Cliniques 2020/1 N° 19

Couverture de CLINI_019

Article de revue

Intimité inconsciente et éthique professionnelle

Pages 155 à 170

Notes

  • [1]
    Article issu de la communication au colloque « L’intime à l’épreuve de la vie institutionnelle », Paris, Théâtre Déjazet, mars 2019 (http://apspi.net).
  • [2]
    Séquence clinique issue mais remaniée, de ma pratique d’analyste en cabinet, appuyée par l’exercice de psychologue et d’analyste, pendant plus de trente-cinq ans en institution.
  • [3]
    Grâce à une permutation « miraculeuse », elle a pu réintégrer son ancien poste quelques mois plus tard.
  • [4]
    Une institution se veut parfois une grande famille : ce n’est pas sans engendrer une possible régression pour le meilleur comme pour le pire.
  • [5]
    Tisseron s’est inspiré de ce vocable lacanien au profit de sa propre recherche (2002). Nous ne la reprendrons pas ici. L’origine de ce terme, plus ancienne encore, appartient au lexique de la critique littéraire s’intéressant aux récits autobiographiques, confessions et correspondances.
  • [6]
    Ce terme d’Unheimlich désigne le non-familier au sein du familier, le familier comme non familier : les frontières sont brouillées et c’est l’angoisse qui surgit mais aussi la bonne littérature fantastique. L’histoire de la notion d’« intime » nous confronte à un problème semblable de spatialité, de limites entre l’intérieur et l’extérieur.
  • [7]
    Ces formes autistiques traduiraient ainsi la difficulté extrême de créer cet espace vide qu’offre le système représentatif, le système de représentance, en s’y soumettant, autrement dit en se décollant du réel immédiat.
  • [8]
    L’exergue supra p. 156 a été inspirée par la lecture de cet article de M.-J. Sauret.
  • [9]
    Par exemple le groupe des professionnels cliniciens vs celui de l’« Administration ».
« Aucun des mots qui vont m’identifier dans un registre symbolique ne peut dire le réel de mon être, de ma chair. »
Alain Lemosof
La toilette intime
© Jean Antoine Watteau

1Bien que le rapprochement conceptuel entre intimité et institution se présente a priori comme une aporie, la pratique au quotidien, dans les structures psychiatriques et médico-psycho-sociales et plus généralement dans tout lieu professionnel, confronte ces notions. Si le travail dans un lieu de soins peut permettre un épanouissement personnel et la réalisation effective des valeurs pour lesquelles on s’engage dans ces structures, il est aussi source de conflits, exprimés ou retenus dans notre intimité. La vie collective est nécessairement conflictuelle. Paradoxalement, cette difficulté en constitue une de ses principales richesses quand elle permet d’avancer au-delà des positions propres de chacun. L’enjeu est de pouvoir parler ces oppositions et donc de trouver un lieu pour le faire. Ce n’est pas toujours possible. Ces conflits, voire ces impasses, proviennent principalement de trois sources : des conditions imposées par une réorganisation managériale uniquement gestionnaire des services, sans véritable prise en compte de la réalité du travail des professionnels ; des relations groupales exacerbées dans un service ; la difficulté de l’exercice professionnel lui-même et ce à quoi il confronte les professionnels dans leur intimité. Ces causes s’intriquent fréquemment. Un témoignage clinique nous servira à développer la nature de ce nouage.

Mme B. [2]

2Lors de notre première rencontre, Mme B. se présente sous un abord difficile, marquée de profonds traits de souffrance et de colère sur le visage. Elle est infirmière dans un hôpital psychiatrique et vient sur le conseil d’une collègue psychologue qui intervient ponctuellement dans son service en y assurant des séances d’analyse de pratiques. Mme B. dit d’emblée ne pas trop savoir pourquoi elle a suivi ce conseil car elle ne voit pas ce qu’elle a à dire qu’elle ne sache déjà.

