Notes
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[*]
Danielle Bastien, 68 rue du Bois de Breucq, 7110 Bracquegnies (Belgique) ; assistante de recherche, faculté de psychologie, département de psychologie clinique, Université catholique de Louvain ; psychanalyste, ssm Chapelles-aux-Champs, Bruxelles.
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[1]
Danielle Bastien, Le Plaisir et les mères, Paris, Imago, 1997.
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[2]
Danielle Bastien, « J’ai tué mon enfant, ou l’ivg et l’impossible du deuil des mères », dans D. Weill, Mélancolie : entre souffrance et culture, Strasbourg, pus, 2000.
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[3]
Et l’on peut s’interroger sur cette tâche aveugle de la théorie freudienne. Le débat est actuellement formulé par plusieurs auteurs, notamment François Duparc dans le recueil Le Temps en analyse, faisant une hypothèse liée à la relation de Freud avec son propre père. Ou encore Patrick De Neuter dans son article « Hostilité paternelle, étrange destinée d’un concept ». ou « Malaise et mal-être dans la procréation paternelle ».
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[4]
Micheline Enriquez, « À l’écoute du télescopage des générations », dans René Kaës, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993.
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[5]
L’utilisation de représentation graphique de génogrammes ou de blasons est une pratique très couramment utilisée par les systémiciens. Il m’a semblé intéressant d’interroger aussi mes informateurs par cette voie d’entrée qui donne un accès magistral à la dimension intergénérationnelle.
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[6]
Jean Guyotat, Filiation et puerpuéralité, logiques du lien, Paris, puf, 1995, p. 40.
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[7]
Faimberg Haydée, « Le télescopage des générations », dans René Kaës, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993.
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[8]
Faimberg Haymée, « Le télescopage des générations », dans René Kaës, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993.
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[9]
Françoise Dolto, « Parler de la mort », Paris, Gallimard, 1998, cité par Ben Soussan Patrick, Le Fœtus exposé, Toulouse, Érès, 1998, p. 40.
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[10]
René Kaës, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993, p. 11.
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[11]
Ibidem, p. 13.
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[12]
D.W. Winnicott, « Crainte de l’effondrement », dans Crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000, p. 202-216.
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[13]
La distinction que Freud opère à ce propos entre névrose obsessionnelle et hystérie est très éclairante à plus d’un titre. « Dans la névrose obsessionnelle, il en va autrement, le refoulement s’est servi d’un mécanisme différent : au lieu de faire oublier le traumatisme, le refoulement l’a dépouillé de sa charge affective, de sorte qu’il ne reste dans le souvenir conscient, qu’un contenu représentatif indifférent et apparemment sans importance. La charge affective est alors déplacée sur un autre événement de telle sorte que de l’événement traumatique ils répéteront sans cesse « Voilà qui ne me touche pas du tout » dans Freud Sigmund, « L’homme aux rats » (1913), dans Cinq Psychanalyses, Paris, puf, 1954, p. 227.
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[14]
Joyce Mac Dougall, Séminaire du Chien Vert, Bruxelles, le 24 septembre 1999.
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[15]
Monique Bydlowski, La Dette de vie, Paris, puf, 1997, p. 102.
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[16]
Ici les paroles de Freud, dans son commentaire de l’homme aux rats semblent aussi nous rejoindre « Notre patient avait un comportement très particulier envers la mort. La mort d’une sœur plus âgée lorsqu’il avait 3 ou 4 ans, jouait un grand rôle dans ses fantasmes. Nous savons aussi avec quelle précocité, il s’était préoccupé de la mort de son père et nous pouvons même considérer sa maladie comme une réaction au souhait compulsionnel de cet événement, souhait fait quinze ans auparavant. Et l’extension si étrange à l’au-delà de ses inquiétudes obsédantes n’est qu’une compensation à ses souhaits de la mort paternelle. Les autres “obsédés” sont préoccupés des possibilités de mort d’autres personnes. Dans tout conflit vital, ils sont à l’affût de la mort d’une personne qui les importe, d’une personne aimée » dans S. Freud, « L’homme aux rats », dans Cinq psychanalyses, Paris, puf.
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[17]
Ibidem, p. 440.
« L’urgence n’est pas seulement celle de transmettre, elle est aussi d’interrompre la transmission. ».
Introduction : Clinique de la transmission
1 Nous allons évoquer avec un père, que nous appellerons Arnaud, la question de la transmission.
2 Cette question de la transmission à l’œuvre dans l’accès à la paternité, est issue au départ d’une clinique de couple. Clinique qui invite à théoriser l’incompréhension pour certains couples consultants, des perturbations conjugales majeures, apparues lors de la venue d’un enfant qui était pourtant souhaité et attendu.
3 Cette clinique nous a en effet souvent fait rencontrer des couples dont la demande, une fois déployée, souligne un mouvement de bascule, intervenu dans les années immédiates qui ont suivi la naissance d’un enfant. Pas nécessairement le premier d’ailleurs. Parfois, c’est l’enfant d’un sexe particulier qui enclenche le mouvement. Celui qui occupe une place précise, le deuxième, le dernier, le premier fils, la troisième fille qui clôture la fratrie. Dans d’autres situations, c’est parce qu’il n’y a pas d’enfant, alors qu’il était inscrit psychiquement dans la scène conjugale. D’autres fois enfin, c’est ce que l’enfant présentifie dans la réalité, qui déclenche étrangement un rejet, voir un refus, de la part de l’un ou de l’autre de ses parents.
