Cliniques 2015/2 N° 10

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Article de revue

Entre douleur et comportement, quelle place pour la représentation ?

Pages 56 à 70

Notes

  • [1]
    Association de l’Institut de psychosomatique Pierre Marty.
  • [2]
    P. Marty a conçu l’idée des points de fixation en étendant au somatique le modèles des fixations-régressions libidinales de S. Freud.
  • [3]
    C. Smadja, « À propos des procédés autocalmants du Moi », Revue française de psychosomatique, n° 4, 1993, Paris, Puf.
  • [4]
    G. Szwec, « Les procédés autocalmants par la recherche répétitive de l’excitation », Revue française de psychosomatique, n° 4, 1993, Paris, Puf.
  • [5]
    P. Marty, « Genèse des maladies graves et critères de gravité en psycho-somatique », Revue française de psychosomatique, n° 1, 1991 Paris, Puf.
  • [6]
    M. Fain, « Préambule à une étude métapsycho-logique de la vie opératoire », Revue française de psychosomatique, n° 1, 1991, Paris, Puf.
  • [7]
    L’Institut de psychosomatique Pierre-Marty, dirigé actuellement par Claude Smadja, a pour mission de développer et transmettre les connaissances théoriques et les pratiques thérapeutiques en référence constante à la méthode psychanalytique et au corpus théorique inauguré dans les années 1950 par l’École de Psychosomatique de Paris autour de P. Marty, M. Fain, M. de M’Uzan, Ch. David. Les premiers travaux de l’École de Paris ont montré que l’apparition d’affections somatiques semble favorisée pas l’insuffisance des défenses névrotiques et que contrairement aux symptômes corporels produits par le psychisme dans les conversions hystériques, les authentiques maladies n’ont pas de signification symbolique inconsciente. De ce fait, face à la désorganisation qui agite l’ordre somatique, il va moins s’agir de retrouver le sens de la survenue de la maladie, que de le construire en séance avec le patient.
  • [8]
    M. Aisenstein, « Du corps souffrant au corps érotique : l’école de la chair », dans Revue française de psychosomatique, n° 5, 1994, Puf, p. 28.
  • [9]
    Ibid., p. 28
  • [10]
    G. Szwec (1998), Les galériens volontaires, Paris, Puf, 2013.
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« Face à sa mère trop occupée pour la regarder – occupée, il me semble, plus par ses propres symptômes que par ses propres investissements érotiques –, elle n’a eu d’autre solution que de lui dire “J’ai mal !” pour attirer son regard sur elle. »
Anne Maupas
© James Tissot, Cache-cache.

1Dans la théorie de l’économie psychosomatique, l’activité sensori-motrice ou comportement prend différentes valeurs selon qu’elle sous-tend ou favorise une activité de penser, ou à l’opposé qu’elle empêche ou barre l’accès aux activités de penser. Dans la vision évolutionniste de P. Marty, le comportement est considéré comme la voie médiane d’écoulement des excitations, à mi-chemin entre la voie psychique, voie longue, qui est le travail de représentation et la voie somatique, voie courte, qui est une décharge sans élaboration psychique. Quand la voie mentale et la voie comportementale, ne suffisent plus à endiguer la surcharge d’excitation due à un traumatisme, ce sont les appareils somatiques qui répondent aux excitations. C’est le processus de somatisation. La désorganisation somatique est plus ou moins réversible selon le niveau de mentalisation du sujet, selon l’intensité des charges traumatiques et selon la constitution durant le développement de points de fixation qui pourront assurer une résistance à l’évolution de la maladie [2].

2Le comportement englobe les activités réfléchies qui suivent notre élaboration mentale ainsi que les activités érotiques ou agressives. Le comportement sert en partie la mentalisation. Mais quand la démentalisation est à l’œuvre, le comportement perd sa qualité pulsionnelle, se transforme en contrainte à l’activité, pour devenir ce que C. Smadja [3] et G. Szwec [4] ont appelé les « procédés auto-calmants » c’est-à-dire des conduites qui cherchent à baisser le niveau d’excitation par la répétition d’une excitation tout en évacuant la pensée. Le comportement est alors répétition « au-delà du principe de plaisir » (Freud, 1920).

