Notes
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[1]
Hugon, Plumauzille & Rossigneux-Méheust 2019 (éditorial).
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[2]
Santinelli-Foltz 2019.
-
[3]
Vigna & Zancarini-Fournel 2013 (actualité de la recherche).
-
[4]
Rogers & Thébaud 2008, articles de Cécile Michel et Jenny Jochens.
-
[5]
Le Missing migrants project (de l’International organization for migration – IOM) estime qu’il y a eu 30 000 morts et disparus au cours de leur migration depuis 2014 [https://missingmigrants.iom.int/].
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[6]
Cet épisode est cependant sans commune mesure avec les migrations de millions de réfugié.es qu’ont connues l’Europe et la France au cours du xxe siècle, avant, pendant et après les guerres mondiales. Citons notamment les personnes déplacées durant et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et les populations européennes rapatriées des colonies au moment des décolonisations.
-
[7]
Lendaro, Rodier & Lou Vertongen 2019.
-
[8]
Sur les politiques européennes de fermeture, voir le travail de Migreurop, réseau de chercheur.es et militant.es [http://www.migreurop.org].
-
[9]
Voir, en France, le programme ANR « Pour une histoire européenne de l’asile et de l’exil au xixe siècle » [https://asileurope.huma-num.fr/]. L’équipe a organisé en septembre dernier un colloque intitulé « Exil, genre et famille au xixe siècle ». Voir également Diaz 2014, Diaz et al. 2015. La rubrique « Clio a lu » rend compte de l’ouvrage récent de Maëlle Maugendre sur les réfugiées espagnoles en France.
-
[10]
Bassi & Souiah 2019.
-
[11]
Un des dix Instituts Convergences créés dans le cadre du 2e programme des Investissements d’avenir.
-
[12]
Bertrand & Boucheron 2019.
-
[13]
Morokvasic 1984.
-
[14]
Parmi les plus récentes en France, celles de la géographe Camille Schmoll (2020).
-
[15]
Voir le classique de Dirk Hoerder qui a constitué un tournant par l’espace considéré et le choix de la longue durée (2002). Voir également Manning 2012 [2005] et la synthèse de Gabaccia & Hoerder 2011.
-
[16]
Voir par exemple Coquery-Vidrovitch 2018 et Parker 2010.
-
[17]
Par exemple, pour la période contemporaine : Green & Waldinger 2016. Nancy Green a récemment souligné les limites du transnationalisme (2019).
-
[18]
Harzig & Hoerder 2009 : 3. Les distinctions classiques entre départs volontaires et forcés, migrations économiques et politiques sont aujourd’hui questionnées.
-
[19]
Pour l’exemple de Marseille, voir Guerry 2013.
-
[20]
Hellio 2019.
-
[21]
Donato & Gabaccia 2015. Voir le compte rendu de cet ouvrage dans « Clio a lu ».
-
[22]
Schrover 2013.
-
[23]
Voir Lucassen J., Lucassen L. & Manning 2010.
-
[24]
Dans un ouvrage récent (2019), Yolande Cohen analyse, dans leur complexité, les mobilisations féministes contre la prostitution et la traite des femmes en France et au Canada, des années 1880 aux années 1920.
-
[25]
La rubrique « Clio a lu » rend compte d’un autre exemple d’usage de lettres envoyées à l’administration, celles adressées à une inspectrice par de jeunes Polonaises recrutées dans les campagnes françaises dans les années 1930. Ces lettres disent plutôt la détresse de ces femmes exploitées et parfois violentées.
-
[26]
Voir notamment Moch 2003 [1992].
-
[27]
Martini 2016.
-
[28]
Martini & Mukherjee 2019.
-
[29]
Sur ce point et pour le très contemporain, voir Odasso 2015.
-
[30]
Voir, à ce sujet et pour le très contemporain, le programme de recherche « Genre et sexualité en migration : “laisser la parole” sans “parler à la place” » coordonné à l’université Paris Lumière par Caroline Ibos, Hélène Nicolas, Éric Fassin et Marta Segarra.
-
[31]
Guerry 2014.
