Pierre Charazac
1 Depuis qu’il a fait une chute, monsieur D. recommence à interpeller du matin au soir toutes les personnes qui passent à côté de son fauteuil en leur demandant de l’aider à satisfaire un besoin pressant ou de le changer. Quand il va mieux, note l’équipe, il parle moins « de pipi et de caca », au grand soulagement des résidents qui partagent sa table, et ses demandes se cantonnent aux cigarettes. Entré depuis dix ans pour une perte d’autonomie due à des séquelles de poliomyélite et une polynévrite alcoolique, sa famille se réduit à une fille unique éloignée dont il ne reçoit pas grand-chose, si bien qu’il a fallu lui désigner un curateur appartenant à une association. « Le cachet » qu’il réclame pour être débarrassé de ses problèmes sphinctériens n’a pas seulement des propriétés miraculeuses, c’est surtout celui que les soignants lui refusent et qu’ils sont supposés distribuer sans retenue à tous les autres pensionnaires. « Il voit bien, dit-il, que lorsque les autres appellent, ils sont immédiatement satisfaits tandis qu’on le fait toujours attendre. » Et de redonner des détails sur son pénis qu’il doit sortir tout seul du pantalon pour ne pas se mouiller ou sur l’état de la couche dont on remet sans cesse le change à plus tard…
2 Monsieur A. est un ancien officier de carrière qui a longtemps conservé une prestance intellectuelle remarquable. Il y a quatre ans, durant les premiers mois suivant son entrée en ehpad, il rationalisait brillamment sa perte d’appétit en analysant la valeur diététique des plats et leur assaisonnement insuffisant, et en critiquant la méthode employée pour peser les résidents. Il s’est battu avec opiniâtreté contre les menus en finissant par se faire entendre des membres de la commission repas et petit à petit son état général s’est rétabli. Cependant depuis six mois celui-ci s’affaiblit de nouveau et ses moyens cognitifs paraissent suivre cette fois la même évolution. Déjà veuf, il a entre-temps perdu un de ses enfants et appris la maladie grave d’un autre. Il n’ouvre plus les ouvrages d’astrophysique ou de biologie qu’il aimait annoter et commenter, son discours appauvri tourne désormais autour des traces qu’il conserve d’états de confusion onirique au cours desquels il revit des épisodes de sa carrière. Alors qu’il est anorexique et qu’il fait des chutes, il prétend chaque semaine avoir repris du poids et de l’assurance. Récemment nous l’avons découvert prostré sur son lit dans une chambre en plein désordre, se plaignant que des remplaçants fassent intrusion chez lui et jettent les notes qui sont sur son bureau. Nous nous sommes alors demandé si ce chaos ne reflétait pas l’état actuel de son monde intérieur.
3 En illustrant les plaisirs et les frustrations de la vie en ehpad, ces deux vignettes montrent que la dépendance n’est pas seulement affaire de capacités fonctionnelles mais qu’elle intéresse aussi la libido. Lorsqu’elles font à son entrée le tour complet des besoins d’une personne, familles et équipes opèrent une sorte d’arrêt sur image l’associant à un ensemble d’incapacités et de traits de caractère qu’elle est supposée conserver un temps indéfini. Sous couvert de cette image s’instaure une relation qui a toutes les apparences d’un rapport objectal, pour la famille en quête du consentement et de reconnaissance comme pour les soignants qui ont le souci d’entretenir l’autonomie. Il existe pourtant dans l’ehpad un système fantasmatique et pas seulement physique fondé sur l’investissement libidinal de la dépendance orale donc sur une relation à l’objet d’amour remontant à une étape antérieure et censée dépassée.
4 Notre propos est de relever les manifestations cliniques de cette économie et celle du fonctionnement anal qui masque en permanence les carences de l’oralité, selon le principe établi par Abraham que « les traits qui appartiennent au tableau clinique du caractère anal s’élaborent sur les ruines d’un érotisme oral dont le développement fut contrarié » (1925, p. 336). Mais commençons d’abord par remarquer qu’en portant la dépendance au niveau du fantasme, nous l’abordons comme une relation non comme un état. Si l’on étend cette idée aux étapes du développement de la libido, la relation de dépendance se révèle couvrir un large spectre allant de la reproduction de l’allaitement maternel à l’infirmière capable de penser à un résident alors qu’elle est occupée avec un autre.
