Notes
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[*]
Frédéric Chauvaud, professeur d’histoire, université de Poitiers, 15 rue de l’Hôtel-Dieu, F-86000 Poitiers – frederic.chauvaud@univ-poitiers.fr
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[1]
P. Lascoumes, P. Poncela et P. Lenoël, Au nom de l’ordre. Une histoire politique du Code pénal, Paris, Hachette, 1989, 404 p. et, des mêmes auteurs, Les grandes phases d’incrimination. Les mouvements de la législation pénale. 1815-1940, Paris, gapp-cnrs-ParisX, ministère de la Justice, 1992, 218 p.
-
[2]
L’homosexualité ou le suicide ne sont pas criminalisés, d’autres infractions sont considérées uniquement comme des délits. La bigamie, qualifiée de crime, bénéficie de la mansuétude des juridictions répressives.
-
[3]
C. Charle, Histoire sociale de la France au xixe siècle, Paris, Le Seuil, coll. « Point », 1991, 399 p.
-
[4]
Voir les dossiers de procédure des cours d’assises, voir aussi les introductions ou présentations des différents Comptes généraux de la justice criminelle.
-
[5]
A. Fouillée, La France au point de vue moral, Paris, Félix Alcan éditeur, 1909.
-
[6]
H. Joly, La France criminelle, Paris, 1889, Librairie Léopold Cerf, p. 21.
-
[7]
J. Maxwell, Le crime et la société, Paris, Flammarion, 1924 [1909], p. 207.
-
[8]
Voir note 3 et Hartmut Kaelble, Vers une société européenne, 1880-1980, Paris, Belin, coll. « Modernités », 1988, 185 p.
-
[9]
Archives nationales, bb/30/ et E. Locard, Trois causes célèbres, Lyon, Éditions de la Flamme d’or, 1954, p. 7.
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[10]
Voir par exemple, A. Corbin, « Histoire de la violence dans les campagnes françaises au xixe siècle. Esquisse d’un bilan », Ethnologie française, 1991-3, juillet-septembre, tome 21, p. 224-236.
-
[11]
La question de la guerre et des violences coloniales étant à part. On se souviendra toutefois du mot de Jean Jaurès sur « cette société violente et chaotique, même quand elle veut la paix […] porte en elle la guerre comme la nuée dormante porte l’orage » (1995), voir Jean Jaurès, Rallumer tous les soleils, Paris, Omnibus, 2006, textes choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux.
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[12]
Le Père Peinard, 6 novembre 1892. Sur le périodique anarchiste voir É. Pouget, Le Père Peinard. Journal « espatrouillant » (1889-1900), Paris, Les nuits rouges, 2006, 407 p.
-
[13]
Le Père Peinard, 31 juillet 1898.
-
[14]
Voir en particulier R. Trempé, Les mineurs de Carmaux, Paris, Éditions ouvrières, 1971, 2 vol.
-
[15]
R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard [Fayard], 1995, p. 521.
-
[16]
A. Bataille, Causes criminelles et mondaines de l’année 1886, Paris, E. Dentu, 1887, p. 136.
-
[17]
Sur les figures haïssables voir F. Chauvaud et L. Gaussot (sous la direction de), Histoire et actualité de la haine, Rennes, pur, 2008, 313 p.
-
[18]
A. Bataille, Causes criminelles et mondaines de 1886, op. cit., p. 138.
-
[19]
Ibid., p. 142-143.
-
[20]
H. Heine, De la France (1873), rééd. 1980, p. 139.
-
[21]
Voir A. Corbin, Le village des cannibales, Paris, Aubier, 1990, 204 p. P. Vigier, « Buzançais, le 13 janvier 1847 », dans La vie quotidienne en province et à Paris pendant les journées de 1848, Paris, Hachette, 1982, p. 35-53
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[22]
A. Bataille, Causes criminelles et mondaines de 1886, op. cit., p. 167.
-
[23]
M. Perrot, Jeunesse de la grève. France, 1871-1890, Paris, Le Seuil, coll. « L’univers historique », 1984, 350 p.
-
[24]
Voir R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard, 1995 ; J.-C. Farcy, La jeunesse rurale dans la France du xixe siècle, Paris, Éditions Christian, coll. « Vivre l’histoire », 2004, 220 p.
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[25]
Parmi une abondante production, voir sur l’adolescence et sur l’enfance : A. Thiercé, Histoire de l’adolescence (1850-1914), Paris, Belin, 1999, 333 p. ; J.-N. Luc, L’invention du jeune enfant au xixe siècle. De la salle d’asile à l’école maternelle, Paris, Belin, 1997, 512 p.
-
[26]
S. Lapalus, La mort du Vieux, Paris, Tallandier, 2004, 633 p.
-
[27]
P. Brouardel, « Des causes d’erreur dans les expertises relatives aux attentats à la pudeur », mémoire lu à la Société de médecine légale, Paris, Baillière et fils, p. 182.
-
[28]
M. Perrot, Les ombres de l’histoire, Paris, Flammarion, 2006, p. 341-363.
-
[29]
M. Talmeyr, Sur le banc, 3e série, Paris, Librairie Plon, 1896, p. 251.
-
[30]
Voir en particulier les travaux en cours de J.-J. Yvorel sur les gamins de Paris, ainsi que « Enfances, familles et conflits, 1830-1914 », Les cahiers du gerhico, « La Conflictuosité en histoire : quelques approches », n° 3, 2002, p. 27-34.
-
[31]
M. Talmeyr, Sur le banc, 3e série, op. cit., p. XV.
-
[32]
A. Bérard des Glajeux, Souvenirs d’un président d’assises. Les passions criminelles, leurs causes et leurs remèdes, Paris, Plon, 1893, p. 230-240.
-
[33]
G. Claretie, Drames et comédies judiciaires de 1910, Paris-Nancy, Berger-Levrault, 1911, p. 205.
-
[34]
Ibid., p. 206.
-
[35]
G. London, Les grands procès de l’année 1929, Paris, Éditions de France, 1930, p. 242.
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[36]
Ibid., p. 248.
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[37]
R. de Ryckère, La servante criminelle, étude de criminologie professionnelle, publié en 1908, coll. « Bibliothèque criminologique », 1909, 258 p.
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[38]
Sur le vol domestique voir en particulier V. Piette, Domestiques et servantes. Des vies sous condition. Essai sur le travail domestique en Belgique, Académie royale de Belgique, « Classe des Lettres », 2000, p. 65-135. Sur la délinquance et la criminalité : voir C. Dauphin et A. Farge (sous la direction de), De la violence et des femmes, Paris, Pocket, 1999, 201 p. ; C. Bard, F. Chauvaud, M. Perrot, J.-G. Petit (sous la direction de), Femmes et justice pénale. xixe-xxe siècles, Rennes, pur, 2002, 375 p.
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[39]
A. Bataille, Causes criminelles et mondaines de 1892, Paris, 1893, p. 358.
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[40]
Ibid., p. 363.
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[41]
Pour une mise au point, voir F. Chauvaud, Le crime des sœurs Papin, Paris, Larousse, 2010, 239 p.
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[42]
J. et J. Tharaud, « Maîtres et serviteurs », 1933. Le magazine d’aujourd’hui, novembre 1933.
-
[43]
G. Duby (sous la direction de), Histoire de la France urbaine, t. 4. La ville de l’âge industriel, Paris, Le Seuil, 1983 ; et Y. Lequin, (sous la direction de), Histoire des Français, xixe et xxe siècles, Paris, 1983, 3 vol.
-
[44]
J. Maxwell, Le crime et la société, Paris, Flammarion, 1924 [1909], p. 211.
-
[45]
Selon Norbert Elias, le crime de haine échapperait en partie au processus de civilisation des mœurs et de contrôle des pulsions.
1Depuis la Révolution française, l’instauration d’un nouveau système des tribunaux et l’adoption d’un Code d’instruction criminelle, puis la promulgation du Code pénal fixant les comportements sanctionnés pénalement, certaines conduites ne sont plus poursuivies, tandis que de nouvelles incriminations apparaissent [1]. De temps à autre, des professeurs de droit criminel, des magistrats et des observateurs sociaux affirment que les infractions ne restent pas immuables, qu’elles naissent, vivent et peuvent mourir [2]. Si les changements sociaux influent sur la législation pénale et la pratique des tribunaux, leur succession ne reste pas sans effets sur « l’économie psychique » des justiciables. Pour en cerner les contours et saisir les transformations à l’œuvre, les sources judiciaires [3] peuvent apporter beaucoup et donnent la possibilité de restituer les sentiments et les émotions d’une époque.
2Les enquêtes judiciaires conduites par les magistrats instructeurs retiennent la jalousie, l’envie, la luxure, la colère, la haine et quelques autres émotions comme ressorts du geste criminel [4]. Jusqu’aux années 1880, le crime est pensé pour l’essentiel comme un acte singulier irréductible à une personnalité. Les identités sociales et les transformations d’ensemble de la société ne sont guère prises en considération. Les justiciables n’étaient, d’une certaine façon, que des êtres désincarnés. Suspects, prévenus, inculpés et accusés ne sont plus que des individus presque nus, dépouillés de leurs dimensions professionnelle ou spatiale.
3Les moralistes et les criminologues de la Belle Époque, regardant le siècle écoulé, notent la transformation du crime féroce en crime intéressé. Pour eux, tandis que les passions les plus violentes sont moins nombreuses, elles sont progressivement remplacées par « la recherche égoïste des jouissances [5] ». La montée du désespoir, la perte de l’autorité du père et du mari, l’invention de l’adolescence, les transformations de la société qui semble marcher à un rythme trépidant, la fin annoncée de la vieille civilisation rurale, l’essor d’une société urbaine et industrielle, la course à l’argent sont autant de facteurs qui concourent à la démoralisation. Les repères traditionnels semblent ne plus être d’actualité et déjà appartenir à un passé révolu. Henri Joly observant La France criminelle note que la période d’alors ne ressemble pas aux précédentes. Elle se signale en effet par « une sorte d’abandon de soi-même et d’affaiblissement contagieux. La cupidité l’a donc emporté d’abord sur la passion ; puis la dépravation l’a emporté sur la cupidité ; puis enfin le vice même paraît tendre à l’inertie et à la lâcheté, le désordre à une impuissance voulue [6] ». Prolongeant cette perspective, un procureur général écrit que « quand le sentiment dont la colère procède se cristallise, si l’on me permet cette image ; quand l’état émotif devient chronique, d’aigu qu’il était ; quand en perdant de sa violence, il acquiert de la permanence, il détermine la haine [7] ». Le traitement judiciaire de la haine illustre aussi bien les transformations de la société que les regards portés sur elle.
Changement social et haines collectives : l’impossible qualification
4Vers 1880, la société française change durablement. L’Europe passe, à un rythme décalé en fonction des histoires nationales, d’un système de domination des notables – les « grandes influences traditionnelles » – à un système méritocratique qui valorise la compétence, la capacité et l’excellence [8]. La haine des riches ou des notables ne peut plus s’exprimer de la même manière. Les graffitis à la craie relevés sur les murs menaçant de pendre le dernier des nobles avec les boyaux du dernier des prêtres [9] a cédé la place à de nouvelles menaces contre les capitaines d’industrie et les barons du fer. Dans la première moitié du xixe siècle, l’immense majorité des hommes et des femmes étaient des sujets car ils n’avaient guère la possibilité de se faire entendre. Dans une société largement bloquée, la seule façon de s’exprimer était le recours à la violence qui visait les symboles de l’autorité et de la fiscalité [10]. Avec l’irruption du suffrage universel masculin en 1848, puis à la suite de « secousses républicaines successives », et avec l’établissement de la République des républicains, les violences collectives sont très largement désavouées [11]. Si, lors du congrès de Toulouse en 1897, la cgt fait l’apologie du sabotage, la motion adoptée a des allures de cri passéiste et donne le sentiment qu’il s’agit d’une provocation. Toutefois, jamais le nombre de grèves n’a été aussi important, dépassant presque en 1906 le seuil de 500 000, toutefois la répression des mouvements sociaux se fait avec une grande brutalité, comme l’illustrent les fusillades. Mais la plupart des « forces politiques » parlant au nom du peuple et les membres des organisations syndicales y voient moins la haine de l’ouvrier que le mépris pour le prolétaire. Le Père Peinard, journal anarchiste et « espatrouillant », même s’il n’est pas représentatif de l’ensemble des sensibilités ouvrières, illustre la haine des juges, des bourgeois et des policiers. Les magistrats sont des « chamocrates » ; les nantis sont des « Jean-Foutres de la haute » et les victimes des attentats anarchistes sont des « richards écrabouillés [12] » ; les policiers, eux, ne sont que de la « flicaille » ou de la « racaille [13] ».