1Femmes et genre en migration : Clio. FGH n’avait pas encore, en vingt-cinq ans d’existence, consacré de dossier thématique à ce sujet, alors que le thème des migrations est travaillé par les sciences humaines et sociales depuis les années 1970, voire depuis la fin du xixe sièclepar des démographes, géographes, juristes, et que sa dimension de genre s’est peu à peu imposée. La revue a cependant évoqué, dans un numéro récent, les migrations de femmes des pays du Sud qui alimentent le marché du soin d’autrui dans les métropoles des pays du Nord [1] et consacré, dans son dernier numéro, un varia au genre des migrations liées aux stratégies matrimoniales dans le royaume des Francs au haut Moyen Âge [2]. Elle avait auparavant souligné l’émergence, en histoire ouvrière, de recherches sur genre et migrations de travail [3], et titré une de ses livraisons « Voyageuses ». Ce numéro avait, entre autres, exploré le genre de la mobilité et présenté des figures inédites de voyageuses, véritables migrantes, comme les épouses de marchands assyriens du début du iie millénaire avant J.-C. ou l’Islandaise Gudrid Thorbjarnardottir qui, au xie siècle, se rendit avec sa famille au Groenland, puis voyagea avec son second mari vers le Nouveau Monde avant de rentrer dans son île et d’entreprendre un pèlerinage à Rome [4].
2Inscrit dans une actualité à la fois politique et scientifique, le thème est traité dans ce numéro selon les critères habituels de la revue : une prise en compte des différentes périodes historiques, de l’Antiquité à nos jours puisque, nous y reviendrons et contrairement aux idées reçues, il s’y prête ; une attention aux approches nouvelles et aux sources mobilisées ; la plume offerte à des chercheur.es de diverses nationalités et travaillant sur des zones géographiques différentes. L’ampleur du sujet a cependant conduit à laisser de côté les migrations de courte distance comme l’exode rural et à ne retenir que des cas de migrations de grande ampleur.
Un thème d’actualité
3Dans une dialectique présent-passé bien connue des historien.nes, les pages qui suivent s’inscrivent dans un contexte particulier. Depuis le printemps 2015 en effet, la question des migrations est au centre de l’actualité. Deux naufrages, ayant entraîné la mort de centaines de personnes en Méditerranée [5], puis la diffusion de la photographie du corps d’Aylan Kurdi, jeune enfant kurde fuyant la guerre en Syrie mort noyé et échoué sur une plage turque, ont provoqué une onde de choc. Présentés par les médias et les responsables politiques européens comme la conséquence d’une « crise migratoire » historique [6], ces événements ont surtout posé la question de la « crise de l’accueil » [7] des réfugié.es par les États membres de l’Union européenne qui, pour la plupart d’entre eux, ont renforcé leur politique de fermeture aux effets dramatiques [8]. Cette actualité renforce tout un volet de recherches sur l’exil [9], les contraintes à la mobilité, les frontières, les camps, les catégorisations, les corps migrants [10], recherches mentionnées ici et abordées dans certains des articles historiques de ce numéro au format limité.
4Sans en être prisonnière, la revue ne pouvait cependant pas ignorer cette actualité évoquée dans deux contributions. À propos de Lampedusa, une des portes d’entrée des migrant.es en Europe depuis une trentaine d’années et le théâtre d’affaires judiciaires concernant le secours aux boat people, Chiara Quagliariello, historienne et anthropologue, analyse l’origine et la forme de la migration temporaire pour l’enfantement imposée aux îliennes pour bénéficier d’une assistance hospitalière lors de l’accouchement ; elle montre que ces accouchements déterritorialisés entrent en conflit avec l’assistance médicale proposée aux migrantes enceintes. De son côté, Joachim Häberlen entend, par une vaste enquête orale auprès de réfugié.es à Berlin, raconter l’exil et l’installation en Occident autrement que sous la forme de la vulgate victimaire. Les trois récits de réfugiées musulmanes en Allemagne, ici présentés, nuancent fortement l’idée dominante et médiatisée de femmes à sauver de cultures patriarcales. Ils soulignent que ces femmes, se qualifiant d’héroïnes, luttaient déjà pour leur liberté dans leurs pays d’origine et que l’expérience de l’exil a même été un moment d’empowerment pour certaines d’entre elles. À l’inverse, les contraintes administratives du pays d’accueil et les préjugés sociaux constituent des obstacles redoutables.