3La mentalisation, notion créée par P. Marty [5], définit l’aptitude de l’appareil psychique à lier l’excitation pulsionnelle à travers les systèmes de représentations, d’associations d’idées et de réflexions chargées d’affects. La mentalisation équivaut à un processus d’objectalisation et est très dépendante des relations précoces de l’enfant avec son environnement. Le niveau de mentalisation est variable d’un individu à l’autre et variable chez un même sujet. Pour P. Marty, l’obstacle principal à la mentalisation est soit une insuffisance d’organisation du préconscient, qui est un des lieux des représentations et des liaisons entre elles ; soit une saturation du préconscient due à un excès d’excitations traumatiques pouvant aller jusqu’à la mise en place d’une pensée opératoire, pensée collée à la réalité à l’opposé du discours associatif et du travail du rêve (Marty, 1991). Il parle alors de désorganisation ou d’une force contre-évolutive qui déconstruit l’organisation psychique du sujet et régresse vers des organisations fonctionnelles de moins en moins évoluées, sorte d’effacement des mécanismes de mentalisation.

4M. Fain [6], pour qui le phénomène central de constitution du psychisme est lié à l’impératif de désinvestissement du Moi de l’enfant par la mère au moment de l’endormissement, considère que les entraves à la mentalisation, résultent de l’échec plus ou moins étendu de la réalisation hallucinatoire du désir, du développement des auto-érotismes et de la représentation de l’objet absent. Le désinvestissement du système de veille nécessaire au sommeil et à la réalisation hallucinatoire dans le rêve, vise à imposer le principe de plaisir, favorise l’apport narcissique et le bon fonctionnement psychosomatique. Ce que M. Fain (1991) nomme « la démentalisation » est un arrêt de la trajectoire pulsionnelle vers son accomplissement œdipien. Ce qui entraîne une avancée du Moi par rapport à la libido appelée « prématurité du Moi », avec l’empêchement de la mise en place des auto-érotismes et la constitution d’un idéal démesuré à fonction répressive se substituant à l’organisation d’un sur-moi post-œdipien.

5Dans les séances avec les patients en psychosomatique, le comportement est très souvent évoqué. Les patients rapportent les faits de la semaine, avec plus ou moins de détails, jusqu’à parfois employer un discours opératoire, factuel, vidé d’affect. En général l’activité contribue à rehausser leur estime de soi, c’est pourquoi on retrouve la plupart du temps un surinvestissement de la motricité et une forte valorisation de l’autonomie. Ce refus de la dépendance à l’objet est sous tendu par un idéal du Moi contraignant qui interdit toutes revendications pulsionnelles. L’activité est le signe d’un refus de la passivité et de l’instauration d’un narcissisme dit phallique, qui empêche le sujet de se replier sur une position passive plaisante en présence d’un objet actif (double retournement pulsionnel).

6À d’autres moments, le comportement devient passage à l’acte en séance. Le patient agit ce qui n’a pu ou ne peut être élaboré par la parole.

7La patiente dont je vais exposer quelques fragments de cure fait partie du grand nombre de patients en psychosomatique qui présentent une irrégularité du fonctionnement mental. J’ai choisi de réfléchir à cette cure, menée à l’ipso (Institut de psychosomatique Pierre-Marty [7]), parce que les passages d’un niveau de mentalisation à l’autre pris dans le transfert, posent la question de la modalité de la relation à l’objet. Il me semble que l’enjeu contre-transférentiel a été d’accepter ses mouvements d’oscillation entre fantasmes et réalité, entre discours factuel et discours associatif, entre corps érotisé et corps douloureux, et de la suivre pas à pas dans ses allers et retours entre surinvestissement et désinvestissement de la cure, entre installation d’une névrose de transfert avec travail d’élaboration, et à l’opposé répétition agie et désorganisation somatique.

8Mme D. entre d’un pas très décidé. À peine assise elle me dit : « aujourd’hui c’est la dernière séance ». Elle ne se sent pas bien. Les douleurs sont de nouveau là. « Alors à quoi bon… » soupire-t-elle. Je n’ai pas anticipé cette rupture et me trouve prise au dépourvu.

