Notes
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[*]
Michel Lapeyre, psychanalyste, maître de conférences à l’université de Toulouse-Le Mirail.
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[1]
S. Freud, L’interprétation des rêves (1899-1900), chapitre ii, « La méthode d’interprétation des rêves » (notamment la lettre de Schiller à Körner).
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[2]
S. Freud, Névrose, psychose et perversion, « Névrose et psychose » (1924) : à la fin de l’article.
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[3]
S. Freud, L’interprétation des rêves (1899-1900), chapitre v, « Le matériel et les sources du rêve », paragraphe 4, à propos du rêve de la mort de personnes chères (passage sur Œdipe-Roi et Hamlet).
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[4]
S. Freud, Totem et tabou (1913), chapitre ii, « Le tabou et l’ambivalence des sentiments » (dernière page du chapitre).
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[5]
S. Freud, Études sur l’hystérie (1893-1895), chapitre ii, « Histoires de malades » (les deux dernières pages du chapitre).
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[6]
S. Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, « Le créateur littéraire et la fantaisie » (1908), (début de l’article, p. 213 des Gesammelte Werke).
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[7]
S. Freud, La vie sexuelle, « La morale sexuelle “civilisée” et la maladie nerveuse des temps modernes » (1908).
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[8]
S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse (1908), deuxième leçon.
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[9]
S. Freud, Résultats, idées, problèmes, t. II, « Josef Popper-Lynkeus et la théorie du rêve » (1923), dernière page de l’article.
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[10]
S. Freud, Résultats, idées, problèmes, t. I, « Formulation sur les deux principes du cours des événements psychiques » (1911).
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[11]
S. Freud, Totem et tabou (1913), chapitre iii, « Animisme, magie et toute-puissance des idées », paragraphe 3 (dernière page).
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[12]
S. Freud, Introduction à la psychanalyse (1916-1917), chapitre xxiii, « Les modes de formation de symptômes » (dernière page).
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[13]
S. Freud, Résultats, idées, problèmes, t. i, « L’intérêt de la psychanalyse » (1913), deuxième partie, paragraphe f, « L’intérêt du point de vue de l’esthétique ».
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[14]
S. Freud, Introduction à la psychanalyse (1916-1917), chapitre xxi, « Développement de la libido et organisations sexuelles » (premier passage sur le complexe d’Œdipe et la légende grecque).
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[15]
Ibid., chapitre xxiii, (développement sur les « fantaisies primitives »).
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[16]
S. Freud, Essais de psychanalyse, « Au-delà du principe de plaisir » (1920), chapitre ii (dernières pages du chapitre).
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[17]
S. Freud, Ma vie et la psychanalyse, ou S. Freud présenté par lui-même (1924), paragraphe 6 (développement sur Hamlet et l’analyse de la littérature et de l’art).
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[18]
S. Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905), chapitre v, « Les rapports de l’esprit avec le rêve et l’inconscient » (dernière page du chapitre).
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[19]
S. Freud, Essais de psychanalyse, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » (1915), chapitre i, « La désillusion causée par la guerre » (développement, en fin de chapitre, sur la société civilisée).
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[20]
S. Freud, Résultats, idées, problèmes, t. II, « Petit abrégé de psychanalyse » (1924), paragraphe 5.
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[21]
Ibid., « Résistances à la psychanalyse » (1925), développement, en fin d’article, sur la culture.
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[22]
S. Freud, L’avenir d’une illusion (1927-1928), chapitre ii.
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[23]
S. Freud, Malaise dans la civilisation (1929), chapitre iii.
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[24]
« Le créateur littéraire et la fantaisie », op. cit. (cf. note 6), passage sur l’utilisation du fantasme chez l’adolescent, p. 215 des Gesammelte Werke.
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[25]
« Considérations actuelles… », op. cit. (cf. note 19, chapitre ii, « Notre relation à la mort » (développement à partir de la devise hanséatique, « Navigare necesse est, vivere non necesse »).
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[26]
S. Freud, L’avenir d’une illusion, op. cit., chapitre ii (dernière page du chapitre).
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[27]
S. Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit., chapitre ii.
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[28]
S. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932), « D’une conception de l’univers ».
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[29]
S. Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit., chapitre iv (dernières pages du chapitre).
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[30]
S. Freud, Résultats, idées, problèmes, t. ii, « Josef Popper-Lynkeus… », op. cit.
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[31]
Ibid., « Ma rencontre avec Josef Popper-Lynkeus » (1932) (les deux dernières pages de l’article).
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[32]
Ibid., « Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves » (1925), paragraphe b, « La responsabilité morale du contenu des rêves ».
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[33]
Ibid., « Résistances à la psychanalyse », op. cit.
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[34]
Ibid., « Pourquoi la guerre ? » (1933).
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[35]
S. Freud, « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » (1910), chapitre i (première page, p. 128-129 des Gesammelte Werke).
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[36]
S. Freud, Résultats, idées, problèmes, t. I, « Sur la préhistoire de la technique analytique » (1920) (les deux dernières pages à propos d’un article de Ludwig Börne, lecture de jeunesse de Freud).
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[37]
S. Freud, Totem et tabou, op. cit., chapitre iv, « Le retour infantile du totémisme », paragraphe 7 (deux premières pages). L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939), IIIe essai, première partie, paragraphe d « Application » (p. 192-193 des Gesammelte Werke).
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[38]
S. Freud, Résultats, idées, problèmes, t. II, « Dostoïevski et le parricide » (1928).
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[39]
Ibid., « Prix Goethe 1930 » (1930).
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[40]
Ibid., « Pourquoi la guerre ? », op. cit.
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[41]
Ibid., « Sur la prise de possession du feu » (1932).
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[42]
S. Freud, L’homme Moïse…, op. cit., IIIe essai, première partie, paragraphe b « Période de latence et tradition » (p. 175-176 des Gesammelte Werke).
