1 Parmi les petits objets qui nous sont parvenus de l’Antiquité, ceux que les archéologues classent ordinairement parmi les jouets, au sens moderne, forment une catégorie particulièrement énigmatique. La notion même de « jouet » est problématique car aucun terme grec (athurma, paignion) ni latin (ludicrum) ne correspond exactement à ce que recouvre aujourd’hui ce mot. Les études philologiques et linguistiques montrent que le champ de ce vocabulaire est polysémique et comprend tout ce qui fascine, donne du plaisir, de l’émotion, du coquillage au bijou, en passant par le paignion qui peut être fait de trois fois rien. La culture matérielle et iconographique ludique antique reste donc en grande partie à étudier, en réexaminant les définitions et les identifications, en établissant des typo-chronologies, en définissant le plus précisément possible les contextes, les modes d’utilisation et de circulation. Ce domaine de recherche en plein essor est soutenu par plusieurs projets, notamment LALLACT (Lexicon of Ancient Ludonims, Ludic Activities and Cultural Tradition), dirigé par Claudia Lambrugo et Chiara Torre à l’università degli Studi de Milan et le projet européen ERC Locus Ludi basé à l’université de Fribourg (www.locusludi.ch).
2 L’ouvrage de Marco Giuman sur la valeur culturelle de la toupie s’inscrit pleinement dans l’actualité de ces recherches. Il aborde de manière pluridisciplinaire l’histoire d’un objet, la toupie, dont la fascinante capacité rotatoire est associée à un réseau de références métaphoriques correspondant en partie à l’une des quatre catégories du jeu que Roger Caillois (Les Jeux et les Hommes. Le masque et le vertige, 1958) a nommée l’ilinx, la passion du vertige. M. Giuman présente les différentes facettes d’un objet de petite taille, mais d’une grande puissance symbolique, en convoquant textes et images, principalement les vases grecs attiques et italiotes de l’époque classique, sans négliger les témoignages archéologiques. Sans être une catégorie de lecture explicite de l’auteur, la question du genre des joueurs/joueuses est abordée dans plusieurs chapitres.
3 Le livre se compose de quatre parties. Les deux premières mettent en évidence les différentes significations de l’objet selon le sexe de la personne qui l’utilise. La première examine le rapport de la toupie avec l’enfance dans sa dimension d’attribut d’un âge de la vie pour les garçons. La diversité du vocabulaire (bembix, konos, turben, trochos, rhombos strobilos, etc.) renvoie à une variété de formes, de matières et d’usages, de la toupie toton, traversée par axe, à la toupie-sabot, actionnée par un fouet (mastix). Le discours des images rend compte de son rôle symbolique. Sur les vases grecs, des jeunes gens sont dépeints en train de jouer avec des toupies-sabots qui demandent des compétences ergonomiques développées. Parfois, le jeu se déroule en même temps que d’autres entraînements physiques ludiques, comme le cerceau, emblème de la beauté du mythique Ganymède. Hermès, qui patronne le chemin qui mène à l’âge adulte, préside aux activités du gymnase ainsi que des rues et carrefours où les garçons pratiquent aussi leurs jeux. L’irruption d’un Éros adolescent dans certaines scènes, comme sur une coupe de Berlin, interrompant les activités de joueurs, l’un avec une toupie l’autre un cerceau, signale que cette période est aussi celle des premières expériences homoérotiques que l’auteur voit succéder aux jeux, c’est-à-dire l’enfance, mais qui peuvent naître aussi du plaisir du jeu pratiqué ensemble.
4 La deuxième partie examine la fonction symbolique de la toupie associée au mariage et aux pouvoirs d’Éros et Dionysos pour les femmes, en partant d’une scène sur une coupe attique attribuée au peintre Sotadès, provenant d’un contexte funéraire et conservée à Bruxelles. Dans le médaillon, une jeune femme a mis en mouvement une toupie-sabot avec un fouet. Pour l’auteur, le jeu peut avoir une forme de consultation clédonomantique, comme dans une épigramme de Callimaque (1, 1-14), mais par sa rotation a aussi une dimension extatique qui renvoie à la transformation de la défunte, mariée ou non, en Perséphone dans l’Hadès. La toupie pourrait aussi faire référence aux rites précédant le mariage, proaulia, avec le don de jouets attesté dans des épigrammes de l’Anthologie Palatine. Sur une péliké de Matera, Éros fouette une toupie face à une jeune femme assise, parée comme une mariée, qui regarderait l’objet incarnant cette étape de sa vie bientôt achevée. Il serait tentant de lire dans la scène un autre rapport encore avec le mariage : la rotation rapide de la toupie ne pourrait-elle pas symboliser les danses des filles en chiton court qui vont tournoyer lors de la fête sous la conduite d’Éros comme le montrent Véronique Dasen et Annie Verbanck-Piérard (Locus Ludi. Quoi de neuf sur la culture ludique ?, Pallas, 119, 2022).
5 Dans la troisième partie, l’auteur examine la fonction rituelle de la toupie en partant du rhombos ou strobilos dans les récits orphiques qui se rapportent à la mort du jeune Dionysos, séduit par des jouets fascinants et démembré par les Titans. Les liens de l’objet avec la courotrophie et le passage d’âge sont matérialisés par les toupies offertes dans le Kabirion de Thèbes, en rapport avec le culte de Pais, de Dionysos, ainsi que de Déméter dans d’autres sanctuaires. Il symboliserait aussi l’expérience extatique des danses effrénées du culte dionysiaque.
6 La notion de tourbillon, reliée à celle de recherche d’équilibre, comme de perte de maîtrise de soi, est approfondie dans le dernier chapitre. M. Giuman part de deux termes grecs, rhombos et iynx, attestés notamment chez Pindare (Pythiques IV) et Théocrite (Idylles II), qui désignent des objets losangique ou circulaire percés et activés par des ficelles en produisant un son plus ou moins fort. L’auteur réunit un riche ensemble de textes et d’images qui montrent leurs différentes associations à la magie amoureuse, au féminin comme au masculin. L’ouvrage se termine sur la dimension cosmique de la toupie, comparée à la rotation des corps célestes.
7 Cette étude minutieuse d’un petit objet en apparence futile apporte une précieuse contribution à l’histoire culturelle du jeu. M. Giuman y démontre l’importance d’une approche pluridisciplinaire, basée sur un riche corpus d’images et de textes d’Homère aux auteurs byzantins. Il éclaire une valeur symbolique dépassant la sphère infantile et ludique, étroitement liée à une distribution genrée des rôles des filles et des garçons. Cet ouvrage ouvre aussi des pistes de recherches, notamment sur le contraste entre l’abondance des images grecques et la quasi-absence de représentations figurées à l’époque romaine. Il invite aussi à reprendre l’étude des rites de mariage en Grèce à la lumière de leur transposition métaphorique.
Date de mise en ligne : 17/05/2023.