4 Cette bascule rejoint ce que suggérait Winnicott (1971) lorsqu’il écrivait : « Si devenir mère et père constitue bien une solution de guérison pour les parents, lorsque l’enfant paraît, tout reste quand même à jouer et pour la mère et pour le père. » Ou encore Debray (1998) : « Les caractéristiques personnelles du bébé entrent en immédiate résonance avec celles de la mère et du père, et peuvent de ce fait, entraîner la brutale réactivation de problématiques inconscientes parfois extrêmement lourdes. »
5 Après avoir de nombreuses fois interrogé les processus à l’œuvre dans l’accès à la maternité désirée, effective [1], refusée [2], c’est cette fois aux pères que nous allons nous intéresser.
6 Qu’est-ce qui se transmet dans l’acte de naissance pour les pères ? Les études cliniques abordent généralement ce thème, par le versant de l’enfant. Mais qu’en est-il du côté des pères ?
7 Qu’est-ce qui se transmet inconsciemment, et qui échappe de cette manière aux auteurs de ce passage ? Kaës (1993) commente : « Il y a une différence entre ce qui est transmis par un sujet, et ce qui l’est à travers lui. » C’est cette transmission « interposée » qu’Arnaud nous permet d’investiguer.
8 Mais aussi, qu’est ce qu’être père dans la réalité. Père, dans le sens de l’effet subjectif que cela va avoir sur les sujets accédants à cette place, et non pas seulement, de ce que cela soutiendra/ou pas, comme fonction chez l’enfant. Ou encore à quoi un homme accède-t-il au moment de ce passage à la paternité ?
9 Place décrite par certains comme vide [3], nous verrons qu’elle apparaît ici, dans l’histoire d’Arnaud, plutôt en négatif, en creux, qu’en absence. Il y a quelque chose qui ne cesse pas de ne pas pouvoir s’écrire semble nous dire Kaës, en évoquant cette transmission négative. C’est de ce négatif, encrypté, enkysté, encapsulé dans le psychisme, et donc bien actif, que nous allons parler.
10 Nous allons ouvrir grâce à Arnaud la question de la transmission et la déployer dans ses logiques de reproduction, positives ou négatives pour l’énoncer selon les concepts de Kaës, Green, Eiguer, Enriquez, Faimberg, Guyotat et bien d’autres.
11 Autrement dit dans certains cas, ce qui est transmis entre les sujets, s’élabore un peu plus à chaque génération. L’effet de la parole énoncée permet alors qu’à chaque génération, les enjeux soient recomposés, remétissés, renoués de manière différente, installant ainsi une création symptomatique espérée moins souffrante. Dans d’autres cas par contre, la transmission est non élaborée, transmise « brute » sans possibilités directes d’appropriation par les différentes générations. Ce qui est alors transmis, l’est sous une forme non élaborable par le biais habituel de la recomposition symptomatique. C’est une béance qu’il faudra d’abord cerner, entourer, délimiter avant qu’elle puisse être énoncée. Conceptualisation finalement assez proche du réel lacanien. Quelque chose de l’ordre de l’innommable, l’irreprésentable, le non-symbolisable. C’est cette question précise qu’Arnaud, sa petite sœur, et sa petite fille nous ont invité à penser.
12 Qu’est ce qui peut nous permettre de comprendre que dans certains cas, il s’agisse de transmission positive, c’est-à-dire en élaboration constante, et dans d’autre qu’elle soit négative, c’est-à-dire encryptée, encapsulée, venant de la sorte faire retour dans la réalité à travers les générations sans pouvoir être décodée par les sujets, c’est-à-dire en étant essentiellement subie dans son poids de réel ? Telles sont les questions qu’Arnaud aide à interroger.
13 De nombreux auteurs lise cette question en lien avec l’existence dans les générations précédentes d’un deuil non effectué, et plus souvent encore non effectué et lié à une mort accidentelle ou violente.
14 Enriquez écrit : « Quelques remarques finales sur le rapport entre le deuil et le télescopage des générations : nous sommes arrivés à la conclusion que quelqu’un résiste narcissiquement à la reconnaissance de la blessure infligée par l’Œdipe. Nous avons dit aussi que ce quelqu’un est inscrit dans une histoire. Quelle relation y a-t-il entre ce quelqu’un et la notion de deuil ? Évidemment l’idée d’un deuil impossible saute aux yeux. […] J’ai voulu inscrire l’identification dans un réseau plus vaste, celui de la résistance à la reconnaissance de la différence des générations. Ce quelqu’un qui résiste, serait-il donc toujours lié à un mort-vivant ? La notion de mort psychique, d’absence psychique doit elle être liée à la question du deuil ? Je laisse ces questions en suspend [4]. »
15 Nous approcherons cette vaste question théorique, sous l’angle de l’accès à la paternité. Nous l’envisagerons à partir d’entretiens de recherche. C’est-à-dire à partir d’un matériel, qui ne traduit pas la temporalité inhérente au long déroulement d’une cure. Il nous offre cependant l’avantage, de pouvoir poursuivre essentiellement notre question de chercheur.
16 Nous avons travaillé sur base de plusieurs entretiens retranscrits, mais aussi, sur des productions graphique des personnes interrogées. D’une part un génogramme, c’est-à-dire une représentation graphique de la famille d’origine (l’indication donnée aux personnes interrogées étant « représentez-moi par un dessin, un schéma, votre famille d’origine »), d’autre part un blason c’est-à-dire une représentation métaphorique sous la forme d’un blason de la famille actuelle (l’indication donnée étant, dessinez-moi un blason de votre famille actuelle, comme ceux que l’on trouve symbolisant certaines familles [5] »).
17 Travailler à partir de ce matériel particulier de mise en forme des représentations mentales, nous a permis une entrée précise dans les hypothèses majeures de l’interprétation du récit. Lebovici (1998) commente cette technique : « Toutes les consultations thérapeutiques mettent en évidence des distorsions massives dans la construction de l’arbre de vie (génogramme) ainsi représenté. Ce sont là des données qui n’ont pas la même clarté aveuglante au cours du processus analytique plus orienté sur l’étude des processus intrasubjectifs. »
18 Guyotat affirme : « La logique de la filiation à travers le langage écrit est très apparente lors de la constitution d’un génogramme, ou les relations généalogiques s’inscrivent en verticale, ponctuées par ces événements primordiaux que sont la mort, la naissance, les alliances, et les événements pathologiques, fausses couches, maladies, infirmités, et surtout de naissance [6]. »
19 Enfin, signalons que nous avons interrogé Arnaud et sa femme, Aline, séparément, et ce au cours de différents entretiens. Par respect pour eux deux et pour ce qu’ils nous ont livré, nous avons bien sûr modifié les prénoms, les professions, les dates, les lieux tout en essayant de respecter la continuité signifiante qui apparaissait dans le récit.
Le récit
Le génogramme et le blason ou le télescopage des générations
20 Arnaud est le troisième et dernier d’une famille de trois enfants. Il va avoir 30 ans et est informaticien. Il est issu d’une famille qui fût éprouvée à de nombreux titres.
21 Il est le fils cadet d’une famille qui perdit une fillette, alors qu’elle avait 2 ans. Cela se produisant cinq ans avant sa naissance à lui. Cette petite sœur, à jamais inconnue, mourut dans des circonstances encore aujourd’hui difficiles, voire douloureuses à évoquer.
22 De plus, alors qu’Arnaud a 12 ans, son père meurt. Sa mère se retrouve seule à devoir diriger l’entreprise familiale. La vie s’arrête pour tous. Pour lui, qui a 12 ans, et qui voit son contact avec le monde extérieur s’interrompre. Pour sa mère, qui subit un second deuil. Pour son frère aîné, qui a 23 ans et se retrouve obligé de reprendre en main l’entreprise familiale de matériaux de précision. Celui-ci ne se mariera jamais.
23 Au moment du dernier entretien, Arnaud a un fils de 4 ans et une fille qui va naître dans une semaine.
24 Entrons dans son récit par les représentations graphiques qu’il nous livre ainsi que ses propres commentaires.
Le génogramme
Le blason
25 Ce qui frappe, dans le récit d’Arnaud, en premier lieu, c’est l’étrange similitude au niveau des nominations entre sa sœur décédée qu’il nomme « sœur » et sa fille qui va naître deux semaines après le dernier entretien et qu’il désigne également par le terme de « sœur » sur son blason. Même Aline, sa femme, nous dira ne pas connaître le nom précis de cette première sœur.
26 Tout lecteur attentif aura remarqué aussi le lapsus initial d’Arnaud. Alors qu’il évoque dans le blason de son couple actuel, sa fille qui va bientôt naître et qu’il la situe par rapport à son premier fils, il dit « ma sœur », au lieu de « sa sœur ».
27 Les deux « sœurs », semblent donc inscrites en continuité signifiante. Et l’on peut se demander d’ailleurs pourquoi il ne nomme pas encore sa fille Pourtant, il aurait pu, si elle n’était en telle continuité avec celle qui est décédée, telle est en tous cas notre hypothèse de lecture, la nommer fille, ma fille, mon bébé ou tout autre façon de l’inscrire en tant que père sans pour autant dévoiler son prénom. C’est-à-dire l’inscrire, dans sa génération actuelle, et non pas dans ce qu’il me semble pouvoir interpréter être comme une inscription fantasmatique. Sorte de « télescopage des générations [7] », pour reprendre le concept de Faimberg que j’introduisais en commençant. C’est une inscription qui semble brouiller les repères généalogiques.
28 Il y a ensuite cette croix, qu’il dessine au milieu du blason de son couple actuel et que l’on ne peut s’empêcher d’interroger, d’autant plus qu’elle résonne avec le lapsus initial d’Arnaud. Qui est psychiquement cette sœur reliée à son frère par une croix ? Telle est notre question.
29 D’autres éléments nous paraissent également intéressants. Tout d’abord, l’insistance d’Arnaud sur la primauté de la tradition. L’importance fondamentale qu’il accorde ensuite à la paternité. Les enfants, nous explique-t-il permettent d’affronter les difficultés de la vie. ils aident aussi leurs parents à supporter les crises conjugales et à nuancer les velléités de séparation. On imagine dès lors aisément l’importance non négociable qu’Arnaud va accorder au fait d’être père. Garantie d’une stabilité familiale, c’est pour les enfants, ou grâce à eux, que l’on peut maintenir un couple, nous dit-il. Plus loin il ajoutera : « Si c’est pour vivre sans enfants, je préfère rester célibataire. »
30 Il y a enfin, le fait qu’Arnaud a un système défensif et des tendances hostiles, voire agressives, très présentes. Que doit donc protéger Arnaud ? Telle est la question que le début de son récit nous invite à penser.
31
Un autre moment de l’entretien, confirme notre hypothèse qu’il y a bien quelque chose à protéger.
Une sœur morte non nommée
32 C’est paradoxalement Aline, la femme de Arnaud, qui m’a apporté le plus d’éléments pour étayer mon hypothèse concernant la place psychique de cette sœur disparue il y a si longtemps.
33 Une fois n’est pas coutume, en présentant le récit d’Arnaud, j’ai décidé d’insérer un petit passage du récit d’Aline. Celui qui m’a précisément aidé à progresser dans mon investigation. Dans cette innovation, ou plus exactement cette particularité, je souligne ainsi indirectement la difficulté qu’il y a, à présenter les deux récits séparément. En effet, ils ont bien été récoltés séparément chez l’un et puis l’autre des conjoints et pourtant la lecture interprétative présentée ici est issue d’une double lecture. Cette petite incursion dans le récit d’Aline permet ainsi de rendre compte de ce double mouvement.