Apprendre de l’art, « à prendre avec l’art »
1La psychanalyse prend des leçons, tire des enseignements de l’art, et de ses relations, spéciales et spécifiques, à la culture et à la civilisation. Elle s’intéresse à la création, à l’œuvre, à l’auteur, à leurs effets et conséquences sur le public et au-delà. Freud, en dépit du terme malheureux de psychanalyse appliquée, cherche dans l’art des confirmations et des convergences. Il y trouve aussi des avancées éventuelles et des explorations nouvelles, là où la clinique et la pratique de l’analyse tournent court. Lacan, lui, récuse la psychanalyse appliquée, sauf en ce qui concerne la cure, et il insiste, après Freud, pour qu’on aborde l’artiste comme celui qui fraie la voie. Je suivrai ici surtout la démarche de Freud : avec et contre lui, non pas sans Lacan mais quelques fois malgré lui. Pour Freud, la psychanalyse n’a certes pas le même rapport avec l’art qu’avec la science, dont la psychanalyse fait partie intégrante. Car elle en adopte la démarche et elle fait siennes ses fins. Pour Lacan, l’artiste s’avère savoir, ou savoir faire, sans lui ce qu’il enseigne. Quoi qu’il en soit, le rapport de la psychanalyse à la science fait question, et sans doute que ce qu’on apprend de l’art fait partie de la réponse. Je situerai mon investigation, limitée, dans cet intervalle que montre bien l’expression, équivoque, de « l’intérêt de la psychanalyse pour l’art ».
2Pour Freud, la place et la fonction de l’art sont à mettre en rapport avec les tâches et les moyens de la psychanalyse. En parallèle, en dérivation, dans la dépendance ? À cet égard, psychanalyse et art ne sont pas sans similitude, peut-être sont-ils indissociables sinon solidaires. C’est ainsi que le travail artistique peut éclairer, voire conforter le travail analytique : celui de l’analysant ou celui de l’analyste [1]. Mais surtout, psychanalyse et art semblent perpétuellement se rapprocher et se distinguer, se rencontrer et s’affronter. Concurrence, rivalité, compétition, émulation ? Tantôt Freud force le trait de ressemblance ou de discrimination, tantôt il l’atténue et minimise l’enjeu de leurs situations respectives et réciproques. Psychanalyse et art sont-ils alliés naturels comme partenaires d’emblée, ou associés potentiels bien que ou parce que d’abord adversaires ou émules ? Freud ne tranche pas forcément, mais il nous donne à penser, il nous laisse juges, et peut-être qu’il nous encourage à conclure.
3Les ressources de son œuvre nous fournissent les termes pour nous orienter, soit formuler au mieux les questions qui restent et tenter d’élaborer les réponses à inventer. Or, selon Freud, d’une part la psychanalyse comporte, au travers et au-delà d’une problématique et d’une doctrine, une prise de position qui ne peut qu’intéresser l’art et l’artiste. En effet, la psychanalyse met en question et en cause les exigences et contraintes que la civilisation, la culture, la société mettent en action et à l’œuvre. Est-ce uniquement pour les mettre en doute et les mettre à mal, est-ce pour les faire oublier purement et simplement, ou les accepter sans plus ? On se doute de la réponse, qui n’est cependant pas univoque. D’autre part, et dans le prolongement, la psychanalyse prend malgré tout le parti de la névrose contre la société, la culture, la civilisation. Avec tous ses inconvénients, la névrose est quand même protestation contre la soumission, objection à l’obéissance, car elle met en contradiction, au lieu de les accorder, le moi intransigeant et la pulsion inconciliable. Le propos de la psychanalyse, c’est d’amener le sujet à s’amender [2]. À assumer le conflit, et non à en prendre son parti, à s’y résigner. À prendre lui-même ses décisions, plutôt que de s’en remettre à une autorité extérieure, quelle qu’elle soit. À poser son choix et non plus à l’éviter, à l’éluder, à le retarder ou à le précipiter.
L’art fait-il quelque chose en ce sens, et quoi ? S’il nous en apprend, ce n’est peut-être pas sans l’aide de la psychanalyse. Mais gageons que, sans le soutien de l’art, la psychanalyse ne pourrait sûrement pas aussi aisément faire croire à l’inconscient (et encore moins faire croire le symptôme). Sans doute l’art ne nous enseigne-t-il rien directement sur la direction de la cure. Mais il a à nous en apprendre, ou nous avons « à prendre » de lui, sur les orientations prises par les sujets, les raisons qu’ils se donnent, les causes qui les encouragent, les ressources qu’ils trouvent. Le malentendu, double mais fécond, n’est pas entre l’art et la psychanalyse. Il est entre eux d’une part, et d’autre part les idées reçues, significations communes, discours courant. Et c’est à savoir que l’art ne sauve pas davantage que la psychanalyse ne guérit. Tous deux se règlent et nous règlent sur le malheur banal, sur la situation incommode d’être homme. Chacun d’eux, ainsi, tient lieu, à sa manière et à notre guise, de ce qui nous est à la fois inutile et indispensable. Il y a en effet une aporie et une atopie tant de l’art que de la psychanalyse : c’est l’atopie et l’aporie du désir.
La névrose, l’art, la culture
4Une première série de questions a trait à la place de l’art dans les formations humaines : eu égard d’une part à la névrose, d’autre part à la société, à la culture, à la civilisation. La doctrine freudienne n’est pas univoque mais elle est d’emblée très tranchée. Elle suggère d’abord une continuité et une discontinuité entre la névrose commune et l’art, et, par ailleurs, une relation d’opposition (des deux tout aussi bien) avec la société, la culture, la civilisation.
Continuité, discontinuité
5La névrose est un art de la défausse vis-à-vis des exigences sociales et culturelles : réplique et riposte (à bas bruit), aménagement (à grands frais) de la protestation et de la révolte. Elle présentifie le désir comme refoulé, elle actualise la pulsion comme réprimée. Pour ménager et s’accommoder, elle déforme : entre compromis et substitution. L’art apparaît comme révélation de la névrose, presque son moment de vérité, le temps d’un certain aveu. En revanche, la névrose s’avère asociale… et lâche.
Ainsi, l’art serait ce qui tout à la fois réveille et dévoile le pire : l’interdit, le réprimé, la pulsion. Il nous contraint à l’envisager, nous force à l’aborder, nous encourage à l’affronter. Vis-à-vis du problème ou de la question posés par la névrose face aux prétentions et impératifs de la société, il est une réponse, une solution, même incomplètes et partielles, qui permettent de renouer avec la communauté humaine. Oui, mais comment ?« Le poète, en dévoilant la faute d’Œdipe, nous oblige à regarder en nous-mêmes et à y reconnaître ces impulsions [inceste, parricide] qui, bien que réprimées, existent toujours […]. Comme Œdipe, nous vivons inconscients des désirs qui blessent la morale et auxquels la nature nous contraint. Quand on nous les révèle, nous aimons mieux détourner les yeux des scènes de notre enfance [3]. […] D’une part, les névroses présentent des analogies frappantes et profondes avec les grandes productions de l’art, de la religion et la philosophie ; d’autre part elles apparaissent comme des déformations de ces productions […] une hystérie est une œuvre d’art déformée, une névrose obsessionnelle est une religion déformée, une manie paranoïaque un système philosophique déformé […] les névroses sont des formations asociales, elles cherchent à réaliser avec des moyens particuliers ce que la société réalise par le travail collectif […] le névrosé s’exclut lui-même de la communauté humaine [4]. »
Opposition commune ?
