Notes
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[*]
Michel Montheil, psychologue clinicien, psychothérapeute, thérapeute de couple, centre médico-psycho-pédagogique, 34, place de Verdun, 17000 La Rochelle.
montheil.psy@free.fr -
[**]
Virginie Chaudun, psychologue clinicienne, psychothérapeute, centre médico-psycho-pédagogique, 34, place de Verdun, 17000 La Rochelle, et service de pédopsychiatrie, hôpital de La Rochelle.
chaudun.virginie@neuf.fr -
[***]
Anne-Marie Pietri, psychomotricienne, centre médico-psycho-pédagogique, 34, place de Verdun, 17000 La Rochelle.
ampietri@hotmail.fr -
[1]
À quoi sert la vie ?, Jean-Claude Bertholet, Isabelle Hanus, dvd, Paris, Arte, 2002. Diffusion : fédération européenne Vivre Son Deuil.
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[2]
« Nous tendions de toutes nos forces à écarter la mort, à l’éliminer de notre vie. Nous avons essayé de jeter sur elle le voile du silence et nous avons même imaginé un proverbe : “Il pense à cela comme à la mort” (c’est-à-dire qu’il n’y pense pas du tout), bien entendu comme à sa propre mort (à laquelle on pense encore moins qu’à celle d’autrui). Le fait est qu’il nous est absolument impossible de nous représenter notre propre mort, et toutes les fois que nous l’essayons, nous nous apercevons que nous y assistons en spectateurs. C’est pourquoi l’école psychanalytique a pu déclarer qu’au fond personne ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité » (Freud, 1915b, p. 18).
-
[3]
M. Montheil, colloque « L’enfant agité, on se calme ! », organisé par l’adei et le cmpp, La Rochelle, 26 juin 2009.
-
[4]
tdah : Trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité. has, http://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_2012647/fr/trouble-deficit-de-lattention-avec-ou-sans-hyperactivite-tdah-reperer-la-souffrance-accompagner-lenfant-et-la-famille
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[5]
Soutenu depuis 2012 par la fondation d’entreprise ocirp dans le cadre de son action en faveur des orphelins.
- [6]
- [7]
-
[8]
« Parchemin dont la première écriture, grattée ou lavée, a fait place à un nouveau texte », Paris, Larousse, 2015.
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[9]
N. Pernet, Étude clinique du retentissement psychique du suicide de la figure paternelle. Sur le processus d’adolescence, thèse de doctorat en psychologie, université de Poitiers, 20 novembre 2015.
Michel Montheil, Virginie Chaudun et Anne-Marie Pietri
1Puisque la mort n’est pas une maladie mais un destin, on ne saurait faire du deuil une pathologie en soi… Il nous appartient cependant de soulager ceux des humains qui souffrent de la perte et du manque, ceux pour qui la mort a agi parfois comme un traumatisme psychique.
2C’est ce que nos groupes de parole et d’expériences corporelles avec médiations essayent de réaliser auprès d’enfants de classes primaires (6 à 11 ans).
Historique de ces groupes de parole
3En France, Michel Hanus et l’association Vivre Son Deuil vont initier les premiers groupes pour enfants… Inspirés des groupes d’entraide et de soutien du Royaume-Uni, des États-Unis et du Québec, des bénévoles formés et supervisés (parmi lesquels des professionnels) reçoivent les enfants orientés vers ces associations.
4À notre connaissance, rares sont encore les structures de soin (hôpitaux, cmpp, etc.) qui organisent de tels dispositifs spécifiques au bénéfice des enfants endeuillés.
5En 1999, le cmpp de La Rochelle s’engage doucement dans cette voie. Les enfants nous sont alors adressés pour des motifs souvent exceptionnels, drames médiatisés, tempête Xynthia de février 2010, suicide spectaculaire… Jusque-là, le fait même du deuil n’était pas spécialement pris en compte. C’est plutôt le caractère traumatique d’un décès, supposé entraîner des troubles psychocomportementaux chez les enfants, qui justifiait l’adressage vers le cmpp. Nos réponses restaient alors très conventionnelles, souvent individuelles, tenant le symptôme pour un signe d’une pathologie sous-jacente, révélée par un événement fortuit.
6Reconnaître ces deuils pour eux-mêmes, les accueillir dans nos prises en charge puis leur offrir des espaces groupaux où d’autres enfants endeuillés viendraient partager leurs étranges expériences et les vécus sans les réduire à une dimension pathologique fût, pour nous, un pas décisif. Dans le dvd À quoi sert la vie ? [1], Michel et Isabelle Hanus, des enfants et leurs parents font part de leur expérience d’un groupe de parole en quatre ateliers tel qu’il était pratiqué par l’association Vivre Son Deuil en région parisienne en 2002 selon des cycles de quatre à cinq samedis après-midi, incluant parfois un temps de collation. On peut s’y référer.
Conceptions de la mort chez les enfants que nous rencontrons
7Les représentations au travers desquelles les enfants abordent puis comprennent le phénomène de la mort ne sont pas celles des adultes (Montheil, 1997).
8Elles varient selon l’environnement culturel, religieux et le discours que la famille peut tenir sur la mort. Ces représentations évoluent selon l’âge, les capacités intellectuelles et suivent des stades de développement cognitif, tout comme J. Piaget (1937) l’avait montré pour l’organisation de l’intelligence. Ainsi, certaines données, même clairement exprimées à un âge, ne peuvent simplement pas y être assimilées pour ce qu’elles signifient objectivement.
9Des expressions comme « elle est partie » ou « il est monté au ciel » sont prises dans un sens concret par nombre d’enfants qui y verront tantôt une simple absence, promesse d’un retour espéré, tantôt une présence potentiellement persécutive du défunt qui « te regarde de là-haut ! ». Prenant l’avion, une petite fille de 4 ans demande si elle verra son papy dans les nuages…
10Souvenons-nous enfin du rôle essentiel tenu par la pensée magique chez les enfants (et les adultes) dans laquelle, comme l’indiquait S. Freud [2] (1915b), tout est possible d’autant qu’ils ne disposent pas de représentation psychique de la mort.
Configurations de deuils chez l’enfant jeune
11Pour Caroline, 11 ans, le deuil « c’est quand la personne elle meurt, tu pleures en pensant à elle… », proposition contrastant avec celle de Lily, 7 ans, qui veut « mourir pour revoir [sa] maman ». La mère de cette dernière est décédée lorsqu’elle était toute petite et déjà placée en famille d’accueil ; ici, s’intriquent les défaillances du portage maternel précoce et l’absence de représentations mnésiques de cette mère dont le regard manque (cf. photos 1 et 2). La possibilité d’exprimer ce qu’on pourrait entendre comme un désir de mort, peut être davantage compris dans un cadre thérapeutique et reformulé comme un désir de vie et de lien.
Lily
Lily
Lily
Lily
12« En quoi consiste maintenant le travail qu’accomplit le deuil ? […] l’épreuve de réalité a montré que l’objet aimé n’existe plus et édicte l’exigence de retirer toute la libido des liens qui la retiennent à cet objet. Là-contre s’élève une rébellion compréhensible […] » (Freud, 1915a, p.170).
13Notre démarche s’appuie sur l’observation des enfants dans le cadre d’une véritable clinique du deuil : pleurs, tristesse, angoisse, refus des séparations, cauchemars, signes authentiquement dépressifs… On connaît ces manifestations chez l’adulte, souvent épuisé, déprimé qui a perdu son élan… La vitalité du corps est entravée, le plaisir a perdu son attrait.
14Chez l’enfant endeuillé (à nuancer selon la phase du deuil où il se situe : l’immédiat du choc ou à distance), d’autres signes atypiques apparaissent dont le décryptage est plus complexe car inattendu. Certains désordres corporels passent inaperçus ou sont simplement banalisés. Pourtant, le corps et la psyché sont intimement sollicités dans cette circonstance. Ainsi, en début d’année, Caroline se plaignant de sa fatigue, lance un « je suis complètement… » qu’elle laisse en suspens, expression dont on imagine la suite (« crevée ») mais que la charge émotionnelle associée ne permet pas d’achever.
15Le travail de deuil peut prendre des détours, ruser avec l’enfant et son entourage. Qui pourrait s’inquiéter face à des enfants modèles, sages, premiers de classe, gentils, silencieux, attentionnés, aidants pour le survivant et la fratrie ? Comment lire la souffrance chez celui qui est trop soucieux de ne pas déstabiliser sa mère abîmée dans son chagrin ? Devenus enfants parfaits, adultisés, si précieux, « sur qui on peut compter » dira le parent, pourquoi viendraient-ils consulter à ce moment de leur deuil ? Ces bons élèves qui se tuent au travail !
16D’autres, que nous avons nommés les « enfants toupies [3] » en référence à un jeu récurrent dans un groupe d’endeuillés, développent une agitation maniaque qu’on prendrait volontiers, si l’on néglige l’histoire de l’enfant, pour un syndrome d’agitation psychomotrice, un tdah [4]… Comme la clinique nous l’apprend, les défenses maniaques s’opposent au risque d’effondrement du sujet. Toute l’énergie de la toupie sert à demeurer en équilibre pour ne pas tomber et s’arrêter (de vivre) ! Et la toupie est un jeu… d’enfant !
17Enfin, certains jeunes endeuillés miment la folie, la perte du « sens », de tous les sens. Ces enfants sont brusquement confrontés à la mort d’un parent, d’un frère, au non-sens de cette « loi » dite naturelle qu’on propose aux enfants pour les rassurer : « Ce sont les plus vieux qui meurent en premier… » L’absurde de la mort explose et déverse dans leur psychisme un chaos. « Un bébé, ça peut pas mourir quand même ! », dit une jeune fille lors d’une séance en réaction à la présentation du deuil d’un garçon qui a perdu sa petite sœur de 1 an et demi d’une défaillance cardiaque.
18Dans notre groupe, nous constatons souvent des clivages paranoïdes face à la mort. Cela coïncide avec la conception freudienne de la douleur et du traumatisme vus comme effractions du pare-excitation. Ils agissent non comme issus du dedans mais comme attaques venant de l’extérieur. De même, la mort ! Nathan, dont le père est décédé d’un cancer, produit en pâte à modeler une scène de meurtre (cf. photo 3) : un homme noir tirant sur un autre laissant une tache de sang. La maladie prend forme d’assassin et donne sens à l’insensé du cancer. Dans une conception archaïque et magique de la mort, on ne meurt pas, on est tué ! Psychiquement, l’endeuillé doit se protéger d’un retour possible de l’agresseur imaginaire.
Nathan
Nathan
19Le groupe est le lieu où peut se déposer ce fantasme. Il est aussi celui où une relation « normale », non persécutive, à la vie, aux souvenirs, peut se restaurer.
Place du corps dans le deuil de qui a perdu comme « une part de lui-même »…
20Notre formation sur le deuil est généralement insuffisante. Comment n’a-t-on pas vu dans l’hospitalisme identifié en 1945 (Spitz, 1946 ; Spitz et Wolf, 1946) une problématique de deuil, et ce d’autant plus que l’étude compare des enfants d’un orphelinat et ceux d’une prison où ils sont partiellement en contact avec leur mère ? Les états de marasme liés à la perte de l’objet sont si intenses que la mort survient pour 34 des 91 bébés observés dans l’orphelinat. C’est dire combien la perte précoce des objets d’attachement, ainsi que le montrera J. Bowlby (1984) à la suite de R. Spitz, a des répercussions majeures et globales sur l’état psychosomatique du bébé. La notion de dépression anaclitique apparaît pour la première fois en 1953 (Spitz, 1963) pour décrire une forme de dépression spécifique aux enfants suite à des pertes, associant des répercussions somatiques.
21Par ailleurs, il semble évident que des atteintes sur les différentes fonctions du Moi-peau (Anzieu, 1985) sont observées lors de deuils survenant précocement. M. Hanus (1997) montre dans son article les répercussions du deuil ou de ses équivalents chez les tout-petits endeuillés. Il souligne de fréquents états de dépression, des désordres fonctionnels et bien d’autres symptômes et troubles du comportement.
22P. Cornillot (1997, p. 23) a développé une réflexion sur les maladies somatiques constatées à différents âges dans les suites des deuils. Il montre qu’au « cours de la première semaine (de veuvage), le risque de décès est doublé par rapport aux morts attendues compte tenu de l’âge » chez le conjoint âgé. Si les répercussions précoces de la mort d’un parent chez les nouveau-nés sont maintenant mieux connues, la situation reste peu claire pour les effets psychosomatiques lorsque l’enfant grandit. On retrouve pourtant dans les suites d’un deuil, de nombreux troubles cutanés, digestifs, respiratoires, cardio-vasculaires… et des maladies significativement plus graves à tous les âges. P. Cornillot développe dans son chapitre, sur les maladies de l’enfant et de l’adolescent, des constats dont nous retiendrons que « dans la période de 4 à 10 ans, on observe des désordres à connotation plutôt régressive comme l’anorexie, l’énurésie ou l’encoprésie [mais s’observent aussi…] l’asthme, les céphalées, les migraines, les douleurs abdominales ainsi que les tendances au passage à l’acte et les comportements suicidaires » (ibid., p. 233).
23« Pendant toute cette période, le corps à travers le travail de l’inconscient et les contraintes de l’environnement va devoir s’adapter, […] mais la trame des comportements, des désordres somatiques, restera la même, fondée sur l’agression si particulière du deuil. Le corps est souvent […] mis à rude épreuve, oublié parfois, il témoigne en fait par lui-même de la cruelle différence entre le défunt et l’endeuillé » (ibid., p. 240). Lorsqu’un parent décède, c’est un protecteur narcissique, un complément libidinal, objectal, un support d’identification, un adversaire œdipien qui disparaît pour l’enfant. À un niveau archaïque, le corps de l’endeuillé perd un de ses appuis.
24« La souffrance qui brise le continuum d’une relation vitale, le sujet n’a pas de mots pour la parler. Le corps est comme mutilé, en un lieu spécifique de l’histoire du lien d’amour brisé ; et il signifie en jugulant plus ou moins une part, l’expression impossible de la souffrance endurée, ainsi en partie anesthésiée » (Dolto, 1984, p. 361). L’auteure fait ici référence à l’articulation de l’image du corps sur le schéma corporel. Évoquant le cas de Tony dont le père était endeuillé par la mort de son propre père alors enfant, elle décrit la manière « hypocondriaque » (il souffre du genou) dont le deuil grand-paternel s’était inscrit dans l’enfant par une transmission inconsciente de son père. « Les traumatismes du cœur qui ne sont pas parlés peuvent donc être exprimés par le corps, qui se sent traumatisé, par l’intermédiaire de l’image du corps, croisée comme trame et chaîne au tissu de notre narcissisme » (ibid., p. 365).
25Parce que l’enfant est un être relationnel, tout ce qui affecte sa capacité à parler, bouger, jouer, penser bouleverse son organisation interne et son inscription dans le lien social. Le travail du deuil mobilise ses ressources psychiques et somatiques et rend l’enfant globalement vulnérable. Pour l’endeuillé, une partie de son corps est comme morte, disparaît ou se gèle avec le décès du parent et cette atteinte est d’autant plus profonde que l’enfant est jeune, voire irreprésentable lorsqu’il s’agit d’un bébé (cf. l’hospitalisme dans lequel les pulsions de vie perdent leur rôle, entrainant le bébé dans la mort réelle).
26Cette résonance entre la mort et une perte corporelle imaginaire s’entend aussi dans l’inconscient groupal : on a perdu « un membre de la famille », sa disparition laisse « un vide ». Un double fantasme de démembrement et de désorganisation interne frappe donc le corps de l’endeuillé en plus du risque de mort réelle.
27Son positionnement dans l’espace, ses appuis sont bouleversés de même que ses rapports objectaux aux parents, eux-mêmes affectés dans leur capacité à prendre soin de chacun, car le deuil d’un enfant est toujours celui de la famille dans son ensemble. Travailler sur l’un d’eux a des répercussions sur les deuils des autres et ravive la capacité à les « travailler ». « De même que le deuil amène le moi à renoncer à l’objet en déclarant l’objet mort, et de même qu’il offre au moi la prime de rester en vie… » (Freud, 1915a, p. 170).
Notre dispositif groupal à médiations et ses objectifs initiaux
28En 2013, forts de ces observations et de quelques intuitions, nous décidons d’ajouter au modèle initial de 1999, une séquence de travail autour du corps. Ainsi, le dispositif actuel [5] du cmpp de La Rochelle rassemble trois personnes : deux psychologues, un homme, Michel, et une femme, Virginie, pour le groupe de parole, la psychologue étant « fil rouge » dans le groupe corporel coanimé par une psychomotricienne, Anne-Marie.
29Il est destiné à des enfants scolarisés en classe primaire, garçons et filles en évitant d’intégrer des fratries. Le groupe peut recevoir jusqu’à six enfants. Il comporte quinze séances de groupe de parole avec médiateurs (pâte à modeler, peinture, masques à peindre, papier, Playmobils®, photos, boîtes…) entre lesquelles s’intercalent huit séances à médiation corporelle et une séance « blanche » sans groupe, une fois sur quatre. Les vacances et repères sociaux du calendrier (Toussaint, Halloween, Noël, Pâques) sont intégrés dans notre dynamique pour travailler les symboliques de vie et de mort, les pensées magiques qu’ils véhiculent et les expériences de séparation/retrouvailles ; pertes/reprises… avec leurs correspondances dans le deuil.
30L’entrée dans le groupe se fait après un entretien familial de présentation. L’enfant doit ensuite signifier par un mot personnel sa décision.
31À l’issue du cycle, une autre rencontre personnalisée aborde la situation présente de l’enfant et ses éventuels besoins d’aide complémentaire.
32À la toute dernière séance, les trois intervenants sont présents. Parents et enfants font un récit de leur cheminement au fil du groupe pendant l’année, rapportent quelques souvenirs que les jeunes choisissent de partager. Selon les règles du groupe, les histoires des autres enfants restent confidentielles pour chacun. Les participants montrent certains éléments du travail et notamment les productions collectives ainsi que les masques. Dans cette séance, les parents sont invités à reconnaître, parmi tous les masques présentés en vrac, les deux réalisés par leur enfant dans l’ordre chronologique. Ce temps ludique permet aux parents d’imaginer l’espace psychique de leur enfant, de repérer des éléments signifiants de leur imaginaire.
33Notre dispositif se propose, implicitement, d’offrir un support groupal, bienveillant, un repère, un contenant intériorisable, qui rassemble en un corps imaginaire, au-delà des parties perdues. Séverine l’exprime : « Si un jour je perds quelqu’un de ma famille, je reviendrai dans ce groupe. ». Ce protocole offre un recours collectif, associant les enfants entre pairs. Nous constatons qu’il permet également aux parents de se « reposer » sur nos « épaules » vécues comme « sécurisantes », de se laisser aller à leurs émotions, confiants dans le soutien qu’offrent l’institution et le groupe.
34Parmi nos objectifs, nous cherchons à travailler l’expérience subjective individuelle et groupale du deuil et de la perte réelle chez les enfants, en verbalisant les histoires personnelles, les faits, la personnalité du défunt… On y reprend les souvenirs autour du décès, les étapes, l’annonce, la vision du cadavre, la première image (par exemple après un suicide), les émotions, les chagrins, la détresse, l’angoisse, la peur, la colère…
35Nous leur proposons de se décentrer en pensant la souffrance et le vécu des parents, les traumatismes… et d’aborder l’imaginaire, les représentations magiques et culturelles autour de la mort, de l’après-mort, le statut du cadavre… Religions, croyances, sorcellerie… toutes les possibilités restent ouvertes aux enfants. Aucune incitation ni orientation dans ces domaines n’est faite de la part des intervenants.
36Il s’agit également de remettre en mouvement la pensée, souvent entravée par une inhibition liée aux défenses contre les émotions de l’enfant ou de ses proches lorsqu’il évoque la mort en famille, au risque de déstabiliser (réellement ou non) ses parents.
37Enfin, nous proposons une forme de ritualisation dans la structure des séances. On en connaît l’importance pour favoriser le travail du deuil.
38Il semble qu’un tel dispositif pour enfants endeuillés alliant travail sur le corps et groupe de parole classique soit rare et constitue une originalité.
Le travail du corps en travail de deuil… dans les groupes
39Le groupe de « travail corporel » se tient dans la salle de psychomotricité durant 1 h 15. Nous nous déchaussons et nous installons chacun sur une couverture. Après un temps d’échanges, les expériences se déroulent.
40Le matériel présenté est celui de la salle : espalier, miroir, couvertures ; et plus spécifiquement des objets concrets, matelas à billes, draps, panières, hamac, tapis, cordes et du matériel de dessin… Ces médiateurs facilitent créativité, expressivité de chacun, vécu sensorimoteur, mise en mouvement, mémoire et représentation.
41Au cours des huit séances, nous proposons des expérimentations concrètes autour des grands thèmes de l’organisation du corps et du développement de la sensori-motricité. Elles concernent l’exploration des appuis, des états toniques du corps, des enveloppes et de la contenance, de la perception de l’axe, de l’équilibre et de la sensorialité. C’est une opportunité de vivre des situations concrètes autour de ces notions où les éprouvés, les ressentis sont reconnus et nommés…
42La dimension du lien à l’autre et à l’objet est stimulée par les propositions des cothérapeutes auxquelles les enfants répondent par l’expression de leurs émotions, plaisir, déplaisir. Ils associent avec leurs images personnelles, leurs souvenirs. Nous y ajoutons une invitation à écrire et dessiner les mots du corps, les mots du deuil dès la première rencontre, invitation investie parfois pendant plusieurs séances, ou au contraire rapidement délaissée.
43Les liens entre les deux espaces-temps (corps et parole) se font conjointement par les enfants et la psychologue « fil rouge », au gré de leurs paroles, de leurs questionnements. Les propositions s’enrichissent ainsi naturellement des vécus individuels et groupaux des deux dispositifs séquences. Et le groupe chemine avec ses fantaisies, ses idées, ses créations. Nous constatons que l’élan et la tonalité sont différents selon les groupes successifs : excitation et dynamisme ; lourdeur et lenteur pour se mettre en mouvement. Ainsi, en 2015, le groupe se montre d’abord passif, comme déprimé, répondant a minima aux propositions, puis de plus en plus « vivant », avec des déplacements, des envies, du bruit… Les enfants acceptent la proposition d’écriture avec plus d’allant que pour les expérimentations corporelles. Ils sont alors ensemble, actifs, énumèrent les parties, les organes internes et nomment, pour le deuil, des éléments religieux, l’hôpital et les maladies de la personne décédée.
44Les expériences autour des appuis provoquent des verbalisations importantes : ils nous interrogent : « Est ce que ça peut faire souffrir ? Si on appuie fort ?… Le sol ne peut pas avoir mal, il n’est pas vivant… » Les expérimentations autour de l’axe du corps, l’équilibre et l’image de l’arbre, amènent des fantaisies personnelles : « Un arbre coupé au centre ; un arbre nu sans feuille ; un pommier ; les pommes sont tombées ; un arbre tropical… »
45Les couvertures sont utilisées d’abord comme « serpillières » puis deviennent enveloppes. Le corps à l’intérieur est un « saucisson ». Tout de suite après, le groupe associe sur un « cercueil, un sarcophage », enfin « être comme une momie ou enterré vivant ». Le jeu et la mise en jeu du corps offrent à ces enfants la possibilité d’une maîtrise d’éprouvés et de ressentis souvent vécus passivement. Par la suite, ce groupe commence à chercher la douceur (le nid) et s’intéresse à la construction de hamacs, de paniers, dans lesquels les enfants s’installent, se balancent. Le jeu du chat apparaît avec ses postures, miaulements, griffes sur le tapis, façon de se caler. Enfin cette interrogation : « Comment on reconnaît les émotions chez les chats ? » Un jeu de magie pose la question de la permanence : faire apparaître et disparaître quelqu’un du groupe. Pourra-t-on le retrouver ? Certains n’en sont pas très sûrs…
46Après la Saint-Valentin, les enfants développent un intérêt pour les amoureux : rechercher si Séverine ressemble à Virginie, (la psychologue « fil rouge »). On évoque l’identité sexuelle, la sexualité puis la reproduction : « Avoir envie ou pas d’être un garçon ; être transsexuel. » De nouveaux mots du corps apparaissent : « ovules et spermatozoïdes », cellules de la conception et de la transmission de la vie. Et les enfants parlent des relations homme/femme, père/mère. Vers la fin du cycle, une différenciation masculin/féminin émerge dans les choix de situations. Les filles recherchent des enveloppements confortables ; les garçons des expériences toniques autour de glisser/tomber, glisser/tenir debout.
47Subsiste une question sans réponse : « Comment la tristesse peut faire mourir ? » ou : « Peut-on mourir de tristesse ? »
48Durant ces deux années de travail corporel avec des groupes différents, les situations investies par les enfants s’organisent autour de l’expérience des contours du corps : trouver et prendre sa place, être contenu dans les trois dimensions (« hamac », « panière », « couverture »), rechercher le médiateur idéal pour être en sécurité, confortable, immobile. Ces préoccupations se retrouvent dans les séances du « groupe de parole » avec « la grotte » en papier mâché, les cabanes en coussins et couvertures. La recherche d’une contenance matérialisée traverse les groupes. Il s’agit d’élaborer ensemble ou individuellement un lieu défini, doté d’une limite entre intérieur et extérieur, permettant aux enfants de reconstruire cette enveloppe de sécurité, un pare-excitation qui s’est vu effracté par l’irreprésentable du décès.
49Nous avons vu, au travers du thème de l’arbre en dessin et en expression corporelle, que l’image du corps pour beaucoup, comporte des césures ou des manques : « arbre coupé au centre » ou « nudité ; arbre sans feuille ; arbre sans fruit »… exprimant le vécu d’amputation du deuil. Nous rapprochons ces observations de la représentation sur tous les masques du « groupe de parole » d’une ligne verticale, horizontale, droite ou ondulée, délimitant deux parties distinctes du visage.
50Nous relevons des identifications globales (« être comme ») ou partielles sur des éléments symétriques du corps (« avoir les mêmes yeux », « avoir les mêmes pieds… » que le parent décédé). Et même une identification à un chat très investi par une petite fille lorsqu’elle vivait avec son père décédé. Étrangement, les enfants n’associent pas sur leur propre destinée (« Vais-je avoir la même mort que lui ou elle ? »).
51Chaque séance se termine par un temps où nous nous retrouvons sur une couverture. La fin doit être anticipée : se séparer est toujours difficile.
52En séance individuelle ou dans la « vraie vie », nous voyons souvent des jeux où l’enfant fait le mort pour expérimenter cette sensation de ne plus bouger ou voir la réaction des adultes (tel Volpone dans la pièce de Ben Jonson). Il s’agit bien de tester « pour de faux » ! Leurs scénarios s’élaborent ainsi : « Je suis mort, mais pas tout à fait ; tu fais tout ce qu’il faut pour me faire revivre »… ou bien : « Je suis mort, enterré, tu pleures, tu appelles, tu te désespères, et je reviens. » On joue à la mort, pour se sentir vivant, pour s’assurer des liens. En revanche, dans nos groupes « deuil », pour en souligner les particularités, rares sont les jeux de ce genre. Il y a pourtant « des fantômes, des morts-vivants qui reviennent comme nos morts et qui sont muets, la nuit d’Halloween dans les cimetières ».
53Le thème « de l’enterrement, se mettre dans une tombe, un cercueil, un sarcophage, être enterré vivant, faire le mort avec la langue qui pend » semble traduire un désir d’expérimentation personnelle, sans possibilité d’imaginer une histoire plus élaborée face au mystère de la mort qui les confronte. Ces jeux s’accompagnent de gravité ou de rires.
Le groupe de parole : mettre en mots, mettre en formes
54Chaque séance d’une durée de 1 h 15, est structurée en trois phases : un temps d’installation, d’accueil et d’échanges sur le principe de l’association libre ; un temps d’expérimentation afin de produire, autour d’une consigne commune, un objet concret individuel ou collectif qui fasse trace ; un temps de fin et d’aurevoir.
55Les productions (différentes chaque année, car partant des associations des enfants) constituent des essais personnels pour transcender un vécu limité. Elles proposent une élaboration en cohérence avec leur niveau de développement psychoaffectif. Aider les enfants à penser et formuler ces conceptions transitionnelles au sens de D.W. Winnicott, des rapports vie/mort, est une façon d’ouvrir une capacité à intégrer le traumatisme, à le symboliser, à en réduire la force.
56Lors de la première séance de groupe de parole, chaque enfant présente sa personne défunte. Avec nos questionnements, les échanges dans le groupe invitent les enfants à explorer leur monde psychique interne, souvent figé, partant de l’expérience du cadavre, vu ou non, des obsèques, partagées ou non, jusqu’à leurs idées sur « l’après-mort ». Durant ces seize années, nous n’avons jamais connu de groupe qui n’ait exprimé de conceptions spirituelles : visions magiques, métempsychose ou matérialisme. « Le paradis, c’est là où les morts vivent. »
57Au travers des productions des enfants, le groupe permet l’expression et la modélisation d’espaces psychiques différents (même s’il n’est pas toujours possible d’obtenir une production symbolisante commune). Ainsi, en 2015, lorsque les participants réalisent « un enfer » en pâte à modeler, c’est en réponse au « paradis » précédemment créé dans ce même groupe. Grotte, paradis et enfer serviront de supports de projections pour les parties mauvaises du deuil et de la mort (cf. photo 4).
Enfer, Grotte et Paradis, 2015
Enfer, Grotte et Paradis, 2015
De penser à panser les maux… se tisse le groupe de parole. Quelques vignettes
58Partant d’« Hercule » qui « sauve le monde sur Gulli [6] », une proposition de construire une grotte où l’on pourrait revoir ses morts, émerge : au plaisir de créer s’ajoute la satisfaction de visualiser un endroit qui permet de penser aux disparus et d’inventer des rituels (offrandes diverses, cadeaux à Noël, etc.). Nous sommes peu avant la Toussaint et la nuit d’Halloween.
59Le groupe est alors un contenant qui tisse une enveloppe souple et permet l’évocation des pensées, des affects, voire leur expérimentation à travers les dispositifs symbolisants des médiateurs proposés.