3Elle occupe, souvent seule, un poste dans l’aile d’un pavillon de gériatrie, où elle a été mutée, sans qu’on lui ait vraiment demandé son avis et malgré l’opposition première dont elle avait témoigné d’emblée. L’infirmière antérieurement en poste, était partie à la retraite et non remplacée comme telle. Quant à Mme B., elle exerçait auparavant son travail d’infirmière, avec engagement et réussite, dans un pavillon avec de jeunes adultes psychotiques, où elle était très appréciée. Cette mutation est, selon ses mots, « une punition sadique du drh », avec qui elle avait toujours eu des rapports problématiques. « Oui », dans ce nouveau poste, elle a fait une « connerie » mais comme la direction de cet hôpital est « pourrie », elle ne se sent qu’à moitié responsable.

4Que s’est-il passé précisément ? Elle s’est endormie un après-midi dans son bureau d’infirmière, probablement sous l’effet de l’alcool, qui restera longtemps un des remèdes immédiats à son malaise intérieur. Pendant son sommeil est survenu un incident qui aurait pu être dramatique. Une patiente âgée, très agitée, est tombée de son lit, étant passée par-dessus les barrières de sécurité, ses pieds y étant retenus, coincés dans les draps. Elle n’est heureusement pas tombée sur la tête mais une épaule présentait des ecchymoses importantes, sans pourtant s’être fracturée. En dépit des cris, Mme B., endormie n’est pas intervenue. C’est la cadre infirmière, qui raccompagnait la voisine de chambre de cette dame blessée qui la découvrit et trouva par ailleurs Mme B. assoupie.

5Malgré cette faute professionnelle grave, elle ne fut pas renvoyée au regard de son professionnalisme et des excellents rapports antérieurs de service, exceptés les items notant les relations en équipe. Elle hérita d’un blâme et d’une mise à pied de quelques jours. L’affaire fut étouffée mais elle ne put réintégrer son poste qu’au prix de l’obligation morale de participer à la prochaine séance avec la psychologue. Quand ces séances d’analyse de pratiques avaient été mises en place, Mme B. y avait participé quelques fois, mais elle avait eu beaucoup de mal à parler tant elle sentait et projetait l’hostilité de certaines collègues, et ce malgré le fait qu’elle appréciait les interventions de la psychologue. Elle avait rapidement arrêté de venir mais après son retour dans le service, elle s’y rendit donc à nouveau. La séance fut particulièrement difficile, car non seulement elle était intérieurement mortifiée de honte mais elle y fut, selon elle, assez maltraitée, à son tour, par des paroles fusantes et blessantes de collègues qui lui reprochaient son air de mépris distant, la difficulté qu’on pouvait avoir de l’approcher, la façon qu’elle avait de s’isoler, etc. À l’issue de cette séance catastrophique, la psychologue lui proposa de parler un moment seule à seule avec elle, ce qui la restaura un peu narcissiquement. Dans ce moment plus intime, ma collègue se permit de lui conseiller de poursuivre ailleurs individuellement, dans le privé, et lui transmit mon adresse.

6Voilà pourquoi elle est venue mais elle ne sait que dire de plus. Néanmoins, au fur et à mesure qu’elle me parle, l’excès de colère disparaît et c’est une profonde tristesse qui prend la place. Cette première rencontre est douloureuse pour elle et il ne me paraît alors pas souhaitable de prolonger ce rendez-vous, de l’amener plus loin dans l’ouverture de son intimité. En dépit du peu d’intérêt conscient dont elle témoigne à poursuivre, je lui propose néanmoins un deuxième rendez-vous, qu’elle annonce, en se ressaisissant, ne pas du tout être sûre d’honorer. Son analyse se poursuivra une dizaine d’années.

7Il ne sera évidemment pas question de faire le récit de cette analyse et du déroulé percuté et percutant du transfert que constitua cette cure. Je souhaiterais seulement faire entendre l’importance du clivage intime qui y était à l’œuvre tout comme sa levée ; levée qui ne se trouva pas être un moment transférentiel explosif et soudain, mais un travail de perlaboration silencieuse qui s’effectuait, en deçà des provocations et de la défiance dont Mme B. fit montre à chaque séance pendant de nombreuses années. Perlaboration silencieusement partagée car j’étais sommé par elle de me taire : toute parole que je pouvais prononcer s’avérant immédiatement persécutrice. Pendant plusieurs mois, ses propos furent principalement refermés sur l’injustice de ce directeur des ressources humaines (drh) dont elle pensait être l’objet et qui la manipulait. On ne sera pas surpris d’apprendre que ce drh était parfois, dans ses cauchemars, assis derrière elle. Malgré ces conditions institutionnelles dont elle se plaignait amèrement, elle ne faisait aucune démarche pour en changer et ce, bien qu’elle n’aurait probablement pas eu de difficulté pour trouver un autre poste dans un autre lieu [3].