5Ce numéro de Clio. FGH s’inscrit également dans une actualité scientifique spécifique à la France, caractérisée par une forte impulsion donnée à l’institutionnalisation des études migratoires, longtemps soutenues par des associations comme Génériques, qui a beaucoup œuvré, entre 1987 et 2018, pour valoriser la mémoire de l’immigration, en promouvoir l’histoire et en sauvegarder les archives. Certes, des chercheur.es de diverses disciplines travaillent sur ce sujet depuis plusieurs décennies, rassemblés parfois au sein de laboratoires comme Migrinter, qui, créé en 1985 à l’université de Poitiers par le géographe Gildas Simon, a ouvert en 2004 un master pluridisciplinaire « Migrations internationales ». Mais d’autres masters en migration studies s’ouvrent depuis quelques années et 2018 a vu la création, au Collège de France, de la Chaire « Migrations et Sociétés » confiée à François Héran, quelques mois après la fondation de l’Institut Convergences Migrations [11]. Cet Institut, qui rassemble plus de trois cents membres de diverses institutions et disciplines (sciences sociales, sciences humaines et sciences de la santé), a pour missions de fédérer les recherches sur les migrations et de faire dialoguer la recherche scientifique et la société par un éclairage critique de l’actualité et un partenariat diversifié avec les acteurs locaux.
6Parallèlement, le Musée national de l’histoire de l’immigration, ouvert au public en 2007 sous le nom de Cité nationale de l’histoire de l’immigration avec comme objectif de mettre en valeur la place des populations immigrées dans la construction de la France et de faire évoluer les regards des Français.es sur l’immigration, réfléchit avec des chercheur.es à la reconfiguration de son exposition permanente [12]. Recrutée dès 2005 par l’institution, Marianne Amar, qui a répondu à nos questions, présente dans ce numéro le parcours intellectuel qui l’a conduite à devenir une spécialiste des migrations et à déplier, à l’épreuve du musée, « les contradictions entre patrimoine et histoire, connaissance et reconnaissance, écriture du passé et interpellations du présent ». Attentive à ce qui est montré (ou non) des femmes migrantes et du genre en migration, elle souligne que « travailler sur le genre et les femmes peut s’inscrire dans cette volonté de sortir de l’image univoque du travailleur immigré, masculin, prolétaire, finalement installé ».
Une historiographie déjà ancienne, des questions et sources nouvelles
7Depuis le rôle pionnier de la sociologie qui a rendu visibles les femmes dans les migrations [13], des recherches dans différentes disciplines intègrent les femmes migrantes et/ou le genre des migrations à leurs analyses [14]. Du côté de l’histoire, Nancy Green, qui élargit et actualise ici un propos déjà publié en anglais, en 2012, dans la revue Gender & History, distingue, dans une contribution historiographique portant sur la France et les États-Unis, plusieurs âges des études migratoires : un premier centré sur l’homme « travailleur immigré » (années 1960-1970) qui a vu naître une première mouture de la revue Hommes & Migrations, un deuxième (1970-1980) qui « découvre » les immigrées, un troisième qui intègre le concept de genre (années 1980 et au-delà), puis un quatrième qui s’intéresse aux sexualités et à l’intime à partir des années 2000. L’historienne pose la question d’un nouvel âge dans lequel l’intersectionnalité, qui était sans le mot déjà questionnée dans des recherches antérieures, est de plus en plus mobilisée et intègre fréquemment la catégorie de « race », souvent croisée avec les sexualités. L’approche intersectionnelle a également conduit à s’interroger sur les migrations des élites, revenant sur l’importance de la classe sociale dans les représentations, les pratiques et les expériences.