6D’un autre côté, la névrose et l’art semblent mener un même combat, employer des moyens identiques, dont ils font cependant des usages différents, à des fins divergentes. D’emblée, sur le cas de l’hystérique, Freud souligne que la névrose (comme l’art et avec lui) puise à la même source que le langage [5]. Inversement, « en chaque homme se cache un poète [6] » (de même que la névrose est chose courante). Par ailleurs, le névrosé et l’artiste témoignent également de la tension introduite par la répression sociale, notamment par le biais de « la morale sexuelle civilisée [7] ». Le névrosé à sa façon, qui est celle du refoulement prévalent et de son échec inéluctable. L’artiste selon sa manière, qui est d’éprouver les mérites et les limites de la sublimation. L’expérience de l’un et de l’autre tendrait à montrer qu’il n’est pas sûr qu’il y ait équilibre entre la restriction sexuelle imposée par la société et le gain culturel supposé la compenser. Le névrosé subit les ravages de ce déséquilibre, l’artiste le dénonce et l’accuse par son œuvre et dans sa vie. En réalité, c’est toujours le désir qui est l’objet propre du refoulement dans le conflit névrotique, et qui est le motif même de la sublimation dans la création artistique. Il reste inconciliable avec les aspirations morales et esthétiques [8]. Est-ce à dire que le névrosé et l’artiste ne seraient guère plus avancés l’un que l’autre ? Freud accorde que l’art indique une voie – tortueuse – et offre une issue – relative –, même si celles-ci sont peu accessibles au grand nombre. Elles consistent dans la reconnaissance et l’assomption du malaise : ce qui suppose l’acceptation du conflit à résoudre, ce qui implique la confrontation au désir inconciliable et incompatible. C’est sans doute peu dire et beaucoup demander. En tout cas, il est significatif que Freud, alors que sa pratique et son œuvre sont déjà bien assurées, fasse recours à l’occasion au modèle donné par un artiste (peu connu il est vrai) pour rendre compte de ce qu’on attend d’une analyse. Josef Popper-Lynkeus atteste, selon Freud, de la validité et de la fécondité d’une démarche qui va à l’encontre du refoulement, si ce n’est dans le sens de sa levée. « Je crois que ce qui m’a rendu capable de dépister la cause du rêve fut mon courage moral. Chez Popper, ce fut la pureté, l’amour de la vérité et la clarté morale de son être [9]. » cqfd.
L’accès au royaume intermédiaire
7Freud donne aussi des éléments décisifs pour définir la voie propre de l’art. Il souligne d’une part que celui-ci exploite l’ensemble des possibilités offertes par l’appareil psychique, telles que la névrose les déploie. Il insiste d’autre part sur le forçage que l’art leur fait subir, le sens original qu’il leur donne, et qui implique les secrets, les énigmes, les mystères de la création.
Le chemin de retour
8Tout d’abord, l’art accomplit la réconciliation des deux principes de l’activité psychique [10]. On sait que quand le principe de réalité s’introduit, il se substitue au principe de plaisir et le domine. Cette opération laisse cependant subsister une activité de pensée « séparée par clivage », « soumise uniquement au principe de plaisir ». Ce résidu, cette « réserve » donne lieu à la création de fantasmes. L’artiste, pour sa part, ne s’accommode pas de la domination du principe de réalité, soit du renoncement à la satisfaction pulsionnelle exigé par la réalité. Il s’adonne donc à la vie fantasmatique, mais surtout il fraie une voie de retour du fantasme vers la réalité. Pour cela, il met en forme lesdits fantasmes, dont il fait « des réalités d’une nouvelle sorte », et qu’il peut partager ainsi avec les autres. De ce fait, et sans le détour par la transformation du monde, il devient « héros, roi, créateur bien-aimé ». Il ne le peut que parce que tous les hommes sont comme lui, insatisfaits, et que cette insatisfaction, issue de la substitution du principe de réalité au principe de plaisir, fait partie de la réalité. On voit ici, à côté de l’extraordinaire précision de son exposé, le réalisme presque trivial de Freud : non seulement il ne s’en laisse pas conter par les artifices de l’art, mais en plus il s’applique à en repérer les moyens effectifs et les effets dans le réel.
On comprend alors que l’art soit un des seuls domaines où se maintienne la toute-puissance des idées [11]. Grâce à lui, le tourment du désir peut laisser place à une certaine satisfaction (à « quelque chose » qui ressemble à une satisfaction). Manière de dire, pour Freud, qu’elle garde quelque chose d’instable et de mal assuré, de paradoxal aussi, puisqu’elle est aussi incontestable qu’éphémère. Il est un fait que le jeu artistique, au moyen de l’illusion, peut produire les mêmes effets affectifs qu’un événement réel. C’est la magie de l’art, en deçà comme au-delà de « l’art pour l’art », et qui sollicite des tendances éteintes ou endormies. Ici aussi, Freud n’élude pas la difficulté, mais il reste attentif à la justesse de sa description des moyens et de la portée de l’art. C’est ce qui se confirme dans la présentation, récurrente dans son œuvre, de l’art comme « chemin de retour » de la fantaisie à la réalité. C’est, par exemple, ce qu’il aborde au travers de la démarche et des buts de l’artiste [12]. Selon Freud, il frise la névrose, car c’est un intraverti, dont la libido est forte, à qui les moyens manquent, et qui se détourne de la réalité pour se concentrer sur la vie imaginative, le fantasme. Il évite la névrose à cause de son aptitude à la sublimation et de par son incapacité relative au refoulement. Il retrouve le chemin de la réalité, bien qu’il soit, comme tout le monde, enclin à jouir du « domaine intermédiaire de la fantaisie » et à y chercher compensation et consolation. Il parvient à ses fins, nous l’avons déjà dit, en donnant une forme particulière aux fantasmes (rêves éveillés, rêveries diurnes, et sans doute au-delà). Il leur donne en effet une forme impersonnelle, belle, fidèle, commune. Impersonnelle pour leur ôter tout caractère rebutant, belle pour dissimuler leur origine suspecte, fidèle à la représentation du fantasme et au plaisir qu’elle comporte de manière à masquer les refoulements. Commune enfin, parce que alors l’artiste permet à d’autres de trouver soulagement et consolation, c’est-à-dire de retrouver les sources de jouissance, autrement inaccessibles, de leur inconscient. De cette façon, ajoute Freud qui n’en rate pas une, l’artiste obtient reconnaissance et admiration générales. Il conquiert par sa fantaisie ce qui n’existait que dans sa fantaisie : honneur, puissance, amour des femmes. On ne résiste pas à cette description singulière, dont on ne sait trop ce qu’il faut goûter le plus : la justesse (et la férocité) dans l’appréciation de la démarche de l’artiste, ou l’ironie (toute socratique) dans l’estimation de la fonction de l’art. Lacan dira plus tard : solde cynique de la sublimation.
La compensation
9Freud pourtant n’en reste pas là. Il affirme et affûte constamment son propos, notamment en insistant sur l’apport propre de l’art, qu’il situe entre dédommagement et supplément (il n’emploie pas ces deux mots ici, mais ses développements vont dans ce sens). Il ne cesse d’abord d’affirmer sa conception [13] qui fait de la pratique de l’art un apaisement de désirs inassouvis chez le créateur et chez l’auditeur ou spectateur. L’artiste cherche une autolibération et la fait partager au travers de son œuvre. Il y réussit grâce à une représentation des fantasmes comme accomplis. L’œuvre réalise ce tour de force par l’atténuation des aspects choquants du fantasme et la dissimulation de son côté personnel. Elle parvient à ce résultat en offrant, au-delà du respect des règles esthétiques, des « primes de plaisir séduisantes ». Ce n’est pas tout cependant, car Freud ajoute que l’œuvre suscite, à côté de la participation de la jouissance artistique, une participation latente, plus active encore, « provenant des sources cachées de la libération des pulsions ». On ne saurait être plus clair, bien que Freud n’en tire peut-être pas toutes les conséquences. Pour lui, la psychanalyse donne sa place à l’art parmi les compensations de désir. L’art est une « réalité acceptée conventionnellement » qui tire ses effets de la force de l’illusion, des symboles, des formations substitutives. La psychanalyse considère ainsi que l’art forme un royaume intermédiaire entre la réalité et le monde imaginaire, l’une qui interdit et l’autre qui réalise le désir. Un domaine où restent en vigueur les aspirations de toute-puissance. Cependant, tout en maintenant, d’un bout à l’autre, cette situation intermédiaire de l’art, Freud ne laisse pas d’infléchir, voire de contredire, sa thèse principale.
10Ainsi, sur l’exemple de l’Œdipe de Sophocle [14], il attribue à l’œuvre d’art un effet d’autoanalyse (sic) qui permet à chacun d’apercevoir « des travestissements déguisés de son propre inconscient » : « Un sentiment de péché dont il ignore les motifs », voire la conscience de sa culpabilité. Un peu plus loin [15], Freud fait une remarque étonnante qui semble ôter son privilège à l’art. Il fait de la fantaisie (du fantasme) un « royaume » psychique, une « réserve naturelle », une « construction auxiliaire ». La réserve naturelle perpétue l’état primitif, partout ailleurs sacrifié à la nécessité : tout doit y pousser sans contrainte, même inutile ou nuisible. Le royaume psychique est soustrait à la domination du principe de réalité et à l’épreuve de réalité. La construction auxiliaire permet à l’homme « d’être alternativement un animal de joie et un être raisonnable ». Ainsi l’homme trouve-t-il une compensation au renoncement au plaisir auquel il a été contraint par les exigences de la réalité. Il peut continuer à jouir de la liberté qu’il a dû abandonner dans la vie réelle. L’art perdrait-il ainsi son avantage ? Il n’en est rien et on devrait dire plutôt qu’il relaie le fonctionnement et les mécanismes de l’appareil psychique… et qu’il en fait même partie. C’est ainsi que plus tard (au moment de l’« Au-delà du principe de plaisir [16] »), Freud rappelle que l’art peut mener à un haut degré de jouissance par le biais des impressions les plus douloureuses qu’il n’épargne pas mais suscite au contraire. Autrement dit, même sous l’emprise du principe du plaisir, il y a des voies et des moyens pour que le déplaisant (le pulsionnel ?) soit l’objet de la remémoration et de l’élaboration. Il y a ainsi des cas extrêmes et des situations limites qui ont « un gain de plaisir comme issue finale », et dont l’art participe. De ce fait, l’art réaliserait un coup de force : pour contourner ? pour détourner ? le principe de réalité, puis le principe de plaisir lui-même. Peut-être plutôt pour les « détourer », et les remettre à leur place, relative : y contribuer tout au moins.
11Faisant une sorte de bilan de son analyse de la production littéraire et artistique, Freud récapitule les étapes principales de sa démarche [17]. D’une part la « réserve », organisée lors du passage du principe de plaisir au principe de réalité : pour permettre, ajoute-t-il, « un substitut à la satisfaction pulsionnelle à laquelle il a fallu renoncer dans la vie réelle ». D’autre part le retrait de l’artiste, dans ce monde imaginaire, à l’instar du névrosé, mais à la différence de celui-ci, le chemin du retour qu’il retrouve pour reprendre pied dans la réalité. Enfin les œuvres d’art en tant que satisfactions imaginaires des désirs inconscients, comme les rêves, et, comme eux, à titre de compromis évitant le conflit. À ceci près qu’à la différence des « productions asociales narcissiques du rêve », elles s’attirent la sympathie d’autres hommes, éveillant et satisfaisant leurs aspirations inconscientes. Freud rappelle pour conclure, mais en dernier, qu’elles utilisent la « prime de séduction », le plaisir attaché à la perception de la forme. Ainsi, Freud situerait l’œuvre d’art plutôt du côté de l’esprit, dont il nous dit par ailleurs [18] qu’il vise un bénéfice (un gain) de plaisir partageable et communicable, tandis que le rêve cherche à déguiser jusqu’à rester incompréhensible, pour éviter les désagréments. « Le rêve sert surtout à épargner le déplaisir, l’esprit à acquérir le plaisir. » Ce que peut la psychanalyse au mieux, c’est retrouver ce que l’artiste présente d’« éternellement humain » : reconstruire sa constitution et ses aspirations à partir des rapports « des impressions vitales, des vicissitudes fortuites et des œuvres » qui sont les siennes. Elle ne peut élucider le don artistique ni se prononcer sur ses moyens ou sa technique.
