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Article de revue

Clinique de la paternité et objet de la transmission

Pages 169 à 193

Notes

  • [*]
    Danielle Bastien, 68 rue du Bois de Breucq, 7110 Bracquegnies (Belgique) ; assistante de recherche, faculté de psychologie, département de psychologie clinique, Université catholique de Louvain ; psychanalyste, ssm Chapelles-aux-Champs, Bruxelles.
  • [1]
    Danielle Bastien, Le Plaisir et les mères, Paris, Imago, 1997.
  • [2]
    Danielle Bastien, « J’ai tué mon enfant, ou l’ivg et l’impossible du deuil des mères », dans D. Weill, Mélancolie : entre souffrance et culture, Strasbourg, pus, 2000.
  • [3]
    Et l’on peut s’interroger sur cette tâche aveugle de la théorie freudienne. Le débat est actuellement formulé par plusieurs auteurs, notamment François Duparc dans le recueil Le Temps en analyse, faisant une hypothèse liée à la relation de Freud avec son propre père. Ou encore Patrick De Neuter dans son article « Hostilité paternelle, étrange destinée d’un concept ». ou « Malaise et mal-être dans la procréation paternelle ».
  • [4]
    Micheline Enriquez, « À l’écoute du télescopage des générations », dans René Kaës, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993.
  • [5]
    L’utilisation de représentation graphique de génogrammes ou de blasons est une pratique très couramment utilisée par les systémiciens. Il m’a semblé intéressant d’interroger aussi mes informateurs par cette voie d’entrée qui donne un accès magistral à la dimension intergénérationnelle.
  • [6]
    Jean Guyotat, Filiation et puerpuéralité, logiques du lien, Paris, puf, 1995, p. 40.
  • [7]
    Faimberg Haydée, « Le télescopage des générations », dans René Kaës, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993.
  • [8]
    Faimberg Haymée, « Le télescopage des générations », dans René Kaës, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993.
  • [9]
    Françoise Dolto, « Parler de la mort », Paris, Gallimard, 1998, cité par Ben Soussan Patrick, Le Fœtus exposé, Toulouse, Érès, 1998, p. 40.
  • [10]
    René Kaës, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993, p. 11.
  • [11]
    Ibidem, p. 13.
  • [12]
    D.W. Winnicott, « Crainte de l’effondrement », dans Crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000, p. 202-216.
  • [13]
    La distinction que Freud opère à ce propos entre névrose obsessionnelle et hystérie est très éclairante à plus d’un titre. « Dans la névrose obsessionnelle, il en va autrement, le refoulement s’est servi d’un mécanisme différent : au lieu de faire oublier le traumatisme, le refoulement l’a dépouillé de sa charge affective, de sorte qu’il ne reste dans le souvenir conscient, qu’un contenu représentatif indifférent et apparemment sans importance. La charge affective est alors déplacée sur un autre événement de telle sorte que de l’événement traumatique ils répéteront sans cesse « Voilà qui ne me touche pas du tout » dans Freud Sigmund, « L’homme aux rats » (1913), dans Cinq Psychanalyses, Paris, puf, 1954, p. 227.
  • [14]
    Joyce Mac Dougall, Séminaire du Chien Vert, Bruxelles, le 24 septembre 1999.
  • [15]
    Monique Bydlowski, La Dette de vie, Paris, puf, 1997, p. 102.
  • [16]
    Ici les paroles de Freud, dans son commentaire de l’homme aux rats semblent aussi nous rejoindre « Notre patient avait un comportement très particulier envers la mort. La mort d’une sœur plus âgée lorsqu’il avait 3 ou 4 ans, jouait un grand rôle dans ses fantasmes. Nous savons aussi avec quelle précocité, il s’était préoccupé de la mort de son père et nous pouvons même considérer sa maladie comme une réaction au souhait compulsionnel de cet événement, souhait fait quinze ans auparavant. Et l’extension si étrange à l’au-delà de ses inquiétudes obsédantes n’est qu’une compensation à ses souhaits de la mort paternelle. Les autres “obsédés” sont préoccupés des possibilités de mort d’autres personnes. Dans tout conflit vital, ils sont à l’affût de la mort d’une personne qui les importe, d’une personne aimée » dans S. Freud, « L’homme aux rats », dans Cinq psychanalyses, Paris, puf.
  • [17]
    Ibidem, p. 440.
« L’urgence n’est pas seulement celle de transmettre, elle est aussi d’interrompre la transmission. ».
René Kaës

Introduction : Clinique de la transmission

1 Nous allons évoquer avec un père, que nous appellerons Arnaud, la question de la transmission.

2 Cette question de la transmission à l’œuvre dans l’accès à la paternité, est issue au départ d’une clinique de couple. Clinique qui invite à théoriser l’incompréhension pour certains couples consultants, des perturbations conjugales majeures, apparues lors de la venue d’un enfant qui était pourtant souhaité et attendu.

3 Cette clinique nous a en effet souvent fait rencontrer des couples dont la demande, une fois déployée, souligne un mouvement de bascule, intervenu dans les années immédiates qui ont suivi la naissance d’un enfant. Pas nécessairement le premier d’ailleurs. Parfois, c’est l’enfant d’un sexe particulier qui enclenche le mouvement. Celui qui occupe une place précise, le deuxième, le dernier, le premier fils, la troisième fille qui clôture la fratrie. Dans d’autres situations, c’est parce qu’il n’y a pas d’enfant, alors qu’il était inscrit psychiquement dans la scène conjugale. D’autres fois enfin, c’est ce que l’enfant présentifie dans la réalité, qui déclenche étrangement un rejet, voir un refus, de la part de l’un ou de l’autre de ses parents.

4 Cette bascule rejoint ce que suggérait Winnicott (1971) lorsqu’il écrivait : « Si devenir mère et père constitue bien une solution de guérison pour les parents, lorsque l’enfant paraît, tout reste quand même à jouer et pour la mère et pour le père. » Ou encore Debray (1998) : « Les caractéristiques personnelles du bébé entrent en immédiate résonance avec celles de la mère et du père, et peuvent de ce fait, entraîner la brutale réactivation de problématiques inconscientes parfois extrêmement lourdes. »

5 Après avoir de nombreuses fois interrogé les processus à l’œuvre dans l’accès à la maternité désirée, effective [1], refusée [2], c’est cette fois aux pères que nous allons nous intéresser.

6 Qu’est-ce qui se transmet dans l’acte de naissance pour les pères ? Les études cliniques abordent généralement ce thème, par le versant de l’enfant. Mais qu’en est-il du côté des pères ?

7 Qu’est-ce qui se transmet inconsciemment, et qui échappe de cette manière aux auteurs de ce passage ? Kaës (1993) commente : « Il y a une différence entre ce qui est transmis par un sujet, et ce qui l’est à travers lui. » C’est cette transmission « interposée » qu’Arnaud nous permet d’investiguer.

8 Mais aussi, qu’est ce qu’être père dans la réalité. Père, dans le sens de l’effet subjectif que cela va avoir sur les sujets accédants à cette place, et non pas seulement, de ce que cela soutiendra/ou pas, comme fonction chez l’enfant. Ou encore à quoi un homme accède-t-il au moment de ce passage à la paternité ?

9 Place décrite par certains comme vide [3], nous verrons qu’elle apparaît ici, dans l’histoire d’Arnaud, plutôt en négatif, en creux, qu’en absence. Il y a quelque chose qui ne cesse pas de ne pas pouvoir s’écrire semble nous dire Kaës, en évoquant cette transmission négative. C’est de ce négatif, encrypté, enkysté, encapsulé dans le psychisme, et donc bien actif, que nous allons parler.

10 Nous allons ouvrir grâce à Arnaud la question de la transmission et la déployer dans ses logiques de reproduction, positives ou négatives pour l’énoncer selon les concepts de Kaës, Green, Eiguer, Enriquez, Faimberg, Guyotat et bien d’autres.

11 Autrement dit dans certains cas, ce qui est transmis entre les sujets, s’élabore un peu plus à chaque génération. L’effet de la parole énoncée permet alors qu’à chaque génération, les enjeux soient recomposés, remétissés, renoués de manière différente, installant ainsi une création symptomatique espérée moins souffrante. Dans d’autres cas par contre, la transmission est non élaborée, transmise « brute » sans possibilités directes d’appropriation par les différentes générations. Ce qui est alors transmis, l’est sous une forme non élaborable par le biais habituel de la recomposition symptomatique. C’est une béance qu’il faudra d’abord cerner, entourer, délimiter avant qu’elle puisse être énoncée. Conceptualisation finalement assez proche du réel lacanien. Quelque chose de l’ordre de l’innommable, l’irreprésentable, le non-symbolisable. C’est cette question précise qu’Arnaud, sa petite sœur, et sa petite fille nous ont invité à penser.

12 Qu’est ce qui peut nous permettre de comprendre que dans certains cas, il s’agisse de transmission positive, c’est-à-dire en élaboration constante, et dans d’autre qu’elle soit négative, c’est-à-dire encryptée, encapsulée, venant de la sorte faire retour dans la réalité à travers les générations sans pouvoir être décodée par les sujets, c’est-à-dire en étant essentiellement subie dans son poids de réel ? Telles sont les questions qu’Arnaud aide à interroger.

13 De nombreux auteurs lise cette question en lien avec l’existence dans les générations précédentes d’un deuil non effectué, et plus souvent encore non effectué et lié à une mort accidentelle ou violente.

14 Enriquez écrit : « Quelques remarques finales sur le rapport entre le deuil et le télescopage des générations : nous sommes arrivés à la conclusion que quelqu’un résiste narcissiquement à la reconnaissance de la blessure infligée par l’Œdipe. Nous avons dit aussi que ce quelqu’un est inscrit dans une histoire. Quelle relation y a-t-il entre ce quelqu’un et la notion de deuil ? Évidemment l’idée d’un deuil impossible saute aux yeux. […] J’ai voulu inscrire l’identification dans un réseau plus vaste, celui de la résistance à la reconnaissance de la différence des générations. Ce quelqu’un qui résiste, serait-il donc toujours lié à un mort-vivant ? La notion de mort psychique, d’absence psychique doit elle être liée à la question du deuil ? Je laisse ces questions en suspend [4]. »

15 Nous approcherons cette vaste question théorique, sous l’angle de l’accès à la paternité. Nous l’envisagerons à partir d’entretiens de recherche. C’est-à-dire à partir d’un matériel, qui ne traduit pas la temporalité inhérente au long déroulement d’une cure. Il nous offre cependant l’avantage, de pouvoir poursuivre essentiellement notre question de chercheur.

16 Nous avons travaillé sur base de plusieurs entretiens retranscrits, mais aussi, sur des productions graphique des personnes interrogées. D’une part un génogramme, c’est-à-dire une représentation graphique de la famille d’origine (l’indication donnée aux personnes interrogées étant « représentez-moi par un dessin, un schéma, votre famille d’origine »), d’autre part un blason c’est-à-dire une représentation métaphorique sous la forme d’un blason de la famille actuelle (l’indication donnée étant, dessinez-moi un blason de votre famille actuelle, comme ceux que l’on trouve symbolisant certaines familles [5] »).

17 Travailler à partir de ce matériel particulier de mise en forme des représentations mentales, nous a permis une entrée précise dans les hypothèses majeures de l’interprétation du récit. Lebovici (1998) commente cette technique : « Toutes les consultations thérapeutiques mettent en évidence des distorsions massives dans la construction de l’arbre de vie (génogramme) ainsi représenté. Ce sont là des données qui n’ont pas la même clarté aveuglante au cours du processus analytique plus orienté sur l’étude des processus intrasubjectifs. »

18 Guyotat affirme : « La logique de la filiation à travers le langage écrit est très apparente lors de la constitution d’un génogramme, ou les relations généalogiques s’inscrivent en verticale, ponctuées par ces événements primordiaux que sont la mort, la naissance, les alliances, et les événements pathologiques, fausses couches, maladies, infirmités, et surtout de naissance [6]. »

19 Enfin, signalons que nous avons interrogé Arnaud et sa femme, Aline, séparément, et ce au cours de différents entretiens. Par respect pour eux deux et pour ce qu’ils nous ont livré, nous avons bien sûr modifié les prénoms, les professions, les dates, les lieux tout en essayant de respecter la continuité signifiante qui apparaissait dans le récit.

Le récit

Le génogramme et le blason ou le télescopage des générations

20 Arnaud est le troisième et dernier d’une famille de trois enfants. Il va avoir 30 ans et est informaticien. Il est issu d’une famille qui fût éprouvée à de nombreux titres.

21 Il est le fils cadet d’une famille qui perdit une fillette, alors qu’elle avait 2 ans. Cela se produisant cinq ans avant sa naissance à lui. Cette petite sœur, à jamais inconnue, mourut dans des circonstances encore aujourd’hui difficiles, voire douloureuses à évoquer.

22 De plus, alors qu’Arnaud a 12 ans, son père meurt. Sa mère se retrouve seule à devoir diriger l’entreprise familiale. La vie s’arrête pour tous. Pour lui, qui a 12 ans, et qui voit son contact avec le monde extérieur s’interrompre. Pour sa mère, qui subit un second deuil. Pour son frère aîné, qui a 23 ans et se retrouve obligé de reprendre en main l’entreprise familiale de matériaux de précision. Celui-ci ne se mariera jamais.

23 Au moment du dernier entretien, Arnaud a un fils de 4 ans et une fille qui va naître dans une semaine.

24 Entrons dans son récit par les représentations graphiques qu’il nous livre ainsi que ses propres commentaires.

Le génogramme

figure im1

Le blason

figure im2
DB : Je voudrais vous demander de me représenter par un dessin, un schéma votre famille d’origine, mais aussi par un blason votre couple actuel. Vous voyez ce que je veux dire quand je parle de blason ?
Mr Z : Bien sur je sais ce qu’est un blason, comme sur les armoiries de… Ce sont les questions que je n’aime pas. Ce sont des questions de psychanalyste et je n’aime pas du tout ça. Je n’aime pas du tout faire ça, je suis un scientifique. Je ne comprends pas comment on peut évaluer la façon d’être de quelqu’un sur ce qu’il va dessiner.
DB : C’est vrai que les interprétations sont moins immédiates, que ce qu’on imagine.
Mr Z : Mais je n’imagine rien du tout. Par contre, ça m’intéresserait beaucoup d’avoir le résultat de vos recherches.
DB : Vous savez, je travaille avec des blasons et c’est assez étonnant ce que les gens dessinent.
Mr Z : Si vous arrivez à réunir 100 blasons, vous allez peut-être voir des tendances par rapport à…
DB : Tout à fait, c’est étonnant… ça donne des choses étonnantes.
Mr Z : Vous voulez des petits dessins ?
DB : Oui.
Mr Z : Je vais faire un petit bonhomme comme ça… Maintenant ce qui est très dangereux avec ça c’est que des gens sont qualifiés pour des boulots haut placé et on se base plus sur ça que sur votre cv.
DB : C’est un détournement de cette pratique…
Mr Z : Benoît, ma sœur. (remarquons : il dit ma sœur au lieu de sa sœur qui va naître bientôt). Pour interprétation, je vais mettre une croix pour les lier.
DB : Pourquoi ?
Mr Z : Je n’en sais rien parce qu’un blason c’est toujours carré et ça répond peut-être au fait que je suis d’une famille très traditionnelle. Donc je ne vous ai pas fait une forme bizarroïde. Ce qui compte le plus, c’est peut-être le lien et la disposition et Benoît est très important dans notre vie de couple, c’est quand même un ciment qui permet de se dire : une fois qu’on est au creux, il y a Benoît qui est là. Ça met un peu de piment et de tonus dans la difficulté. Le fait de ne pas avoir d’enfant, c’est plus difficile pour un couple d’assumer les difficultés. À tous les points de vue, le couple, la vie extérieure, vous n’avez pas d’enfants, vous avez plus votre envie de vous séparer ou…

25 Ce qui frappe, dans le récit d’Arnaud, en premier lieu, c’est l’étrange similitude au niveau des nominations entre sa sœur décédée qu’il nomme « sœur » et sa fille qui va naître deux semaines après le dernier entretien et qu’il désigne également par le terme de « sœur » sur son blason. Même Aline, sa femme, nous dira ne pas connaître le nom précis de cette première sœur.