34
Aline évoque la rencontre avec Arnaud et pointe très précisément la question de la place majeure accordée à cette sœur morte cinq ans avant sa naissance à lui.
35
Arnaud dans son récit, évoque lui aussi l’importance de cette sœur morte, soulignant également la difficulté toujours éprouvée d’en parler.
36 Mort d’une sœur avant lui donc, qui produit ce que je nommerais une empreinte, ou encore une nomination négative. Cette petite fille ne peut être nommée, ni parlée. Ni par un nom, ni par des paroles évoquant sa mort pourtant lointaine déjà, ni par un savoir sur les causes de son décès. Elle reste « la sœur », à jamais ensevelie sous les années de souffrance. Arnaud, comme sa mère paraît, muré dans le silence. Il y a un « grand fossé » dit-il.
37 Elle, « la sœur », est toujours bien là pourtant dans les productions psychiques d’Arnaud, comme nous le donne à penser le récit d’Aline. Ne pas la nommer pour éviter consciemment la reproduction du malheur, la poursuite de la souffrance, paradoxalement soutient une poursuite de la charge de douleurs non abréagie au moment et dans les années qui ont suivi ce drame. La nommer reviendrait à lui donner une place dans la filiation, une position par rapport aux autres enfants. Ne pas la nommer par un prénom, et ne pas la parler, revient à transmettre une place vide dans la transmission. Elle reste « la sœur ». Même Aline sa femme, ne connaît pas le nom précis de cette première sœur.
Un père qui meurt alors qu’il n’a que 12 ans
38
Le père d’Arnaud, de plus, disais-je en commençant, meurt alors que celui-ci n’a que 12 ans. La mort frappe donc de plein fouet la famille une deuxième fois.
39 La première est que la problématique de mort et de deuil à faire est présente dans l’histoire d’Arnaud, avant sa naissance, au moment de sa naissance, après sa naissance. Un peu comme si elle était là en permanence. Comme un deuil qui n’en finirait jamais.
40 La seconde est que cet élément supplémentaire dans notre investigation me donne encore plus à penser qu’il s’agissait pour la maman d’Arnaud, d’accueillir et de soutenir ensuite un enfant dans la vie, dans une histoire familiale où prédominaient les morts et les deuils à accomplir.
41 Un voile noir a donc recouvert ces années de souffrances. Notons d’ailleurs la phrase : « C’est une période dont je ne me souviens pas ».
42 Notons aussi la poursuite de l’irritation d’Arnaud. Les questions le dérangent dit-il parce qu’il ne comprends pas à quoi elles peuvent servir et aussi sans doute à quelle type d’interprétation je vais les renvoyer. C’est donc une dimension de maîtrise, en général il faut bien le dire très présente chez les scientifiques, que l’on retrouve dans les paroles d’Arnaud.
43 Il confirme ainsi pourtant la difficulté que représente pour lui le fait de répondre à mes questions.
44 La question qu’Arnaud pose ici pourtant indirectement, me semble être celle de l’impact d’une mort brutale. Mort aux raisons inconnues de la sœur, mort du grand-père à sa naissance, mort brutale et inattendue de son père.
45 Revenons aux hypothèses concernant la mort du père. Comment se situer et se structurer, par rapport à un absent d’une part. Absent qui rappelle par sa disparition les morts antérieures dont a déjà été frappée la famille. D’autre part, comment vivre la relation, avec celui des deux qui reste ? Telles sont les deux questions que nous inspire le récit.
46 Autrement dit, quel type de dualité, de confrontation, d’absence de triangulation, ou de modification de celle-ci, cela impose-t-il entre une mère et son fils ? N’est-ce pas cela qui est craint autant que l’absence ? Et si tel est le cas, alors, comment l’accès à la parentalité de ce fils préféré parce que survivant, est-il intégré, et par la mère et par le fils ? Quels effets tout cela va-t-il avoir sur l’accès à la paternité dans la réalité chez Arnaud ?
Épouser une femme indépendante ayant une forte personnalité
47
Nous avons évoqué plus haut, la rencontre entre Arnaud et Aline, décrite par Aline. Arnaud commente les même événements en insistant sur d’autres dimensions.
L’épouse qu’Arnaud choisit, est donc avant tout une femme ayant une personnalité bien marquée. Figure emblématique qui pourra dans le même temps lui permettre de devenir père, ce qui est un de ses vœux conscient, mais qu’il a besoin quand même de savoir indépendante, forte.
48 Soulignons les termes de pris dans une embuscade qui traduit sans doute bien l’ambivalence d’Arnaud. Mais également la dimension d’une femme qui n’est pas un boulet. Ce sont les même termes qu’il utilisera pour parler de la paternité un peu plus loin. Il dira alors un enfant ce n’est pas vraiment un boulet. Embuscade, boulet et caractère d’indépendance, de liberté, comme si il y avait quand même une dimension de prison, d’emprisonnement. Est-ce lié au mariage ou à la paternité, ou encore à la combinaison des deux ? Soulignons encore les termes piments dans la vie, qui donne aussi à penser une dimension générale mortifère à contre balancer par une dimension de vie, de piment.
49 Arnaud choisit, dit-il, une femme indépendante et caractérisée par une personnalité forte. Une femme qui tient beaucoup de place. Une femme plutôt dominante apparemment dirions-nous. Aline est bien en effet une femme qui sait ce qu’elle veut, plutôt dominante que dominée, qui organise la vie familiale en l’absence d’Arnaud et ne se laisse pas conter facilement, pourtant, la question de la domination ou de la répartition du pouvoir au sein du couple, n’en reste pas moins en perpétuelle interrogation.