8Si son monde imaginaire, son monde intime, intérieur conscient et préconscient, restait fixé sur cette injustice, ce qu’elle disait en séance ne s’y résumait pas. Elle parlait aussi d’une enfance singulièrement violente ballotée entre deux parents où, selon elle, la psychose de l’une nourrissait la perversion de l’autre et réciproquement. Les repères symboliques minimum étaient transgressés au quotidien et la maltraitance de toute nature y régnait en maître. Mme B. avait échappé à la psychose mais son intimité était traversée de folie, au sens où Green en parle remarquablement (1990). À la différence de ce qu’elle énonçait avec affect de ses vicissitudes au travail, son histoire personnelle douloureuse, comme sa vie amoureuse et sexuelle, restèrent longtemps énoncées sur un mode non pas indifférent mais consciemment peu investi. La charge émotionnelle et affective s’était déplacée sur l’actuel de son travail dans l’institution, celui-ci venant se substituer presque caricaturalement à ce qui s’était joué pour elle dans son milieu familial avant que ce ne soit sur l’actuel du transfert [4].

9Bien évidemment de toute cette enfance et de cette vie d’enfance dont elle était prisonnière, personne, là où elle travaillait, n’était au courant. Elle pouvait sembler bizarre, froide avec ses collègues, agaçante par ses récriminations fréquentes concernant l’institution, elle était considérée comme une bonne professionnelle prodiguant une très grande écoute aux patients. Heureusement, faut-il remarquer, partager le travail, ce n’est pas forcément partager le privé. Accepter dans le cadre du travail d’ouvrir un peu plus grand à certains l’espace de son intimité suppose des conditions de confiance et de rencontre qu’on ne peut prescrire. De même qu’il lui avait été formellement et paternellement interdit de raconter ce qui se passait à la maison, quand elle était enfant, Mme B. était toujours restée bouche cousue sur son histoire.

10Histoire intime, voudrait-on ajouter ? Mais était-ce vraiment le cas ? Connaissait-elle elle-même les murs de sa prison ? Pour pouvoir considérer cette histoire comme intime, il aurait fallu qu’elle lui appartint. Or, le premier temps de son analyse indiquait le contraire. Ça ne pouvait pas, ne devait pas, lui appartenir intimement : cela devait rester à distance des fragiles éléments de dire, d’existence avec lesquels elle se construisait comme sujet, afin que la proximité des traumatismes ne fassent pas tout voler en éclats. J’avais assez vite compris qu’il m’était interdit de lui poser la moindre question quand parfois je me perdais dans ses paroles. Des questions sur son actuel : oui, à la limite, elle accepta très progressivement d’y répondre. Des questions sur son passé : pendant longtemps, ce fut impossible. Il lui fallait son temps à elle pour que cela fasse corps, pour que cela se construise pour elle comme intimité; pour que ce corps lui appartienne intimement, façonné de mots balisant sa souffrance.

11Remarquons qu’il est ici question de temporalité : temporalité de la cure, temporalité du transfert, temporalité de l’intimité. Cela correspond-il dans cette cure, sinon dans toute cure, à des temporalités différentes ? Non, c’est une même temporalité. C’est en s’adressant à l’analyste, de ce qui constitue notre intimité, que cette intimité se métamorphose, se déconstruit, se reconstruit. En soulignant que l’autre qui incarne cette adresse, nommée « Autre » par Lacan, ne sera longtemps seulement que le support nécessaire d’un objet subjectif (Winnicott, 1975). Dans le mouvement de dire ce qu’on pense être le plus intime de notre intimité actuelle, il peut se faire des connexions avec des pensées plus anciennes ou se réveiller des souvenirs intimes inconscients, refoulés ou clivés, qui reprennent alors existence via le transfert. Notons qu’entre les éléments refoulés et les éléments clivés, bien que participant tous deux de l’intimité inconsciente, une différence est à entendre. Les éléments refoulés sont la matière même de l’inconscient, sont potentiellement en place pourrait-on dire ; les éléments clivés doivent tout d’abord surgir, le plus souvent en acte, sur la scène transférentielle, pour être ensuite liés dans l’inconscient, et ensuite être désinvestis. Dès lors, advenus sur la scène, ils convoquent l’analyste dans son écoute : à une parole ou à un silence, afin que ces éléments inconscients perdent la charge de jouissance mortifère qu’ils recelaient. Construire de l’intimité par la parole, c’est construire du corps.

Confusion des jouissances

12La somnolence de Mme B. peut être considérée comme un passage à l’acte. Mais de quel insupportable est-il le témoin ? Pourquoi était-elle si mal dans ce service de gériatrie qui la confrontait à tout autre chose que lorsqu’elle travaillait avec de jeunes psychotiques ? Pour le dire rapidement, il y avait trop de corps. Non pas ce corps de l’intime, celui qui se construit dans une parole, dont il vient d’être question, mais celui de femmes vieillissantes qui faisait, pour elle, du fait de son histoire singulière, trop chair. Il y avait trop de réalité brute, dés-érotisée, dans ces corps, dans ces chambres de femmes, dans les soins qu’elle avait à donner, confrontée à ces regards, ces peaux, ces phrases cassées. Ce n’était pas d’êtres humains dont elle avait le sentiment de s’occuper mais de corps morcelés, autant que morcelants en elle : des bouts de corps, des ongles, des cheveux, des excréments. Des corps trop réels, horrifiants, ayant franchi l’écran imaginaire du fantasme, qui la confrontaient à celui qu’enfant, sa mère lui imposait que ce soit dans la nudité permanente, qu’elle exhibait dans ses allées et venues dans la maison, ou dans les soins corporels qu’elle donnera très tard à sa fille, future Mme B.; soins dont elle tentait de repousser la jouissance mais dont elle n’arrivait pas à se soustraire. Cette jouissance de l’Autre maternel manifestant la confusion des langues entre cet Autre à qui l’enfant s’adresse et la mère qui l’incarne, humainement comme inhumainement, elle-même aliénée dans sa propre histoire comme dans sa structure psychique, se présentant comme illimitée, était redoublée par ce qui était évoqué comme perversion et perversité du côté du père. Mme B. n’a trouvé contre ce double viol de l’intimité que le refuge des remparts de la solitude.

13Mais un pas de plus s’impose : cette jouissance insupportable était aussi celle de Mme B. Elle n’en était pas indemne, car elle s’était constituée en son sein, réellement et métaphoriquement. Cette chair, ces seins, ce sexe maternel la hantaient : tous ces objets partialisés du corps maternel la répugnaient autant qu’ils la fascinaient et l’attiraient. C’est bien évidemment sur ce terrain-là que le combat transférentiel fut le plus rude, car aussi aliénée et engluée y était-elle, elle trouvait un recours d’existence dans ce plus de perversion qui la rendait, illusoirement, dans une complétude de jouissance, identifiée à un Autre tout-puissant, non barré, non castré.

14Cette pulsionnalité débridée, qui lui collait à la peau et dans laquelle elle était immergée, tout en lui faisant dans le même temps intimement horreur, engendrait symptômes et angoisse. Les hallucinations visuelles et les cris intérieurs dont elle témoignait, indiquaient que l’objet, au sens de Lacan – l’objet a – ne s’était pas détaché de son corps à corps psychique avec l’imago maternelle investie. Cela entravait la construction psychique de son propre système de pulsions et la confrontait, lors de chaque poussée, à une jouissance incestueuse.

