Notes
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Article issu de la communication prévue au colloque « Peur sur l’institution » Paris. Théâtre Déjazet, mars 2018, http://apspi.net
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Expérience dont il fut contraint de figer et d’enterrer telles quelles les traces cognitives, imagées, affectives, sensorielles et motrices dans une partie clivée de son Moi, afin de préserver (ô paradoxe) l’intégrité de cette topique.
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Et comportementalement scellé au moyen des effets du produit d’intoxication.
Pascal Hachet
1 Fruits de la pratique et de la pensée d’Abraham et Torok (1978), les notions de crypte et de fantôme ont acquis droit de cité parmi les concepts majeurs de la psychanalyse, à côté de ceux de Freud, de Lacan, de Winnicott et de quelques autres. En revanche, elles sont assez souvent confondues par les auteurs qui s’y réfèrent. Aussi en rappellerai-je la signification :
2 – Le concept de « crypte » désigne une variété hermétique de clivage au sein du Moi. Il s’agit d’une fracture compliquée de la topique consciente. Une crypte se met en place sous l’effet d’une expérience traumatisante, que le sujet a vécue avec une honte et/ou une terreur intenses et, surtout, dont il lui est impossible de révéler l’existence. Ce « faux inconscient » au sein du Moi contient les traces « congelées » des composantes verbales et non verbales de la participation du sujet à l’expérience indicible. Il s’exonère de tout contact avec la partie saine du Moi au moyen d’un refoulement non plus dynamique mais conservateur.
3 – Le concept de « fantôme », ou plutôt de « travail d’un fantôme dans l’inconscient », désigne quant à lui une activité psychique, compulsive et biscornue, qu’un enfant développe sous l’influence d’une ou de plusieurs cryptes qui affligent le Moi d’une ou de plusieurs personnes de son environnement affectif. Cet effort harassant vise à conjurer le risque de destruction mentale que des imagos familiales (parentales et/ou et grands-parentales) peu contenantes et peu stimulantes font constamment peser sur le sujet (enfant puis adulte). Ce « travail » tente (en vain) de soigner le clivage du Moi du ou des ascendants, dans l’espoir jamais satisfait d’être aimé et soigné en retour par eux. Un travail de fantôme désigne donc l’embolisation ou la « cancérisation » des compétences normales du nourrisson vis-à‑vis de son entourage, telles qu’elles ont été repérées et décrites par Ferenczi (1924) puis Hermann (1940) et Searles (1979).
4 Jusqu’ici, le maniement des concepts de crypte et de fantôme a essentiellement permis d’interroger des observations cliniques d’enfants et d’adultes, que le fonctionnement mental de ces personnes soit dominé par la névrose, la psychose ou la perversion.
5 En revanche, la résonance institutionnelle de la prise en charge de patients porteurs de crypte et/ou de fantôme a été très peu abordée par les auteurs. Mon propos a pour but de remédier partiellement à cette lacune.
6 Je m’appuierai à cet effet sur ma pratique institutionnelle de psychologue d’orientation analytique auprès de toxicomanes. Des recherches théorico-cliniques (1996, 2000, 2002, 2018) développées depuis un petit quart de siècle m’ont permis d’établir que les consommateurs compulsifs d’héroïne et que certains consommateurs compulsifs de cannabis sont souvent porteurs d’une crypte dans le Moi ou d’un travail de fantôme, voire d’une crypte et d’un fantôme. Dans ce contexte, l’intoxication a toujours une visée autothérapeutique :
7 – en cas de crypte dans le Moi, le sujet addict essaie de combler par des sensations iatrogènes un déficit affectif « mutilant » et des réminiscences accablantes attachées au traumatisme personnel. Les effets euphorisants (en particulier ceux du cannabis) et sédatifs (en particulier ceux de l’héroïne) du produit sont ici recherchés ;
8 – en cas de travail d’un fantôme, le sujet addict tente de se débarrasser d’une impulsivité bizarre aux effets d’inquiétante étrangeté. Ce parasitage sensori-affectivo-moteur est dû à la persistance d’une hypersensibilité précoce à l’influence transgénérationnelle d’une catastrophe parentale ou familiale. Les effets sédatifs du produit (le plus souvent un opiacé associé à de l’alcool) sont ici recherchés.
9 La prise en charge des toxicomanes a le plus souvent lieu dans un csapa (Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie), où ces personnes sont soit accueillies de manière ambulatoire, soit hébergées. Psychologues, médecins, éducateurs, infirmières et assistantes sociales y œuvrent de concert. Les compétences du psychologue s’y trouvent intégrées par le fait même qu’elles sont bornées par celles d’autres professionnels. La répartition des places et des tâches est un garde-fou contre les ratés sévères de l’élaboration psychique des usagers… mais aussi des soignants ! Elle incite à transformer – notamment dans le cadre de séances de supervision – les tensions d’équipe et les rapports de force stériles en créativité et en innovation.