D’un côté, Freud rapproche et distingue le névrosé et l’artiste. Celui-là est exclu, se fait exclure, s’exclut de la communauté humaine. Celui-ci s’en excepte, y fait exception, mais tout en la rejoignant. D’un autre côté, Freud attribue à l’art un rôle de compensation (soulagement, consolation) qui poursuit et redouble la fonction du fantasme eu égard au renoncement primaire et à ses suites (cicatrice de la castration). Mais il lui reconnaît aussi, au-delà, une capacité d’ouverture sur (et de) l’inconscient et de libération de la pulsion (l’appréhension de la faute et de la culpabilité ; une prise sur l’au-delà du principe de plaisir, la pulsion comme pulsion de mort). Selon Freud, l’art constitue un apport, si ce n’est d’un plus de savoir en tout cas d’un gain de plaisir, mais il est vrai au travers de substituts et de compromis. Freud évoque souvent les formations substitutives de l’art ou l’art comme substitut : substitut d’une représentation refoulée, satisfaction substitutive de la pulsion. Freud n’est peut-être pas passé loin d’une définition de l’art comme symptôme (qui conjoint les deux dimensions : inconscient et pulsion). Il ne franchit pourtant pas le pas. Est-ce ici l’art, ou la psychanalyse, qui nous laisse sur un ou plusieurs restes : la rémanence de l’insatisfaction, l’énigme du don, le mystère de la création ?
Retour, apaisement. Le chemin de retour de l’artiste n’est pas tout à fait celui d’un retour au point de départ, plutôt déviance et déviation, voire dérive (clinamen). L’art est en effet, nous dit Freud, réconciliation, mais il ajoute que c’est par la vertu de l’illusion et selon la capacité à la sublimation. Il y a un solde cynique à cette boucle. Détour ou détournement et retrait d’un côté, retour et reprise ou retournement de l’autre côté ne sont pas sans laisser sur un résidu de déception, voire d’amertume, ou bien sans livrer à la brutalité et à l’impudeur d’une jouissance égarée. Ce qui reste à expliciter, à déchiffrer, c’est sans doute la nature de ce renoncement à l’origine tant des détours maladroits de la névrose que des tentatives de redressement de l’art. Par ailleurs, l’apaisement, l’assouvissement (accomplissement, réalisation) que l’art permet, assure, renforce, est moins satisfaction que compensation (soulagement, consolation). L’art, au dire de Freud, comporte un relais et une reconduction du fantasme comme « réserve », à entendre dans tous les sens : du parc naturel au quant-à-soi et à la partie laissée en blanc du tableau. L’art est aussi, et ainsi, une révélation, tempérée, de l’inconscient, et un réveil, mesuré, de la pulsion. Au total, Freud apparaît pour ce qu’il est, un réaliste. Il n’omet pas de faire ses droits à l’irréalité, à l’irréel. Il en revient toujours à ses goûts : l’obligation de rendre justice à la réalité, la nécessité de renouer avec le réel. L’art y est un entre-deux. Pour la psychanalyse, il s’agit et s’agira toujours de remettre l’art à sa place : le réhabiliter sans cesse contre les philistins, l’interpréter encore et encore, n’en déplaise aux idolâtres, comme jouissance et comme traitement de la jouissance.
La civilisation, l’art, la psychanalyse
12L’art, nous l’avons vu, prend son départ de la névrose pour s’en séparer. Trouve-t-il pour autant à se loger dans la société, la culture, la civilisation ? La doctrine freudienne est constante jusque dans ses variations : la civilisation doit être soumise à la critique.
Prémisse (majeure) : l’hostilité
13Tout d’abord [19], la civilisation impose des prescriptions en désaccord avec les penchants pulsionnels, et de ce fait l’individu est psychologiquement au-dessus de ses moyens. Elle favorise l’hypocrisie et repose même sur elle : il y a en réalité plus d’hypocrites que de civilisés. Peut-être même qu’une part d’hypocrisie est indispensable au maintien de la civilisation. Peut-être aussi qu’on peut en espérer malgré tout un remaniement pulsionnel commun et une amélioration de la civilisation. Il reste que les états primitifs sont toujours susceptibles d’être restaurés : « Le psychisme primitif est impérissable. » Du coup, le remaniement pulsionnel, fondement de la civilisation, peut être ramené en arrière. Les hommes ne sont pas tombés si bas qu’on le croit, dans des circonstances exceptionnelles, en temps de guerre par exemple, parce qu’ils ne s’étaient pas élevés aussi haut qu’on le pense, lors des périodes « normales ». On voit que la position de Freud est ferme et nuancée : aucune défense de la civilisation ne peut se baser sur la moindre complaisance envers ses faiblesses. Car la civilisation est édifiée sur le renoncement au pulsionnel [20], lequel grandit avec ses progrès et doit se répéter chez tout individu. Il s’agit de prendre la mesure des conséquences de cette situation. Ce sont surtout les motions pulsionnelles sexuelles qui sont réprimées. Une partie d’entre elles se laisse détourner pour se mettre à la disposition de l’évolution culturelle (sublimation). Mais une autre partie demeure dans l’inconscient, insatisfaite et poussant à la satisfaction, fût-elle déformée. À côté de l’activité de domination du monde extérieur, il y a les créations qui servent à l’accomplissement du désir, à la satisfaction substitutive des désirs refoulés. C’est le cas du mythe, de la poésie, de l’art. Et Freud de répéter que la psychanalyse s’intéresse à cette substitution, à l’œuvre d’art comme voie de réalisation du désir, à son action sur ses destinataires, à l’apparentement et à la distinction du névrosé et de l’artiste. Mais elle n’a toujours rien à dire sur le jugement esthétique ni le don artistique.
14La psychanalyse interprète l’art, la religion, l’ordre social, en fonction des activités de la pulsion sexuelle et des sorts qui lui sont ménagés et imposés. Est-ce là une volonté de rabaisser la civilisation [21] ? Pour Freud, la civilisation est basée sur la maîtrise et la répression. C’est un trône supporté par des esclaves enchaînés, ce qui n’est pas sans dangers. Car la civilisation exige la réalisation de l’idéal sans s’inquiéter du coût pour ses membres. Elle ne peut offrir de dédommagement, vis-à-vis de la renonciation qu’elle requiert, à l’individu qui, lui, cherche une compensation. Il vit en effet au-dessus de ses moyens et demeure sous la pression de l’insatisfaction. La civilisation quant à elle continue à entretenir l’hypocrisie et l’incertitude, et elle assure sa protection par l’interdiction de la critique et de la discussion. La psychanalyse, affirme Freud, ne se propose pas de « déchaîner », mais d’alerter et de conseiller sur les impulsions incorrectement ou injustement réprimées. Elle révèle les faiblesses du système : rigueur excessive du refoulement, violence de la répression des pulsions, faux-semblants. Elle prône une modération, un remplacement de ces méthodes hasardeuses (sic) et de faire plus de place à la véracité. Cela lui vaut d’être considérée comme « ennemie de la civilisation » et d’être bannie. Cela n’enlève rien à la portée et à la justesse de ses remarques, ni à la pertinence de son action.