9Ce qui inquiète le plus Mme D., c’est qu’elle ne ressent pas le manque de sa mère, morte quelques mois auparavant, alors elle pense qu’arrêter sa thérapie avec moi l’aidera à éprouver le manque dans la réalité. Elle a besoin d’agir la séparation pour éprouver la perte plutôt que de l’élaborer. La perte réelle de l’objet vient raviver chez elle des vécus traumatiques antérieurs de perte et de séparation. La voie comportementale et la voie somatique pour écouler l’excitation reprennent du terrain sur la voie psychique.

10Ai-je négligé l’impact de la perte réelle de sa mère sur le processus transférentiel ? Ai-je surestimé la qualité affective et associative des séances précédant celle-ci ?

11Toujours est-il que par la menace de ce passage à l’acte, Mme D. me rappelle à l’ordre. Elle m’avait annoncé la couleur dès notre première rencontre en me disant : « je refuse de m’attacher ! Je déteste être dépendante ». Malgré une atténuation évidente de sa tendance à la vigilance et au contrôle au cours de ses années de psychothérapie, Mme D. n’a pas baissé la garde et reprend la main sur notre relation en m’imposant une séparation. Elle a de nouveau de fortes douleurs et ne supporte plus d’être enfermée ici. Elle est sûre que je l’empêche de se réaliser, de vivre sa vie amoureuse. Il va m’être très difficile d’apaiser son agitation et de favoriser l’élaboration.

12Mme D. est venue me consulter deux ans plus tôt parce qu’elle souffrait de douleurs musculaires et articulaires diffuses dans tout le corps et présentait un état de fatigue physique et psychique généralisé. Les symptômes somatiques étaient au devant de la scène, et la psychothérapie, une prescription médicale de plus.

13Elle a décrit ses douleurs en insistant sur le fait que les médecins n’en expliquaient pas vraiment la cause et ne savaient pas bien comment les soigner. C’est la raison pour laquelle elle a accepté de venir me rencontrer pour comprendre pourquoi elle souffre depuis si longtemps.

14Ne considérant pas les douleurs comme un phénomène corporel de la conversion hystérique impliquant directement le refoulement de fantasmes incestueux, et ne les considérant pas non plus comme de simples décharges somatiques éloignant de l’objet, je me suis demandé quel statut donner à ces douleurs sans causes lésionnelles ou inflammatoires. La question de la quantité de douleur ou de la tolérance à la douleur est très individuelle et touche à la question de l’établissement du masochisme érogène primaire.

15M. Aisenstein, dans son article intitulé « Du corps souffrant au corps érotique : l’école de la chair », dans Revue française de psychosomatique, pose la question du remaniement psychique induit par la maladie et écrit : « si elle n’est pas désorganisante, c’est une question de quantité, la douleur devient souffrance, donc exigence de représentation [8] ». La nuance entre douleur et souffrance impliquerait le passage entre un niveau mettant en jeu le somatique et un niveau plus psychique. Un peu plus loin M. Aisenstein cite S. Freud dans Inhibition, symptôme et angoisse : « L’investissement de l’objet absent en nostalgie, investissement intense qui, en raison de son caractère inapaisable, ne cesse d’augmenter, crée les mêmes conditions économiques que l’investissement en douleur concentré sur l’endroit du corps lésé. Le passage de la douleur corporelle à la douleur psychique correspond à la transformation de l’investissement narcissique en investissement d’objet [9]. »

16Nous verrons que les douleurs de Mme D., quand elles ne dépassaient pas le seuil de la coexcitation, c’est-à-dire quand elles étaient associées à suffisamment de plaisir pour être supportées, ont pu être réinsérées dans la chaîne associative de la séance et être l’objet d’un travail de mise en sens en lien avec la sexualité infantile et les fantasmes originaires.