10 Face à l’équipe soignante, le toxicomane a tendance – comme d’autres patients – à réactualiser et mettre en scène les perversions et autres dysfonctionnements familiaux dont il fut soit le témoin (voire la victime directe) médusé et interdit, soit le sismographe saturé et, dès lors, intrinsèquement déréglé. Une différenciation et une articulation suffisamment avisées de la place et de la fonction de chaque intervenant en toxicomanie sont nécessaires à trois titres : elles limitent le risque de maltraitance institutionnelle vis-à‑vis des usagers (et, accessoirement, entre collègues…) ; elles permettent de discerner dans le rudoiement parfois extrême du cadre par le patient la réactualisation des traces de traumatismes indicibles et/ou irreprésentables. Ces traces explosives sont aux fondements de la solution addictive et font compulsivement appel de leur mise aux oubliettes et/ou de leur rejet forclusif ; enfin, elles aident le patient à rejouer les fibres de sa problématique dans un cadre susceptible d’en contenir et d’en interroger les manifestations transférentielles, jusqu’à ce que l’intéressé puisse en amorcer et en poursuivre la métabolisation.
11 Tant vis-à‑vis de son personnel que de ses usagers, une institution (a fortiori à vocation soignante) fonctionne comme un appareil psychique collectif. Son histoire passée comme actuelle peut comporter des événements mal introjectés. Ces derniers sont source de clivage dans le Moi des personnes qui ont vécu en première ligne ces expériences douloureuses. Ils sont aussi source de distorsion fantomatique dans le psychisme des collègues, soit parfois anciens mais coutumièrement mis à l’écart de la marche institutionnelle, soit succédant mais déniés comme tels.
12 Du fait de leurs fragilités, les patients – surtout lorsqu’ils sont déjà « porteurs de fantôme(s) » – sont électivement vulnérables à l’influence psychique des squelettes enfermés dans les placards institutionnels. Ils le sont également à l’influence des mesquineries ambiantes. En substance, le décalage est parfois marqué entre la réputation de l’institution, la philosophie de travail qu’elle prône et le cahier des charges qui concrétise cette dernière. En outre, les poussées d’autoritarisme, le silence excessif des émotions et la paresse intellectuelle auxquels certains membres de l’équipe, en individuel ou en meute, sont susceptibles de s’adonner, répètent et font flamber chez le toxicomane un traumatisme constant : celui d’une surexposition infantile durable aux débordements et aux retraits radicaux d’un entourage insécurisé et insécurisant.
13 Résultat, le patient entre en état de crise : il passe à l’acte vis-à‑vis de l’équipe ou d’autres patients ou du mobilier, il se réintoxique massivement, parfois il délire. S’il fréquente un csapa ambulatoire, il écope coutumièrement d’un avertissement et d’un éloignement provisoire. En revanche, s’il réside dans un csapa avec hébergement (par exemple une communauté thérapeutique), il est souvent exclu de cet établissement.
14 Il n’est pas rare qu’un toxicomane pousse les membres d’une équipe soignante à jouer, tels des acteurs malgré eux, ses propres divisions intrapsychiques. Le patient ancre alors son transfert dans leur apparence (physique, âge, sexe, choix vestimentaire, etc.), dans sa perception parfois étonnante de leurs traits de personnalité et, parfois, dans sa découverte effarée de leurs éventuelles incompatibilités de caractère ainsi que des périodes de surchauffe et de glaciation institutionnelles qui en résultent…
15 Ainsi, de retour après une longue éclipse au csapa ambulatoire où je travaille, Christophe a effectué une cure de sevrage à la codéine dans un hôpital de proximité. Alors un peu maussade de devoir faire seule face aux usagers de l’institution, l’éducatrice de l’équipe est allée le visiter en mon absence pour congés annuels. Ce manque d’enthousiasme ponctuel a rappelé au patient que sa mère subissait des accès dépressifs marqués (dont l’intéressé était, enfant, le témoin angoissé) lors des absences prolongées de son mari, militaire de carrière. La similitude thymique entre ma collègue (de façon conjoncturelle) et la mère de Christophe (de façon structurelle) a permis à l’intéressé d’évoquer peu après dans le cadre de nos rencontres un drame familial qui était – semble-t-il – à la base des dépressions graves de sa mère : la mort en déportation d’aïeux aimés (faits dont il n’apprit – et fortuitement – l’existence qu’à l’âge de 10 ans). Cette réminiscence avait été précédée d’une série d’actes médico-légaux graves commis sur des dealers qui vendaient de l’héroïne coupée avec du poison anti-rongeurs… J’ai interprété cet accès psychopathique comme la traduction à l’âge adulte d’un travail de fantôme par lequel l’infans avait tenté de venger, d’abord au moyen de crises clastiques, la disparition de personnes dont sa mère était restée inconsolée. Mon effort de repérage et de nomination a poussé Christophe à s’abstenir de passer de nouveau à l’acte en cas d’« embrouilles ». Cette retenue comportementale a fait surgir une vive angoisse et des cauchemars répétitifs qu’il a interrogés au cours des mois suivants. J’ajouterai que lui-même parti en vacances juste après son hospitalisation et avant de me revoir, ce patient avait adressé à l’équipe du csapa, et non à moi seul, une carte postale pleine de jeux de mots, ce que j’avais interprété dans l’après-coup comme un désir d’élaborer pour soi ce qu’il ressentait et non plus pour s’acharner à soigner le clivage du Moi de sa mère.
