sait que du point de vue de l’identification, il y a assimilation du parent idéalisé dans la sublimation, projection et destruction du mauvais parent dans l’acting out ; des identifications réussies renforcent les tendances à l’intériorisation et à la sublimation.
  • [28]
    Cf. les savoirs rebelles de certains adolescents contre celui de l’école, contre les parents, les adultes, les institutions, contre-culture face à la culture enviée et dénigrée.
  • [29]
    On pourra consulter Park, T.J., Savoir et volonté de savoir chez Schopenhauer, Nietzsche et Foucault. Thèse, Université Paris X, octobre 1994.
  • [30]
    Cf. le travail de S. Boimare et en particulier, Pédagogue avec des enfants qui ont peur d’apprendre et de penser, in Penser, apprendre. Les colloques de Bobigny, Paris : éditions Eshel, 1988. pp. 159 à 169, et Les Cahiers Pédagogiques n° 300, janvier 1992.
  • [31]
    Bertrand, J.-M. et Doray, B. Psychanalyse et sciences sociales, Pratiques, théories, institutions. Paris : La Découverte, 1989. 248 p.
  • [32]
    L’inscription sociale ne « suit » pas évidemment la production psychique, celle-ci se développant dans un être-là social qui la précède ; mais chaque sujet contribue aussi au développement social d’une part de sa liberté.
  • [33]
    Cf. Grimaldi, N. Le désir et le temps. Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 1992. 504 p. « Or, par rapport à l’immédiateté et à la matérialité du présent, ce qui atteste et fonde le plus radicalement la transcendance de la conscience, c’est le désir. Et ce qui atteste et fonde l’immanence de la nature à l’esprit au point que rien ne s’y produit qui ne le change, c’est le temps. » Avant-propos de la seconde édition, p. I.
  • [34]
    Le désir de savoir dans la pensée humaine a une longue histoire, d’Aristote à Freud. La curiosité, l’investigation, peuvent même être repérées chez des animaux, si bien que seul le désir serait proprement humain, pour les raisons évoquées dans ce texte, autour des notions de conscience, mais aussi d’élan, d’absence, c’est-à-dire de représentation. On pourra se reporter encore à Cariou, M. Freud et le désir. Paris : Presses Universitaires de France, 1973. 135 p.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions