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Article de revue

Clinique de passions perverses

Pages 175 à 185

Notes

  • [*]
    Danielle Bastien, docteur en psychologie psychanalyste.
  • [1]
    C’est d’ailleurs en écoutant Jacqueline Schaeffer, qui reprend elle aussi ce thème dans ce recueil, que l’idée d’avoir recourt à la phrase célèbre de Carmen m’était venue.
  • [2]
    Ainsi que l’évoque si bien, dans un autre registre Annie Ernaux dans Se perdre, Paris, Folio, 2001.
  • [3]
    Jacques Hassoun, Les passions intraitables, Paris, Aubier, 1989, p. 13.
  • [4]
    Khan Masud, Figures de la perversion, Paris, Gallimard, 1981.
  • [5]
    Joël Dor, Clinique psychanalytique, Paris, Denoël, 1994.
  • [6]
    André Serge, « Être la loi, la maxime du sadomasochiste », dans Les cahiers de psychologie clinique, n° 1, 1998.
  • [7]
    Joël Dor, op. cit., p. 118.
  • [8]
    Jean Clavreul, Aspects cliniques des perversions, p. 233-253.
  • [9]
    Patrick De Neuter, « Psychanalyse de la perversion et paire-version ou mère-version du psychanalyste », dans Les feuillets psychiatriques de Liège, 12/1, 1979, p. 48-61.
  • [10]
    René Kaës, La parole et le lien, Paris, Dunod, 1994.
  • [11]
    Khan Masud, Figures de la perversion, Paris, Gallimard, 1981, p. 30.
  • [12]
    Ibid., p. 31.
  • [13]
    Calligaris Contardo, « L’espoir pervers », dans Le bulletin freudien, n° 2, p. 60-70.
  • [14]
    Joyce Mac Dougall, Le théâtre du Je, Paris, Gallimard, 1982.
  • [15]
    Joël Dor, op. cit., p. 133-134.
  • [16]
    On lira à ce sujet également les différentes contributions très intéressantes de Patrick De Neuter à propos du roman Neuf semaines et demi.
  • [17]
    Ici aussi on se réfèrera à l’ouvrage de Jacqueline Schaeffer, Le refus du féminin, Paris, puf, 1997.
  • [18]
    Dorey évoque ce registre dans sa différenciation entre l’emprise de l’obsessionnel et celle du pervers. L’effraction de l’enveloppe corporelle me semble pourtant être plus signifiante, au sens de l’indice que cela nous offre, que simplement expression du registre de l’emprise perverse, dans L’emprise, nrp, Paris, Gallimard, 1987.
  • [19]
    Op. cit., p. 125.
  • [20]
    Pierra Aulagnier, « Remarque sur la féminité et ses avatars », dans Le désir et la perversion, Paris, Le Seuil, 1981, p. 79.
  • [21]
    Jean Clavreul, op. cit.
  • [22]
    Argument développé notamment par Laufer Laurie, « La dispute », dans La violence dans les familles, Paris, La revue Autrement, 1997.
  • [23]
    Patrick De Neuter, op. cit., p. 59.
– « Je l’ai dans la peau » disait-elle.
– « Et si tu m’aimes, prends garde à toi » répondait-il.

Adresse et transfert dans une clinique de passion perverse

1 C’est la phrase d’une analysante qui me dit un jour : vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir quelqu’un dans la peau, qui me donna envie de travailler la clinique des passions perverses. J’entendis d’abord avoir quelqu’un dans la peau, avant d’entendre l’autre bout de la phrase plus classique vous ne savez pas ce que c’est.

2 Cette question précise de peau en effet, résonna d’une manière étonnante pour moi, avec une dimension qui, dans cette clinique, avait trait à l’avoir dans la peau, au sens du dedans la peau, voire en dessous de celle-ci. Quelque chose d’un rapport précis et particulier à la peau de l’autre, se jouait en effet sur cette scène là.

3 Et si tu m’aimes, prends garde à toi[1], proposais-je comme deuxième partie de mon titre. Cette périphrase, négatif de celle de Carmen « Et si je t’aime, prends garde à toi » va en effet me servir de second fil rouge pour déployer la question précise de la perversion et du conjugo, et en particulier celle plus étonnante de l’amour dans la passion perverse.

4 J’évoque le terme de passion perverse, dans la mesure où les cas cliniques qui m’ont mise au travail avaient tous des caractéristiques passionnelles, telles qu’un auteur comme Hassoun par exemple les définit : des liaisons de longues durée, caractérisées par une structure binaire sans nuance, présence/absence ; toucher du corps ou accès à des bouts de corps/conviction d’une rupture imminente [2] ; jouissance importante/manque sur un mode toxicomaniaque. Hassoun écrit : « La passion indigente, la passion ravageante, la passion soumise à une structure binaire sans nuance, est insatiable. Elle dévore celui qui s’y risque à son corps défendant […] Aussi cet impossible ne saurait être aimable, il est intraitable à plus d’un titre [3]. »

5 Lorsque j’ai commencé à réfléchir à toutes ces questions, la première dimension qui m’a mise au travail était : « Qu’est-ce qui peut bien amener un pervers, qui plus est un couple en proie à une passion organisée autour d’un pacte pervers, à consulter un analyste ? »

6 Comme nous allons le voir, la réponse à cette première question du sens de la demande, n’est pas aisée. On pourrait dire encore, en prenant l’argument à contrario, que c’est la réponse à cette première question qui permet de saisir au mieux, de quoi il est question dans cette clinique.

7 En effet, que viendrait demander à un analyste un sujet dont un des traits principaux est quand même « mon désir, c’est la Loi », c’est-à-dire aussi « La loi, c’est moi qui l’érige en fonction de mon désir » ? En effet, il s’agit quand même d’être confronté à un sujet qui « sait » et qui ne doute pas de son savoir. Que viendrait donc demander un tel sujet à un autre, psychanalyste, « supposé savoir le sens » ?

8 J’ai alors repensé aux moments cliniques qui me permettaient de déployer la question.

9 Les demandes de prises en charge qu’elles soient individuelles ou de couple m’avaient confrontée à deux grands cas de figures : d’une part des crises d’angoisses, ou des décompensations majeures, voire de tentatives de suicide chez un des conjoints, d’autre part des entretiens cliniques de couples organisés autour d’un pacte pervers et venant solliciter un thérapeute pour le fétichiser, c’est-à-dire pour trouver dans l’espace psychothérapeutique un plus de jouissance.

10 Il me semble également y avoir deux grandes modalités de lien de couple, présentes dans cette clinique. L’une nous convoque à la chute d’un névrosé séduit et égaré par l’illusion perverse, et on peut s’interroger immédiatement sur ce qui chez lui, chez elle, pouvait s’arranger avec ce « ravissement ». L’autre, c’est celle d’un lien tissant un pacte pervers entre deux sujets.

11 Les deux types de lien quoique différents ne sont pas toujours aussi simples à différencier et s’interpellent mutuellement, égarant le thérapeute convoqué, à la place du « tiers impuissant et voyeur » dans les méandres de la nosologie où comme l’on sait, la représentation structurale reste une production conceptuelle.

12 Les cas cliniques qui m’ont mise au travail, présentaient également tous la caractéristique de placer l’analyste, c’est-à-dire moi même, dans la place non pas de celui qui est consulté pour diminuer la souffrance ou pour entendre quelque chose d’inconnu du sujet, mais pour être installé en lieu et place d’un témoin impuissant, convoqué à l’abîme du flirt avec la mort, à l’effroi suscité par l’évocation des corps mutilés, et tout cela, dans un registre appelant beaucoup plus de représentations scopiques que symboliques.

13 Ce sont ces thèmes d’effroi, de rapport passionnel « instrumental », d’utilisation spécifique d’un corps, et de la prévalence du scopique dans le pacte pervers, que je vais aborder à présent.

Une passion dans laquelle il est question d’un impératif de jouissance, et non de désir

14 Pour entrer dans cette difficile énigme que nous soumet la perversion, tentons d’abord de la situer, de la définir un peu plus, puisque comme l’écrit Masud Khan : « Depuis les trois essais, s’il y a du pervers en chacun d’entre-nous, alors qu’est-ce que la perversion [4] ? » En effet, au-delà de la célèbre formule de Manoni résumant le déni de la castration par « Je sais… bien mais quand même », comment préciser notre objet ?