5Pour les autorités, certaines formes de violences collectives ne relèvent ni de l’attentat ni de journées révolutionnaires, mais de la haine sociale. En effet, du côté des mineurs, formant le « peuple souterrain » des « gueules noires », certaines actions sont qualifiées d’accès de colère ou de mouvements haineux. Les transformations sociales constituent vers 1880 une rupture essentielle qui se traduit par la sédentarisation des « ouvriers-paysans » et l’abandon des « valeurs traditionnelles ». À Carmaux, à Ronchamp, dans le Nord-Pas-de-Calais et ailleurs, les mineurs rompent leurs liens avec la société rurale, se fixent autour des puits. Les compagnies minières prennent en charge le logement et président aux destinées de coopératives d’alimentation ou d’habillement, contrôlent en partie ou en totalité les caisses de secours [14]. Les salaires payés une fois par semaine rétribuent des « tâches d’exécution [15] ». Ils contribuent à l’augmentation de produits de consommation jusque-là presque inaccessibles. Dans ce contexte, l’assassinat de l’ingénieur Watrin, dont il existe plusieurs lectures et versions faites par les contemporains, apparaît bien comme un acte extraordinaire et illustre, à l’orée de la Belle Époque, le crime de haine sociale. En janvier 1886, à Decazeville, Watrin remplaçait le directeur de la Société minière, absent. Il apparaît comme un des promoteurs « pratiques » du paternalisme social, à l’origine d’épiceries, de boulangeries et de boucheries coopératives. De la sorte, il s’était attiré l’hostilité non des mineurs, mais des boutiquiers qui voyaient leur commerce progressivement déserté. Aussi, la grève de Decazeville éclate, elle ne ressemble pas à un conflit classique opposant les mineurs au patronat des compagnies minières. Surnommé par Albert Bataille « la jacquerie industrielle [16] », le mouvement n’a pas été, écrit-il, « la revanche des déshérités sur les riches, mais la revanche des patentés ». Pour comprendre la portée et la perception de ce crime qui semble reproduire dans la réalité la fiction d’Émile Zola publiée d’abord en feuilleton puis en volume en 1885, il importe de restituer quelques « épisodes » des événements aboutissant à 1886.
6Dans le courant du mois de mars 1885, des rumeurs circulent, des graffitis apparaissent sur les murs. On pouvait lire, en lettres blanches, « Watrin est condamné ». Toujours selon Albert Bataille, « il y avait longtemps déjà que la haine contre l’ingénieur était entretenue par les intéressés dans le cœur des ouvriers ». Le 26 janvier 1886 la grève surgit et s’étend immédiatement à plusieurs puits. Les « mutins » se rendent dans le bureau de Watrin, font part de leurs revendications et le conduisent à la mairie. Là, malgré l’hostilité de quelques-uns disant : « C’est la peau de Watrin qu’il nous faut. À l’eau, le Prussien ! Il ne nous échappera pas ! », des délégués sont désignés et se réunissent avec les membres présents du conseil municipal. Un jeune mineur de 23 ans, renvoyé pour vol de briquettes, condamné la veille du drame à six jours de prison, s’écrie : « Lâches, vous l’avez ! Étranglez-le ! Il faut le promener par la ville », mais n’est pas suivi. Les revendications portent sur le minimum salarial, la réduction du temps de travail, le « réembauchage des ouvriers renvoyés », la non-poursuite des grévistes et enfin la démission de M. Watrin. Le sous-directeur refuse ce dernier point.
7La scène qui suit est une scène de massacre. Elle relève d’un ensemble de circonstances enchevêtrées et a bien pour ressort la haine sociale. Sortant de la mairie en compagnie de deux ingénieurs, Watrin aperçoit un immense rassemblement, entre 1 500 et 1 800 personnes. Les trois hommes se trouvent entourés, pressés, menacés. Dans la foule, des femmes crient : « Il a fait assez de misère, il faut qu’il crève. » Les trois ingénieurs se réfugient dans un petit bâtiment et prennent place au premier. De l’extérieur parvient un grand tumulte. Une échelle est posée contre le mur, faisant voler en éclats les fenêtres. À l’intérieur, les trois hommes, réfugiés dans un bureau, entendent des pas précipités et une bousculade dans l’escalier. Watrin ouvre la porte. Le premier assaillant est un mineur de 37 ans qui tient à la main une embarre. Plus tard, il sera présenté comme celui qui « vociférait à la tête des grévistes » et suivait Watrin « comme une proie ». Il porte un coup sur la tête du sous-directeur, lui fracasse l’os frontal et frappe avec son énorme pièce en bois les deux autres ingénieurs. Un deuxième « émeutier » arrache la porte et la projette dans la direction des ingénieurs. Le maire pénètre à son tour sur place et demande instamment à Watrin de signer sa démission, ce qu’il accepte, mais cela ne suffit plus. La volonté du massacre et la haine sont à leur comble. Le maire se contente de dire « cela se corse » et finit par abandonner les lieux, scellant le sort du sous-directeur. Il y a bien une atmosphère haineuse contre les conditions de travail, contre le sort réservé aux uns et aux autres et, selon une alchimie complexe, Watrin, parfois appelé « le Prussien » puisqu’il venait de Lorraine, quittée après l’annexion par l’Allemagne au lendemain de la guerre de 1870, incarne la figure haïssable de l’exploiteur [17]. Un jeune mineur de 18 ans s’écrie ainsi à plusieurs reprises : « Je ne veux pas perdre la fleur de mon âge, la perdre à travailler sans rien gagner. Il faut que Watrin crève, il a fait assez de mal dans le pays [18]. »
8Le moindre incident peut ainsi le transformer en bouc émissaire. Saisi par trois mineurs, l’un le tenant à une jambe, le deuxième à l’autre membre, le troisième l’attrapant par le buste, il est jeté dans le vide. En bas, « l’infâme multitude l’entoure, le piétine, lui arrache les cheveux, lacère ses habits ; des femmes avec des cris de bêtes fauves lui écrasent à coups de talon la figure, et marquent leurs sabots dans le sang [19] ». Le spectacle sanglant rappelle d’autres scènes de mise à mort comme lors des émeutes de 1832 quand des femmes achèvent à coups de sabots des individus suspectés d’avoir empoisonné l’eau des fontaines [20].