15Freud, au fur et à mesure, enfonce le clou, accusant toujours davantage ce discord, jusqu’à l’impasse. Il distingue ainsi plus tard [22] les moyens de défense et de coercition de la civilisation et les moyens de réconciliation des hommes avec celle-ci. Frustration, interdiction, privation d’un côté (« Versagung, Verbot, Entbehrung »). Idéaux et créations de l’autre côté. Les plus anciennes renonciations pulsionnelles (inceste, cannibalisme, meurtre) sont plus ou moins intériorisées et respectées par tous (grâce au surmoi). Il n’en est pas de même des autres (exigences morales) souvent allègrement transgressées. Cela étant, il existe une hostilité générale à l’égard de ces règles : certes surtout, et d’abord, des classes les plus opprimées, mais aussi bien, de manière latente, des classes mieux partagées. Freud estime qu’une civilisation qui laisse insatisfait le plus grand nombre ne peut se maintenir et ne le mérite pas. En face de ces restrictions, il y a donc ce qui vise la réconciliation avec la civilisation et le dédommagement des sacrifices consentis. Ce sont en premier lieu les idéaux de tous ordres, avec la satisfaction narcissique qu’ils procurent : l’orgueil du succès, la comparaison avec les autres civilisations (avec leur cortège de mépris, de discorde et d’inimitié). Ils contrebalancent ainsi l’hostilité contre la civilisation, et ils assurent y compris l’identification et la solidarité des opprimés avec leurs maîtres. Freud ajoute ici l’art et la religion (j’y reviendrai), à situer sur un autre plan.
Pour conclure, ou presque, Freud tente de formuler le malaise de la civilisation [23], la civilisation comme malaise (en impasse, dira Lacan). La civilisation est un ensemble d’œuvres et d’organisations, censées assurer la protection vis-à-vis de la nature et la réglementation des rapports des hommes entre eux. D’un côté la technique bien sûr, mais tout autant ce qui répond aux exigences de beauté, de propreté, d’ordre, ainsi que les activités intellectuelles, qui concernent l’utile et l’inutile aussi, qui visent le gain de plaisir (joindre l’utile à l’agréable). D’un autre côté tout ce qui règle, entre les hommes, le voisinage, l’entraide, les relations sexuelles et les relations d’appartenance. Ici on observe l’opposition entre le droit et la justice d’une part, les restrictions de la liberté individuelle d’autre part. Quoi qu’il en soit, et de toute façon, la question reste toujours posée de l’équilibre entre les revendications individuelles et les exigences culturelles. Le processus culturel est à la fois « au-dessus » de l’humanité et familier. Il se résume en effet dans les modifications mêmes subies par les pulsions. Non seulement les formations réactionnelles les plus immédiates et les sublimations les plus élevées, mais avant tout le renoncement ou, mieux, la renonciation aux pulsions (« Triebverzicht »), leur non-satisfaction foncière. C’est ce renoncement culturel qui est au cœur de la civilisation. « Kulturversagung » : refus de la civilisation (à laisser l’individu satisfaire ses pulsions). À moins que ce ne soit la satisfaction elle-même qui se refuse, laissant le sujet quinaud, et réduisant la civilisation à quia.
Concluons. La société et la civilisation favorisent l’hypocrisie et exposent à la régression. La civilisation exige le remaniement pulsionnel : détournement et sublimation de la pulsion ; déformation et substitution de la satisfaction. Mais ça ne fait pas le compte. La civilisation en effet n’offre pas de dédommagement valable à la renonciation pulsionnelle, et elle abandonne l’individu entre insatisfaction durable et compensation insuffisante. En le révélant, la psychanalyse se retrouve ennemie de la civilisation. Au total, pour Freud, la civilisation, c’est le renoncement. Qu’est-ce que l’art peut y faire ?
Prémisse (mineure) : la réconciliation
16« À vrai dire, nous ne pouvons renoncer à rien, nous ne faisons que remplacer une chose par une autre ; ce qui paraît être un renoncement est en réalité une formation substitutive ou un succédané [24]. » Pour Freud, nous cherchons dans la fiction « un substitut à ce que la vie nous fait perdre [25] » : savoir mourir, réussir à tuer, nous réconcilier avec la mort, conserver une vie hors d’atteinte… Plus précisément, l’art « donne des satisfactions substitutives, en compensation des plus anciennes renonciations culturelles [26] ». Ainsi, il réconcilie l’homme avec les sacrifices faits à la civilisation. Sacrifice, le mot est fort, mais il évoque le sacrifice le plus cruel et le plus sanglant, selon Freud, celui inhérent à l’interdit de l’inceste, symbolisé par et dans la castration. À partir de là, les œuvres d’art exaltent les sentiments d’identification, fournissant des occasions de jouissances en commun, et se mettant au service de la satisfaction narcissique propre aux idéaux culturels. Cet arrangement trouvé dans l’art est cependant provisoire et bien fragile. Comme satisfaction substitutive [27], l’art fait partie des « échafaudages de secours », entre les diversions et les stupéfiants : il est (et fait) illusion, même s’il est efficace. Parmi les méthodes de recherche du bonheur, il relève des déplacements de la libido (sublimation de l’artiste et du penseur) et du recours au domaine de l’imagination, soit de l’usage du fantasme (jouissance procurée par les œuvres d’art). À ce titre, il a une portée restreinte, une utilisation limitée et des effets peu durables. L’assouvissement qu’il permet est réduit. Il est praticable par peu de gens. Et surtout, « la légère narcose où l’art nous plonge est fugitive » : simple retraite devant la dureté de la vie, incapable de « nous faire oublier notre misère réelle ». Et puis, un peu plus tard [28], presque le coup de grâce, apparemment tout au moins : l’art est « inoffensif et bienveillant, [il] ne prétend à être qu’une illusion et ne tente jamais […] l’assaut de la réalité ».
17Tirons-en quelques leçons. L’art met en regard le substitut et la perte. Comme substitut, il a une valeur de compensation eu égard au renoncement pulsionnel et la fonction de réconcilier avec les sacrifices faits à la civilisation. Il y a plus : l’art fait correspondre une satisfaction substitutive à la satisfaction qu’il n’y a pas… en aucun cas. L’art en témoigne, au moins indirectement, en raison des limites qu’il découvre dans la recherche du bonheur. L’art anticiperait, à sa manière, la formule de la pulsion, qui se définit comme « inhibée quant au but ». Il approcherait l’hypothèse freudienne selon laquelle « la fonction sexuelle se refuserait à nous accorder pleine satisfaction [29] […] ». Mieux encore : c’est au titre d’illusion reconnue et déclarée qu’il s’avère, voire s’affirme superflu ou gratuit. L’art ainsi serait moins couverture et dissimulation que révélation ou monstration, si ce n’est démonstration, de l’impossible qu’il suggère.