15 Le pervers nous disent plusieurs auteurs, transgresse la Loi au nom d’une autre loi dont il serait le détenteur et l’agent zèlé. Comme je le disais plus haut, il sait. Il en sait quelque chose de ce qui fait jouir, et c’est bien de cela qu’il est question dans ses rencontres passionnelles avec l’autre.

16 L’impératif du pervers est donc la loi de la jouissance, celle du « jouir à tous prix », et on sait que parfois le prix est élevé. Bien souvent il nous adressera le message suivant : « Ce dont il s’agit c’est de jouir et je vais vous expliquer comment y parvenir au mieux. » Le névrosé au contraire est lui bien plus dans un impératif de désir : ce qu’il tente d’éprouver, c’est la réalisation de son désir, empêché constamment d’y accéder par ses propres symptômes, inhibitions et défenses. Dor le confirme [5], le processus pervers n’a pas pour but de nuire à l’autre, mais de jouir.

17 Autrement dit encore, si le névrosé produit du lien social à partir de son symptôme, alors que son fantasme l’en éloigne, le pervers au contraire veut faire lien au moyen de son fantasme alors que son symptôme l’en empêche, voire l’exclu du social. Je peux ainsi tenter une première ébauche de réponse à ma question de départ à savoir que si le névrosé adresse ses symptômes à l’analyste, le pervers lui adresse son fantasme agit. Il lui arrive aussi d’inclure l’analyste dans son fantasme en faisant mine de lui adresser un symptôme.

18 C’est dire aussi qu’il s’agit véritablement pour de nombreux auteurs, à la suite de Freud le premier, d’envisager la perversion comme le négatif de la névrose en tant que façon dont le sujet va se situer par rapport à l’objet et à la pulsion. Le pervers, écrit Serge André [6], dévoile ce que cache les névrosés et en particulier le fonctionnement pulsionnel. Et ainsi, si le névrosé de coutume idéalise l’objet dans la relation amoureuse, le pervers va idéaliser la pulsion.

19 Dor explique : « Le pervers à l’audace d’agir au grand jour ce qui tenaille secrètement tout un chacun sans jamais s’autoriser à l’accomplir. C’est d’ailleurs là que se situe la ligne de partage radicale entre la structure des pervers et celle des névrosés, soit la différence qui existe entre un acte authentiquement pervers et la construction d’un fantasme [7]. » Et c’est en cela bien sûr qu’il fascine, ébloui, ne fusse qu’un instant. C’est cet éblouissement, propose Clavreul [8], qui permet sans doute de comprendre la « relative tolérance » accordée aux pervers.

20 De nombreux auteurs situent aussi la perversion par rapport à la psychose en la présentant comme une défense contre cette dernière. De Neuter par exemple écrit : « Le pervers risque toujours de basculer dans la psychose [9]. » Dor aussi : « La perversion est une défense contre la psychose, c’est-à-dire contre une position où le sujet serait entièrement livré à la jouissance illimitée de la mère. »

Une passion perverse : un pacte où il est question de jouissance et non d’amour

21 J’ai évoqué déjà plusieurs fois la question d’un « pacte pervers ». C’est en effet, me semble-t-il, ce qui me permet au mieux d’énoncer ce qui se trame sur la scène conjugale d’une passion perverse. C’est un pacte au sens ou Kaës [10] en parle, c’est-à-dire ce qui va venir faire lien, faire pont entre les deux psychismes. C’est pourtant un pacte particulier.

22 Approcher ce pacte particulier nécessite un premier temps d’arrêt sur la question de l’investissement objectal et sur celle de l’amour.

23 Masud Khan situe le rapport particulier à l’objet instauré dans le pacte pervers. « Dans les névroses, le rapport à l’objet est à la fois externe et interne, dans les psychoses la réalité objective de l’objet externe est, dans ses dimensions essentielles, niée par l’omnipotence des processus subjectifs intrapsychiques, dans les perversions l’objet y occupe une place intermédiaire : il est à la fois non-soi et subjectif, il est en suspend entre réalité psychique interne et externe [11]. »

24 Cela explique la déficience intrinsèque du pervers à se fixer émotionnellement à un objet. Cela permet aussi de rendre compte, comme le précise Khan en se référant à Anna Freud, d’une absence cruciale dans les relations d’objets du pervers produisant une incapacité d’aimer de ce dernier et une crainte d’une rédition émotionelle [12].