60La nécessité de contenir vaut comme pour tous les groupes, mais redouble avec la configuration du deuil. En effet, les morts sont eux-mêmes contenus dans un cercueil concret et doivent être circonscrits à un espace déterminé : la tombe, l’en-dessous de la terre, l’océan, l’urne, le «jardin des souvenirs», le Paradis, l’Enfer… Souvent l’angoisse naît devant des morts qui ne sont plus contenus, qui échappent à un lieu distinct de celui des vivants. Fantômes et morts-vivants s’écoulent comme d’un contenant percé pour envahir la terre (cf. photo 5).
L’angoisse de Séverine (9 ans)
L’angoisse de Séverine (9 ans)
61Nos groupes nomment ces contenants et les ré-élaborent pour ceux qui ne les ont pas connus (enfants absents lors des obsèques) dans la proposition de modeler le lieu où est leur parent. Donnant formes aux «lieux de vie» des morts, ces derniers retrouvent leur place de défunt et laissent aux vivants l’espace dont ils ont besoin pour continuer à vivre.
62Le travail du deuil dispose ainsi d’objets matériels et de mots pour construire une mise à distance face aux potentiels persécuteurs que sont les morts mal morts, ceux qui nous ont abandonnés avec notre culpabilité : « Sur le moment, j’étais triste ; après, en colère parce que je pensais qu’il l’avait fait exprès, qu’il avait pas envie de me voir », dit Anne à propos d’un oncle peut-être suicidé. Le mystère de celui qui se donne la mort car il a « une maladie de tête » engendre des élaborations culpabilisantes chez les enfants qui ont déjà une propension à se sentir responsables de ce qui se passe dans leur environnement.
63La prise en charge sur le groupe entraîne régulièrement des questions des enfants aux parents survivants : parfois rassurés par ce suivi, ces derniers s’autorisent plus facilement à expliquer les circonstances du décès. Le tabou qui entoure encore souvent la maladie mentale empêche, pour l’instant, la mère de Séverine (9 ans) de lui parler de la décompensation psychotique de son père et de son suicide ; celle-ci reste accrochée à la figure de ce dernier qui manque, mystérieusement décédé du « cœur ». Au contraire, Albert (9 ans) se dit soulagé pour son père qui avait du mal à dormir et peut maintenant dormir autant qu’il veut.
64L’enveloppe du groupe contient ainsi l’ensemble de ces processus et favorise la constitution progressive, souvent attaquée, d’un groupe « bon objet » (Klein, 1932) sécurisant, au risque d’une idéalisation transitoire, transitionnelle, permettant un nouveau passage. Les enfants pourront le retrouver en eux-mêmes parmi leurs autres objets psychiques.
Médiateurs et processus psychiques au fil du travail de deuil dans les groupes
65Le point commun à tous ces enfants est la perte d’un objet d’amour ; les variantes tiennent à la nature générationnelle de cette personne et aux circonstances du décès, parmi lesquelles le suicide joue un rôle d’attracteur, fascinant au plan conscient mais figeant la pensée à un niveau plus profond. Ainsi, le petit Nicolas se glaçait en larmes lorsqu’on abordait son deuil, pendant que deux enfants « agités » lançaient des attaques entre eux ou contre le travail collectif, les consignes, les espaces… Il nous semblait alors qu’ils se liguaient dans un pacte inconscient pour détourner l’attention du groupe loin de la détresse profonde de cet enfant, nous empêchant de penser et de parler de la mort et du chagrin.
66Les médiateurs ouvrent des portes vers une expression individuelle et permettent une élaboration groupale des vécus de chacun.
Les deux masques
67Parmi les médiateurs principaux, nous utilisons « rituellement » des masques à peindre, supports projectifs individuels. Ils constituent à la fois un signifiant symbolique de nos groupes (connus pour leur production de masques) et un objet projectif, transitionnel, autour d’une consigne commune élaborée par le groupe et nous-mêmes. Chaque masque constitue un lien entre l’imaginaire personnel de l’enfant, son monde psychique interne, ses émotions, son histoire, ses mécanismes de défense… et l’élaboration groupale d’un temps historicisé du cycle : la deuxième et l’avant-avant-dernière séance.
68Chaque masque est en même temps une surface d’inscription en référence au Moi-peau (Anzieu, 1985), un pare-excitation (Freud, 1920) permettant à l’enfant de se protéger du regard des autres sur son monde interne, un contenant psychique et une prothèse, enfin un espace transitionnel de création et d’expérience (Winnicott, 1975).
69Le premier est réalisé à la deuxième séance à partir de la consigne suivante : « Représentez sur le masque comme sur un écran de cinéma, les émotions, les pensées que vous aviez dans la tête, le cœur, le ventre, le corps… vos émotions et ressentis personnels au moment où vous avez appris la mort de… »
70En fin de cycle, le second masque est réalisé avec une consigne différente : « Comment vous sentez-vous maintenant ? » (photos 6 à 9).
71La consigne invite à une projection des émotions personnelles de l’enfant. Il n’est toutefois pas rare qu’il dise, après coup, avoir représenté un signifiant du parent décédé (par exemple, les couleurs du club de foot préféré du père) ou des émotions du survivant.
72Ce support est donc également un espace où les confusions identitaires sont possibles sans risque de folie, où l’enfant peut s’identifier à un objet partiel d’un parent et l’inscrire sur cette surface comme on pourrait construire son blason personnel. Lily (7 ans) représente ainsi le visage de sa mère morte pleurant de ne pas voir sa fille grandir.
Le papier mâché et la pâte à modeler
73Ils sont communs à tout le groupe au long du cycle, mais ils peuvent être utilisés pour un travail personnel, placé ou non dans la boîte (contenant rigide, fermé) que chaque enfant apporte au début du groupe.
74Pour R. Roussillon (2013), le médium malléable jouit de propriétés dont nous trouvons qu’elles résonnent étonnamment avec les questions du deuil : indestructibilité, extrême sensibilité, indéfinie transformation, inconditionnelle disponibilité, animation propre…
75« Le recours aux médiations permet d’engager un travail thérapeutique en deçà des processus de symbolisations secondaires vectorisés par les mots et de figurer des expériences sensori-affectivo-motrices non symbolisées… Il s’agit d’activer les processus de passage du registre perceptivo et sensori-moteur au figurable tout en conservant une place privilégiée à la verbalisation » (Brun et coll., 2013, p. 40).