Conclusion : la responsabilité
18Il y a une participation de la psychanalyse, avec la science et sans doute pas sans l’art, au travail de civilisation et au processus ou au développement culturel, plutôt qu’à telle civilisation ou à telle culture. Car il s’agit d’un côté de se soustraire à leur hypocrisie, et de l’autre de faire face à leurs exigences.
Se tenir pour responsable
19Freud fait référence au modèle, et au témoignage, d’auteurs ou d’artistes de son panthéon personnel pour appuyer son point de vue. Il est d’accord avec Josef Popper-Lynkeus [30] sur la nécessité de l’amour de la vérité et du courage moral pour surmonter la honte de l’aveu, des motions secrètes du rêve par exemple. Comme lui encore [31], il pense qu’il faut choisir entre, d’une part, l’entretien du conflit avec le désir, qui procède de la déformation, du compromis, de la mauvaise foi, et, d’autre part, la reconnaissance et l’assomption du désir, même s’il s’agit là d’un état idéal à atteindre. En effet, nous dit-il [32], « on doit se tenir pour responsable des motions malignes de ses rêves. Qu’en faire autrement ? » On se doute que la portée du propos dépasse le cas du rêve. Est-ce que la psychanalyse ne bénéficie pas alors d’une certaine avance, sur l’art entre autres ? Elle mise en tout cas, concernant les « progrès » de la civilisation, et sur la véracité et sur le remplacement du refoulement par le jugement (et non pas essentiellement la sublimation [33]). Dans la lettre à Einstein [34], Freud estime que la civilisation, la culture imposent une série de substitutions bien venues vis-à-vis du pouvoir, de la violence, de la force. Elles se traduisent par des « positions culturelles », soit des « modifications psychiques qui vont de pair avec le processus culturel ». Il s’agit bien de les défendre et de s’en servir. Or elles laissent un résidu pulsionnel à traiter, qui fait la part de chacun et qui relève de sa réponse propre. Il constitue ainsi son idiosyncrasie, là où il se révolte contre ce qu’il ne peut tolérer. Le choix s’impose là où il n’y en a pas d’autre, là où on ne peut faire autrement. Encore faut-il le faire ! Voilà donc ce qu’apprend et enseigne la psychanalyse, et notamment de l’expérience et des leçons de l’art, en les portant à leurs conséquences. La responsabilité : « Qu’en faire autrement ? » Le choix ou la décision : « Nous ne pouvons faire autrement. » L’option : les positions culturelles et les modifications psychiques. Le pari : le processus culturel et le remaniement pulsionnel.
Il y a ce que la psychanalyse apprend de l’art et de l’artiste, là où ceux-ci la devancent : c’est toujours une réponse originale, une solution inédite, ayant trait aux voies qui vont dans le sens de la réconciliation avec le sacrifice. Il y a ce que la psychanalyse peut renvoyer à l’art, à l’artiste, mais aussi à la culture en général. Sinon leur apprendre, en tout cas tirer comme leçons, élaborer comme savoir, transmettre comme enseignement, de leur approche et de leur examen. C’est à partir de leurs échecs, impasses, contradictions, apories, mais aussi en portant à leurs conséquences logiques ultimes leurs suggestions et positions. Il s’agit alors d’une question qui subsiste et des problèmes nouveaux qui surgissent : concernant les illusions rémanentes du désir, entre attente et déception, concernant le malaise persistant du désir, entre idéal et pulsion.
Se libérer
20Tout d’abord, il convient d’envisager ce qui fait « l’humilité de l’humain », et les moyens d’y faire face. Ainsi, il n’y a de honte pour personne, grand homme ou pas, d’être « soumis aux lois régissant, avec une rigueur égale, le maladif et le normal » : donc de se mesurer à la psychanalyse [35]. Par ailleurs, la réalisation d’une œuvre (artistique, scientifique) dépend de la résolution contre la censure et la « honteuse peur de penser », ainsi que de la primauté donnée au « caractère » et à la « vertu » sur l’esprit, à la « droiture » sur le génie [36]. Autrement dit, le lot commun, c’est « la situation incommode d’être homme », tandis que la réponse reste singulière, là où chacun a à se faire une conduite, là où se fait l’orientation vers l’acte. On ne s’étonnera pas, en ce sens, que Freud s’intéresse à la « faute tragique [37] », motif principal du chœur antique de la tragédie grecque, mais qu’on retrouve sous d’autres formes ailleurs. Au-delà du crime invoqué, la psychanalyse freudienne conjecture le meurtre originaire du père primitif. Pas d’affrontement de la vérité du père ni de la réalité de la loi sans confrontation au parricide. D’où aussi les contributions de Freud sur Dostoïevski [38] et Goethe [39]. Dostoïevski, cet écrivain incontestable, qui ne recule pas dans son œuvre devant la question du parricide, mais que « l’inhibition de la pensée due à la névrose » limite dans la décision à prendre pour son œuvre et dans sa vie. Ce névrosé avéré, figé dans l’identification au père mort, faute d’avoir voulu et su se libérer du poids de l’intention parricide. Ce piètre moraliste et ce pécheur ou ce criminel mal repenti, qui ne trouve d’issue que dans la soumission servile et l’obéissance totale au tsar et à Dieu. Par contraste, Freud fait de Goethe une sorte de figure de père réel, un modèle et un exemple du père réel et du réel du père (au sens lacanien). À ce titre, il est un de ceux qui nous permettent de mettre réellement à l’épreuve notre ambivalence envers le père, entre respect, vénération et révolte, hostilité. Par ailleurs, il nous en impose par ses œuvres sans s’imposer, pour autant qu’il maintient un quant-à-soi, une réserve, un mystère. Il fait coexister en lui l’artiste et le savant, à la différence de Léonard de Vinci. On peut rappeler encore l’insistance de Freud sur l’importance des positions culturelles et de la promotion du développement culturel, dans la mesure où « il est vain de vouloir supprimer les penchants agressifs [40] ». Il se plaît aussi à montrer que « la renonciation au plaisir », qui fait la culture, n’empêche pas « la renaissance des convoitises libidinales [41] ». Il souligne même que c’est non pas la tradition, mais bien son indétermination qui fait le poète [42]. Dernier mot aux barbares, aux analphabètes, comme auraient dit Rimbaud ou Artaud ? Et pourquoi pas ? Pour donner encore plus raison à Freud, je dirais volontiers que la psychanalyse souffle deux choses à l’art et à l’artiste ! Le propre de l’art, c’est de réconcilier… avec l’irréconciliable. La manière de l’art, c’est d’accommoder les restes… du sacrifice.