25 Calligaris propose une définition assez complémentaire [13] du couple pervers. Il nous invite à penser que, pour les névrosés, un couple est toujours une question de « ratage » ou plus précisément de bricolage autour de la différence et la non-complémentarité de deux fantasmes. Dans le pacte pervers, c’est à l’illusion de la complémentarité que nous avons à faire.

26 Bien plus, ce qui va caractériser le lien pervers, c’est qu’au lieu d’avoir à faire à deux sujets tentant aussi bien ou mal se peut, de faire se rencontrer deux logiques de sexuation différentes et incompatibles, nous aurons à faire, dans le cadre d’un lien tissé entre un pervers et une hystérique par exemple, à des néo-sujets, si je me permet de paraphraser Mac Dougal [14] qui parle des perversions en termes de « néo-sexualités ».

27 Ces « néo-sujets » pourtant, risquent parfois de devenir des non-sujets, lorsqu’ils sont installés dans une position objectale et, précise Calligaris, plus volontiers instrumentale qu’objectale. En effet, Mac Dougal lorsqu’elle propose le terme de « néo-sexualités », n’envisage que le versant du pervers, et son rapport spécifique à la jouissance et à la sexualité. Si par contre on se situe comme je tente de le faire, du côté du pacte pervers, et que l’on s’accorde pour reconnaître que dans un certain nombre de cas, les deux conjoints ne sont pas pervers, au sens structurel du terme, mais bien liés par ce type de pacte, nous devons nous interroger sur la position du conjoint non pervers. C’est de lui, ou d’elle, que je parle quand j’évoque ce qui d’un « néo-sujet », pourrait bien devenir un « non-sujet ».

28 Plus étonnant encore, il s’agit d’un couple, d’une passion, où il ne serait donc pas question d’amour, mais bien de jouissance. Ici, plus de relations ou d’illusions de conjonctions de deux fantasmes entre deux sujets, mais tentative d’installation d’une communauté de jouissance qui détermine en fait deux places très différentes : d’une part, celle d’un sujet sachant comment on jouit et qui fait bénéficier son partenaire de son savoir, de l’autre celle d’un instrument de jouissance. On comprends dès lors à quel point la rencontre avec les versants pulsionnels mortifères, voire avec la mort tout court, est prévue dès l’installation du pacte.

29 Cette précision est aussi très importante pour nous aider à préciser un peu plus la nuance que j’introduisais en commençant : dans certains cas il s’agira d’un pacte pervers tissé entre deux sujets de structure perverse, dans d’autres, le pacte liera un sujet pervers et un autre, ayant dans la plupart des cas un système de défense pervers mais sans être véritablement de structure perverse. Dans le premier cas de figure, l’enjeu précis sera d’éprouver toujours plus loin, toujours plus fort certaines modalités de jouissance. C’est très souvent le flirt avec la mort ou la mort elle-même de l’un ou des deux qui viendra seule faire arrêt au scénario. Cette mortalité interviendra d’ailleurs souvent, après plusieurs épisodes suicidaires ou de mutilations corporelles. J’y reviendrais plus loin.

30 Dans d’autres cas par contre, c’est un(e) hystérique, une anorexique, une boulimique, un boder-line, un sujet aux prises avec des auto-mutilations répétées, ou encore un sujet psychosomatique, qui sera embarqué dans la constitution du pacte pervers. C’est-à-dire que toute une série de sujets chez lesquels la construction du moi va être entre autre médiatisée par des dimensions corporelles, des dimensions ayant traits au corps propre, pourrons se retrouver aussi impliqués dans de telles modalités « d’être-en-jouissance ». Prenons le cas d’une hystérique par exemple, qui comme on le sait, a une prédisposition particulière à se laisser séduire et à intégrer le scénario d’un autre. Elle pourra se laisser illusionner par la promesse de jouissance perverse. C’est souvent alors, la décompensation majeure qui viendra interrompre la descente aux enfers.