Les différents registres topiques de l’intimité. Avec Lacan : l’intime/extime

15Ce qui aurait pu s’ouvrir comme manque au plus intime d’elle-même, marquant l’écart entre elle et l’Autre, écart qui seul permet de vivre, d’aimer et de désirer, était chez elle obstrué par la pétrification des objets pulsionnels qui n’arrivaient à se détacher, à chuter. Lacan nomme extimité [5] (2006, p. 249) cette place essentielle au cœur de l’intimité. C’est selon lui, cette place vivante du manque, ouvert sur l’altérité, qui permet d’aimer l’autre comme objet, au sens plus classique. Quand cette place n’a pu se construire, ainsi que cela apparaît chez Mme B., cela se retournait en un écrasant sentiment de vide. Le vide n’est pas le manque, il est le signe que ce dernier n’est pas constitué. Un des éléments essentiels du travail analytique fut, dans cette cure, de permettre, via le transfert et la symbolisation dans et par la parole, de faire chuter ces objets pétrifiés incestueux et dégager ce lieu de l’extimité.

16Développons plus avant cette notion lacanienne difficile d’extimité en partant d’une discrimination à effectuer entre la notion d’intimité et celle d’intime.

17Considérons tout d’abord celle d’intimité. Schématiquement, on peut noter que ce concept est un pluriel : il existe deux modalités de l’intimité selon qu’elle est du registre préconscient-conscient ou du registre inconscient. Il y a, représentant la première, l’intimité persécutée, vécue et énoncée, qui, en début de cure obsède Mme B. et qui constitue alors la seule vérité à l’œuvre dans sa pensée mais dont elle est exclue comme sujet. Puis la levée transférentielle des éléments clivés va permettre la construction de son intimité inconsciente. En se séparant du corps à corps psychique où elle était engluée, se construit son propre corps de sujet sexué et non plus corps d’objet jouissant autant qu’objet de la jouissance de l’Autre. Freud évoque cette construction de l’intimité inconsciente dans son article « L’analyse finie et l’analyse infinie » quand il établit que « la correction après coup du refoulement originaire[…] serait donc l’opération proprement dite de la thérapie analytique » (1937, p. 28).

18Maintenant abordons plus longuement la notion d’intime. Jusqu’à présent, ce vocable a été utilisé ici comme adjectif. Comme dans le langage courant, il se rapportait à ce que l’on rapporte à l’intimité : pensées intimes, monde intime, moment plus intime. Mais, à l’instar de Freud qui utilise un substantif pour intituler son article, Das Unheimliche (l’inquiétante étrangeté) [1919], formé à partir de l’adjectif, on peut appréhender l’intime, comme nom, au singulier [6]. L’intime, à l’origine, désigne l’ami proche, au sens toujours usité de « c’est un intime ». Selon cette acception, l’intime était ainsi un proche, un autre qui n’était pas le sujet. À l’heure actuelle, quand on évoque l’intime, c’est plus fréquemment au sens d’une intériorité, de ce qui nous définirait en propre. Il y a une intériorisation du sens de ce mot. Avec les siècles, l’intime a basculé de l’extérieur vers l’intérieur. Plus fondamentalement cela dérive du fait que le sujet est d’abord parlé avant d’être parlant.

19Le recours à l’étymologie nous approche plus encore de la notion d’extimité. Le terme intime vient du latin intimus qui est le superlatif de intus, « dedans ». L’intime est ainsi ce qui est le plus intime dans l’intimité. L’intime c’est le dedans du dedans, le dedans ultime de l’intimité.

20Ce dedans n’est fondamentalement qu’un lieu vide mais, comme tel il est la source pulsionnelle du désir qui, tel le furet, court autour. Il est ainsi à la fois interne mais aussi externe au monde imaginaire du sujet. C’est ce dedans vide au cœur de l’intimité que Lacan nomme extime, car il en est aussi un dehors de nous : ce qui nous est le plus extérieur, le plus hétérogène au cœur même de l’intimité de chacun d’entre nous, c’est-à‑dire aussi, paradoxalement, ce qui nous est le plus propre car non déterminé par les contingences de notre histoire, de notre langue, de notre culture. Contingences qui vont pour autant le border et marquer l’histoire de chacun. Lacan utilise la topologie du tore pour présenter ce lieu. Sans cette place vide, il n’y a pas de sujet possible.

21Pour le dire d’une autre manière : sur le plan de l’être, chacun fait l’expérience qu’il n’y a aucune réponse qui vaille vraiment dans le langage pour dire qui il est. « Je m’appelle Untel, je suis parisien, je suis français, etc. » Aucun des mots qui vont m’identifier dans un registre symbolique ne peut dire le réel de mon être, de ma chair. Il est possible de définir ce que je suis mais irréductiblement impossible de saisir qui je suis. Il y a un trou incomblable, un espace vide au cœur de ce que je suis comme sujet car le langage articulé qui me permet de me représenter, ne peut le faire intégralement. Cet espace vide, ce manque à être, engendré par le fait que nous ne puissions n’être que représenté par le langage – c’est un des problèmes majeurs de certaines formes d’autisme [7] – a pour conséquence irréductible que cet espace ne peut être comblé pour l’être parlant, puisqu’il se fonde d’être justement parlant. Et c’est justement parce qu’il ne pourra jamais être comblé qu’il ne doit pas être comblé, sous peine d’angoisse.

22À partir d’un certain moment de son enseignement, Lacan a reconnu dans ce trou réel la marque d’une jouissance qui restera définitivement perdue, liée au corps et qui ne passera jamais dans les mots. Ce qu’on appelle désir naît de cette jouissance perdue, perte nécessaire pour exister comme sujet, mais qui désigne en même temps notre tentative vaine a contrario d’éradiquer cette perte. Mouvement du désir qui peut être source d’amour, en tentant notamment de trouver cet objet chez l’autre, comme de création, en tentant de représenter l’irreprésentable, que ce soit, par exemple, dans une installation artistique ou dans une modélisation mathématique de dimension n, mais aussi source de dépression et d’angoisse. Source d’angoisse et de dépression si l’impossibilité de combler cet espace vital est vécu non comme de l’impossibilité mais comme de l’impuissance. Notre désir ne fait que tourner autour de ce vide. Par ce mouvement vital, entraîné par le pulsionnel de notre corps, se crée en creux les bords de ce qu’il faut bien appeler un objet, objet bien singulier, soulignons-le encore, puisqu’il n’est lui-même rien d’autre que cet espace d’un vide. Objet extime, il est au cœur de notre intime désir qui le vise mais ne peut l’atteindre et qui, dans son mouvement pulsionnel, n’en construit que les bords. On pourrait encore aborder cette notion d’extimité, en soulignant l’écart qui existe pour Lacan entre le réel et la vérité. Le vrai du vrai, inatteignable par le dire, nomme l’extime comme réel.

23Que se passe-t-il quand cet espace vide vient imaginairement à être comblé par un objet du monde ? C’est exactement ce dont Freud parle dans son article Das Unheimliche. Cet objet manquant, cause du désir, qui, si je peux m’exprimer ainsi, devait rester à tout jamais invisible et interne, surgit, prend figure à l’extérieur. Le sujet perd alors toutes les limites de son corps car plus rien ne différencie ce qui est interne de ce qui est externe et cet objet prend littéralement possession de lui.

24Revenons à Mme B. Malgré le malaise permanent qu’elle vivait dans cet hôpital, elle ne pouvait le quitter. Pourquoi ? Pour au moins deux raisons : la première en dénonçant l’injustice de son changement de service, elle révélait au grand jour mais de façon déplacée, donc inaudible, l’abus paternel qu’elle avait subi enfant; la seconde est que la haine qu’elle vouait au drh et la persécution qu’elle éprouvait de sa part – et quelle que soit la part que ce dernier pouvait y prendre dans la réalité – permettait à Mme B. de soutenir un lien tiers, au-delà du corps à corps psychiquement réel d’avec sa mère, qui déchirait par moments l’écran du fantasme. Un moment décisif surviendra après plusieurs années quand, dans un rêve, elle pourra elle-même se figurer comme étant ce persécuteur. Celui-ci avait donc quitté le fauteuil, où il s’était transférentiellement glissé, pour s’allonger sur le divan. Elle pouvait en endosser la jouissance, qui dès lors n’avait plus de raison d’être.

25Une fois vidé de jouissance, l’extime est le lieu d’où peuvent naître les potentielles sublimations. Sauret, écrit très justement le paradoxe de l’extimité et ses conséquences éthiques : « Ce réel au plus intime de moi-même m’échappe [et j’en ai] pourtant la charge – [c’est le paradoxe]. Conséquence, chacun se retrouve d’entrée de je (de jeu ?) responsable de ce qu’il fait de sa vie, de son désir, et de la façon dont il va traiter cette précarité ontologique [ce manque à être de n’être, comme sujet, dans le langage que représenté] : la contribution de chacun à la civilisation passe par ce qu’il va inventer pour loger ce comble de l’intime (l’extime) dans le lien social [8] » (2010, p. 54).