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L’épouse qu’Arnaud choisit est aussi une figure maternelle.
La dimension maternelle est à ce point importante que, nous dira-t-il, s’il n’avait pas été père, il préférait rester célibataire.
Être père, c’est craindre pour ses enfants
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L’union et les projets de parentalité confirmés, Arnaud et Aline attendent leur premier enfant. Arnaud nous dit avoir des craintes pour la santé de ses enfants et jamais de sa femme. Quelque chose comme un fantasme qui murmurerait : « Dès qu’un enfant arrive, il risque de lui arriver un malheur, voir de perdre la vie. »
Divers indices ont étayés notre première hypothèse de l’accès à la paternité pour Arnaud, comme induisant une angoisse (de mort) à l’égard de ses enfants. Notamment les extraits du récit qui évoquent la préoccupation majeure d’Arnaud, à divers moments, pour la santé de ses enfants.
52 Cet extrait nous semble fort intéressant dans la mesure, où c’est le seul père de tous ceux que nous avons interrogés dans la même recherche qui évoque l’arrivée de l’enfant de cette manière. Pour beaucoup d’autres, c’est la santé de la femme qui inquiète. Ici, pour Arnaud, Aline semble forte, résistante, capable de tout affronter, à l’image de ce qu’il nous en disait en évoquant leur rencontre.
53 L’enfant par contre, dès qu’il vient au monde, est semble-t-il, dans le récit d’Arnaud, en danger. Relevons d’ailleurs que ce n’est pas une inquiétude liée seulement à la période de la naissance, mais également des mois et des années qui suivent « pendant son développement » dit-il. Soulignons enfin les formules de dénégation : « Je n’en fais pas une fixation, mais ça m’interpelle un peu. » « Je n’ai jamais pensé à cela, ça ne m’a même pas effleuré. »
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De plus, lorsque j’interroge Arnaud à propos de la paternité, ce sont des craintes par rapport à l’enfant qui ré-apparaissent.
L’importance de l’accès à la paternité, correspond sans doute aussi, pour Arnaud, pouvons-nous supposer, au fait qu’il est le seul de sa famille d’origine qui puisse vraisemblablement devenir père. Non pas que son frère ne le puisse pas, mais simplement qu’il ne semble pas, dans le récit d’Arnaud, inséré dans une trajectoire de vie qui le permettra.
3 – Une lecture interprétative
Deuil empêché et transmission négative
55 Le premier indice que je souhaiterais pointer, les lecteurs l’auront compris, est bien évidemment l’impact du décès de cette sœur, cinq ans avant sa naissance à lui. Il me semble devoir évoquer le décès, mais bien plus encore, les difficultés de la mère d’Arnaud à faire le deuil de cette petite fille morte.
56 Bien sûr, je ne sais rien du vécu de la maman d’Arnaud. Je ne l’ai pas interrogée et mes hypothèses ne se basent que sur son récit à lui. C’est-à-dire non pas sur le vécu réel de sa maman, au moment où cette petite fille est morte, ni même pendant les années qui ont suivis ce deuil.
57 Les éléments sur lesquels je peux faire des hypothèses sont au contraire les représentations repérables dans le discours d’Arnaud, du vécu de sa mère. C’est-à-dire, si j’emprunte le vocabulaire kleinien, c’est à sa mère interne que nous avons affaire et non à sa mère réelle.
58 Le terme de « parents internes » est d’ailleurs également utilisé par Faimberg dans son remarquable article, que nous citions plus haut. Elle précise en s’appuyant sur l’apport de Micheline Enriquez : « Les parents dont je parle sont les parents tels qu’ils sont inscrits dans la réalité psychique du patient […], j’ai appelé ces parents, “parents internes” non sans m’inquiéter de la possible réification du concept que pourrait entraîner cette terminologie. […] Les parents qui m’intéressent sont ceux qui prennent forme dans le dire du patient, au-delà de ce que le patient croit que ses parents sont [8]… »
59 Pourquoi en effet la mère d’Arnaud n’a-t-elle jamais voulu, jamais pu, nommer précisément cette petite fille morte et les causes de son décès, nous n’en savons rien. Nous avons par contre un peu accès, à ce que ça a produit dans le psychisme de son fils. Nous pouvons dès lors faire quelques hypothèses à ce sujet.
60 Un des premier indices que nous avons pointé dans la présentation est l’importance accordée dans le récit à cette sœur non nommée. Tant dans le récit d’Aline, que dans l’homonymie des termes désignant et la sœur disparue, et la petite fille à naître, mais également dans le lapsus initial.
61 Cet indice nous renvoie à l’idée d’un deuil difficile ou empêché pouvant avoir influencé par la suite l’accès à la paternité d’Arnaud. Non pas que d’aucuns puissent facilement vivre un tel drame dans une histoire familiale. Il laisse inévitablement des cicatrices difficiles à guérir. Le récit d’Arnaud pourtant, nous introduit à un processus supplémentaire. Une dimension a empêché le processus de deuil mais a également empêché que la parole circule à ce sujet, rendant cette élaboration difficile, voir impossible jusqu’aujourd’hui. Telle est ma première hypothèse de travail.