31 Je disais que l’hystérique s’illusionne sans s’en rendre compte. C’est bien sûr un peu plus complexe que cela, puisque son organisation psychique à elle/lui est justement d’entrer dans la logique désirante de l’autre et de trouver un maître pour ensuite le destituer. La complémentarité des deux logiques dès lors apparaît : un qui sait comment on jouit, et l’autre qui veut se faire objet du premier et chercher un maître. On perçoit pourtant tout le danger de la situation, et je pourrais presque soutenir à ce stade que ce qui peut arriver de pire à une hystérique, c’est de rencontrer un pervers.

32 Le cas clinique de Dor publié dans Cliniques psychanalytiques[15] nous aide à préciser la distinction et la particularité des deux places indispensables à la constitution du pacte. Il s’agit d’un patient qui avait installé un montage pervers en étapes successives. Lorsque les « crises » du patient comme ce dernier les appelait lui-même, lui prenaient, cet analysant se rendait d’abord chez une prostituée qui acceptait qu’il urine dans son vagin. Ensuite, de retour chez lui, il obligeait sa femme à boire 2 ou 3 litres d’eau. Sa jouissance s’amorçait à l’idée de la faire attendre le plus longtemps possible avant de l’autoriser à uriner. Il déambulait avec elle pendant des heures en voiture pour l’empêcher d’uriner. Elle le suppliait tant et plus sans qu’il daigne s’arrêter pour que cela soit possible. L’épouse épuisée, finissait par ne plus pouvoir se contenir et urinait sous elle. La troisième phase du scénario commençait. Il injuriait sa femme, lui interdisant en représailles d’uriner et l’obligeait à lécher ses sous-vêtements. Il la sodomisait avant de l’autoriser enfin à uriner devant lui sur sa verge encore en érection.

33 Ce cas clinique, pour exemplatif qu’il est d’un montage sado-masochiste, l’est aussi en ce qu’il vient nous inciter à interroger l’interaction qui se tisse entre les deux sujets embarqués dans cette galère [16]. On ne sait rien, de ce qui a amené ce patient à le consulter. Dor n’en dit rien. On pourrait aussi bien sûr se demander pourquoi l’épouse accepte d’être sadisée à ce point, et la réponse économique en termes de « masochisme féminin » n’est évidemment pas du tout suffisante [17].

« L’avoir dans la peau », comme un rapport à un « au dedans du corps »

34 La troisième dimension à laquelle j’ai été confrontée dans cette clinique, c’est la question d’un rapport très particulier au corps. J’ai pu entendre de nombreuses fois l’évocation d’une attaque de l’enveloppe corporelle, une mise à mal de la peau elle-même, qui me semblait très différente du simple marquage, d’une simple empreinte sur le corps [18].

35 Ainsi je pense à Roger et Alberta, tous deux soignants professionnellement, qui avaient monté un scénario assez précis comme celui du patient de Dor. Il y était question d’une jouissance associée à des brûlures sur la peau d’Alberta, occasionnées par l’utilisation de bougies pendant la relation sexuelle. Cette pratique constituant d’ailleurs un impératif à l’obtention de la jouissance, pour Roger en tous cas. Notons d’ailleurs que sa mère était psychotique et qu’il se situait lui-même, dans un auto-diagnostique du côté de la psychose.

36 Je pense aussi à Edouard et Sylvie, couple clandestin d’une relation qui dura près de vingt-cinq ans. Edouard illustrait parfaitement l’incapacité d’aimer et l’utilisation « instrumentale » de l’autre évoquée plus haut. Il était intarissable sur le plaisir qu’ils pouvaient éprouver à deux et uniquement à deux. Un peu comme s’ils étaient élus. Le scénario cette fois, comprenait l’installation d’un « autel » sur lequel était installée et offerte Sylvie et devait s’accompagner pour que la jouissance ultime soit atteinte, de la présence d’une quantité importante de sang sur les corps enlacés pendant la relation sexuelle. Edouard, avait résolu, heureusement, cet impératif de jouissance en sélectionnant les moments de menstruation de Sylvie pour fixer leurs rencontres.