8Ce dossier de Clio s’insère dans les nouvelles approches développées depuis une vingtaine d’années, qui mobilisent des sources auparavant peu utilisées et qui seront présentées au fil de cet éditorial. L’histoire des migrations adopte désormais une perspective plus globale et de longue durée [15], parfois liée à l’histoire de la traite et de la colonisation [16]. Elle s’intéresse aux pratiques transnationales [17], aux circulations, aux réseaux, et aux parcours des migrant.es. Comme le souligne également Marianne Amar, l’analyse tend à sortir du cadre national pour envisager, à l’échelle individuelle et collective, l’entièreté de trajectoires migratoires complexes marquées par des aller-retours, des bifurcations et des expériences multiples. Le terme « migration » semble aujourd’hui se substituer aux traditionnels « immigration » et « émigration », en raison des possibilités qu’il recouvre pour décrire le phénomène dans sa diversité et sa complexité (mobilités de durée variable, départs volontaires ou forcés, migrations encadrées, etc.) [18]. Cependant, l’acteur étatique, par ses politiques et leur mise en œuvre administrative, pèse inexorablement sur les parcours et l’échelle locale reste la plus fine pour observer les interactions entre les acteurs/trices, les stratégies déployées par les migrant.es et les expériences migratoires [19]. Par ailleurs, l’usage du mot « migrant.e » comporte le risque de fixer l’individu dans la migration et de reproduire les représentations sociales et politiques de la mobilité [20] : quand n’est-on plus « migrant.e » ?
9Ce numéro de Clio s’inscrit également dans le sillage de travaux d’historiennes qui contestent la nouveauté de la féminisation des migrations internationales. L’approche de longue durée a montré que la répartition sexuée des flux migratoires a considérablement varié au cours du temps, dépendant à la fois du contexte, des opportunités et contraintes, de l’espace géographique considéré et des groupes [21]. Concernant l’espace européen durant les deux cents dernières années, l’historienne Marlou Schrover a montré, en 2013, le retour récent d’un équilibre hommes-femmes, déjà mis en évidence au xixe siècle et suivi, dans certains pays, par une féminisation dans l’entre-deux-guerres, puis une masculinisation rarement questionnée comme telle pour la période 1950-1975 [22]. C’est ce que fait dans ce dossier Andrew Shield qui s’intéresse à l’immigration masculine de « travailleurs invités » turcs et marocains aux Pays-Bas, en l’intégrant à l’histoire de la Révolution sexuelle. Mais, comme les travaux récents d’historien.nes l’ont montré en développant des liens avec d’autres disciplines (archéologie, anthropologie, linguistique, paléogénétique) [23], les migrations débordent largement la période contemporaine.
10Dans sa contribution sur les migrations féminines dans la ville de Rome à la fin de la République et au Haut Empire, Marie-Adeline Le Guennec, qui a travaillé en doctorat sur l’hospitalité des aubergistes dans l’Occident romain, mène, en usant de l’épigraphie (inscriptions funéraires, mais aussi, dans une moindre proportion, inscriptions votives et graffiti), une réflexion méthodologique sur l’identification de femmes venues d’ailleurs. Elle montre le processus d’invisibilisation des femmes dans ce type de sources mais aussi la présence importante de femmes d’origine servile, esclaves ou affranchies, dans les migrations des provinces de l’empire vers l’Urbs, en raison des spécificités de ce groupe dont la mobilité était particulièrement encadrée. De son côté, Irene Barbiera aborde la question des enjeux de la représentation masculine ou féminine des migrations au cours de l’histoire et développe un propos à la croisée de l’historiographie, de l’histoire des textes et de l’archéologie. Analysant le genre des « Grandes invasions » ou invasions dites « barbares » au haut Moyen Âge, elle étudie les significations des récits de ces migrations et montre que les travaux des chercheurs des xixe et xxe siècles ont servi, en se focalisant sur certaines données archéologiques et certains textes, un discours raciste, nationaliste et viril qui a atteint son apogée pendant la Seconde Guerre mondiale. La médiéviste présente également les résultats de recherches récentes sur ces migrations qui sont en réalité complexes (en chaîne, multidirectionnelles, de retour) et témoignent de spécificités genrées, d’une forte présence des femmes, de l’agentivité de ces dernières et de leur rôle crucial dans les pratiques matrimoniales et les transferts culturels.