16 Cette praxis diffère un peu pour les toxicomanes porteurs d’une crypte au sein du Moi. Il s’agit ici pour les membres de l’équipe de s’autoriser à prendre pour de vrai (mais avec modération !) les traits d’un ou de plusieurs proches qui furent toxiques pour le patient. L’équipe se livre alors à une sorte de ventriloquie tant verbale qu’émotionnelle et mimique. Il ne s’agit pas d’une simple projection où nous serions alors intégralement fantasmés : notre interlocuteur se sert de ce qu’il observe dans nos locaux et bureaux. Il s’agit d’un transfert opératoire où nous adoptons réellement et malgré nous quelque chose d’une ou de plusieurs personnes affectivement indispensables avec lesquelles le toxicomane a partagé une expérience confondante, scabreuse ou criminelle [2].
17 Une permutation (avisée en ce qui concerne les soignants) s’opère alors : le patient tend à se comporter comme son ou ses proches traumatisants : il s’agite, séduit, menace, insulte, disparaît et réapparaît sans préavis, ment, manipule. Simultanément, il nous assigne à la place de sujet traumatisé – et souvent enfant – où il resta lui-même coincé. Ce transfert d’affect est à entendre comme une tentative de résorption du clivage du Moi. Il constitue une fenêtre – au sens astronomique – thérapeutique. La mise au travail collective – électivement en réunion de supervision – de ce transfert d’affect permet en retour au patient de verbaliser, de ressentir à moindres frais et de remettre en question la solution addictive.
18 Le cursus de soins d’un toxicomane nécessite en général la fréquentation de plusieurs institutions ambulatoires et/ou avec hébergement. Le patient investit ces différents lieux sur le mode d’avancées et de reculs, parfois inattendus.
19 Les toxicomanes porteurs de crypte cheminent ainsi jusqu’à ce qu’ils rencontrent une institution dont le décor, les personnes et les prestations présentent des ressemblances avec la scène de l’expérience accablante dont ils ont mis mentalement au tombeau [3] les traces, et qui offre des garanties de contenance et de bienveillance suffisantes pour qu’ils puissent enfin verbaliser et élaborer leur traumatisme encrypté : les terribles traces du secret dont ils sont prisonniers.
20 Champions malgré eux et (donc) forçats de la réparation des environnements humains bancals, les toxicomanes fantomophores, eux, oscillent entre la pseudo-soumission en quête de gratification et l’insubordination quérulente. Ces postures extrêmes expriment respectivement :
21 – la poursuite d’un cramponnement industrieux et inconscient à des imagos parentales malades, de la guérison dispensatrice desquelles le sujet a vitalement besoin ;
22 – la répétition compulsive d’un décramponnement rageur et raté vis-à‑vis de ces imagos. Cet aléa relationnel survient dès que le sujet retrouve en soi un sol psychique suffisamment solide pour expulser la haine dont il avait dû, infans, se couper pour ne pas risquer de démolir ces imagos et d’être détruit en retour par leur fragilité.
Bibliographie
Bibliographie
- Abraham, N., Torok, M. (1978). L’écorce et le noyau. Paris : Aubier-Flammarion, 1996.
- Ferenczi, S. (1924). Le rêve du nourrisson savant. In Psychanalyse. Œuvres complètes tome III. Paris : Payot, 1981.
- Hachet, P. (1996). Les toxicomanes et leurs secrets. Paris : L’Harmattan, 2007.
- Hachet, P. (2000). Ces ados qui fument des joints. Toulouse : érès, 2014.
- Hachet, P. (2002). Psychologue dans un service d’aide aux toxicomanes. Toulouse : érès.
- Hachet, P. (2018). Ces ados qui jouent les casse-cou. Paris : In Press.
- Hermann, I. (1940). L’instinct filial. Paris : Denoël, 1973.
- Searles, H. (1979). Le contre-transfert. Paris : Gallimard, 1981.
Notes
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[1]
Article issu de la communication prévue au colloque « Peur sur l’institution » Paris. Théâtre Déjazet, mars 2018, http://apspi.net
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Expérience dont il fut contraint de figer et d’enterrer telles quelles les traces cognitives, imagées, affectives, sensorielles et motrices dans une partie clivée de son Moi, afin de préserver (ô paradoxe) l’intégrité de cette topique.
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[3]
Et comportementalement scellé au moyen des effets du produit d’intoxication.