37 Le texte de Serge André [19] est très éclairant à ce sujet. Il s’agirait dans le scénario pervers, de vérifier l’existence d’une jouissance « avant le désir », sorte de jouissance brute qui serait « infra-humaine, jouissance de la matière comme telle ». Ainsi, il serait question pour le pervers d’installer un rapport au « corps brut », c’est-à-dire à la chair plus qu’au corps. « La jouissance, ajoute-t-il n’est supposée se loger que dans les profondeurs de la chair. » C’est-à-dire quelque chose comme une volonté de pouvoir découvrir ce que la chair révèle une fois la barrière de la peau franchie. Et bien sûr qu’en écrivant cela je pense à certaines productions artistiques comme celle de Bacon par exemple. Mais on sait aussi que dans les réalités psychiques et vécues de certains, cela prendra la forme de mutilations, d’automutilations, de perte de bout de corps, de blessures, de douleurs, de cris et parfois de mise à mort.

38 Voilà pourquoi aussi, je proposais de considérer que ce type de scénario pouvait s’installer entre un sujet de structure perverse et un autre dont les dimensions de médiatisation du corps propre dans l’édification moïque sont prépondérantes. Pour les deux sujets, il s’agira d’éprouver le rapport à ce corps propre, comme une sorte de rapport au corps « brut », mais pour l’un comme prix à payer d’accès à la jouissance, pour l’autre, comme modalité symptomatique. On perçoit très bien le leurre et le danger indéniable de cette association.

L’œil qui regarde

39 Mais pourquoi donc, dans ces circonstances, faire appel à un analyste, disais-je en commençant ? La troisième et dernière dimension que je voulais aborder, c’est le caractère indissociable de la perversion et du regard. Pour reprendre la phrase d’Aulagnier : « De la question perverse nous ne pourrons jamais dire qu’elle ne nous regarde pas, sûrs que nous sommes qu’elle de toute façon, nous regarde [20]. » Ici aussi, les points de résonance entre perversion et hystérie sont facilement repérables.

40 Clavreul écrit : « Le pervers est indissociable de l’œil qui le regarde [21]. » Il s’agit aussi en effet dans l’installation de cette modalité « d’être-en-jouissance » de convoquer un tiers, capté et égaré par l’illusion perverse, et ensuite de l’installer dans cette position de « voyeur impuissant » comme je la nommais en commençant.

41 Dans un certain nombre de cas, les couples tissés par un lien pervers ou les individus seuls, vont consulter un thérapeute pour qu’il occupe cette place de voyeur et soit mis ainsi rapidement dans l’incapacité de tenir la place d’un tiers qui soutient l’énonciation propre du sujet. En effet, il n’est pas question de cela, mais bien d’une jouissance à maintenir fusse en payant le prix des séances.

42 La visée de l’adresse est aussi d’installer le psychothérapeute ou l’analyste dans la place du voyeur convoqué à l’effroi et parfois à l’horreur, sans lui laisser de possibilité de « diriger » ni les entretiens, ni la suite des modalités de jouissances, ce que je nommais plus haut « la descente ». Une sorte de fétichisation, ou encore d’instrumentalisation scopique de l’analyste me semble-t-il. De Neuter évoquait d’ailleurs dans l’article déjà cité, la « paire-version » du psychanalyste, désignant ainsi la bascule de l’écoute vers le faire-la-paire, c’est-à-dire vers la complicité impuissante.

43 Il n’y a d’ailleurs pas que les analystes qui sont fétichisés, puisque les enfants éventuels du couple, sont eux aussi inévitablement convoqués aux scènes et à la place de ceux qui la regardent impuissants [22].

Conclusion : Transferts et contre-transferts dans les passions perverses

44 « Si je t’aime, prends garde à toi » lance l’hystérique, elle qui va si bien se faire objet du désir de l’autre pour ensuite, tenter de le destituer comme maître.

45 « Si tu m’aimes, prends garde à toi » pourrait répondre le pervers, lui qui n’aime pas l’autre mais lui fera miroiter son savoir sur La jouissance pour l’installer ensuite comme instrument de sa jouissance.

46 « Si vous nous investissez d’un contre-transfert, prenez garde à vous », pourraient adresser les couples organisés autour d’un pacte pervers, aux psychanalystes. En effet, si vous acceptez d’être spectateur de la scène fantasmatique que nous allons vous offrir, pour ensuite vous obliger à continuer à la regarder, c’est vous qui serez bousculé, ligoté, effrayé. Autrement dit, le psychanalyste sera amené à se représenter visuellement, c’est-à-dire sera projeté dans le registre scopique associé à l’effroi, plus qu’à entendre. Cela aura pour effet d’annuler sa position d’analyste.