Migrantes, des femmes dotées d’agentivité
11Souhaitant aborder les nouveaux thèmes travaillés par la recherche sur les migrations, nous avons choisi pour ce dossier de Clio des textes analysant la capacité d’agir de femmes migrantes qui prennent des décisions et usent de stratégies dans leurs parcours. Dans un article qui propose une relecture de la « traite des blanches » comme une histoire de migration économique, Elisa Camiscioli analyse les opportunités que représente Cuba au début du xxe siècle pour des Françaises des classes populaires qui partent y exercer ce que l’historienne appelle « le travail du sexe ». Ces femmes sont certes encadrées par des intermédiaires, également migrants pour la plupart, mais restent volontaires, comme le montrent de nombreux témoignages recueillis par des enquêteurs de la Société des Nations (SdN) au milieu des années 1920. Peu connue, cette émigration française a été importante et a suscité une « panique morale » chez les réformateurs sociaux [24], de la part des autorités gouvernementales et internationales de la SdN. Elisa Camiscioli montre comment les normes sexuelles influencent la gouvernance des migrations et suscitent une politique migratoire restrictive visant notamment les femmes seules. L’auteure étudie également les stratégies déployées par les migrantes pour contourner les contrôles et emprunter de nouvelles routes migratoires.
12Les sources du moi (correspondances, récits de vie, autobiographies), largement mobilisées par les auteur.es de ce numéro, permettent de saisir l’agentivité des migrants et plus encore des migrantes, ces dernières ayant longtemps été présentées comme des figures passives, victimes de migrations forcées, compagnes de migrations masculines, bénéficiaires du regroupement familial. Élise Vallier-Mathieu présente ainsi l’autobiographie de Jane Edna Hunter (1882-1971), publiée en 1940 et intitulée A Nickel and A Prayer. Elle commente les passages relatifs à l’expérience migratoire de cette infirmière noire qui, comme de nombreux compatriotes, quitte son Sud natal pour s’installer dans un grand centre urbain du Nord (Cleveland) au début des années 1900, lors de la Grande Migration noire américaine. Le récit souligne les difficultés rencontrées mais aussi les ressources mobilisées pour les vaincre, notamment la foi religieuse et l’engagement dans le travail associatif et caritatif en faveur des jeunes migrantes africaines-américaines. Dans sa contribution sur l’émigration antillaise vers la France métropolitaine dans les années 1960, Stéphanie Condon propose, en revisitant des archives du Bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d’outre-mer (BUMIDOM), d’étudier les choix, les ambitions et les résistances de jeunes adultes, hommes et femmes, dans le cadre de cette migration organisée par l’État français. Tout en montrant les stratégies déployées par les institutions pour combler certains secteurs du marché du travail, son article met en évidence, par l’étude de correspondances conservées dans les dossiers personnels [25], comment les jeunes Antillais.es se saisissent des attentes genrées des formateurs/trices, des employeurs et des pouvoirs publics pour réaliser des projets personnels qui correspondent peu à ce qui leur est proposé : les femmes, qui ont choisi d’améliorer leur situation, développent des stratégies d’autonomisation par un travail qualifié, les hommes élaborent des projets de vie à long terme (qui ne se réduisent pas à l’occupation d’un emploi) dans un cadre plus familial.
13Malgré une méfiance ancienne des historien.nes, en particulier français, envers la littérature, celle-ci peut concourir à l’intelligibilité des phénomènes historiques. Alice et Isabelle Lacoue-Labarthe proposent une lecture à la fois historienne et littéraire de la trilogie Sonne auf halbem Weg : die Istanbul-Berlin Trilogie (Soleil à mi-chemin : la trilogie Istanbul-Berlin) de l’auteure turco-allemande Emine Sevgi Özdamar (née en 1946). Publié d’abord en trois volumes entre 1992 et 2003, ce texte, qui met en œuvre une écriture corporelle et fait entendre une multiplicité de voix essentiellement féminines, est à la fois témoignage, journal intime, transcription de récits oraux, document historique. Il met en scène des femmes qui tracent leur voie au gré des résistances rencontrées et offre un discours historique alternatif, en rupture avec l’historiographie des Gastarbeiter, « travailleurs invités » allemands dans la seconde moitié du xxe siècle.
14Comme le montrent l’actualité des migrations et les articles de ce dossier, l’agentivité des migrantes est en effet toujours relative, davantage construite sur des micro-résistances que sur des actions d’éclat. Elle ne doit pas masquer les violences subies par de nombreuses migrantes, notamment sexuelles, ni les contraintes liées aux rapports de genre.