26 Tout lecteur attentif aura remarqué aussi le lapsus initial d’Arnaud. Alors qu’il évoque dans le blason de son couple actuel, sa fille qui va bientôt naître et qu’il la situe par rapport à son premier fils, il dit « ma sœur », au lieu de « sa sœur ».

27 Les deux « sœurs », semblent donc inscrites en continuité signifiante. Et l’on peut se demander d’ailleurs pourquoi il ne nomme pas encore sa fille Pourtant, il aurait pu, si elle n’était en telle continuité avec celle qui est décédée, telle est en tous cas notre hypothèse de lecture, la nommer fille, ma fille, mon bébé ou tout autre façon de l’inscrire en tant que père sans pour autant dévoiler son prénom. C’est-à-dire l’inscrire, dans sa génération actuelle, et non pas dans ce qu’il me semble pouvoir interpréter être comme une inscription fantasmatique. Sorte de « télescopage des générations [7] », pour reprendre le concept de Faimberg que j’introduisais en commençant. C’est une inscription qui semble brouiller les repères généalogiques.

28 Il y a ensuite cette croix, qu’il dessine au milieu du blason de son couple actuel et que l’on ne peut s’empêcher d’interroger, d’autant plus qu’elle résonne avec le lapsus initial d’Arnaud. Qui est psychiquement cette sœur reliée à son frère par une croix ? Telle est notre question.

29 D’autres éléments nous paraissent également intéressants. Tout d’abord, l’insistance d’Arnaud sur la primauté de la tradition. L’importance fondamentale qu’il accorde ensuite à la paternité. Les enfants, nous explique-t-il permettent d’affronter les difficultés de la vie. ils aident aussi leurs parents à supporter les crises conjugales et à nuancer les velléités de séparation. On imagine dès lors aisément l’importance non négociable qu’Arnaud va accorder au fait d’être père. Garantie d’une stabilité familiale, c’est pour les enfants, ou grâce à eux, que l’on peut maintenir un couple, nous dit-il. Plus loin il ajoutera : « Si c’est pour vivre sans enfants, je préfère rester célibataire. »

30 Il y a enfin, le fait qu’Arnaud a un système défensif et des tendances hostiles, voire agressives, très présentes. Que doit donc protéger Arnaud ? Telle est la question que le début de son récit nous invite à penser.

31 Un autre moment de l’entretien, confirme notre hypothèse qu’il y a bien quelque chose à protéger.

DB : Et est-ce qu’il y a quelque chose qui ne s’est pas produit et que vous attendiez dans les deux ans qui ont suivi la naissance de Benoît ?
Mr Z : En bien ou en mal ?
DB : En bien ou en mal.
Mr Z : Je dois dire que comme c’est tout à fait nouveau, je n’ai pas de référence et je ne veux pas en avoir parce que comme je vous ai dit, j’ai lu plusieurs fois des livres sur les interactions père/mère, je ne suis pas vraiment sur ces choses… je suis plus scientifique, donc toutes ces choses un peu subjectives… Je ne suis pas pour des référentiels, ce qui est écrit dans les livres, ça ne m’intéresse pas.
DB : Ne m’intéresse pas…
Mr Z : Je trouve que c’est une façon de se tracasser, de se rendre la vie plus compliquée parce que vous lisez dans un livre, qu’après l’accouchement votre enfant doit être comme ça, vous devez être comme ça avec votre femme et puis ça ne va pas et vous vous tracassez… On rigole mais je suis sûr qu’il y a des gens qui se tracassent pour ça !
DB : Qui se tracassent…
Mr Z : Ça ne m’intéresse pas d’ailleurs je n’y crois pas. Je suis incrédule dans toutes ces matières-là, il ne faut pas me parler de ça. Je n’ai aucune déception par rapport à quelque chose qui n’est pas arrivé parce que je ne savais pas ce qui pourrait arriver.
Les mécanismes de défense d’Arnaud sont bien vigilants pour l’empêcher de relâcher son attention face à cet événement qui constitue un danger. La tentative de rationalisation vient comme barrage pour ne pas penser la paternité avant que cela soit vraiment nécessaire. Raison de plus, pense le chercheur pour s’interroger sur ce que peut représenter l’accès à la paternité pour lui.

Une sœur morte non nommée

32 C’est paradoxalement Aline, la femme de Arnaud, qui m’a apporté le plus d’éléments pour étayer mon hypothèse concernant la place psychique de cette sœur disparue il y a si longtemps.

33 Une fois n’est pas coutume, en présentant le récit d’Arnaud, j’ai décidé d’insérer un petit passage du récit d’Aline. Celui qui m’a précisément aidé à progresser dans mon investigation. Dans cette innovation, ou plus exactement cette particularité, je souligne ainsi indirectement la difficulté qu’il y a, à présenter les deux récits séparément. En effet, ils ont bien été récoltés séparément chez l’un et puis l’autre des conjoints et pourtant la lecture interprétative présentée ici est issue d’une double lecture. Cette petite incursion dans le récit d’Aline permet ainsi de rendre compte de ce double mouvement.

34 Aline évoque la rencontre avec Arnaud et pointe très précisément la question de la place majeure accordée à cette sœur morte cinq ans avant sa naissance à lui.

Aline : On s’est donc rencontré au mois de juillet. Mais c’est vrai qu’il y a eu une période où on a un peu décanté, je n’ai pas essayé de résonner avant et lui non plus, c’était le blocus, je ne voulais pas le perturber, ce n’est pas le moment pour commencer des histoires d’amour, etc. C’est donc comme ça qu’on s’est rencontré. Disons que moi ce dont je me souviens, et je me demande pourquoi il m’a dit ça à ce moment-là, quand il m’a téléphoné, il m’a demandé si j’avais des frères et sœurs, et je lui ai demandé « et toi ? » et il m’a tout de suite répondu : j’ai un frère mais j’ai une sœur qui est décédée aussi et je n’ai jamais reposé la question « de quoi ». Et lui, il ne l’a pas connue puisque c’est une fille qui était plus âgée que lui et qui est morte à l’âge d’un an et demi donc et tout de suite, il m’a parlé de ça. Je ne sais pas pourquoi. Comme pour me mettre au courant exactement de sa situation familiale. Et aujourd’hui, je ne sais toujours pas réellement et je n’en parle pas non plus. Je crois que c’est quelque chose d’accidentel. Ça m’étonne de sa part à lui qu’il ai cru bon de lui-même de m’en parler enfin je ne sais pas. Parce que depuis, jamais on n’en parle ! Donc je me dis… enfin c’est bizarre, pourquoi est-ce qu’il fallait que je sache ça ce jour-là, un peu comme un état des lieux. Il y a mon beau-frère qui a maintenant 41 ans, deux ans et demi après sa sœur.
DB : Je me suis dit, c’est bizarre…
Aline : Oui, lui, je me dit qu’il en a sûrement reparlé à ses parents, mais je me demande est-ce que ça représente quelque chose pour lui cette sœur qu’il n’a pas connue ? Non, je n’en ai jamais reparlé parce que… je ne sais pas très bien ce que ça pourrait faire… je ne sais pas si lui vous en reparlera mais moi je ne vois pas très bien ce que j’irais lui demander. C’est arrivé, je ne sais pas très bien comment. Il ne saurait rien m’en dire. Et ma belle-mère, je ne sais pas comment elle pourrait réagir à la naissance de la petite parce que quand elle parlait de sa fille elle dit : la gamine et maintenant quand elle parle de « la gamine » c’est de la mienne qu’elle parle.
Aline nous renseigne très précisément sur les questions que nous essayons d’ouvrir. Non seulement sur la place non négligeable de cette sœur qui dès les premières rencontres est positionnée dans l’histoire d’Arnaud. Mais elle précise aussi l’interrogation que nous avions ouverte en ce qui concerne la continuité signifiante que je présumais entre la sœur d’Arnaud et sa fille qui vient au monde.