76Dans son utilisation concrète par les enfants, les médiateurs offrent des possibilités d’évolution et de transformations créatrices. « Nous pensons que les modelages produits par les sujets du groupe, formes du médium malléable, se présentent comme « des résidus métonymiques » des étapes de la construction de l’enveloppe psychique groupale » (Chouvier et Rey, 2013, p. 330). « Chacune des formes sensorielles produites s’offre tantôt comme étayage à d’autres, tantôt s’y oppose, tantôt les complète au sein du groupe » (ibid., p. 334).
Le paradis : corps imaginaire groupal archaïque
77Un travail collectif original réalisé dans notre groupe de 2015, sur une longue durée, enrichi de séance en séance, en donne une illustration claire. Son ensemble s’avère d’une remarquable et originale cohérence. Nous le présentons ici.
78Il démarre par la « grotte d’Ulysse », contenant obscur et sans doute inquiétant, mais lieu de communication avec l’esprit des morts. Des offrandes y sont déposées pour les différents morts de notre groupe et donnent la possibilité à ces enfants de témoigner leur affection envers le défunt, sans réveiller le chagrin de leurs proches (cf. photo 10).
La grotte d’Ulysse
La grotte d’Ulysse
79Puis, quelques séances plus tard, arrivent des élaborations plus rassurantes ou consolatrices avec un « paradis » (cf. photo 11).
Le paradis
Le paradis
80Quelques mois après, dans le dernier tiers du cycle, « l’enfer » est créé à l’initiative d’enfants qui ne voulaient pas s’investir dans la réalisation du paradis (cf. photo 12).
L’enfer
L’enfer
81Cet enfer fait ainsi aboutir des questions spirituelles et éthiques autour du suicide, par exemple, vécu comme transgression de l’interdit du meurtre. Il permet également, sur un plan imaginaire, d’expulser les pulsions sadiques et de concrétiser le jeu ambivalent des attachements de l’enfant envers son parent décédé.
82Un ange et un diable sont chacun gardiens/accueillants des lieux (cf. photos 13 et 14).
L’ange
L’ange
Le diable
Le diable
83Il existe par ailleurs un lien direct, symbolique, à résonances psychiques profondes, entre le lieu concret de la tombe sur terre et sa représentation dans la scène du paradis où elle figure avec son épitaphe (cf. photo 15).
Les tombes et les épitaphes au paradis
Les tombes et les épitaphes au paradis
84Inconsciemment, ce paradis est comme une figuration projetée du bon groupe des enfants et de leurs deuils. C’est bien plus tard, lors de la prise de clichés de ce travail, que nous percevrons dans la première ébauche de ce paradis une ressemblance avec un corps infantile (photos 17 et 18) (tête, visage, bras, ventre encore vide comme un espace interne, ange gardien sur le côté inférieur droit, ébauche d’un sexe tout-puissant (le Pokémon Reshiram [7], oiseau dragon qui crache du feu avec sa queue, et des seins palmiers) (cf. photo 16).
Reshiram
Reshiram
85Dans la forme achevée du paradis, l’espace interne sera rempli d’un autre ange, effrayant celui-là, et d’un cœur, bien situé à gauche. Des objets partiels, souvenirs individuels de chaque enfant, situant ses propres morts, sont disposés sur les marges de ce corps groupal imaginaire dont la ressemblance avec un personnage archaïque n’aura jamais été verbalisée. L’œuvre est élaborée dans l’inconscient et y demeure longtemps secrète (cf. photo 17 et 18).
Le Corps-Paradis en construction
Le Corps-Paradis en construction
Le Corps-Paradis achevé
Le Corps-Paradis achevé
86Cela illustre la citation : « On peut dire que l’appareillage de ces formes les unes aux autres, selon les modes continus et contigus, rend compte des chaînes associatives groupales » (Chouvier et Rey, 2013, p. 334).
87Ce corps imaginaire groupal figuré dans la trame du paradis, dans son architecture cachée, n’est-il pas la première évidence qu’un tissage psychique s’est opéré au fil des séances entre groupe de parole et groupe à médiation corporelle ?
88S’offrant comme lieu de dépôt des pensées et des mots, au travers des jeux autour de la mort, une appropriation est permise et l’on peut passer de la difficulté à dire (« Encore un rendez-vous qui va me faire pleurer ! ») au clivage et à l’ambivalence (« Si le diable est devenu méchant, c’est parce qu’il a souffert »). Mots et pensées sont libérés, aidés par les différentes médiations proposées : la grotte, l’enfer et le paradis pour cette année.
89Et à la question d’une petite fille : « Pourquoi on n’a pas fait la vie ? », une autre répondra : « Ben c’est nous la vie ! »
Essai de conclusion
90Il semble que l’articulation d’un groupe de parole avec des séquences de travail corporel pour enfants endeuillés constitue une idée prometteuse au regard des premières observations.
91Nous savons que le langage favorise l’élaboration individuelle et la constitution d’une pensée groupale partagée. Elle est tissée par les enfants, eux-mêmes appuyés sur les propositions et l’accompagnement psychologique des thérapeutes. L’usage de médiums malléables, dessins et autres réalisations projectives, s’affirme comme modalité nécessaire à l’expression et à la symbolisation chez ces enfants.
92Ce que nos groupes d’endeuillés apportent de nouveau tient au constat et à l’accompagnement des répercussions corporelles du deuil chez ces enfants. En effet, lors des séances, à partir des propositions ouvertes des thérapeutes, le groupe choisit et élabore des expériences qui paraissent bien suivre l’ordre des grandes étapes par lesquelles l’enfant s’organise et développe son appareil psychique et somatique. Cette chronologie revisitée semble les réinscrire dans les traces de l’ontogenèse humaine.
93Nous en venons à formuler l’hypothèse qu’un deuil difficile – la perte réelle entraînant une régression psychique et corporelle massive – et le travail de deuil amènent les enfants à se « reconstruire » en parcourant à nouveau leur propre chaîne évolutive. Ils vont alors reprendre les différentes étapes du développement depuis le point de régression auquel le deuil les a assignés.