Mots-clés éditeurs : pulsion, culture, sublimation, fantasme, refoulement, civilisation, réconciliation, art, inconscient, compensation, névrose
Mise en ligne 28/12/2009
https://doi.org/10.3917/cm.080.0009Notes
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[*]
Michel Lapeyre, psychanalyste, maître de conférences à l’université de Toulouse-Le Mirail.
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[1]
S. Freud, L’interprétation des rêves (1899-1900), chapitre ii, « La méthode d’interprétation des rêves » (notamment la lettre de Schiller à Körner).
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[2]
S. Freud, Névrose, psychose et perversion, « Névrose et psychose » (1924) : à la fin de l’article.
-
[3]
S. Freud, L’interprétation des rêves (1899-1900), chapitre v, « Le matériel et les sources du rêve », paragraphe 4, à propos du rêve de la mort de personnes chères (passage sur Œdipe-Roi et Hamlet).
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[4]
S. Freud, Totem et tabou (1913), chapitre ii, « Le tabou et l’ambivalence des sentiments » (dernière page du chapitre).
-
[5]
S. Freud, Études sur l’hystérie (1893-1895), chapitre ii, « Histoires de malades » (les deux dernières pages du chapitre).
-
[6]
S. Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, « Le créateur littéraire et la fantaisie » (1908), (début de l’article, p. 213 des Gesammelte Werke).
-
[7]
S. Freud, La vie sexuelle, « La morale sexuelle “civilisée” et la maladie nerveuse des temps modernes » (1908).
-
[8]
S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse (1908), deuxième leçon.
-
[9]
S. Freud, Résultats, idées, problèmes, t. II, « Josef Popper-Lynkeus et la théorie du rêve » (1923), dernière page de l’article.
-
[10]
S. Freud, Résultats, idées, problèmes, t. I, « Formulation sur les deux principes du cours des événements psychiques » (1911).
-
[11]
S. Freud, Totem et tabou (1913), chapitre iii, « Animisme, magie et toute-puissance des idées », paragraphe 3 (dernière page).
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[12]
S. Freud, Introduction à la psychanalyse (1916-1917), chapitre xxiii, « Les modes de formation de symptômes » (dernière page).
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[13]
S. Freud, Résultats, idées, problèmes, t. i, « L’intérêt de la psychanalyse » (1913), deuxième partie, paragraphe f, « L’intérêt du point de vue de l’esthétique ».
-
[14]
S. Freud, Introduction à la psychanalyse (1916-1917), chapitre xxi, « Développement de la libido et organisations sexuelles » (premier passage sur le complexe d’Œdipe et la légende grecque).
-
[15]
Ibid., chapitre xxiii, (développement sur les « fantaisies primitives »).
-
[16]
S. Freud, Essais de psychanalyse, « Au-delà du principe de plaisir » (1920), chapitre ii (dernières pages du chapitre).
-
[17]
S. Freud, Ma vie et la psychanalyse, ou S. Freud présenté par lui-même (1924), paragraphe 6 (développement sur Hamlet et l’analyse de la littérature et de l’art).
-
[18]
S. Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905), chapitre v, « Les rapports de l’esprit avec le rêve et l’inconscient » (dernière page du chapitre).
-
[19]
S. Freud, Essais de psychanalyse, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » (1915), chapitre i, « La désillusion causée par la guerre » (développement, en fin de chapitre, sur la société civilisée).
-
[20]
S. Freud, Résultats, idées, problèmes, t. II, « Petit abrégé de psychanalyse » (1924), paragraphe 5.
-
[21]
Ibid., « Résistances à la psychanalyse » (1925), développement, en fin d’article, sur la culture.
-
[22]
S. Freud, L’avenir d’une illusion (1927-1928), chapitre ii.
-
[23]
S. Freud, Malaise dans la civilisation (1929), chapitre iii.
-
[24]
« Le créateur littéraire et la fantaisie », op. cit. (cf. note 6), passage sur l’utilisation du fantasme chez l’adolescent, p. 215 des Gesammelte Werke.
-
[25]
« Considérations actuelles… », op. cit. (cf. note 19, chapitre ii, « Notre relation à la mort » (développement à partir de la devise hanséatique, « Navigare necesse est, vivere non necesse »).
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[26]
S. Freud, L’avenir d’une illusion, op. cit., chapitre ii (dernière page du chapitre).
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[27]
S. Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit., chapitre ii.
-
[28]
S. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932), « D’une conception de l’univers ».
-
[29]
S. Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit., chapitre iv (dernières pages du chapitre).
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[30]
S. Freud, Résultats, idées, problèmes, t. ii, « Josef Popper-Lynkeus… », op. cit.
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[31]
Ibid., « Ma rencontre avec Josef Popper-Lynkeus » (1932) (les deux dernières pages de l’article).
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[32]
Ibid., « Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves » (1925), paragraphe b, « La responsabilité morale du contenu des rêves ».
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[33]
Ibid., « Résistances à la psychanalyse », op. cit.
-
[34]
Ibid., « Pourquoi la guerre ? » (1933).
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[35]
S. Freud, « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » (1910), chapitre i (première page, p. 128-129 des Gesammelte Werke).
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[36]
S. Freud, Résultats, idées, problèmes, t. I, « Sur la préhistoire de la technique analytique » (1920) (les deux dernières pages à propos d’un article de Ludwig Börne, lecture de jeunesse de Freud).
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[37]
S. Freud, Totem et tabou, op. cit., chapitre iv, « Le retour infantile du totémisme », paragraphe 7 (deux premières pages). L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939), IIIe essai, première partie, paragraphe d « Application » (p. 192-193 des Gesammelte Werke).
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[38]
S. Freud, Résultats, idées, problèmes, t. II, « Dostoïevski et le parricide » (1928).
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[39]
Ibid., « Prix Goethe 1930 » (1930).
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[40]
Ibid., « Pourquoi la guerre ? », op. cit.
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[41]
Ibid., « Sur la prise de possession du feu » (1932).
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[42]
S. Freud, L’homme Moïse…, op. cit., IIIe essai, première partie, paragraphe b « Période de latence et tradition » (p. 175-176 des Gesammelte Werke).