9Une fois l’ingénieur massacré, l’un des participants aurait dit : « C’est bien ! maintenant il nous en faut un autre ! » Mais ici, il s’agit bien d’un crime de haine sociale provoqué en partie par l’inquiétude face aux changements, par le refus de la discipline industrielle, mais aussi par le rejet d’une prise en charge du quotidien par la direction de la mine. Dans cette « équation victimaire [21] », la foule, un petit groupe d’individus, les autorités défaillantes – en particulier celle du premier édile de la commune – jouent un rôle essentiel. La défenestration de Watrin apparaît presque aussitôt comme un geste archaïque appartenant à une autre époque. C’est le retour furtif de la barbarie et des monstres sociaux que sont les jacques du xviie siècle s’attaquant aux châteaux et aux seigneurs. À Decazeville, celles et ceux qui ont participé à l’action n’étaient pas armés, tout au plus avaient-ils en leur possession des cordes et des outils.
10Globalement, dans les conflits sociaux, les personnes sont rarement l’objet de violences physiques même si dans telle grève des pierres sont jetées sur un chef de chantier ou dans tel autre conflit un contremaître reçoit un coup de couteau. Lors du procès des émeutiers de Decazeville, neuf personnes se retrouvent dans le box des accusés. Cinq seront modérément condamnés, quatre acquittés. Pendant les débats judiciaires la haine s’invite à plusieurs reprises dans les déclarations des uns et des autres. Le directeur de la compagnie apportant son témoignage dira sans détour que « les mineurs avaient eu l’esprit monté par le petit commerce, et les haines s’étaient portées contre M. Watrin [22] ». L’ingénieur apparaît bien comme une victime expiatoire. Le supplicier revenait à prendre une revanche sur l’existence, à exorciser sa peur du présent et de l’avenir, à donner à son malheur un corps et un visage sur lesquels reporter sa haine. La Justice toutefois ne peut retenir la qualification de haine collective et y voit le dernier soubresaut de conflits sociaux enfin négociés et apaisés [23].
La peur des jeunes et la haine générationnelle
11De la guerre de 1870 jusqu’à nos jours, la jeunesse qui se décline de plus en plus au pluriel est bien la « métaphore du changement social [24] ». D’une certaine manière, le xixe siècle invente la jeunesse et l’adolescence, objets d’une multitude d’études [25]. Dans les villes manufacturières, ou dans les centres urbains, jeunes ouvriers et ouvrières pouvaient éprouver de la haine pour leurs conditions de vie ou leur patron, sans pour autant passer à l’acte. Dans leur famille [26], comme dans les syndicats, les jeunes étaient assignés au silence. En 1893, la feuille éphémère Le cri des jeunes apparaît incongru. Véritables souffre-douleur, les apprentis, désignés comme « ces enfants de peine », ne pouvaient dissimuler la haine qu’ils éprouvaient. Quant aux jeunes ouvrières, elles étaient, pour quelques-unes, l’objet de la « lubricité » des contremaîtres, dénoncée par la presse ouvrière du Nord. Toutefois, l’une des catégories les plus fragiles était celle des pupilles de l’Assistance publique qui exprimaient souvent leur aversion et leur haine par l’injure.