94Dans les séquences tant de parole que corporelles, nous avons, en effet, observé ces régressions, évoquant par ailleurs les processus archaïques kleiniens, puis les différents stades classiques prégénitaux jusqu’à la différenciation sexuée et l’opposition garçon/fille en position œdipienne (que l’on peut également trouver dans d’autres types de groupes). Ce qui fait une différence tient aux particularités des expériences corporelles que les dispositifs proposent, visant les appuis (« des appuis pour se relever, pour remonter avec quelque chose qui manque »), les enveloppes ou des préoccupations quant à la douleur…
95Les enfants en deuil seraient donc amenés à ré-expérimenter les étapes déjà parcourues dans leur développement initial, comme pour s’assurer que leurs assises sont toujours solides après une phase de régression provoquée par la mort. C’est la figure d’un palimpseste [8] où les mêmes processus se réécriraient sur une même feuille dans une temporalité différente.
96L’existence de mouvements régressifs dans le deuil est identifiée par S. Freud dans sa comparaison avec la mélancolie (Freud, 1915a, p. 162).
97Le choc de la mort, l’énergie psychique et somatique que nécessite le travail de deuil et les répercussions dans l’image même du corps de l’enfant endeuillé, aboutissent, via différentes expériences médiatisées par les psychothérapeutes et la psychomotricienne, à reconstruire une réalité contenante et sécurisante. Celle-ci permet alors aux enfants de questionner la différence entre le vivant et le mort, ou le destin de chaque sujet vivant voué lui-même, un jour, à perdre sa vie.
98Une réélaboration s’opère, à la fois psychique et corporelle, du lien perdu à l’autre parent aimé, en fonction de la maturité et du développement de leur appareil psychique.
99Les enfants endeuillés sont d’abord des enfants ordinaires, qu’un destin particulier plonge dans une expérience humaine, prévisible, mais trop précoce dans leur cas.
100Le dispositif de parole et corporel à médiations n’est pas une psychothérapie à proprement parler. Il agit cependant comme un espace thérapeutique car il soigne les souffrances de l’enfant et de ses proches. « Les psys, ils peuvent sauver les gens. Moi, ils ont réussi à me remonter le moral. Tous les gens qui m’entouraient m’ont aidé à ne plus être triste », dit Albert, 9 ans.
101Chaque enfant sort du deuil selon sa propre personnalité, ses propres ressources, névrotiques ou autres, chacun dans sa singularité.
102Le groupe joue un rôle certain dans la prévention de troubles psychiques futurs, surtout dans les cas de deuil par suicide [9].
103D’autres recherches devront être conduites pour prolonger nos réflexions et pallier le trop petit nombre de travaux sur ces questions selon les âges et les profils psychologiques des enfants endeuillés.
104Le travail corporel et ses différentes propositions permettent de parler de soi d’une autre façon, à partir des éprouvés, sensations et images. Les observations au cours des deux dernières années nous amènent à re-penser les perturbations de l’image du corps chez les enfants endeuillés. Nous allons poursuivre notre réflexion avec les nouveaux groupes et voir si des aspects particuliers se dégagent et donnent matière à une réflexion plus globale sur leur prise en charge.
105Le deuil mérite une attention particulière des thérapeutes dans le champ du soin psychologique et psychosomatique. Les centres de consultations médico-psychologiques, hospitaliers, les cabinets de thérapie pourraient eux aussi proposer des dispositifs groupaux et favoriser une attention particulière vers les familles.
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Mots-clés éditeurs : restauration, médiation, régression, mort, corps, deuil, symbolisation
Date de mise en ligne : 05/12/2016
https://doi.org/10.3917/clini.012.0128Notes
-
[*]
Michel Montheil, psychologue clinicien, psychothérapeute, thérapeute de couple, centre médico-psycho-pédagogique, 34, place de Verdun, 17000 La Rochelle.
montheil.psy@free.fr -
[**]
Virginie Chaudun, psychologue clinicienne, psychothérapeute, centre médico-psycho-pédagogique, 34, place de Verdun, 17000 La Rochelle, et service de pédopsychiatrie, hôpital de La Rochelle.
chaudun.virginie@neuf.fr -
[***]
Anne-Marie Pietri, psychomotricienne, centre médico-psycho-pédagogique, 34, place de Verdun, 17000 La Rochelle.
ampietri@hotmail.fr -
[1]
À quoi sert la vie ?, Jean-Claude Bertholet, Isabelle Hanus, dvd, Paris, Arte, 2002. Diffusion : fédération européenne Vivre Son Deuil.
-
[2]
« Nous tendions de toutes nos forces à écarter la mort, à l’éliminer de notre vie. Nous avons essayé de jeter sur elle le voile du silence et nous avons même imaginé un proverbe : “Il pense à cela comme à la mort” (c’est-à-dire qu’il n’y pense pas du tout), bien entendu comme à sa propre mort (à laquelle on pense encore moins qu’à celle d’autrui). Le fait est qu’il nous est absolument impossible de nous représenter notre propre mort, et toutes les fois que nous l’essayons, nous nous apercevons que nous y assistons en spectateurs. C’est pourquoi l’école psychanalytique a pu déclarer qu’au fond personne ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité » (Freud, 1915b, p. 18).
-
[3]
M. Montheil, colloque « L’enfant agité, on se calme ! », organisé par l’adei et le cmpp, La Rochelle, 26 juin 2009.
-
[4]
tdah : Trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité. has, http://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_2012647/fr/trouble-deficit-de-lattention-avec-ou-sans-hyperactivite-tdah-reperer-la-souffrance-accompagner-lenfant-et-la-famille
-
[5]
Soutenu depuis 2012 par la fondation d’entreprise ocirp dans le cadre de son action en faveur des orphelins.
- [6]
- [7]
-
[8]
« Parchemin dont la première écriture, grattée ou lavée, a fait place à un nouveau texte », Paris, Larousse, 2015.
-
[9]
N. Pernet, Étude clinique du retentissement psychique du suicide de la figure paternelle. Sur le processus d’adolescence, thèse de doctorat en psychologie, université de Poitiers, 20 novembre 2015.