L’ehpad pourvoyeuse ou privatrice de libido orale
5 Le prototype de la dépendance orale sur laquelle nous faisons reposer la fonction première de l’ehpad est celui du sein qui apaise la faim, c’est-à-dire dont le lait est absorbé et gardé. Le mauvais sein, générateur de frustration et de colère, gâche momentanément ou durablement ce qui était offert de bon. Le résident en fait l’expérience lorsque les soignants viennent le saluer le matin dans sa chambre, lui porter son petit-déjeuner ou faire sa toilette plus tard que d’habitude parce qu’ils s’occupent avant lui de la voisine qui a appelé toute la nuit ou du nouveau résident apparu la veille à table. Il les identifie inconsciemment à une imago maternelle capable de le priver arbitrairement de ses gratifications orales, une frustration que l’analyse de la pratique permet de repérer et de réparer.
6 Dans le rapport individuel à l’institution nourricière, ces expériences jouent comme des mini-sevrages suscitant des pensées méchantes et des fantasmes de destruction du bon sein. Elles sont à l’origine de manifestations de rage impuissante dont l’équipe ignore la portée réelle en les qualifiant simplement d’opposition. Alors que la perte du sein fait grandir l’enfant, elle renforce ici les défenses anales pré-existantes déjà sollicitées par les pertes de l’entrée en établissement, voire majorées dans le cas des sujets possédant un caractère sadique oral ou anal. Quand ils ne peuvent pas s’assouvir dans des activités médiatisées du type du modelage ou de la cuisine, le plaisir de salir ou celui de la dévoration se trouvent dans le jeu avec les excréments ou la morsure d’une voisine. Chez la plupart des résidents, les défenses anales tiennent d’autant plus longtemps qu’elles leur valent l’amour des soignants attachés à la propreté et à toutes les formes de retenue. Cependant, à l’instar des sphincters, contre-investissements et formations réactionnelles tendent à s’affaiblir, comme le montre la vignette de monsieur A. dont les défenses de caractère se défont sous nos yeux.
L’oralité dans les dépressions de la sénescence selon Abraham
7 Compte tenu de la fréquence des états dépressifs dans les institutions gériatriques et de l’importance de la nourriture dans ces établissements, il est utile de rappeler la place donnée par Abraham (1916) au refus de s’alimenter et aux fantasmes cannibaliques dans les dépressions tardives et les mélancolies d’involution. Au niveau manifeste, le refus de nourriture et la peur de mourir de faim de ces patients signifient leur tendance suicidaire et leur inquiétude face à l’avenir. Mais Abraham les interprète par rapport à la dévalorisation de l’érotisme génital et la régression au stade oral cannibalique, en comprenant les auto-accusations du mélancolique âgé comme l’expression de son désir de détruire par dévoration l’objet perdu à qui s’adressent en réalité ses reproches. « Le patient se conduit comme si seule une abstention alimentaire complète pouvait le préserver d’exercer ses pulsions refoulées. En même temps, il s’applique la seule sanction correspondant aux impulsions cannibaliques inconscientes : la mort par inanition [1] » (Abraham, 1916, p. 252).
8 Danon-Boileau a montré que cette dévalorisation de l’érotisme génital n’est pas seulement la conséquence des modifications de la réponse sexuelle de l’homme et de la femme âgés mais qu’elle résulte aussi d’un interdit que le Moi s’impose sur le mode du « Je suis trop vieux (vieille) pour… ». Dans le cadre d’un ehpad, ce renoncement – correspondant au « Tu es trop grand pour… », phrase prononcée jadis par les parents et qui « n’est pas allégée par une promesse d’accomplissement, de revanche ultérieure, mais au mieux, d’aménagement et de compensation » (Danon-Boileau, 2000, p. 58) –, s’exprime par des activités dont la valeur économique et le retentissement sur l’image de soi dépendent du modèle institutionnel. Il n’est pas rare que les manifestations érotiques prégénitales soient assimilées à des conduites infantiles et leurs auteurs ouvertement humiliés.
9 Il arrive aussi que les auto-accusations des mélancolies tardives prennent la forme clinique du syndrome de Cotard encore appelé délire des négations. Parmi les organes dont ces patients se plaignent de l’absence ou du non-fonctionnement, ceux qui composent le tractus alimentaire et sur lesquels s’étayent les pulsions orales et anales, sont les premiers concernés : ces malades refusent de s’alimenter parce qu’ils n’ont plus de gorge, d’œsophage, d’estomac, d’intestin ou d’anus. Les délires d’immortalité, d’énormité et les idées de damnation appartiennent aussi à ce syndrome (Leistedt et coll., 2009). En revanche, nous écartons de la clinique et du mécanisme des dépressions mélancoliques le syndrome de glissement dans lequel l’anorexie ne résulte pas d’une négation et d’un refus mais du retrait irréversible de l’ensemble des investissements objectaux.
10 Les études du caractère anal et oral qu’Abraham (1925, p. 340) nous a laissées méritent également d’être citées car elles mettent l’attitude sociale d’une personne en rapport avec le degré de satisfaction jadis atteint par son oralité. Or il est incontestable que les résidents satisfaits « aimables et sociaux », les « hostiles et incisifs » fixés au stade sadique-oral et les caractères anaux « moroses, inaccessibles et réticents » ne se rencontrent pas en ehpad dans des proportions identiques. Cette observation suscite au moins deux hypothèses. La première est que la régression provoquée par la rupture des relations objectales à l’entrée en établissement ne suivrait pas seulement la voie des fixations individuelles de la libido mais subirait aussi l’influence de la réponse du milieu. Celle-ci est marquée par l’ordre, la propreté et le souci de bientraitance qui s’exprime par une bonté excessive, symptomatique du contre-investissement des pulsions sadiques anales des soignants. Une seconde hypothèse serait que la variation de ces proportions reflète la part revenant au caractère d’une personne dans la décision de son entrée en ehpad, soit d’une manière directe selon les tendances qui lui sont propres, soit par l’intermédiaire de la réaction de ses proches à ces mêmes tendances.
Besoin, désir et transfert oral
11 Kuhn [2] nous fit un jour la remarque suivante : « Si vous voulez connaître le transfert, entrez dans un pavillon de gériatrie. » Cette observation souligne l’écart séparant le désir du besoin. La satisfaction du besoin comporte une prime de plaisir mais elle procure d’abord l’apaisement d’une excitation douloureuse. Le désir vise autre chose, il s’adresse à une image issue de l’enfance que le résident reconnaît en la personne du soignant, faisant de lui une figure paternelle ou maternelle censée combler ses pulsions. En contrepartie, les soignants n’ont pas besoin d’être appelés Papa ou Maman pour répondre à la projection de ces imagos, en tutoyant tel résident ou en l’appelant par son prénom, sans avoir toujours conscience de le faire.
12 Ce type de relation transférentielle est à l’origine d’attentes démesurées fondées sur le fantasme d’un sein inépuisable, de sa disposition permanente et de son exclusivité, comme l’illustrent les abus de la sonnette ou les appels « Maman, maman » à longueur de journée. Elle retentit sur la vie du groupe fondée sur le partage et la répression de l’envie et de la jalousie. Elle comporte aussi à un autre niveau l’inconvénient de ne pas faciliter le travail en réseau qui fait en général défaut aux ehpad, comme si l’intervention de partenaires extérieurs, c’est-à-dire la création de liens avec d’autres objets d’amour, risquait de rompre ce rapport de type primaire.
13 Ce fonctionnement s’étend par conséquent à toute l’institution avec un système de gratifications et de frustrations orales auquel l’équipe soignante et celle de direction recourent en permanence sans le percevoir comme tel. C’est en général pour des impératifs d’ordre technique que l’on décide d’un changement de table ou d’un repas pris en chambre, en ignorant quel fantasme cette mesure accomplit. Si les pensionnaires alcooliques et les fumeurs invétérés des maisons de retraite d’autrefois ont pratiquement disparu, il faut chercher quels signifiants de la dépendance orale les remplacent dans les ehpad d’aujourd’hui. Nous inclinons à penser que la démarche qualité, sa standardisation et l’égalité d’accès aux soins qu’elle prétend garantir à tous, masquent un système de représentations de l’autre comme rival dévorant et destructeur qui perturbe de temps en temps la vie d’une institution sous la forme des projections délirantes ou de l’état passionnel d’un résident.
La fonction de l’analité et de l’opposition aux soins
14 Notre hypothèse est que la source anale de l’acceptation ou du refus des soins par les résidents fait de l’opposition autre chose qu’un simple trouble du comportement. Elle serait l’expression d’un processus reproduisant au niveau institutionnel celui qui s’est accompli au sein de la famille pour aboutir au départ en ehpad de son parent.