12Le phénomène majeur se situe à un autre niveau et prend la forme d’un véritable renversement psychique. La jeunesse valorisée, incarnant l’avenir des familles et de la société, les espoirs de prospérité et de paix, de mœurs plus policées, n’est plus valorisée. Certes tous les discours ne convergent pas, mais désormais une partie de la jeunesse devient un épouvantail, notamment pour « les classes privilégiées », les moralistes et les journalistes. La perception de l’enfance change. Même endimanchés, les enfants ne sont plus de petits innocents. Interrogés, ils ne diront pas la vérité, transformeront ce qu’ils ont vu, inventeront au besoin, se complairont à se donner un rôle. Mis en cause, ces enfants deviennent à leur tour haïssable, leurs témoignages pouvant conduire en prison ou en cour d’assises. Paul Brouardel, le doyen de la faculté de médecine de Paris, l’écrit : « On parle souvent de la candeur des enfants ; rien n’est plus faux [27]. »
13À partir des années 1880, les sentiments haineux prennent pour cible une classe d’âge. La société prend peur de sa jeunesse [28], plus précisément lorsque les jeunes ne sont pas isolés mais réunis. Les bandes suscitent ainsi une véritable frayeur révélée dans les articles et les comptes rendus de procès. Ainsi en 1896, « la banlieue de Paris est exploitée par de jeunes rôdeurs qui vivent de maraude et de prostitution champêtre. Ils ont en général de 15 à 20 ans, des figures vicieuses ou épileptiques, des vêtements en loques ou trop neufs, des chapeaux trop petits ou trop grands, et leurs silhouettes s’harmonisent avec les monceaux de gadoues, les horizons de boyauderies, d’hippodromes et de roues de carrières [29] ». Il existe des lieux particuliers qui font peur et qui sont exécrés car ils représentent une menace terrifiante. La haine des bandes de jeunes se mesure à l’effroi suscité. Ces espaces aux pourtours de villes ou dans les enclaves des cités urbaines sont comme « le fumier d’où partira, un jour, comme une bande de mouches charbonneuses, toute une association de petits assassins ». Le phénomène des bandes, qui n’est pas nouveau [30], a contribué à alimenter, auprès d’une partie de l’opinion publique, la haine des jeunes qui échappent au système d’encadrement des adultes. Considérés comme marginaux, délinquants, drogués, violents et dangereux, on les soupçonne des pires maux. Ils ne sont pas les seuls à être l’objet d’aversion. Maurice Talmeyr, l’un des grands tribunaliers, écrit que le crime n’est pas un point de départ mais un point d’arrivée, la conséquence de toute une série d’actions antérieures. Toutefois, pour lui, la principale cause du crime se trouve dans l’éducation. Les familles miséreuses comme les familles honorables peuvent conduire, une fois le ressort moral brisé, à « toutes les déchéances ». Toutefois, dans cette vision, les conditions sociales ne sont pas absentes. Son point de vue est partagé par un grand nombre de ses contemporains : « Cherchez d’où vient l’étrange et lugubre sous-société qui défile devant les tribunaux criminels, et vous verrez, à côté des enfants de la rue, des enfants de familles tombées. Ils ont fini par rouler jusqu’à la boue. Lisez les statistiques, et vous constaterez toujours un surcroît de population criminelle à la suite des grands ébranlements sociaux [31]. »
14Un président de cour d’assises souligne que « le docteur Manouvrier a battu en brèche les théories de Lombroso, en démontrant que s’il n’y avait pas de criminel-né naturellement, il y avait un criminel-né socialement, c’est-à-dire un être générique, typique, presque uniforme, devenu tel par le milieu qu’il fréquentait », ajoutant « si quelqu’un veut s’en convaincre, qu’il suive devant la cour d’assises de la Seine ce qu’on appelle une affaire de bande [32] ».
15Devenue obsession maladive, la jeunesse transformée en apaches, qui peuvent tuer pour cinq sous et menacent les passants pressés comme les citadins paisibles. Dans ce contexte, le fait d’être jeune est presque un crime en soi. Les crimes des jeunes, du moins ceux qui font la une de la presse populaire, prennent une dimension particulière. Ils sont présentés comme des actes d’une violence extraordinaire, accomplis froidement jusqu’au bout. Ils semblent avoir été commis contre la société tout entière ou contre les générations précédentes. Face à de tels actes, seules l’indignation ou la haine semblent pouvoir s’exprimer. Situés à deux moments différents, « le crime de Jully » jugé en 1910 et « le crime de Valensolle » illustrent la construction médiatique de figures haïssables. Deux jeunes domestiques de ferme de 15 et 16 ans assassinent toute une famille chez qui ils étaient employés. Le père et la mère et le vieux domestique de la maisonnée sont tués à l’aide d’un revolver, un jeune domestique et la bonne à l’aide d’une hache, seuls les jeunes enfants du couple échappent au massacre de ces « petits meurtriers ». Le jour du procès Georges Claretie note : « Ces enfants dépassent en horreur tout ce que l’on peut imaginer. Le crime est effroyable […] mais la mentalité des accusés est plus effroyable encore [33]. » En leur présence, il se demande : « Qu’est-ce donc que la conscience humaine et le cœur de l’enfant ? » L’affaire est exceptionnelle et isolée, mais peu importe. La cour d’assises semble être un « musée tératologique [34] » et ne saurait être représentative des délinquants juvéniles jugés par les chambres ou les tribunaux correctionnels. Le procès participe d’un mouvement général qui consiste à diaboliser la jeunesse criminelle, la transformant en objet de haine générationnelle.
16En 1929, une affaire similaire jugée par la cour d’assises des Basses-Alpes réactualise le souvenir du crime commis en 1909 à Jully. Deux jeunes domestiques, l’un âgé de 15 ans et onze mois, bénéficiant de la minorité pénale, et son complice, âgé lui de 18 ans, ont perpétré un véritable massacre : « Ah ! l’horrible accumulation de détails ! Le fermier, sa femme, son domestique, abattus à coups de revolver, les enfants de 9 et 4 ans écrasés à coups de pierre [35]. » Craignant que les habitants ne viennent en masse se joindre à la foule coutumière des procès d’assises, le procureur de la République a pris des mesures exceptionnelles de sécurité autour du palais de justice. Le père du plus âgé des accusés est l’un des derniers témoins à déposer. Il déclare : « Je vous demande moi-même, messieurs les jurés, de condamner mon fils à la peine capitale [36]. » Le public de la cour d’assises applaudit aussitôt.
17Certes, ces criminels juvéniles sont des exceptions monstrueuses, mais ils apparaissent comme les tirailleurs avancés de la jeunesse contemporaine. Ils illustrent le glissement de la peur à la haine. La documentation iconographique offre au public de nouvelles représentations venant elles aussi brouiller le statut de la jeunesse considérée comme la force vive de la nation. À côté des images pieuses et des gravures illustrant les livres de morale, la caricature donne une vision sombre, cruelle et terriblement inquiétante. Les dessins de Poulbot montrent des gamins prêts à se livrer à toutes sortes de scélératesses allant jusqu’au crime. Les comptes rendus de procès contiennent une morale. Les changements sociaux ont permis une liberté plus grande, abaissant les barrières générationnelles, mais la perte du sens moral, la crise de la répression, le rythme de vie trépidant et l’impatience de la jeunesse ont altéré les « économies psychiques traditionnelles » et rendu possible l’apparition d’un nouveau fléau social : la jeunesse délinquante haïssable.