62 Et l’on pense immédiatement aux mots de Dolto, qui a si souvent évoqué la dimension fondamentalement structurante pour les générations à venir d’une parole qui nomme une mort passée. « C’est pour cela qu’il faut qu’un enfant mort fasse partie de la famille pour les enfants vivants, non pas en tristesse mais en vie symbolique ; il soutient les vivants parce qu’il en fait partie, définitivement, du fait qu’il a été aimé pendant quelques mois de gestation, ou de vie [9]… »
63 La notion de « deuil empêché », me semble rejoindre les hypothèses de Kaës (1993), qui théorise, à la suite de Bion, la transmission psychique inconsciente dans ses formes non transformables. Il évoque, comme Green, une forme de transmission négative. : « Les objets psychiques inconscients transformables auraient la structure d’un lapsus ou d’un symptôme. Ils se transforment naturellement au sein des familles : ils forment la base et la matière psychique de l’histoire que les familles transmettent à leurs descendants de génération en génération. Les objets non transformables sont “bruts”, ils restent enkystés, incorporés, inertes. Ils ne vont être transférés que sur un mode d’identification adhésive ou projective [10]. »
64 La sœur d’Arnaud, nous est apparue dans le récit comme incarnant cette dimension négative de la transmission, dans le sens où elle instaure une place particulière. Place vide, en creux : celle d’une sœur qui reste entre guillemets. Nous proposons de lire cette place comme un élément qui, de génération en génération est reproduit « brut » au sens de Winnicott, sans élaboration, sans transformation, c’est-à-dire sans transmission, au sens d’énonciation de ce qui a été perdu, perdu dans la réalité du deuil, perdu dans l’autre. C’est dans ce sens que je lirais la transfusion pour reprendre le terme de Kaës, du terme sœur, d’une génération à l’autre.
65 Transmission négative dont on trouve la trace, je pense, dans cette absence de nomination. Quelque chose ne cesse pas, de ne pas être nommé. En effet, ne pas nommer la « sœur », c’est aussi transmettre une impossibilité de l’élaboration psychique des générations futures, comme le disait Dolto. C’est-à-dire aussi pour les enfants d’Arnaud. Elle reste « la sœur », ne devenant ainsi jamais tante, belle-sœur, fut-elle décédée depuis si longtemps. Elle est aujourd’hui encore « la gamine », à jamais inscrite en creux.
66 Elle, « la sœur », est cependant toujours bien présente dans les productions psychiques d’Arnaud. Elle y tient même une place dominante. Dominante, dans son accès à la paternité. Importante aussi, dans la création de son lien de couple, comme nous a donné à penser le premier extrait du récit d’Aline.
67 Il me semble pouvoir interpréter également ces processus psychiques avec le concept de « télescopages des générations ». Télescopage des générations que Faimberg articule avec la notion de deuil, mais également d’identification. Les processus identifiants circulant entre plusieurs générations dissociées, rendent dès lors difficile la compréhension du mécanisme en jeu.
68 Kaës précise, à propos de la transmission négative : « C’est à partir de ce qui est non seulement faille et manque que s’organise la transmission, mais également à partir de ce qui n’est pas advenu, de ce qui est absence d’inscription et de représentation, de ce qui, sur le mode de l’encryptage, est en stase d’être inscrit. […] À partir des différentes modalités du négatif, s’organise la transmission directe de l’affect, de l’objet bizarre ou du signifiant brut, sans espace de reprise et de transformations, sans étayage en quelque sorte. »
69 Kaës écrit un peu plus loin : « C’est à cette non-inscription que fait allusion Winnicott (1975) lorsqu’il parle d’un “vécu-non-vécu et toujours à revivre” et de la crainte d’un effondrement qui a déjà eu lieu, mais sans que le moi soit capable de métaboliser ce qui était alors vécu hors de toute représentation de mots, dans la défaillance probable de ce que Aulagnier (1975) nomme la fonction de porte parole [11]. »
70
C’est peut être aussi, en liaison avec cette organisation défensive du moi, pour empêcher un « effondrement qui a déjà eu lieu » comme le dit si bien Winnicott [12] que l’on pourrait lire l’agressivité présente et facilement repérable dans le récit.
Le moi, se perçoit donc en danger. C’est contre ce danger interne, que le système de défense se met en place. Système de défense, qui, comme nous invite à le penser Freud (1913), va se manifester de façon très différente suivant la structure psychique dans laquelle il s’inscrit [13]. Et Laplanche et Pontalis d’ajouter : « Les deux pôles du conflit sont toujours le moi et la pulsion. » L’objet des processus défensifs est donc qu’un lieu psychique est menacé, sa finalité un maintien de la constance du moi, et ses motifs, tout ce qui vient actualiser la menace et déclencher ainsi le processus.« La défense, commentent Laplanche et Pontalis (1967), concerne une partie du moi qui entend être protégée de toute perturbation. Le conflit, continue-t-il, apparaît “entre deux désirs opposés, ou encore entre une représentation inconciliable avec un groupe de représentation, ou enfin, une inconciliabilité d’une représentation avec le moi.” »
71 Ce processus est présent chez Arnaud et dans son discours, et dans son vécu actuel, par rapport aux événements qui l’ont affectés. Une sorte de désaffection des événements douloureux de l’époque, qui produisent pourtant ailleurs, dans d’autres registres, des traces de grande souffrance.
Mort d’un père et effets fantasmatiques sur le fils
72 La deuxième dimension qui ne peut nous échapper, c’est la question de savoir quel effet a pu produire ce deuxième deuil familial emportant le père d’Arnaud, alors qu’il n’avait que douze. Le récit nous aide à formuler quelques hypothèses de lecture.
73 Une des hypothèse de lecture que l’on peut faire est que ce second deuil est à penser, en liaison avec une culpabilité. Une culpabilité sourde, profonde, renvoyant aux désirs haineux qui nous habitent tous, mais qui, lorsqu’ils sont évoqués dans la réalité par une mort réelle, en deviendraient innommables.