15 La participation de la répétition à l’organisation anale de la libido appelle une première remarque. Toutes les institutions et pas seulement les ehpad possèdent un fonctionnement qui repose sur la répétition mais toutes les répétitions n’ont pas les qualités de l’analité. Souvent, celles qui occupent le premier plan des soins sont des répétitions conservatrices destinées à assurer la continuité narcissique d’une équipe ou d’un établissement. Nous retrouvons ici la figure de l’arrêt sur image dont il a déjà été question, comme phénomène qui vise à maintenir les liens avec un résident et sa famille. Telle disposition prise à l’entrée sera associée une fois pour toutes au projet personnalisé d’un résident, selon le principe barrière un jour, barrière toujours. À la différence du rituel qui résulte d’un travail d’élaboration psychique qu’il favorise en retour, cette répétition n’a pas pour fonction de traiter la perte à venir du résident mais de lutter contre un fantasme de mort collectif analogue à celui que nous avons décrit dans la famille des patients atteints de démence (Charazac, 1989). Elle peut faire des gestes de la toilette des stéréotypes muets comparables aux stéréotypies motrices de certains résidents déments, c’est-à-dire dépourvus des qualités objectales du soin.
16 Rappelons que, du point de vue pulsionnel, dans le contexte de l’entrée en établissement, le groupe familial se sépare de son parent de deux manières (Charazac, 2015). Quand la séparation rompt une dépendance orale à l’origine de fantasmes d’engloutissement et de dévoration, elle pare au danger de mort collective en amorçant le deuil du parent. Ses symptômes d’élection sont, comme nous l’avons vu, le refus de s’alimenter qui s’installe parfois dès le premier jour et la dépression mélancolique. Sans être des indices infaillibles, l’existence d’un deuil traumatique, celle d’un secret de famille ou la dissimulation d’un décès attendu orientent vers cette dynamique.
17 La séparation anale a pour principe l’autonomie psychique du parent et pour paradigme la perte du boudin fécal. Elle permet à la famille de se détacher de lui en ménageant suffisamment le narcissisme de chacun pour maintenir un investissement réciproque de bonne qualité. Ses signes sont l’ambivalence qui culmine dans l’érotisation de l’alternative garder-expulser sous toutes ses formes (difficultés d’abandonner à l’établissement la gestion de certains détails du quotidien, hésitation à disposer des biens et du logement) et les formations réactionnelles mises en place principalement contre l’hostilité (extrême tolérance vis-à-vis des défauts de l’établissement, pouvant se retourner en une dépréciation aussi soudaine qu’immotivée).
18 Mutatis mutandis, oralité et analité jouent un rôle aussi important dans le travail que la relation de dépendance exige de l’institution. Ici, il n’est plus question de la séparation mais de la perspective de l’aggravation de la dépendance des résidents et de leur mort. En attendant l’entrée dans le travail de trépas qui possède ses spécificités libidinales et objectales, la confrontation de l’image d’un résident avec le réel de sa dépendance exige de ses soignants un travail psychique original, auquel le clivage permet souvent à sa famille d’échapper. La conservation du lien tout au long de cette évolution, comparable à celle de l’enfant dont la libido franchit des étapes, repose sur les transformations de la pulsion.
19 L’analité est donc autre chose qu’un simple instrument d’opposition. C’est une source de plaisir étayant les investissements narcissiques et objectaux. Il nous est par conséquent permis de supposer que la persévérance du cri et l’obstination à arracher sa couche ou à saisir une main qui passe pour la garder dans la sienne apportent aux résidents déments une satisfaction libidinale identique.
La tolérance des soignants à la régression
20 Le destin des pulsions orales et anales dans la vie des ehpad mérite une étude plus approfondie prenant en considération la réponse du milieu et en premier lieu des soignants. Saunière et coll. (2003) observent que le dogme de la stimulation fait de la régression un ennemi à combattre. Elle entraîne des réactions d’impuissance, de découragement ou d’agressivité face à des patients qui semblent s’obstiner à ne répondre à aucun projet de soin. Autant d’attitudes montrant « une entrée en résonance avec cette régression, qui la pérennise, voire la renforce » (p. 769). Nous empruntons aux exemples de « relations régressées réussies » des auteurs la vignette suivante.
21 Une personne âgée admise pour une démence s’accompagnant de symptômes comportementaux « s’obstinait à déféquer dans les couloirs malgré nos tentatives pour l’orienter dans le service. Nous avons formulé en réunion de synthèse un certain nombre d’hypothèses. La patiente se servait-elle de ses selles pour affirmer une certaine appropriation d’un espace inconnu, avec une substance familière et rassurante, déjà éprouvée au sein de la relation maternelle ? N’y avait-il pas une angoisse de devoir se séparer encore une fois d’une partie d’elle-même (après son domicile), le tout coloré de troubles du jugement ? L’émission de selles était-elle un moyen efficace de s’opposer à la bonne marche de l’institution qu’elle rejetait comme elle pouvait ? Ou, au contraire, était-ce une marque de bien-être dans une relation de confiance avec les soignants ? » (p. 770). Partant de l’idée que ce comportement devait avoir un sens, écartant le souhait de certains d’équiper la patiente d’une combinaison spéciale, l’équipe « est tombée d’accord pour tolérer cette attitude, tout en projetant de la réévaluer quinze jours après. Nous avons pu constater une notable amélioration de ces troubles sphinctériens dans les jours qui suivirent, en même temps qu’une amélioration des contacts avec les soignants. Il n’est pas du tout sûr que notre position ait eu un lien direct avec l’amélioration constatée. Par contre, le vécu des soignants a été indéniablement plus favorable, ainsi que l’acceptation de la symptomatologie proposée par la patiente » (p. 771).