35 Arnaud dans son récit, évoque lui aussi l’importance de cette sœur morte, soulignant également la difficulté toujours éprouvée d’en parler.

Mr Z : Oui, c’est une longue histoire familiale. Ma sœur je ne l’ai jamais connue, elle est morte à 2 ans.
DB : Elle était avant vous et vous êtes né ?
Mr Z : Le 5 avril 1969.
DB : C’était combien de temps après ?
Mr Z : Je ne saurais pas vous dire, cinq ans en plus que moi donc…
DB : C’est quelque chose dont vous ne parlez pas tellement ?
Mr Z : Le décès de ma sœur ?
DB : Oui.
Mr Z : Non parce que je pense que ça a profondément touché ma mère et suite au décès de mon père c’est quelque chose qu’on n’a jamais abordé.
DB : Quand vous dites ça, ça veut dire qu’elle n’a jamais souhaité aborder ?
Mr Z : Je pense que c’est surtout elle. C’est remuer des affaires assez pénibles de son existence. Qu’est-ce que ça fait de rediscuter de tout ça, ça ne sert à rien de revoir le passé, on ne va pas se lamenter. Moi, je n’ai jamais besoin d’en parler ce sont des faits que je préfère éviter. Je pense que du fait que je ne l’ai jamais connue, c’est différent pour mon frère qui l’a connue, moi je suis le petit dernier qui a… il y a un grand fossé. Je ne souhaite pas en parler. C’est quand même assez loin dans les années soixante, elle aurait 35 ans.
La mort de cette sœur reste mystérieuse dans les paroles d’Arnaud : « On n’en parle pas, dit-il. On n’en parle pas, parce qu’en parler cela remue, cela fait revenir, cela donne consistance à nouveau à la souffrance de l’époque », ajoute-t-il. Pourtant, l’on sait aussi que mettre des mots sur les choses, c’est aussi tenter d’en finir avec une souffrance. Or, celle-ci semble tellement nodale, qu’il paraît impossible à Arnaud et à sa famille d’en finir. D’en finir aussi, avec une chose qui puisqu’elle ne peut être parlée, va revenir, pouvons-nous supposer. Non pas sous la forme littérale de la mort d’un enfant, mais sous la forme des contenus fantasmatiques et signifiants, qui évoquent l’idée, qu’un enfant dès qu’il naît, peut mourir. Le récit d’Arnaud un peu plus loin, nous le donne en effet à penser.

36 Mort d’une sœur avant lui donc, qui produit ce que je nommerais une empreinte, ou encore une nomination négative. Cette petite fille ne peut être nommée, ni parlée. Ni par un nom, ni par des paroles évoquant sa mort pourtant lointaine déjà, ni par un savoir sur les causes de son décès. Elle reste « la sœur », à jamais ensevelie sous les années de souffrance. Arnaud, comme sa mère paraît, muré dans le silence. Il y a un « grand fossé » dit-il.

37 Elle, « la sœur », est toujours bien là pourtant dans les productions psychiques d’Arnaud, comme nous le donne à penser le récit d’Aline. Ne pas la nommer pour éviter consciemment la reproduction du malheur, la poursuite de la souffrance, paradoxalement soutient une poursuite de la charge de douleurs non abréagie au moment et dans les années qui ont suivi ce drame. La nommer reviendrait à lui donner une place dans la filiation, une position par rapport aux autres enfants. Ne pas la nommer par un prénom, et ne pas la parler, revient à transmettre une place vide dans la transmission. Elle reste « la sœur ». Même Aline sa femme, ne connaît pas le nom précis de cette première sœur.

Un père qui meurt alors qu’il n’a que 12 ans

38 Le père d’Arnaud, de plus, disais-je en commençant, meurt alors que celui-ci n’a que 12 ans. La mort frappe donc de plein fouet la famille une deuxième fois.

Mr Z : Ils sont décédés, sinon les autres, je ne les ai pas connus, ce sont toutes les personnes que j’ai connues, mais qui sont décédées. Sinon les autres grands-parents, je ne les ai jamais connus, les deux parents de mon père sont décédés avant ma naissance et mon grand-père maternel est décédé que j’avais quelques jours.
DB : Donc votre papa est décédé en quelle année ?
Mr Z : En 1981.
DB : Vous aviez quel âge ?
Mr Z : 12 ans.
DB : Il faisait quoi comme métier ?
Mr Z : Indépendant.
DB : Et votre maman ?
Mr Z : Mère au foyer. C’est toujours des choses qu’on demande avant de travailler ou de passer un examen médical et je ne vois pas en quoi ça regarde les gens. Peut-être pas pour votre enquête mais je ne vois aucune interaction entre ça…
DB : Et votre frère a quel âge ?
Mr Z : 41. Il est indépendant aussi, il a repris les affaires de mon père à sa mort.
DB : Donc lui était déjà…
Mr Z : Ben lui il avait 23-24 ans, c’est un dessinateur et après il a reprit l’entreprise familiale « optique de précision » de génération en génération et ça continue.
DB : Et c’est lui qui l’a reprise ?
Mr Z : Beh oui…
D B : Qui est-ce qui s’est passé pour vous à ce moment-là ?
Mr Z : C’est vrai que j’ai perdu mon père assez jeune en première rénovée, c’est vrai que ça m’a beaucoup manqué, encore maintenant, je me dit, c’est dommage que mon père, n’est plus là pour voir… Quand j’étais petit, je sortais souvent avec mes parents, on allait souvent en week-end, visiter quelque chose et du jour au lendemain ça a été fini. D’autant plus que ma mère était quand même assez bouleversée et mon frère a dû reprendre l’entreprise. Les années qui ont suivi n’étaient pas très faciles. De nature j’ai toujours été quelqu’un qui s’intéresse à tout, même tout petit, de par mes hobbies, mes études, mes relations avec les copains… je ne vais pas rester dans un coin, je m’intéresse à beaucoup de sujets, beaucoup de pôles d’intérêts et c’est peut-être ça qui a continué à faire que j’étais curieux après la mort de mon père. C’est une période dont je ne me souviens pas… c’était une période difficile. Je pense qu’on va à l’école et puis l’unif…
« Mon grand-père maternel est mort alors que je n’avais que quelques jours », glisse-t-il dans l’entretien. Ce qui m’amène deux pensées.

39 La première est que la problématique de mort et de deuil à faire est présente dans l’histoire d’Arnaud, avant sa naissance, au moment de sa naissance, après sa naissance. Un peu comme si elle était là en permanence. Comme un deuil qui n’en finirait jamais.

40 La seconde est que cet élément supplémentaire dans notre investigation me donne encore plus à penser qu’il s’agissait pour la maman d’Arnaud, d’accueillir et de soutenir ensuite un enfant dans la vie, dans une histoire familiale où prédominaient les morts et les deuils à accomplir.

41 Un voile noir a donc recouvert ces années de souffrances. Notons d’ailleurs la phrase : « C’est une période dont je ne me souviens pas ».

42 Notons aussi la poursuite de l’irritation d’Arnaud. Les questions le dérangent dit-il parce qu’il ne comprends pas à quoi elles peuvent servir et aussi sans doute à quelle type d’interprétation je vais les renvoyer. C’est donc une dimension de maîtrise, en général il faut bien le dire très présente chez les scientifiques, que l’on retrouve dans les paroles d’Arnaud.