74 Culpabilité, qui pourrait induire d’une part des fantasmes de mort, à l’égard d’un enfant à venir. Quelque chose s’imprimant psychiquement comme : « Si je suis père à mon tour, c’est moi qui serais en danger. » Mais qui d’autre part pourrait faire surgir de l’angoisse. Angoisse liée à la crainte de la toute puissance de la pensée. Autre fantasme infantile qui suggérerait : « J’en ai rêvé et cela s’est produit. »
75 Joyce Mac Dougal appuie cette hypothèse lorsqu’elle affirme (1999) : « La culpabilité est alors massive. Lorsque ces petits garçons, dont le père décède pendant la formation du complexe d’œdipe, voire la période de latence, ont grandit et qu’ils sont en âge de devenir pères eux-mêmes, ils sont envahis de projections sinistres à l’égard de l’enfant à venir. Soit, ils renoncent à devenir père, incapables de maîtriser ces projections sombres, soit s’ils sont pères, ils seront envahis sans cesse d’une terreur que l’enfant nouveau-né décède ou inversement, qu’il les fasse mourir. C’est la terreur initiale de l’enfant confronté à la mort brutale de son père qui va être projetée sur ce nouveau-né [14]. »
76 Lecture qui est très proche de ce que je soulignais dans le récit d’Arnaud à propos des craintes majeures et surtout uniquement dirigées vers les dangers menaçants l’enfant à la naissance et dans ses premières années de vie. L’élément intéressant à souligner, étant qu’il ne craint rien pour son épouse et s’inquiète par contre pour ses enfants en train de naître ou encore petits. S’il craignait pour les deux, je lirais différemment l’entretien. Mais, dans son récit, Aline semble forte et capable de résister à tout. Par contre, l’idée fantasmatique d’un danger pouvant mettre la vie des enfants en péril est bien présente.
77 Certes, ces craintes doivent certainement être mise en résonance avec le premier point que je développais. L’idée qu’un enfant en bas âge puisse mourir, ne me semblant pas tout à fait étranger à l’éprouvé familial.
78 Les deux dimensions, soutiendrais-je s’amplifient mutuellement et rendent l’accès à la paternité très anxiogène, même si il a été souhaité.
79 Ces deux dimensions entrent aussi en résonance avec un troisième axe, relié aux deux premiers et déjà cité dans le récit, à savoir, la confrontation duale avec une mère restée seule.
80 Je disais plus haut n’avoir que peu d’information à ce propos. Effectivement, je n’ai que peu d’éléments, pas assez en tous cas pour soutenir une hypothèse plus précise. Pourtant, la question d’un accès difficile à la paternité, l’apparition d’angoisses concernant la survie de l’enfant et l’absence de tiers, sont les trois dimensions précisément reliées par Monique Bydlowsky lorsqu’elle évoque les représentations inconscientes et la dénégation à l’œuvre dans le désir d’enfant de certains pères. Elle écrit : « La fuite dans la non-paternité serait une manière de rester un fils perpétuel. Souvent il ne pourrait devenir père que malgré lui : impossible désir d’enfant ou désir de rester l’enfant merveilleux d’autrefois. La naissance d’un enfant réel serait alors un événement d’autant plus traumatique, anticipé comme “de lui ou de moi, un des deux doit disparaître”. […] La dénégation est un moyen sûr de prendre connaissance du refoulé [15]. »
81 Le récit d’Arnaud, me donne à penser que cet accès est d’autant plus souhaité, comme je le soulignais plus haut, qu’il est le seul fils de la famille, qui pourra devenir père et ramener ainsi une dimension de vie dans une famille surtout affligée par la mort [16].
Une femme-mère inébranlable
82 Le dernier indice que je souhaitais pointer et qui me semble confirmer l’hypothèse interprétative centrale, est l’importance du caractère de force et d’invulnérabilité qu’Arnaud attribue à Aline. Attribue puisque lorsque nous nous sommes penché sur le récit d’Aline, celle-ci se vit beaucoup moins forte que ne le suppose Arnaud.
83 Il me semble rejoindre aussi, un peu, ce que Millet et Karkous (1975) présentent dans leur longue étude sur les psychonévroses de la paternité. Ils affirment notamment : « Du fait de la mort, de l’absence ou de la faiblesse du père, le sujet est souvent confronté, dans une relation duale, avec une mère dont la puissance réelle et magique est multipliée. Dans certains cas, l’attitude de la mère est hyperprotectrice et infantilisante à l’égard du sujet, dans d’autre rejetante. Le sujet semble alors souvent établir avec son épouse une relation identique à celle établie par le passé avec sa mère, ce qui est favorisé par la réponse hyperprotectrice ou maternelle de l’épouse […]. Dans d’autres cas, la paternité est vécue, surtout, sous la forme d’une culpabilité plus œdipienne, en relation avec le surmoi et le père. Ici l’individu rivalise, dans l’angoisse avec son propre père [17]. »
84 Ce qui ne me paraît effectivement pas très éloigné, de notre hypothèse interprétative centrale.
En guise de conclusion. : la paternité comme modalité de création psychique dans l’espace psychique conjugal ?
85 Répondre à nos questions initiales, nécessitait de parcourir l’histoire familiale d’Arnaud et son accès à la paternité, à travers son récit. Ce récit nous a permit de faire des hypothèses sur les processus psychiques présents chez lui. C’est-à-dire sur sa réalité psychique et non sur la réalité des deuils éprouvés par les membres de sa famille.
86 Il s’agissait aussi pour moi d’évoquer la création à l’œuvre dans la paternité d’Arnaud, c’est-à-dire d’interroger ce qui, dans le nouvel espace psychique créé par le lien conjugal, pouvait soutenir, ou non, une symbolisation de la transmission négative.
87 Autrement dit, en élisant Aline, et en formant ce couple-là il a créé supposons-nous, un nouvel espace psychique, pouvant permettre dans l’accès à la paternité, de réinscrire différemment les enjeux de la transmission. C’est-à-dire d’avoir accès à une transmission potentiellement symbolisée, fut-elle négative au départ.