Les servantes : le crime de haine sociale par excellence
18En 1908 est publiée la première étude sur les crimes commis par les servantes [37]. Le vol domestique était déjà très sévèrement puni puisque le législateur considérait que, au-delà des aspects matériels, c’était la hiérarchie sociale et la confiance qui se trouvaient bafouées [38]. Certaines domestiques parfois privées de leurs gages se remboursaient en partie sur la nourriture, gardaient pour elles de la vaisselle ou de menus objets, comme un vase ou un parapluie. Il arrivait que des domestiques portent la main sur leurs maîtres ou les assassinent, mais sans jamais faire l’objet d’une étude particulière, or les crimes de certaines bonnes sont considérés comme des crimes de haine prenant la forme d’une profonde aversion pour leur employeur, ou l’un de leurs proches. Il s’agit aussi d’un crime illustrant la révolte primitive contre le sort et les conditions sociales de la société bourgeoise.
19Au xixe siècle de nombreuses femmes prennent le chemin de la capitale ou se dirigent vers une grande ville pour se placer. Il existe des foires aux domestiques et des bureaux de placement. Les condamnations des bonnes illustrent les mouvements migratoires, les mobilités sociales et les itinéraires féminins. Toutefois, vers 1900, les domestiques, pour l’essentiel des femmes – on compte moins de 20 % d’hommes – sont globalement moins nombreux, au point de provoquer une crise de la domesticité. Pour autant, les bonnes parisiennes forment une sorte de peuple invisible, souvent méprisé par les ouvrières. Dans ce contexte de changement social et de raréfaction des candidates, une femme qui ne trouve pas à louer ses services devient suspecte. Une domestique singulière ne parvient pas à garder une place fixe. Elle rêve en secret de se mettre au service d’un célibataire assez âgé qui finirait par l’épouser. Mais son projet s’avère une chimère et dans l’immédiat, elle ne reste guère longtemps chez les mêmes employeurs. Au point que « le fiel s’était accumulé jusqu’au jour de l’explosion finale ». Présentée comme une « Cendrillon de 40 ans » au physique disgracieux : « Laide, acariâtre, n’ayant jamais pu se fixer dans aucune place. » Une de ses sœurs, restée au pays, donne d’elle un portrait peu flatteur. « Elle parle de vos emportements, de vos haines ; quand vous étiez en colère, vous vous pressiez, dit-elle, comme une véritable furie ! Vous l’avez menacée un jour de lui crever les yeux [39]. » Ne pouvant se venger contre ses patronnes, puisqu’elle ne reste jamais longtemps, elle finit par haïr une autre de ses sœurs qui l’héberge à Paris. Demi-mondaine, cette dernière vit dans une opulence relative, va dans le monde, possède de jolies toilettes et se trouve à la tête d’une petite fortune, environ 60 000 francs. L’hébergement devient régulier, la domestique sans employeurs, vivant de plus en plus souvent chez sa sœur. Progressivement, elle devient sa domestique : « Oui, elle avait honte de moi ! Elle ne me traitait pas comme une sœur, mais comme une servante. Elle ne me donnait même pas de quoi me raccommoder [40]. » Sa sœur représente à la fois la famille qui la rejette et l’humilie et la patronne qui l’exploite. Les différents témoignages contredisent cette thèse, mais peu importe. Anaïs Dubois, qui sera déclarée « parfaitement responsable », décide de tuer sa sœur parce qu’elle la déteste au-delà de tout.
20Toutefois le crime social par excellence est celui perpétré dans la ville du Mans par les sœurs Papin en 1933. L’aînée, considérée comme relativement indépendante, ayant rompu avec sa mère, ne fréquentant plus l’église, refusant qu’on use du tutoiement avec elle, finit par assassiner sauvagement sa patronne et l’une de ses filles, âgée de 28 ans. Le crime est l’un des plus effroyables des annales judiciaires. Entre février et novembre 1933, il a suscité une abondante littérature [41]. De nombreux observateurs et commentateurs se sont demandés s’il ne s’agissait pas d’un crime de haine sociale.
21La « classe des capitalistes » exploite à domicile les filles du peuple. Cette version est celle de L’Humanité. Les sœurs Papin, pour le quotidien communiste, sont certes coupables, mais elles sont avant tout des « victimes de l’exploitation capitaliste ». Elles ont été privées des jeux de l’enfance et leur jeunesse s’en est trouvée « atrophiée ». En effet, elles n’ont connu que la « servitude continuelle ». De la sorte, le ressort du crime est tout trouvé. Pendant toutes ces années, privées de distraction et d’éducation, elles ont accumulé un « ressentiment farouche » qui s’est transformé en « haine bestiale ». La thèse du crime de classe est lancée et l’idée du crime de haine surgit ainsi dès le début de l’affaire. Les pages de l’organe du parti communiste reflètent les affrontements sociaux dont la ville devient un enjeu nouveau. Les faits divers acquièrent un nouveau statut. Ils éclairent les évolutions économiques et sociales et donnent du sens aux drames ordinaires. Dans cette perspective, l’affaire du Mans permet de dénoncer le servage moderne : « On peut voir des types d’esclaves comme la plus haute Antiquité n’en pouvait montrer de pire. » Dans les articles du quotidien prend corps plus aisément une image de la bonne soumise et des patronnes cyniques et égoïstes. Les Lancelin sont présentées comme des « patronnes hautaines et méchantes pour qui une bonne, même modèle, ça n’est fait que pour obéir aux moindres désirs de “madame” ».