43 Il confirme ainsi pourtant la difficulté que représente pour lui le fait de répondre à mes questions.

44 La question qu’Arnaud pose ici pourtant indirectement, me semble être celle de l’impact d’une mort brutale. Mort aux raisons inconnues de la sœur, mort du grand-père à sa naissance, mort brutale et inattendue de son père.

45 Revenons aux hypothèses concernant la mort du père. Comment se situer et se structurer, par rapport à un absent d’une part. Absent qui rappelle par sa disparition les morts antérieures dont a déjà été frappée la famille. D’autre part, comment vivre la relation, avec celui des deux qui reste ? Telles sont les deux questions que nous inspire le récit.

46 Autrement dit, quel type de dualité, de confrontation, d’absence de triangulation, ou de modification de celle-ci, cela impose-t-il entre une mère et son fils ? N’est-ce pas cela qui est craint autant que l’absence ? Et si tel est le cas, alors, comment l’accès à la parentalité de ce fils préféré parce que survivant, est-il intégré, et par la mère et par le fils ? Quels effets tout cela va-t-il avoir sur l’accès à la paternité dans la réalité chez Arnaud ?

Épouser une femme indépendante ayant une forte personnalité

47 Nous avons évoqué plus haut, la rencontre entre Arnaud et Aline, décrite par Aline. Arnaud commente les même événements en insistant sur d’autres dimensions.

DB : La première question : est-ce que vous pourriez me raconter l’histoire de votre rencontre, ce qui vous a séduit ?
Mr Z : Elle vous l’a racontée non ? On s’est rencontré pas le 14 juillet 1989, un peu avant chez un copain, et je partais pour l’Angleterre avec un ami anglais et juste avant de partir, on est passé chez lui et Aline était là avec la sœur de mon copain donc c’ était peut-être organisé, je suis tombé dans une embuscade.
DB : Une embuscade ?
Mr Z : Après, en en parlant, la sœur de mon copain avait dit à Aline : viens il y a des copains de mon frère qui viennent à la maison et puis voilà. Puis, on s’est retéléphoné, mais comme j’étais en pleine période d’examen, je ne souhaitais pas la revoir immédiatement. On a attendu la fin de mes examens et c’est tombé le 14 juillet 89 à la gare de Namur.
DB : Ce n’était pas une embuscade trop désagréable quand même ?
Mr Z : Pas du tout, c’est vrai que…
DB : Que…
Mr Z : Aline a une personnalité très forte, donc c’est une personne qui n’est pas du tout mollassonne et j’apprécie assez fort. Elle est décidée, elle sait ce qu’elle veut. Je préfère ce type de personnalité que des personnes qui se laissent conduire et qu’on traîne comme un boulet.
Une femme qui se laisse toujours… toujours d’accord, ça ne va pas. Ça ne met pas beaucoup de piment dans la vie.
DB : C’est-à-dire ?
Mr Z : C’est bien d’avoir quand même… d’échanger certains points de vue de façon plus directe, c’est mieux d’avoir un dialogue qu’une personne qui dise oui à tout parce que… Ça existe, il y a des gens qui se plaisent mieux dans des situations où le conjoint s’écrase, mais moi je n’aime pas tellement cette façon de vivre pas très constructive. Aline est une personne qui a beaucoup de personnalité.

L’épouse qu’Arnaud choisit, est donc avant tout une femme ayant une personnalité bien marquée. Figure emblématique qui pourra dans le même temps lui permettre de devenir père, ce qui est un de ses vœux conscient, mais qu’il a besoin quand même de savoir indépendante, forte.

48 Soulignons les termes de pris dans une embuscade qui traduit sans doute bien l’ambivalence d’Arnaud. Mais également la dimension d’une femme qui n’est pas un boulet. Ce sont les même termes qu’il utilisera pour parler de la paternité un peu plus loin. Il dira alors un enfant ce n’est pas vraiment un boulet. Embuscade, boulet et caractère d’indépendance, de liberté, comme si il y avait quand même une dimension de prison, d’emprisonnement. Est-ce lié au mariage ou à la paternité, ou encore à la combinaison des deux ? Soulignons encore les termes piments dans la vie, qui donne aussi à penser une dimension générale mortifère à contre balancer par une dimension de vie, de piment.

49 Arnaud choisit, dit-il, une femme indépendante et caractérisée par une personnalité forte. Une femme qui tient beaucoup de place. Une femme plutôt dominante apparemment dirions-nous. Aline est bien en effet une femme qui sait ce qu’elle veut, plutôt dominante que dominée, qui organise la vie familiale en l’absence d’Arnaud et ne se laisse pas conter facilement, pourtant, la question de la domination ou de la répartition du pouvoir au sein du couple, n’en reste pas moins en perpétuelle interrogation.

50 L’épouse qu’Arnaud choisit est aussi une figure maternelle.

DB : Vous disiez que c’est important pour vous de fonder une famille…
Mr Z : Oui c’est important, c’est le principal objectif d’une famille d’avoir des enfants et les rendre heureux mais… je ne sais pas si vivre avec une personne sans enfants ça aurait pu être concevable, peut-être pas maintenant mais dans une dizaine d’années, ça me semblait assez impossible. Ça n’aurait servi à rien de se marier alors je restais célibataire.

La dimension maternelle est à ce point importante que, nous dira-t-il, s’il n’avait pas été père, il préférait rester célibataire.

Être père, c’est craindre pour ses enfants

51 L’union et les projets de parentalité confirmés, Arnaud et Aline attendent leur premier enfant. Arnaud nous dit avoir des craintes pour la santé de ses enfants et jamais de sa femme. Quelque chose comme un fantasme qui murmurerait : « Dès qu’un enfant arrive, il risque de lui arriver un malheur, voir de perdre la vie. »

DB : Qu’est-ce qui vous a frappé pendant la grossesse et pendant l’accouchement ? Vous en avez déjà parlé en disant qu’au fond ce qui vous inquiétait plus c’est le côté médical.
Mr Z : Je pense surtout que quand on avance du terme, il y a toujours une petite crainte, et je pense que le père a autant de craintes que la mère.
DB : Des craintes par rapport à… ?
Mr Z : L’état du bébé. Je pense qu’en tant que père on pense plus au bébé qu’à la pauvre maman qui a accouché. C’est quelque chose dont je me suis dit : allez ça va bien se passer, c’est naturel. C’est plutôt pour le développement du bébé, là, ça suit et ça dépend de plusieurs facteurs, même si l’accouchement se passe bien, l’enfant peut avoir un handicap et c’est surtout ça qui m’inquiète… Je ne dis pas que j’en fait une fixation, mais ça interpelle un petit peu. C’est peut-être quelque chose qui interpelle avant la naissance mais pendant la naissance c’est quelque chose qui ne m’a même pas effleuré. Je me souviens, on est resté une journée à l’hôpital et je n’ai jamais pensé à ça.
DB : Madame va bientôt accoucher une deuxième fois, est-ce que cette inquiétude dont vous parliez à la fin de la grossesse de Benoît, est-ce que c’est toujours présent ou est-ce que c’est différent ?
Mr Z : Je dirais que oui c’est un peu la même chose. Pour vous donner un exemple concret, on est allé à l’échographie et le docteur nous a dit : il y a beaucoup d’eau autour du bébé et le docteur nous a dit ça d’une manière standard, sans aucune explication, et on a dû refaire un examen plus approfondi et il n’y avait rien. Donc maintenant, je dirais que vraiment je suis tout à fait serein mais à ce moment-là, on voyait bien que Aline était inquiète et ça remonte à la surface. On se dit si près du but il peut arriver quelque chose.

Divers indices ont étayés notre première hypothèse de l’accès à la paternité pour Arnaud, comme induisant une angoisse (de mort) à l’égard de ses enfants. Notamment les extraits du récit qui évoquent la préoccupation majeure d’Arnaud, à divers moments, pour la santé de ses enfants.