47 De Neuter écrit très justement à ce propos : « Hystérique et pervers se différencient lorsque la version s’opère, lorsque, assiégé, le psychanalyste bascule. Lorsqu’elle ou il obtient de son psychanalyste réponse à sa demande, l’hystérique prend le large : elle ou il a obtenu ce qu’il/elle voulait : devenir maître en savoir. Le pervers au contraire, ne prend pas le large, il “prend son pied”, permettez-moi l’expression. Son expérience analytique, il peut la prolonger des années durant. Faut-il dire dans l’un ou l’autre cas, la “version” du psychanalyste à mis fin à l’analyse. L’aversion du psychanalyste aurait eu du reste un résultat semblable [23]. »

48 Le lieu précis de butée où s’opérera ou non cette bascule, cette version, ne pourra donc être que dépendant de la position éthique de l’analyste.


Mots-clés éditeurs : é, é de jouissance, pacte pervers, œil complice, Passion, »

Date de mise en ligne : 01/10/2005

https://doi.org/10.3917/cm.069.0175

Notes

  • [*]
    Danielle Bastien, docteur en psychologie psychanalyste.
  • [1]
    C’est d’ailleurs en écoutant Jacqueline Schaeffer, qui reprend elle aussi ce thème dans ce recueil, que l’idée d’avoir recourt à la phrase célèbre de Carmen m’était venue.
  • [2]
    Ainsi que l’évoque si bien, dans un autre registre Annie Ernaux dans Se perdre, Paris, Folio, 2001.
  • [3]
    Jacques Hassoun, Les passions intraitables, Paris, Aubier, 1989, p. 13.
  • [4]
    Khan Masud, Figures de la perversion, Paris, Gallimard, 1981.
  • [5]
    Joël Dor, Clinique psychanalytique, Paris, Denoël, 1994.
  • [6]
    André Serge, « Être la loi, la maxime du sadomasochiste », dans Les cahiers de psychologie clinique, n° 1, 1998.
  • [7]
    Joël Dor, op. cit., p. 118.
  • [8]
    Jean Clavreul, Aspects cliniques des perversions, p. 233-253.
  • [9]
    Patrick De Neuter, « Psychanalyse de la perversion et paire-version ou mère-version du psychanalyste », dans Les feuillets psychiatriques de Liège, 12/1, 1979, p. 48-61.
  • [10]
    René Kaës, La parole et le lien, Paris, Dunod, 1994.
  • [11]
    Khan Masud, Figures de la perversion, Paris, Gallimard, 1981, p. 30.
  • [12]
    Ibid., p. 31.
  • [13]
    Calligaris Contardo, « L’espoir pervers », dans Le bulletin freudien, n° 2, p. 60-70.
  • [14]
    Joyce Mac Dougall, Le théâtre du Je, Paris, Gallimard, 1982.
  • [15]
    Joël Dor, op. cit., p. 133-134.
  • [16]
    On lira à ce sujet également les différentes contributions très intéressantes de Patrick De Neuter à propos du roman Neuf semaines et demi.
  • [17]
    Ici aussi on se réfèrera à l’ouvrage de Jacqueline Schaeffer, Le refus du féminin, Paris, puf, 1997.
  • [18]
    Dorey évoque ce registre dans sa différenciation entre l’emprise de l’obsessionnel et celle du pervers. L’effraction de l’enveloppe corporelle me semble pourtant être plus signifiante, au sens de l’indice que cela nous offre, que simplement expression du registre de l’emprise perverse, dans L’emprise, nrp, Paris, Gallimard, 1987.
  • [19]
    Op. cit., p. 125.
  • [20]
    Pierra Aulagnier, « Remarque sur la féminité et ses avatars », dans Le désir et la perversion, Paris, Le Seuil, 1981, p. 79.
  • [21]
    Jean Clavreul, op. cit.
  • [22]
    Argument développé notamment par Laufer Laurie, « La dispute », dans La violence dans les familles, Paris, La revue Autrement, 1997.
  • [23]
    Patrick De Neuter, op. cit., p. 59.

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