17D’emblée, les différentes expressions de la douleur de Mme D. me sont adressées. Elle entre lentement dans la pièce, soupire, fait des gestes au ralenti, accroche mon regard, parle très bas et commence par se plaindre : les douleurs, l’immense fatigue. Elle se masse les mains, les bras et les jambes. Elle bouge dans le fauteuil en faisant des grimaces de douleurs et semble avoir du mal à trouver une position confortable. Puis elle énumère les listes de choses à faire et se plaint de son travail si prenant. Mme D. se décrit comme une femme très active. Les douleurs ne l’empêchent pas de se rendre à son travail. Elle en fait même un défi « elle prend sur elle pour que ça ne se voie pas ». Elle investit beaucoup son activité professionnelle qui est le lieu de la recherche d’une reconnaissance rarement satisfaite. Elle ne se plaint pas des relations avec ses collègues ou du contenu de son travail mais de la quantité de travail qu’elle se donne elle-même. Exigeante et dure, sa mère passait des heures à la faire travailler et lui a transmis un idéal du moi difficile à tenir. L’on voit combien Mme D. s’active par souci de perfectionnisme et non, comme les « galériens volontaires » décrits par G. Szwec [10], pour vider sa pensée.

18À certains moments Mme D. se laisse aller aux associations libres et au récit de souvenirs. Mais très vite elle se demande pourquoi elle est là assise à parler de tout ça avec moi alors qu’elle a tellement de choses à faire ailleurs. Les doutes, les reproches, la lassitude, font partie de notre relation et je vais les comprendre comme des tentatives pour se dégager de la relation transférentielle très investie et de ce fait parfois menaçante. Au moment ou j’annonce la fin de la séance, elle répète cette phrase un peu ritualisée : « maintenant que j’ai dit tout ça, qu’est-ce que je vais en faire ? » Cette phrase vient annuler le sens du travail que nous faisons ensemble et signifie qu’en dehors des séances elle ne sait comment poursuivre le travail d’élaboration.

19Mais le vrai sujet de ses plaintes est sa mère. Sa mère très âgée, malade, « toute tordue et bossue, qui perd totalement la mémoire et qui ne fait que se plaindre comme une petite fille ». Elle bafouille : « Depuis des années je suis la mère de ma fille… Euh, la fille de ma mère… c’est dur à dire… la mère de ma mère ! » Mme D. est confuse et semble empêtrée dans les symptômes maternels. Elle ne peut s’empêcher de croire que ses douleurs sont un prolongement de la maladie de sa mère. Son identification aux symptômes maternels qui est décrite comme un collage qui lui éviterait la relation objectale, m’apparaît être aussi du registre de l’obsession. Mme D. rumine les pensées autour de sa mère sans pouvoir organiser de conflit. Son père, très peu évoqué, n’est pas un recours pour elle. Elle le décrit comme un père aimant mais effacé qui ne s’intéressait pas beaucoup à elle parce qu’elle était une fille. Elle n’a pas le souvenir qu’il soit intervenu pour donner son avis ou contredire sa mère. D’ailleurs elle a très peu de souvenirs le concernant. Elle se demandera souvent au cours des séances si elle n’est « pas passée à côté de lui » et si elle a fait le deuil de son père.

20Quand elle était enfant, Mme D. a été envoyée pendant plusieurs mois dans un centre de convalescence pour « reprendre des forces au grand air ». Elle se souvient de grandes pièces vides et froides. Elle ressent encore beaucoup de colère contre sa mère qui ne lui a jamais donné de signe de vie, qui l’a, dit-elle, « abandonnée là-bas ». Elle est sûre que sa mère était incapable de ressentir de l’affection ou de la tendresse pour ses enfants et qu’elle l’a « bousillée ». Cette mise à l’écart, brutale et non justifiée à ses yeux, avait provoqué en elle une rupture dans la construction interne de sa sexualité infantile. À la faveur de ses associations sur l’éloignement vécu comme un rejet, les angoisses d’abandon ont pu être reprises sur un versant plus œdipien et Mme D. a pu exprimer sa blessure d’avoir été mise à l’écart du couple parental.