52 Cet extrait nous semble fort intéressant dans la mesure, où c’est le seul père de tous ceux que nous avons interrogés dans la même recherche qui évoque l’arrivée de l’enfant de cette manière. Pour beaucoup d’autres, c’est la santé de la femme qui inquiète. Ici, pour Arnaud, Aline semble forte, résistante, capable de tout affronter, à l’image de ce qu’il nous en disait en évoquant leur rencontre.

53 L’enfant par contre, dès qu’il vient au monde, est semble-t-il, dans le récit d’Arnaud, en danger. Relevons d’ailleurs que ce n’est pas une inquiétude liée seulement à la période de la naissance, mais également des mois et des années qui suivent « pendant son développement » dit-il. Soulignons enfin les formules de dénégation : « Je n’en fais pas une fixation, mais ça m’interpelle un peu. » « Je n’ai jamais pensé à cela, ça ne m’a même pas effleuré. »

54 De plus, lorsque j’interroge Arnaud à propos de la paternité, ce sont des craintes par rapport à l’enfant qui ré-apparaissent.

DB : Comment imaginiez-vous être père ?
Mr Z : Craindre, non, je pense que je ne l’ai jamais redouté avant d’avoir Benoît, c’est vrai qu’il y a toujours la crainte de la grossesse qui pourrait mal de passer, donc c’est plutôt la crainte médicale mais je ne suis pas du tout personne à penser à plus tard, est-ce qu’il trouvera du boulot… il y a tellement de choses qui se passent bonnes ou mauvaises, ça fait dix ans qu’on vit ensemble, on a déjà vécu toutes sortes et ça ne sert à rien de faire des plans à long terme. Avant la naissance, j’ai lu beaucoup de livres « être père… » ça ne sert à rien du tout. Ça ne sert à rien parce que ce qu’on lit dans les livres… c’est vrai que à la semaine près ça se passe dans le vie et on n’a pas le temps avec son boulot de faire le lien entre ce qui est dit dans les livres et la réalité donc… c’est du spontané. Le bon sens, il n’y a pas besoin de bouquin c’est l’imprévu et puis voilà. C’est vrai que je lisais des livres, un peu curieux de savoir, mais pas de craintes.
DB : Et puis il y a eu la période avant la naissance…
Mr Z : Je suppose que ça a été bénéfique pour moi, si je suis comme maintenant je suppose que c’était bien.
DB : Vous aviez plus envie d’avoir une fille ou un garçon ?
Mr Z : Ça m’était complètement égal. J’aurais eu un garçon maintenant fille ou garçon… je n’avais aucune préférence. J’avais bien une préférence pour un garçon parce que je me disais quand il sera grand on pourra jouer au train électrique, on pourra jouer au football, mais j’aurais une fille ce serait la même chose.

L’importance de l’accès à la paternité, correspond sans doute aussi, pour Arnaud, pouvons-nous supposer, au fait qu’il est le seul de sa famille d’origine qui puisse vraisemblablement devenir père. Non pas que son frère ne le puisse pas, mais simplement qu’il ne semble pas, dans le récit d’Arnaud, inséré dans une trajectoire de vie qui le permettra.

3 – Une lecture interprétative

Deuil empêché et transmission négative

55 Le premier indice que je souhaiterais pointer, les lecteurs l’auront compris, est bien évidemment l’impact du décès de cette sœur, cinq ans avant sa naissance à lui. Il me semble devoir évoquer le décès, mais bien plus encore, les difficultés de la mère d’Arnaud à faire le deuil de cette petite fille morte.

56 Bien sûr, je ne sais rien du vécu de la maman d’Arnaud. Je ne l’ai pas interrogée et mes hypothèses ne se basent que sur son récit à lui. C’est-à-dire non pas sur le vécu réel de sa maman, au moment où cette petite fille est morte, ni même pendant les années qui ont suivis ce deuil.

57 Les éléments sur lesquels je peux faire des hypothèses sont au contraire les représentations repérables dans le discours d’Arnaud, du vécu de sa mère. C’est-à-dire, si j’emprunte le vocabulaire kleinien, c’est à sa mère interne que nous avons affaire et non à sa mère réelle.

58 Le terme de « parents internes » est d’ailleurs également utilisé par Faimberg dans son remarquable article, que nous citions plus haut. Elle précise en s’appuyant sur l’apport de Micheline Enriquez : « Les parents dont je parle sont les parents tels qu’ils sont inscrits dans la réalité psychique du patient […], j’ai appelé ces parents, “parents internes” non sans m’inquiéter de la possible réification du concept que pourrait entraîner cette terminologie. […] Les parents qui m’intéressent sont ceux qui prennent forme dans le dire du patient, au-delà de ce que le patient croit que ses parents sont [8]… »

59 Pourquoi en effet la mère d’Arnaud n’a-t-elle jamais voulu, jamais pu, nommer précisément cette petite fille morte et les causes de son décès, nous n’en savons rien. Nous avons par contre un peu accès, à ce que ça a produit dans le psychisme de son fils. Nous pouvons dès lors faire quelques hypothèses à ce sujet.

60 Un des premier indices que nous avons pointé dans la présentation est l’importance accordée dans le récit à cette sœur non nommée. Tant dans le récit d’Aline, que dans l’homonymie des termes désignant et la sœur disparue, et la petite fille à naître, mais également dans le lapsus initial.

61 Cet indice nous renvoie à l’idée d’un deuil difficile ou empêché pouvant avoir influencé par la suite l’accès à la paternité d’Arnaud. Non pas que d’aucuns puissent facilement vivre un tel drame dans une histoire familiale. Il laisse inévitablement des cicatrices difficiles à guérir. Le récit d’Arnaud pourtant, nous introduit à un processus supplémentaire. Une dimension a empêché le processus de deuil mais a également empêché que la parole circule à ce sujet, rendant cette élaboration difficile, voir impossible jusqu’aujourd’hui. Telle est ma première hypothèse de travail.

62 Et l’on pense immédiatement aux mots de Dolto, qui a si souvent évoqué la dimension fondamentalement structurante pour les générations à venir d’une parole qui nomme une mort passée. « C’est pour cela qu’il faut qu’un enfant mort fasse partie de la famille pour les enfants vivants, non pas en tristesse mais en vie symbolique ; il soutient les vivants parce qu’il en fait partie, définitivement, du fait qu’il a été aimé pendant quelques mois de gestation, ou de vie [9]… »

63 La notion de « deuil empêché », me semble rejoindre les hypothèses de Kaës (1993), qui théorise, à la suite de Bion, la transmission psychique inconsciente dans ses formes non transformables. Il évoque, comme Green, une forme de transmission négative. : « Les objets psychiques inconscients transformables auraient la structure d’un lapsus ou d’un symptôme. Ils se transforment naturellement au sein des familles : ils forment la base et la matière psychique de l’histoire que les familles transmettent à leurs descendants de génération en génération. Les objets non transformables sont “bruts”, ils restent enkystés, incorporés, inertes. Ils ne vont être transférés que sur un mode d’identification adhésive ou projective [10]. »

64 La sœur d’Arnaud, nous est apparue dans le récit comme incarnant cette dimension négative de la transmission, dans le sens où elle instaure une place particulière. Place vide, en creux : celle d’une sœur qui reste entre guillemets. Nous proposons de lire cette place comme un élément qui, de génération en génération est reproduit « brut » au sens de Winnicott, sans élaboration, sans transformation, c’est-à-dire sans transmission, au sens d’énonciation de ce qui a été perdu, perdu dans la réalité du deuil, perdu dans l’autre. C’est dans ce sens que je lirais la transfusion pour reprendre le terme de Kaës, du terme sœur, d’une génération à l’autre.