Paradoxe éthique et institution

26La contribution que nous apportons à la civilisation se situe en partie, car ce n’est pas le seul lieu mais il est essentiel, dans l’engagement que nous soutenons dans notre activité professionnelle auprès de nos patients. Et ce, en-deçà de ce qu’il pourrait valoir par ailleurs comme formation réactionnelle névrotique qu’il importe, le cas échéant, de reconnaître et d’analyser.

27Cette question éthique qui concerne le sujet n’est pas la seule en jeu. L’institution se doit d’en soutenir également une. Et c’est là, où actuellement dans de nombreux lieux, notamment en psychiatrie, « le parent pauvre de notre système de santé » (Buzyn, 2019), elle fait défaut. En effet, cette pauvreté profonde n’est évidemment pas que matérielle. Tosquelles, l’un des pères de la psychothérapie institutionnelle, proposait une discrimination fondamentale entre établissement et institution (Tosquelles et coll., 2014-2017). L’établissement correspond au bâti délimité par les murs de l’hôpital et l’institution à l’organisation des règles de la vie en commun, l’idée de départ étant qu’il faut modifier le bâti pour permettre une vie en commun organisée non ségrégative. En 1980, Fernand Oury précisera cette perspective : « L’institution dans la terminologie anglo-saxonne (Laing, Cooper, Goffman) reprise par les Italiens (Basaglia) est, par définition, répressive et totalitaire. Au contraire, dans la terminologie française, l’institution est investie d’une qualité thérapeutique qui l’oppose à l’établissement. L’institution pour les tenants de la psychothérapie institutionnelle n’est pas tant l’établissement (qu’il soit transformé en lieu de renfermement ou [même] en lieu de vie active et de thérapies psycho, socio, ergo, etc.) que chacune des structures à fonction désaliénante créée pour subvertir l’asile : ateliers, clubs, journal, bar, cantine… gérées par les malades eux-mêmes (institutions) naissant et disparaissant selon les fluctuations de l’histoire et la Gestalt des divers groupes et collectifs. » Et Oury de poursuivre : « Ce qui soigne ce n’est pas l’institution mais l’institutionnalisation, c’est-à‑dire le processus de création, mais aussi de destruction dès qu’apparaît un risque de pétrification et d’hégémonie de telle ou telle institution » (Oury, 1980, p. 22).

28Quand se perd le pourquoi de travail, quand vient à être en permanence contrarié l’engagement éthique et vivant qui constitue le fondement du soin à l’autre, l’institution se rabat à ne plus être qu’un établissement. Actuellement, dans de nombreuses institutions, au nom de la transparence et de l’organisation dite efficace, se perd la notion du désir des soignants et par suite celui des patients : à remplir des documents, des rapports, des évaluations qui vont nourrir d’autres rapports statistiques et dont en fin de compte tout le monde va perdre la finalité réelle. Cela engendre chez des professionnels une perte de sens de leur travail et ce n’est pas qu’en psychiatrie évidemment que ce phénomène est destructeur de sens mais aussi d’intimité. Si pendant des années, celui des trente glorieuses, il y a eu dans ce domaine, par certains, un refus plus ou moins reconnu et délétère de prendre sérieusement en compte les questions budgétaires, les contraintes étant alors moins prégnantes, il y a actuellement une bascule dans l’autre sens qui, malgré la conscience professionnelle toujours à l’œuvre chez la très grande majorité, pose un grave problème que les sociologues appellent souffrance éthique.