22Pour le journal Détective les deux sœurs Papin sont présentées comme des victimes de la violence ordinaire d’un monde étriqué et plein de morgue. Lorsqu’elles « racontent » leur vie, elles « remontent » en quelques instants « le cours de vingt années de haine ». Elles sont dépeintes comme des sortes de fantômes depuis leur enfance. Le journaliste écrit que les deux bonnes « devaient supporter sans rien dire les accès de nervosité, les reproches plus ou moins justifiés, les ordres blessants ». Face à l’adversité, elles se montraient humbles et adoptaient les codes de la soumission : « Elles baissaient la tête sous les ordres et les réprimandes, mais leurs mains rudes et gercées avaient parfois des tremblements d’impatience. » Le journaliste tente, par la pensée, de les rejoindre dans leur chambre mansardée, il les voit sous un autre jour, et les montre laissant « éclater leur cœur opprimé », faisant le compte des « souffrances latentes », s’exaltant l’une et l’autre au point de ne plus connaître de retenue : « La haine qui couvait en elles éclatait alors en paroles maudites et en terribles projets de vengeance. » Le lendemain matin, elle avait quitté le masque de l’exaltation pour reprendre celui qui convient lorsque l’on se présente devant ses maîtres : terne, fermé, inerte. Il fallait avoir non seulement l’échine souple, mais aussi le geste docile. La plus jeune des sœurs Papin déclare qu’elle ne sortait jamais, que « madame était hautaine et distante. Elle ne nous adressait jamais la parole que pour nous faire des reproches. Elle nous faisait apporter par sa fille les ordres écrits sur une feuille de papier ». Mais ce n’est pas tout, il s’agit bien de transformer la maison de la rue Bruyère en théâtre minuscule de la cruauté ordinaire. Madame Lancelin était toujours derrière notre dos, fait dire encore le journaliste à Léa Papin, elle nous surveillait sans cesse et épiait nos gestes. Et d’ajouter le détail qui fait authentique : elle comptait les morceaux de sucre qui restaient.
23La thèse de la révolte primitive, dont l’énergie est la haine comprimée, prête à éclater à la moindre rebuffade ou vexation supplémentaire, s’impose donc dès les premiers jours de février 1933.
24Le responsable de l’asile du Mans demande à Christine, lors d’un interrogatoire en prison, pourquoi, « si l’on en croit les déclarations d’instruction », elle a été chercher un marteau et un couteau ? Elle lui explique qu’elle était « noire » de colère et qu’elle voulait « taper les os de ses victimes. Il s’agirait d’un crime de colère ». Cet accès de colère n’est pas le résultat d’un ressentiment recuit et porté à ébullition. Il n’est pas davantage la manifestation d’une « explosion ultime » de haine sociale. La crise de colère ne relève pas non plus d’un état psychopathologique permanent, aussi peut-on écarter l’hypothèse d’un « état de colère ». Alors que reste-t-il ? L’idée d’une « poussée coléreuse » ? Ou plus sûrement d’une haine inconsciente [42] contre des patronnes dans la société des années 1930 où les bourgeoises sont malmenées [43] et où les « invisibles » des univers sociaux urbains revendiquent une place.
25Des années 1880 aux années 1930 la haine est évoquée dans les prétoires, les manuels de psychiatrie, les comptes rendus de procès. Il ne s’agit plus de la haine recuite décrite par Balzac ou quelques romanciers, observateurs des liens familiaux et de voisinage. Pour autant, le « crime de haine » n’apparaît pas comme une catégorie psycholégale, mais comme une forme de « crime de colère » retenu dans nombre de procès. D’autres fois, elle fait partie, au même titre que la vengeance et la colère, des états émotifs dont « l’action » débouche sur un geste criminel. Si la haine peut apparaître éternelle et semble promise à un bel avenir : « Partout l’homme éprouve des affections et des haines [44] », ses formes et ses circonstances ne sont pas identiques. L’étiquette « haine » est aussi une façon de rationaliser des comportements tout en les réduisant à des actions purement individuelles. De la sorte, elle suppose la liberté de l’individu qui y cède, l’entretient et l’exprime. Enfin la haine est révélatrice des changements sociaux et des peurs d’une époque. Les objets de haine et leur déplacement renseignent ainsi sur les tensions, l’économie psychique et les normes d’une société [45].
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : cupidité, changements sociaux, crime, haine sociale
Mise en ligne 26/05/2011
https://doi.org/10.3917/cm.083.0039Notes
-
[*]
Frédéric Chauvaud, professeur d’histoire, université de Poitiers, 15 rue de l’Hôtel-Dieu, F-86000 Poitiers – frederic.chauvaud@univ-poitiers.fr
-
[1]
P. Lascoumes, P. Poncela et P. Lenoël, Au nom de l’ordre. Une histoire politique du Code pénal, Paris, Hachette, 1989, 404 p. et, des mêmes auteurs, Les grandes phases d’incrimination. Les mouvements de la législation pénale. 1815-1940, Paris, gapp-cnrs-ParisX, ministère de la Justice, 1992, 218 p.
-
[2]
L’homosexualité ou le suicide ne sont pas criminalisés, d’autres infractions sont considérées uniquement comme des délits. La bigamie, qualifiée de crime, bénéficie de la mansuétude des juridictions répressives.
-
[3]
C. Charle, Histoire sociale de la France au xixe siècle, Paris, Le Seuil, coll. « Point », 1991, 399 p.
-
[4]
Voir les dossiers de procédure des cours d’assises, voir aussi les introductions ou présentations des différents Comptes généraux de la justice criminelle.
-
[5]
A. Fouillée, La France au point de vue moral, Paris, Félix Alcan éditeur, 1909.
-
[6]
H. Joly, La France criminelle, Paris, 1889, Librairie Léopold Cerf, p. 21.
-
[7]
J. Maxwell, Le crime et la société, Paris, Flammarion, 1924 [1909], p. 207.
-
[8]
Voir note 3 et Hartmut Kaelble, Vers une société européenne, 1880-1980, Paris, Belin, coll. « Modernités », 1988, 185 p.
-
[9]
Archives nationales, bb/30/ et E. Locard, Trois causes célèbres, Lyon, Éditions de la Flamme d’or, 1954, p. 7.