65 Transmission négative dont on trouve la trace, je pense, dans cette absence de nomination. Quelque chose ne cesse pas, de ne pas être nommé. En effet, ne pas nommer la « sœur », c’est aussi transmettre une impossibilité de l’élaboration psychique des générations futures, comme le disait Dolto. C’est-à-dire aussi pour les enfants d’Arnaud. Elle reste « la sœur », ne devenant ainsi jamais tante, belle-sœur, fut-elle décédée depuis si longtemps. Elle est aujourd’hui encore « la gamine », à jamais inscrite en creux.

66 Elle, « la sœur », est cependant toujours bien présente dans les productions psychiques d’Arnaud. Elle y tient même une place dominante. Dominante, dans son accès à la paternité. Importante aussi, dans la création de son lien de couple, comme nous a donné à penser le premier extrait du récit d’Aline.

67 Il me semble pouvoir interpréter également ces processus psychiques avec le concept de « télescopages des générations ». Télescopage des générations que Faimberg articule avec la notion de deuil, mais également d’identification. Les processus identifiants circulant entre plusieurs générations dissociées, rendent dès lors difficile la compréhension du mécanisme en jeu.

68 Kaës précise, à propos de la transmission négative : « C’est à partir de ce qui est non seulement faille et manque que s’organise la transmission, mais également à partir de ce qui n’est pas advenu, de ce qui est absence d’inscription et de représentation, de ce qui, sur le mode de l’encryptage, est en stase d’être inscrit. […] À partir des différentes modalités du négatif, s’organise la transmission directe de l’affect, de l’objet bizarre ou du signifiant brut, sans espace de reprise et de transformations, sans étayage en quelque sorte. »

69 Kaës écrit un peu plus loin : « C’est à cette non-inscription que fait allusion Winnicott (1975) lorsqu’il parle d’un “vécu-non-vécu et toujours à revivre” et de la crainte d’un effondrement qui a déjà eu lieu, mais sans que le moi soit capable de métaboliser ce qui était alors vécu hors de toute représentation de mots, dans la défaillance probable de ce que Aulagnier (1975) nomme la fonction de porte parole [11]. »

70 C’est peut être aussi, en liaison avec cette organisation défensive du moi, pour empêcher un « effondrement qui a déjà eu lieu » comme le dit si bien Winnicott [12] que l’on pourrait lire l’agressivité présente et facilement repérable dans le récit.

« La défense, commentent Laplanche et Pontalis (1967), concerne une partie du moi qui entend être protégée de toute perturbation. Le conflit, continue-t-il, apparaît “entre deux désirs opposés, ou encore entre une représentation inconciliable avec un groupe de représentation, ou enfin, une inconciliabilité d’une représentation avec le moi.” »
Le moi, se perçoit donc en danger. C’est contre ce danger interne, que le système de défense se met en place. Système de défense, qui, comme nous invite à le penser Freud (1913), va se manifester de façon très différente suivant la structure psychique dans laquelle il s’inscrit [13]. Et Laplanche et Pontalis d’ajouter : « Les deux pôles du conflit sont toujours le moi et la pulsion. » L’objet des processus défensifs est donc qu’un lieu psychique est menacé, sa finalité un maintien de la constance du moi, et ses motifs, tout ce qui vient actualiser la menace et déclencher ainsi le processus.

71 Ce processus est présent chez Arnaud et dans son discours, et dans son vécu actuel, par rapport aux événements qui l’ont affectés. Une sorte de désaffection des événements douloureux de l’époque, qui produisent pourtant ailleurs, dans d’autres registres, des traces de grande souffrance.

Mort d’un père et effets fantasmatiques sur le fils

72 La deuxième dimension qui ne peut nous échapper, c’est la question de savoir quel effet a pu produire ce deuxième deuil familial emportant le père d’Arnaud, alors qu’il n’avait que douze. Le récit nous aide à formuler quelques hypothèses de lecture.

73 Une des hypothèse de lecture que l’on peut faire est que ce second deuil est à penser, en liaison avec une culpabilité. Une culpabilité sourde, profonde, renvoyant aux désirs haineux qui nous habitent tous, mais qui, lorsqu’ils sont évoqués dans la réalité par une mort réelle, en deviendraient innommables.

74 Culpabilité, qui pourrait induire d’une part des fantasmes de mort, à l’égard d’un enfant à venir. Quelque chose s’imprimant psychiquement comme : « Si je suis père à mon tour, c’est moi qui serais en danger. » Mais qui d’autre part pourrait faire surgir de l’angoisse. Angoisse liée à la crainte de la toute puissance de la pensée. Autre fantasme infantile qui suggérerait : « J’en ai rêvé et cela s’est produit. »

75 Joyce Mac Dougal appuie cette hypothèse lorsqu’elle affirme (1999) : « La culpabilité est alors massive. Lorsque ces petits garçons, dont le père décède pendant la formation du complexe d’œdipe, voire la période de latence, ont grandit et qu’ils sont en âge de devenir pères eux-mêmes, ils sont envahis de projections sinistres à l’égard de l’enfant à venir. Soit, ils renoncent à devenir père, incapables de maîtriser ces projections sombres, soit s’ils sont pères, ils seront envahis sans cesse d’une terreur que l’enfant nouveau-né décède ou inversement, qu’il les fasse mourir. C’est la terreur initiale de l’enfant confronté à la mort brutale de son père qui va être projetée sur ce nouveau-né [14]. »

76 Lecture qui est très proche de ce que je soulignais dans le récit d’Arnaud à propos des craintes majeures et surtout uniquement dirigées vers les dangers menaçants l’enfant à la naissance et dans ses premières années de vie. L’élément intéressant à souligner, étant qu’il ne craint rien pour son épouse et s’inquiète par contre pour ses enfants en train de naître ou encore petits. S’il craignait pour les deux, je lirais différemment l’entretien. Mais, dans son récit, Aline semble forte et capable de résister à tout. Par contre, l’idée fantasmatique d’un danger pouvant mettre la vie des enfants en péril est bien présente.

77 Certes, ces craintes doivent certainement être mise en résonance avec le premier point que je développais. L’idée qu’un enfant en bas âge puisse mourir, ne me semblant pas tout à fait étranger à l’éprouvé familial.

78 Les deux dimensions, soutiendrais-je s’amplifient mutuellement et rendent l’accès à la paternité très anxiogène, même si il a été souhaité.

79 Ces deux dimensions entrent aussi en résonance avec un troisième axe, relié aux deux premiers et déjà cité dans le récit, à savoir, la confrontation duale avec une mère restée seule.

80 Je disais plus haut n’avoir que peu d’information à ce propos. Effectivement, je n’ai que peu d’éléments, pas assez en tous cas pour soutenir une hypothèse plus précise. Pourtant, la question d’un accès difficile à la paternité, l’apparition d’angoisses concernant la survie de l’enfant et l’absence de tiers, sont les trois dimensions précisément reliées par Monique Bydlowsky lorsqu’elle évoque les représentations inconscientes et la dénégation à l’œuvre dans le désir d’enfant de certains pères. Elle écrit : « La fuite dans la non-paternité serait une manière de rester un fils perpétuel. Souvent il ne pourrait devenir père que malgré lui : impossible désir d’enfant ou désir de rester l’enfant merveilleux d’autrefois. La naissance d’un enfant réel serait alors un événement d’autant plus traumatique, anticipé comme “de lui ou de moi, un des deux doit disparaître”. […] La dénégation est un moyen sûr de prendre connaissance du refoulé [15]. »

81 Le récit d’Arnaud, me donne à penser que cet accès est d’autant plus souhaité, comme je le soulignais plus haut, qu’il est le seul fils de la famille, qui pourra devenir père et ramener ainsi une dimension de vie dans une famille surtout affligée par la mort [16].

Une femme-mère inébranlable

82 Le dernier indice que je souhaitais pointer et qui me semble confirmer l’hypothèse interprétative centrale, est l’importance du caractère de force et d’invulnérabilité qu’Arnaud attribue à Aline. Attribue puisque lorsque nous nous sommes penché sur le récit d’Aline, celle-ci se vit beaucoup moins forte que ne le suppose Arnaud.