21Elle se souvient qu’au retour, elle a commencé à avoir des difficultés à l’école et que sa mère la faisait travailler des heures, en l’humiliant et lui criant dessus. Aujourd’hui Mme D. a pris sa revanche en obtenant un meilleur diplôme que sa mère et un bon travail. Sa revanche, qui contient une bonne dose de ré-assurance narcissique et de rivalité œdipienne, est aussi une victoire contre son sentiment d’être l’objet passif de sa mère. Un jour, elle me raconte que sa mère lui a coupé sa belle chevelure de fille sous prétexte que porter de longs cheveux bouclés « c’est fatiguant ». Elle en était meurtrie. Je lui demande : « c’est fatiguant d’être une fille ? »

22Elle soupire : « pour ma mère apparemment… Il fallait être transparente, ne pas se faire remarquer. Elle ne m’a pas du tout appris à être féminine ». Plus tard à l’adolescence sa mère l’empêchait de sortir. Elle poursuit : « Ma mère me mettait toujours en garde contre les garçons qui allaient me courir après. Un jour je lui ai demandé d’aller à une surprise partie elle m’a dit sèchement « tu crois que tu vas danser ? Tu vas faire tapisserie ma fille ! ».

23Cette phrase l’a hantée pendant des années. L’expression « faire tapisserie » qui est utilisée par la mère comme une injonction à rester immobile au lieu de danser, annule tout mouvement à deux qui renvoit au fantasme de scène primitive. Sa mère exerçait sur elle une sorte d’emprise par l’excitation. En la maintenant enfermée chez elle, avec elle, elle excitait les désirs incestueux et lui ôtait ses possibilités de rêverie autour de ses auto-érotismes ou de la séduction. Tout signe de sa féminité naissante venait raviver chez sa mère sa propre blessure narcissique liée à la castration. Le lien homosexuel primaire en a été, de ce fait, difficile à établir. La mère de Mme D. n’a pas pu jouer son rôle de pare-excitation, et a entravé chez sa fille ses capacités hallucinatoires. Mme D. s’est beaucoup appuyée sur une imago grand-maternelle, qu’elle décrit comme une femme de caractère, très active, toujours très élégante et beaucoup plus féminine que sa mère. En somme Mme D. s’est accrochée à l’identification à une imago narcissique-phallique pour échapper à la blessure narcissique et aux angoisses de castration imposées par sa propre mère.

24Face à sa mère trop occupée pour la regarder – occupée, il me semble, plus par ses propres symptômes que par ses propres investissements érotiques –, elle n’a eu d’autre solution que de lui dire « J’ai mal ! » pour attirer son regard sur elle. Alors elle se demande avec gêne si elle n’a pas un rapport pervers à la maladie : « Parfois je voudrais être encore plus malade, avoir encore plus mal pour être reconnue ! » Mais elle se rend compte que c’est vain puisque la douleur ne se voit pas. Sa maladie est devenue un véritable enfermement : « Elle ne vit que pour ça, autour de ça et a toujours quelque chose qui ne va pas ! »

25Elle va décliner le mot « enfermement » sur plusieurs registres. Elle dit avoir été enfermée dans ses problèmes scolaires, dans son mutisme, dans le centre de convalescence, chez elle pendant toutes ces années d’enfance et d’adolescence, puis dans son mariage. En effet, elle s’est mariée très jeune, pour échapper à sa mère, avec un homme avec lequel elle a répété une relation sur le mode de l’emprise et de la manipulation. Elle l’admirait beaucoup sur le plan intellectuel, mais elle n’avait pas de relations sexuelles satisfaisantes avec lui, il la trompait et l’humiliait. Elle s’est littéralement enfuie. Seule, sans enfants, elle s’est retrouvée enfin « libre de profiter de [sa] beauté et de [sa] séduction ». Elle a eu de nombreux partenaires avec lesquels elle a répété indéfiniment le fait d’être regardée, admirée, désirée sans pouvoir construire de relation durable. Paradoxalement, c’est à cette période qu’elle se souvient d’avoir ressenti les premières douleurs. Ce qui m’amène à penser que la relation avec son mari, établie sur un mode sado-masochiste, la protégeait en partie d’une décompensation somatique.

26À la faveur de vacances, Mme D. va pouvoir élaborer ses angoisses autour du fait d’être oubliée, abandonnée (comme dans le centre de convalescence). Elle m’explique qu’elle a le projet de partir dix jours avec son ami, mais qu’elle se sent coupable de ne pas s’occuper de sa mère pendant tout ce temps. Afin d’introduire de l’affect là où elle n’évoque que des contraintes, je lui demande si elle pense que dix jours sont trop longs parce qu’elle pourrait manquer à sa mère.