22 Du point de vue psychanalytique, ce que l’on désigne sous le terme de la tolérance à la régression tire son origine de la manière dont une personne adulte a satisfait son oralité, supporté son sevrage et dépassé l’ambivalence qui caractérise l’analité. Mais elle repose également sur les liens libidinaux d’une équipe. Avoir besoin d’incarner exclusivement le bon sein ou tolérer d’éprouver de la haine pour un résident, supporter le reproche de ne pas lui donner assez ou s’obstiner à lui imposer une toilette à une certaine heure sont autant d’attitudes individuelles indissociables des liens unissant le groupe des soignants.
23 Comme le lien de dépendance, les liens d’une équipe associent un contrat narcissique et des relations objectales. Le premier est menacé par tout ce qui empêche le groupe d’accéder à son idéal, ici en particulier les effets désorganisateurs de l’avidité orale et de la malpropreté. Mais le groupe possède aussi un niveau de fonctionnement objectal qui s’extériorise dans sa hiérarchie et dans son cadre. La vignette précédente montre comment le cadre interne du groupe, ici la recherche du sens de la conduite d’une résidente, aide les soignants à tolérer l’effet excitant de la voir prendre ouvertement le plaisir auto-érotique de déféquer.
24 À ceux qui s’estiment en mesure d’échapper à ce travail d’analyse en se rabattant sur les procédures, nous opposons notre certitude que rien ne peut empêcher les pulsions de se glisser jusque dans la médecine basée sur l’évidence et les protocoles de la certification. Et cela est heureux car si ceux-ci réprimaient le transfert naturel des résidents sur les soignants, que resterait-il de la relation ?
25 La transformation des maisons de retraite médicalisées en ehpad a fait la promotion de la dépendance mais elle a affaibli le soin en prenant celle-ci dans son sens le plus opératoire : pour les équipes, celui des évaluations objectives et pour les familles, celui du consumérisme visant le meilleur rapport qualité-prix. Pour retrouver le sens du soin, il faut passer du niveau des besoins à celui du désir et du transfert, en ne faisant plus de la dépendance un simple état mais une relation soutenue, de part et d’autre, par un investissement pulsionnel, c’est-à-dire source de plaisir. C’est ainsi que la dépendance peut avoir les qualités d’un lien gardien de la vie en institution.
Bibliographie
- Abraham, K. (1916). Examen de l’étape prégénitale la plus précoce du développement de la libido. Trad. fr. In Œuvres complètes, tome 2 (pp. 231-254). Paris : Payot, 1966.
- Abraham, K. (1925). Contributions de l’érotisme oral à la formation du caractère. Trad. fr. In Œuvres complètes, tome 2 (pp. 332-342). Paris : Payot, 1966.
- Charazac, P. (1989). Les processus de symbiose et de séparation dans la famille du vieillard. L’Évolution psychiatrique, 54, 2, 373-386.
- Charazac, P. (2015). La famille et le couple. In Aide-mémoire de psychogériatrie. Paris : Dunod, 2e éd., 134-156.
- Danon-Boileau, H. (2000). De la vieillesse à la mort. Point de vue d’un usager. Paris : Calmann-Lévy.
- Leistedt, S., Coumans, N., Ladha, K. et coll. (2009). La négation du corps : à propos de trois observations concernant les délires de Jules Cotard. Ann. Méd. Psy., 167, 669-676.
- Maldiney, H. (1991). Penser l’homme et la folie, Grenoble, Jérome Millon.
- Saunière, P., Saunière-Vaché, A., Lamblin, H. et coll. (2003). L’accompagnement institutionnel des sujets âgés présentant des troubles cognitifs sévères : quelle place pour la régression ? L’Information psychiatrique, 79, 9, 765-771.
Mots-clés éditeurs : Analité, équipe soignante, oralité, ehpad, dépendance
Date de mise en ligne : 03/01/2019
https://doi.org/10.3917/clini.016.0126