88 Ce qui signifie encore que, sans être père, Arnaud ne pouvait pas s’engager effectivement dans ce processus de symbolisation intergénérationelle. C’est l’accès à la paternité qui lui en donne, si pas la certitude, au moins la possibilité.
89 Accès à la paternité difficile, délicat, voir encombré comme nous donne à penser certains autres extraits non cités de l’entretien où il évoque le côté « enchaînant » et « comparable à un boulet » des enfants. Cela restait néanmoins fondamental pour lui, comme tentative d’inscrire psychiquement cette petite sœur, errante depuis si longtemps.
90 Long travail que celui-là, et Kaës (1993) de nous rappeler : « Une nouvelle création psychique ne se fera qu’au prix d’un travail intense sur les résistances mutuellement entretenues qui s’y opposent : ce qui, avec l’accord inconscient des autres, s’est jadis enkysté, a été forclos ou dénié, ne peut apparaître que si les résistances à dévoiler le pacte dénégatif, le contrat groupal ou familial sur le négatif, sont levés et leurs ressorts analysés. Et ces résistances sont particulièrement puissantes, d’autant plus que, au prix d’une mort psychique ou physique, elles ont eu comme fonction de préserver, le lien à plus d’un autre, dont le sujet a été exclu. »
91 Long chemin à découvrir pour Arnaud, Aline, Benoît et « la gamine » à qui il reste à n-être.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : transmission positive et négative, lien inconscient de couple, deuil, paternité, nomination
Date de mise en ligne : 01/10/2005
https://doi.org/10.3917/cm.064.0169Notes
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[*]
Danielle Bastien, 68 rue du Bois de Breucq, 7110 Bracquegnies (Belgique) ; assistante de recherche, faculté de psychologie, département de psychologie clinique, Université catholique de Louvain ; psychanalyste, ssm Chapelles-aux-Champs, Bruxelles.
-
[1]
Danielle Bastien, Le Plaisir et les mères, Paris, Imago, 1997.
-
[2]
Danielle Bastien, « J’ai tué mon enfant, ou l’ivg et l’impossible du deuil des mères », dans D. Weill, Mélancolie : entre souffrance et culture, Strasbourg, pus, 2000.
-
[3]
Et l’on peut s’interroger sur cette tâche aveugle de la théorie freudienne. Le débat est actuellement formulé par plusieurs auteurs, notamment François Duparc dans le recueil Le Temps en analyse, faisant une hypothèse liée à la relation de Freud avec son propre père. Ou encore Patrick De Neuter dans son article « Hostilité paternelle, étrange destinée d’un concept ». ou « Malaise et mal-être dans la procréation paternelle ».
-
[4]
Micheline Enriquez, « À l’écoute du télescopage des générations », dans René Kaës, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993.
-
[5]
L’utilisation de représentation graphique de génogrammes ou de blasons est une pratique très couramment utilisée par les systémiciens. Il m’a semblé intéressant d’interroger aussi mes informateurs par cette voie d’entrée qui donne un accès magistral à la dimension intergénérationnelle.
-
[6]
Jean Guyotat, Filiation et puerpuéralité, logiques du lien, Paris, puf, 1995, p. 40.
-
[7]
Faimberg Haydée, « Le télescopage des générations », dans René Kaës, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993.
-
[8]
Faimberg Haymée, « Le télescopage des générations », dans René Kaës, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993.
-
[9]
Françoise Dolto, « Parler de la mort », Paris, Gallimard, 1998, cité par Ben Soussan Patrick, Le Fœtus exposé, Toulouse, Érès, 1998, p. 40.
-
[10]
René Kaës, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993, p. 11.
-
[11]
Ibidem, p. 13.
-
[12]
D.W. Winnicott, « Crainte de l’effondrement », dans Crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000, p. 202-216.
-
[13]
La distinction que Freud opère à ce propos entre névrose obsessionnelle et hystérie est très éclairante à plus d’un titre. « Dans la névrose obsessionnelle, il en va autrement, le refoulement s’est servi d’un mécanisme différent : au lieu de faire oublier le traumatisme, le refoulement l’a dépouillé de sa charge affective, de sorte qu’il ne reste dans le souvenir conscient, qu’un contenu représentatif indifférent et apparemment sans importance. La charge affective est alors déplacée sur un autre événement de telle sorte que de l’événement traumatique ils répéteront sans cesse « Voilà qui ne me touche pas du tout » dans Freud Sigmund, « L’homme aux rats » (1913), dans Cinq Psychanalyses, Paris, puf, 1954, p. 227.
-
[14]
Joyce Mac Dougall, Séminaire du Chien Vert, Bruxelles, le 24 septembre 1999.
-
[15]
Monique Bydlowski, La Dette de vie, Paris, puf, 1997, p. 102.
-
[16]
Ici les paroles de Freud, dans son commentaire de l’homme aux rats semblent aussi nous rejoindre « Notre patient avait un comportement très particulier envers la mort. La mort d’une sœur plus âgée lorsqu’il avait 3 ou 4 ans, jouait un grand rôle dans ses fantasmes. Nous savons aussi avec quelle précocité, il s’était préoccupé de la mort de son père et nous pouvons même considérer sa maladie comme une réaction au souhait compulsionnel de cet événement, souhait fait quinze ans auparavant. Et l’extension si étrange à l’au-delà de ses inquiétudes obsédantes n’est qu’une compensation à ses souhaits de la mort paternelle. Les autres “obsédés” sont préoccupés des possibilités de mort d’autres personnes. Dans tout conflit vital, ils sont à l’affût de la mort d’une personne qui les importe, d’une personne aimée » dans S. Freud, « L’homme aux rats », dans Cinq psychanalyses, Paris, puf.
-
[17]
Ibidem, p. 440.