Familles, migrations et réagencement de genre
15Depuis plusieurs décennies, « l’histoire genrée des migrations croise celle des familles », pour reprendre les termes de Nancy Green. Ce croisement a fait surgir de multiples thématiques abordées dans de nombreux ouvrages, notamment le rôle de soutien ou de repoussoir des familles dans le départ de l’un de ses membres, le lien tissé entre migration et économie familiale [26], ou bien encore la constitution et le fonctionnement des petites entreprises familiales tenues par de la main-d’œuvre issue de l’immigration, telles celles du bâtiment en banlieue parisienne au xxe siècle, récemment étudiées par Manuela Martini [27]. Aujourd’hui, et la parution du dernier numéro de Gender & History [28] en témoigne, la famille et le couple sont également envisagés dans leur dimension intime, affective et sexuelle : modalités d’exercice de la paternité et de la maternité face à la séparation, modes d’expression des émotions dans le couple, intervention du politique dans la gestion de l’intime [29], sexualité des migrant.es et politiques sexuelles à leur égard [30]. De même est interrogé ce que la migration fait à la féminité, à la masculinité, aux rôles socio-sexués, la notion de réagencement de genre à la faveur de la migration apportant à l’analyse plus de complexité que celle d’émancipation.
16Trois contributions de ce dossier apportent leur pierre à ces nouvelles problématiques. Virginie Adane s’intéresse au genre dans la construction coloniale à l’époque moderne et donne à voir la Nouvelle-Néerlande au début de son existence (premières décennies du xviie siècle), colonie dont l’histoire est mal connue en France. Elle analyse à la fois les dynamiques migratoires – surreprésentation d’hommes seuls, présence croissante de familles, certaines femmes ayant convolé juste avant le départ – et la place des femmes et des familles dans la construction de la société nouvelle. Le déséquilibre des sexes rend vulnérables les femmes seules et entraîne maintes transgressions des normes morales, transgressions lues par l’historienne comme des tentatives de se conformer à un ordre matrimonial. Le mariage apparaît comme une sécurité pour les femmes et, par les réseaux de confiance qu’il permet de construire, comme un rouage essentiel au bon fonctionnement d’une société articulée autour de circulations atlantiques. Les femmes, épouses mais aussi mères ou sœurs, jouent un rôle fondamental, tant dans la gestion du foyer que dans le fonctionnement marchand de la colonie.
17Les deux autres contributions concernent la période contemporaine et s’intègrent à la rubrique « Documents ». Andrew Shield utilise un étonnant fonds de collections photographiques, déposées par des immigrant.es à l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam, pour écrire une histoire de la sexualité et de l’immigration. Il explore et questionne ce qu’il appelle un « tournant conservateur » chez les « travailleurs invités » lié au regroupement familial. En effet, les clichés de la fin des années 1960 et du début des années 1970, comme celui reproduit dans ce numéro, montrent que des immigrants venus seuls – la plupart originaires de Turquie, du Maroc et de l’Europe du Sud – ont alors participé aux transformations des cultures sexuelles et de genre de l’Europe du Nord : mixité des loisirs entre jeunes hommes et petites amies hollandaises, semi-nudité des corps, liberté sexuelle. A contrario, les clichés qui font suite à l’arrivée des épouses et enfants venus du pays d’origine mettent en scène des loisirs familiaux, des femmes à la tête couverte, des enfants nombreux et des hommes chefs de famille.
18Quant à Linda Guerry, qui a comme projet d’écrire une histoire de long terme du regroupement familial et a mis au jour des acteurs non-étatiques des politiques migratoires – organisations internationales de femmes notamment [31] –, elle analyse ici un rapport de l’Immigrants’ Protective League de Chicago. Daté de 1931, ce rapport porte sur le paiement des pensions alimentaires dans des familles séparées par la migration et présente les pratiques des travailleuses sociales qui s’appuient sur les émotions pour rétablir un modèle social familial fragilisé par la migration et réunir les familles sans recourir aux tribunaux. Le document informe à la fois sur les contraintes rencontrées par les migrant.es concernés et sur la mise en œuvre d’un véritable travail social international.