-
[10]
Voir par exemple, A. Corbin, « Histoire de la violence dans les campagnes françaises au xixe siècle. Esquisse d’un bilan », Ethnologie française, 1991-3, juillet-septembre, tome 21, p. 224-236.
-
[11]
La question de la guerre et des violences coloniales étant à part. On se souviendra toutefois du mot de Jean Jaurès sur « cette société violente et chaotique, même quand elle veut la paix […] porte en elle la guerre comme la nuée dormante porte l’orage » (1995), voir Jean Jaurès, Rallumer tous les soleils, Paris, Omnibus, 2006, textes choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux.
-
[12]
Le Père Peinard, 6 novembre 1892. Sur le périodique anarchiste voir É. Pouget, Le Père Peinard. Journal « espatrouillant » (1889-1900), Paris, Les nuits rouges, 2006, 407 p.
-
[13]
Le Père Peinard, 31 juillet 1898.
-
[14]
Voir en particulier R. Trempé, Les mineurs de Carmaux, Paris, Éditions ouvrières, 1971, 2 vol.
-
[15]
R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard [Fayard], 1995, p. 521.
-
[16]
A. Bataille, Causes criminelles et mondaines de l’année 1886, Paris, E. Dentu, 1887, p. 136.
-
[17]
Sur les figures haïssables voir F. Chauvaud et L. Gaussot (sous la direction de), Histoire et actualité de la haine, Rennes, pur, 2008, 313 p.
-
[18]
A. Bataille, Causes criminelles et mondaines de 1886, op. cit., p. 138.
-
[19]
Ibid., p. 142-143.
-
[20]
H. Heine, De la France (1873), rééd. 1980, p. 139.
-
[21]
Voir A. Corbin, Le village des cannibales, Paris, Aubier, 1990, 204 p. P. Vigier, « Buzançais, le 13 janvier 1847 », dans La vie quotidienne en province et à Paris pendant les journées de 1848, Paris, Hachette, 1982, p. 35-53
-
[22]
A. Bataille, Causes criminelles et mondaines de 1886, op. cit., p. 167.
-
[23]
M. Perrot, Jeunesse de la grève. France, 1871-1890, Paris, Le Seuil, coll. « L’univers historique », 1984, 350 p.
-
[24]
Voir R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard, 1995 ; J.-C. Farcy, La jeunesse rurale dans la France du xixe siècle, Paris, Éditions Christian, coll. « Vivre l’histoire », 2004, 220 p.
-
[25]
Parmi une abondante production, voir sur l’adolescence et sur l’enfance : A. Thiercé, Histoire de l’adolescence (1850-1914), Paris, Belin, 1999, 333 p. ; J.-N. Luc, L’invention du jeune enfant au xixe siècle. De la salle d’asile à l’école maternelle, Paris, Belin, 1997, 512 p.
-
[26]
S. Lapalus, La mort du Vieux, Paris, Tallandier, 2004, 633 p.
-
[27]
P. Brouardel, « Des causes d’erreur dans les expertises relatives aux attentats à la pudeur », mémoire lu à la Société de médecine légale, Paris, Baillière et fils, p. 182.
-
[28]
M. Perrot, Les ombres de l’histoire, Paris, Flammarion, 2006, p. 341-363.
-
[29]
M. Talmeyr, Sur le banc, 3e série, Paris, Librairie Plon, 1896, p. 251.
-
[30]
Voir en particulier les travaux en cours de J.-J. Yvorel sur les gamins de Paris, ainsi que « Enfances, familles et conflits, 1830-1914 », Les cahiers du gerhico, « La Conflictuosité en histoire : quelques approches », n° 3, 2002, p. 27-34.
-
[31]
M. Talmeyr, Sur le banc, 3e série, op. cit., p. XV.
-
[32]
A. Bérard des Glajeux, Souvenirs d’un président d’assises. Les passions criminelles, leurs causes et leurs remèdes, Paris, Plon, 1893, p. 230-240.
-
[33]
G. Claretie, Drames et comédies judiciaires de 1910, Paris-Nancy, Berger-Levrault, 1911, p. 205.
-
[34]
Ibid., p. 206.
-
[35]
G. London, Les grands procès de l’année 1929, Paris, Éditions de France, 1930, p. 242.
-
[36]
Ibid., p. 248.
-
[37]
R. de Ryckère, La servante criminelle, étude de criminologie professionnelle, publié en 1908, coll. « Bibliothèque criminologique », 1909, 258 p.
-
[38]
Sur le vol domestique voir en particulier V. Piette, Domestiques et servantes. Des vies sous condition. Essai sur le travail domestique en Belgique, Académie royale de Belgique, « Classe des Lettres », 2000, p. 65-135. Sur la délinquance et la criminalité : voir C. Dauphin et A. Farge (sous la direction de), De la violence et des femmes, Paris, Pocket, 1999, 201 p. ; C. Bard, F. Chauvaud, M. Perrot, J.-G. Petit (sous la direction de), Femmes et justice pénale. xixe-xxe siècles, Rennes, pur, 2002, 375 p.
-
[39]
A. Bataille, Causes criminelles et mondaines de 1892, Paris, 1893, p. 358.
-
[40]
Ibid., p. 363.
-
[41]
Pour une mise au point, voir F. Chauvaud, Le crime des sœurs Papin, Paris, Larousse, 2010, 239 p.
-
[42]
J. et J. Tharaud, « Maîtres et serviteurs », 1933. Le magazine d’aujourd’hui, novembre 1933.
-
[43]
G. Duby (sous la direction de), Histoire de la France urbaine, t. 4. La ville de l’âge industriel, Paris, Le Seuil, 1983 ; et Y. Lequin, (sous la direction de), Histoire des Français, xixe et xxe siècles, Paris, 1983, 3 vol.
-
[44]
J. Maxwell, Le crime et la société, Paris, Flammarion, 1924 [1909], p. 211.
-
[45]
Selon Norbert Elias, le crime de haine échapperait en partie au processus de civilisation des mœurs et de contrôle des pulsions.