29Je n’évoquerai qu’en passant les difficultés, dont la presse se fait épisodiquement l’écho, rencontrées par certains établissements ­d’hébergement pour personnes âgées, concernant les conditions de travail matériellement de plus en plus difficiles, où les professionnels sont divisés intimement entre le souci de remplir les exigences posées de leur direction et le soin, l’écoute d’eux-mêmes et des patients. Le propos n’est pas ici de déprimer le lecteur, mais au contraire, de nommer des dérives, pour les affronter, quand c’est possible, afin que les établissements restent dignement des institutions. Je ne crois pas en effet qu’il y a antagonisme foncier entre intimité et institution, au sens tout au moins où je viens de le préciser. Ce qui soutient l’engagement dans notre travail, provient de cette source intime/extime de vie et de sublimation. C’est par la rencontre partagée de ce qui en émane pour chacun, que va pouvoir se réaliser un travail collectif, en deçà de ce qui peut toujours s’agréger comme groupe [9], travail collectif qui est le véritable nom de l’institution. À charge aux établissements, à leurs directions, de le permettre, de le soutenir et d’y participer.

Bibliographie

  • Buzyn, A., ministre des Solidarités et de la Santé. (2019). Discours sur la psychiatrie, tenu le 24 janvier, lors du 17e congrès de L’Encéphale.
  • Freud, S. (1919). L’inquiétante étrangeté. In L’inquiétante étrangeté et autres essais (pp. 209-263). (B. Féron, trad.). Paris : Gallimard, 1985
  • Freud S. (1937). L’analyse finie et l’analyse infinie. In O. C., XX, 1937-1939 (pp. 13-55). Paris: Puf, 2010.
  • Green, A. (1990). La folie privée. Paris : Gallimard.
  • Lacan, J. (2006). Le Séminaire, Livre XVI (1968-1969) D’un Autre à l’autre. Paris : Seuil.
  • Oury, F. (1980). Institutions : de quoi parlons-nous ?. Institutions, 34, 2004.
  • Sauret, M.-J. (2010). L’intime et le privé. Empan, 77, 53-57.
  • Tisseron, S. (2002). L’intimité surexposée. Paris : Hachette Pluriel.
  • Tosquelles, F., Oury, J., Gentis, R., Ayme, J. (2014-2017). Actes du Groupe de travail de psychothérapie et de sociothérapie institutionnelle (GTPSI). Paris : Éditions d’une.
  • Winnicott, D.W. (1975). L’utilisation de l’objet et le mode de relation à l’objet au travers des identifications. In Jeu et réalité (pp.162-176). Paris : Gallimard.

Mots-clés éditeurs : éthique, psychothérapie institutionnelle, jouissance, Extimité

Date de mise en ligne : 08/04/2020

https://doi.org/10.3917/clini.019.0155

Notes

  • [1]
    Article issu de la communication au colloque « L’intime à l’épreuve de la vie institutionnelle », Paris, Théâtre Déjazet, mars 2019 (http://apspi.net).
  • [2]
    Séquence clinique issue mais remaniée, de ma pratique d’analyste en cabinet, appuyée par l’exercice de psychologue et d’analyste, pendant plus de trente-cinq ans en institution.
  • [3]
    Grâce à une permutation « miraculeuse », elle a pu réintégrer son ancien poste quelques mois plus tard.
  • [4]
    Une institution se veut parfois une grande famille : ce n’est pas sans engendrer une possible régression pour le meilleur comme pour le pire.
  • [5]
    Tisseron s’est inspiré de ce vocable lacanien au profit de sa propre recherche (2002). Nous ne la reprendrons pas ici. L’origine de ce terme, plus ancienne encore, appartient au lexique de la critique littéraire s’intéressant aux récits autobiographiques, confessions et correspondances.
  • [6]
    Ce terme d’Unheimlich désigne le non-familier au sein du familier, le familier comme non familier : les frontières sont brouillées et c’est l’angoisse qui surgit mais aussi la bonne littérature fantastique. L’histoire de la notion d’« intime » nous confronte à un problème semblable de spatialité, de limites entre l’intérieur et l’extérieur.
  • [7]
    Ces formes autistiques traduiraient ainsi la difficulté extrême de créer cet espace vide qu’offre le système représentatif, le système de représentance, en s’y soumettant, autrement dit en se décollant du réel immédiat.
  • [8]
    L’exergue supra p. 156 a été inspirée par la lecture de cet article de M.-J. Sauret.
  • [9]
    Par exemple le groupe des professionnels cliniciens vs celui de l’« Administration ».

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