83 Il me semble rejoindre aussi, un peu, ce que Millet et Karkous (1975) présentent dans leur longue étude sur les psychonévroses de la paternité. Ils affirment notamment : « Du fait de la mort, de l’absence ou de la faiblesse du père, le sujet est souvent confronté, dans une relation duale, avec une mère dont la puissance réelle et magique est multipliée. Dans certains cas, l’attitude de la mère est hyperprotectrice et infantilisante à l’égard du sujet, dans d’autre rejetante. Le sujet semble alors souvent établir avec son épouse une relation identique à celle établie par le passé avec sa mère, ce qui est favorisé par la réponse hyperprotectrice ou maternelle de l’épouse […]. Dans d’autres cas, la paternité est vécue, surtout, sous la forme d’une culpabilité plus œdipienne, en relation avec le surmoi et le père. Ici l’individu rivalise, dans l’angoisse avec son propre père [17]. »

84 Ce qui ne me paraît effectivement pas très éloigné, de notre hypothèse interprétative centrale.

En guise de conclusion. : la paternité comme modalité de création psychique dans l’espace psychique conjugal ?

85 Répondre à nos questions initiales, nécessitait de parcourir l’histoire familiale d’Arnaud et son accès à la paternité, à travers son récit. Ce récit nous a permit de faire des hypothèses sur les processus psychiques présents chez lui. C’est-à-dire sur sa réalité psychique et non sur la réalité des deuils éprouvés par les membres de sa famille.

86 Il s’agissait aussi pour moi d’évoquer la création à l’œuvre dans la paternité d’Arnaud, c’est-à-dire d’interroger ce qui, dans le nouvel espace psychique créé par le lien conjugal, pouvait soutenir, ou non, une symbolisation de la transmission négative.

87 Autrement dit, en élisant Aline, et en formant ce couple-là il a créé supposons-nous, un nouvel espace psychique, pouvant permettre dans l’accès à la paternité, de réinscrire différemment les enjeux de la transmission. C’est-à-dire d’avoir accès à une transmission potentiellement symbolisée, fut-elle négative au départ.

88 Ce qui signifie encore que, sans être père, Arnaud ne pouvait pas s’engager effectivement dans ce processus de symbolisation intergénérationelle. C’est l’accès à la paternité qui lui en donne, si pas la certitude, au moins la possibilité.

89 Accès à la paternité difficile, délicat, voir encombré comme nous donne à penser certains autres extraits non cités de l’entretien où il évoque le côté « enchaînant » et « comparable à un boulet » des enfants. Cela restait néanmoins fondamental pour lui, comme tentative d’inscrire psychiquement cette petite sœur, errante depuis si longtemps.

90 Long travail que celui-là, et Kaës (1993) de nous rappeler : « Une nouvelle création psychique ne se fera qu’au prix d’un travail intense sur les résistances mutuellement entretenues qui s’y opposent : ce qui, avec l’accord inconscient des autres, s’est jadis enkysté, a été forclos ou dénié, ne peut apparaître que si les résistances à dévoiler le pacte dénégatif, le contrat groupal ou familial sur le négatif, sont levés et leurs ressorts analysés. Et ces résistances sont particulièrement puissantes, d’autant plus que, au prix d’une mort psychique ou physique, elles ont eu comme fonction de préserver, le lien à plus d’un autre, dont le sujet a été exclu. »

91 Long chemin à découvrir pour Arnaud, Aline, Benoît et « la gamine » à qui il reste à n-être.

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Mots-clés éditeurs : transmission positive et négative, lien inconscient de couple, deuil, paternité, nomination

Date de mise en ligne : 01/10/2005

https://doi.org/10.3917/cm.064.0169

Notes

  • [*]
    Danielle Bastien, 68 rue du Bois de Breucq, 7110 Bracquegnies (Belgique) ; assistante de recherche, faculté de psychologie, département de psychologie clinique, Université catholique de Louvain ; psychanalyste, ssm Chapelles-aux-Champs, Bruxelles.
  • [1]
    Danielle Bastien, Le Plaisir et les mères, Paris, Imago, 1997.
  • [2]
    Danielle Bastien, « J’ai tué mon enfant, ou l’ivg et l’impossible du deuil des mères », dans D. Weill, Mélancolie : entre souffrance et culture, Strasbourg, pus, 2000.
  • [3]
    Et l’on peut s’interroger sur cette tâche aveugle de la théorie freudienne. Le débat est actuellement formulé par plusieurs auteurs, notamment François Duparc dans le recueil Le Temps en analyse, faisant une hypothèse liée à la relation de Freud avec son propre père. Ou encore Patrick De Neuter dans son article « Hostilité paternelle, étrange destinée d’un concept ». ou « Malaise et mal-être dans la procréation paternelle ».
  • [4]
    Micheline Enriquez, « À l’écoute du télescopage des générations », dans René Kaës, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993.
  • [5]
    L’utilisation de représentation graphique de génogrammes ou de blasons est une pratique très couramment utilisée par les systémiciens. Il m’a semblé intéressant d’interroger aussi mes informateurs par cette voie d’entrée qui donne un accès magistral à la dimension intergénérationnelle.
  • [6]
    Jean Guyotat, Filiation et puerpuéralité, logiques du lien, Paris, puf, 1995, p. 40.
  • [7]
    Faimberg Haydée, « Le télescopage des générations », dans René Kaës, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993.
  • [8]
    Faimberg Haymée, « Le télescopage des générations », dans René Kaës, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993.
  • [9]
    Françoise Dolto, « Parler de la mort », Paris, Gallimard, 1998, cité par Ben Soussan Patrick, Le Fœtus exposé, Toulouse, Érès, 1998, p. 40.
  • [10]
    René Kaës, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993, p. 11.
  • [11]
    Ibidem, p. 13.
  • [12]
    D.W. Winnicott, « Crainte de l’effondrement », dans Crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000, p. 202-216.
  • [13]
    La distinction que Freud opère à ce propos entre névrose obsessionnelle et hystérie est très éclairante à plus d’un titre. « Dans la névrose obsessionnelle, il en va autrement, le refoulement s’est servi d’un mécanisme différent : au lieu de faire oublier le traumatisme, le refoulement l’a dépouillé de sa charge affective, de sorte qu’il ne reste dans le souvenir conscient, qu’un contenu représentatif indifférent et apparemment sans importance. La charge affective est alors déplacée sur un autre événement de telle sorte que de l’événement traumatique ils répéteront sans cesse « Voilà qui ne me touche pas du tout » dans Freud Sigmund, « L’homme aux rats » (1913), dans Cinq Psychanalyses, Paris, puf, 1954, p. 227.
  • [14]
    Joyce Mac Dougall, Séminaire du Chien Vert, Bruxelles, le 24 septembre 1999.
  • [15]
    Monique Bydlowski, La Dette de vie, Paris, puf, 1997, p. 102.
  • [16]
    Ici les paroles de Freud, dans son commentaire de l’homme aux rats semblent aussi nous rejoindre « Notre patient avait un comportement très particulier envers la mort. La mort d’une sœur plus âgée lorsqu’il avait 3 ou 4 ans, jouait un grand rôle dans ses fantasmes. Nous savons aussi avec quelle précocité, il s’était préoccupé de la mort de son père et nous pouvons même considérer sa maladie comme une réaction au souhait compulsionnel de cet événement, souhait fait quinze ans auparavant. Et l’extension si étrange à l’au-delà de ses inquiétudes obsédantes n’est qu’une compensation à ses souhaits de la mort paternelle. Les autres “obsédés” sont préoccupés des possibilités de mort d’autres personnes. Dans tout conflit vital, ils sont à l’affût de la mort d’une personne qui les importe, d’une personne aimée » dans S. Freud, « L’homme aux rats », dans Cinq psychanalyses, Paris, puf.
  • [17]
    Ibidem, p. 440.

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