19Étudiée dans la longue durée, dans différents espaces et contextes, attentive aux actrices et aux acteurs, à leurs décisions, à leurs expériences et aux contraintes rencontrées, aux rôles des institutions (étatiques, intermédiaires, familiales), l’histoire des migrations, phénomène complexe et structurant de l’histoire humaine, est à poursuivre : le chantier continue et n’oublie désormais ni les femmes ni le genre.
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Notes
-
[1]
Hugon, Plumauzille & Rossigneux-Méheust 2019 (éditorial).
-
[2]
Santinelli-Foltz 2019.
-
[3]
Vigna & Zancarini-Fournel 2013 (actualité de la recherche).
-
[4]
Rogers & Thébaud 2008, articles de Cécile Michel et Jenny Jochens.
-
[5]
Le Missing migrants project (de l’International organization for migration – IOM) estime qu’il y a eu 30 000 morts et disparus au cours de leur migration depuis 2014 [https://missingmigrants.iom.int/].
-
[6]
Cet épisode est cependant sans commune mesure avec les migrations de millions de réfugié.es qu’ont connues l’Europe et la France au cours du xxe siècle, avant, pendant et après les guerres mondiales. Citons notamment les personnes déplacées durant et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et les populations européennes rapatriées des colonies au moment des décolonisations.
-
[7]
Lendaro, Rodier & Lou Vertongen 2019.
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[8]
Sur les politiques européennes de fermeture, voir le travail de Migreurop, réseau de chercheur.es et militant.es [http://www.migreurop.org].
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[9]
Voir, en France, le programme ANR « Pour une histoire européenne de l’asile et de l’exil au xixe siècle » [https://asileurope.huma-num.fr/]. L’équipe a organisé en septembre dernier un colloque intitulé « Exil, genre et famille au xixe siècle ». Voir également Diaz 2014, Diaz et al. 2015. La rubrique « Clio a lu » rend compte de l’ouvrage récent de Maëlle Maugendre sur les réfugiées espagnoles en France.
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[10]
Bassi & Souiah 2019.
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[11]
Un des dix Instituts Convergences créés dans le cadre du 2e programme des Investissements d’avenir.
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[12]
Bertrand & Boucheron 2019.
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[13]
Morokvasic 1984.
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[14]
Parmi les plus récentes en France, celles de la géographe Camille Schmoll (2020).
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[15]
Voir le classique de Dirk Hoerder qui a constitué un tournant par l’espace considéré et le choix de la longue durée (2002). Voir également Manning 2012 [2005] et la synthèse de Gabaccia & Hoerder 2011.
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[16]
Voir par exemple Coquery-Vidrovitch 2018 et Parker 2010.
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[17]
Par exemple, pour la période contemporaine : Green & Waldinger 2016. Nancy Green a récemment souligné les limites du transnationalisme (2019).
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[18]
Harzig & Hoerder 2009 : 3. Les distinctions classiques entre départs volontaires et forcés, migrations économiques et politiques sont aujourd’hui questionnées.
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[19]
Pour l’exemple de Marseille, voir Guerry 2013.
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[20]
Hellio 2019.
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[21]
Donato & Gabaccia 2015. Voir le compte rendu de cet ouvrage dans « Clio a lu ».
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[22]
Schrover 2013.
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[23]
Voir Lucassen J., Lucassen L. & Manning 2010.
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[24]
Dans un ouvrage récent (2019), Yolande Cohen analyse, dans leur complexité, les mobilisations féministes contre la prostitution et la traite des femmes en France et au Canada, des années 1880 aux années 1920.
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[25]
La rubrique « Clio a lu » rend compte d’un autre exemple d’usage de lettres envoyées à l’administration, celles adressées à une inspectrice par de jeunes Polonaises recrutées dans les campagnes françaises dans les années 1930. Ces lettres disent plutôt la détresse de ces femmes exploitées et parfois violentées.
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[26]
Voir notamment Moch 2003 [1992].
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[27]
Martini 2016.
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[28]
Martini & Mukherjee 2019.
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[29]
Sur ce point et pour le très contemporain, voir Odasso 2015.
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[30]
Voir, à ce sujet et pour le très contemporain, le programme de recherche « Genre et sexualité en migration : “laisser la parole” sans “parler à la place” » coordonné à l’université Paris Lumière par Caroline Ibos, Hélène Nicolas, Éric Fassin et Marta Segarra.
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[31]
Guerry 2014.