27Elle est très surprise et me répond : « Manquer à qui ? À ma mère ? Je n’y ai jamais pensé. Je ne peux pas lui manquer… ses amis peuvent lui manquer… […] ma mère pense à moi uniquement quand elle a quelque chose à me demander. »

28Sa mère dit-elle est entourée par tout un groupe d’amis et peut se passer d’elle ! Elle, elle est utile à sa mère, voire utilisée par sa mère, elle doit être là pour faire des choses pour sa mère. Cette relation construite autour du « faire des choses » (la mère fait le soutien scolaire, la fille fait la garde-malade) a à voir avec le devoir, le sur-moi idéalisant et contraignant, et une sorte de compétition masochiste entre elles deux. Elles semblent l’une et l’autre enfermées dans cette « relation du faire et de la douleur » qui les prive de la relation de tendresse qui pourrait s’installer entre elles.

29Alors je lui dis : « Faire quelque chose qui pourrait garder votre mère en vie auprès de vous. » Mme D. a un vif moment d’émotion : « Oui… comment je vais faire quand elle sera morte… elle et moi on ne fait qu’une ! » Je lui fais remarquer que « faire qu’une » est un moyen pour ne pas penser à l’absence de l’autre pendant les vacances. Elle part visiblement soulagée en me disant, souriante : « J’ai deux semaines pour penser à votre absence ! »

30Au retour des vacances, elle s’installe souriante, détendue. Elle porte un chemisier de dentelle très élégant qui appartenait à sa grand-mère, nonchalamment elle remonte les manches et me lance « Je me déshabille ! ». Elle a passé une excellente semaine de vacances avec son ami. Elle s’est sentie un peu coupable d’être là à flâner au lit avec lui… « Alors que je pourrais être là seule à vous attendre » lui dis-je. Elle sourit. Depuis quelque temps elle n’a plus de douleurs. Elle se sent libérée. Elle amène un rêve : « Je devais aller rejoindre mon ami et prendre les transports. C’était loin. Et à ce moment-là je m’apercevais que j’avais mes règles. J’étais extrêmement surprise. »

31Les règles n’ont jamais été un problème pour elle. Au contraire, elle est contente de les avoir pour se sentir fonctionner comme une fille. Mme D. a besoin de la preuve réelle physique, vécu répété de la castration, pour assurer son identité sexuée.

32Comme je relève le mot « transport », elle ajoute : « Les transports amoureux ça marche bien avec mon ami ! ». Cet homme qu’elle qualifie « d’extraordinaire » la rassure, lui offre une stabilité et apaise ses tensions, même si la question de l’abandon par l’objet ou de l’objet, la taraude sans cesse et l’empêche de profiter pleinement de cette relation. Cette crainte d’être rejetée par l’objet idéalisé, qu’elle exprime pour son compagnon, m’est adressée dans le transfert mais semble à ce moment là de la cure mise au second plan. Ce qui lui permet d’organiser un transfert maternel homosexuel bien tempéré entre sexualisation et désexualisation. Autrement dit entre érotisation et courant tendre. Ce qui est le signe d’une meilleure acceptation de sa passivité et va dans le sens de l’existence, chez elle, d’un masochisme érogène.

33Ce jour-là, elle s’étonne d’être si détendue et rit en me racontant que la veille pour la première fois de sa vie, elle est arrivée une heure en retard à une réunion importante. Elle n’en revient pas de s’être montrer faillible. En plus, ce matin-là, elle qui se maquille tous les matins, était partie en oubliant de se maquiller : « Soit j’ai renoncé à séduire soit je me trouve bien comme ça ! » Il est vrai que ce jour-là, je trouve que son regard est moins noir, plus doux.

34C’est à cette période que sa mère décède et que l’équilibre précaire entre pulsionnalité et somatisation se trouve de nouveau bousculé.

35Dans un premier temps Mme D. ressent un soulagement. Les relations entre elle et sa mère s’étaient améliorées ces derniers mois et elles ont pu avoir « des conversations de femmes ». Elle a encore beaucoup à faire pour sa mère, organiser les obsèques, le tri des affaires, le déménagement, mais elle se sent libérée du « poids de sa mère malade ». Elle pense avoir enfin « grandi ».

36Pourtant, petit à petit les douleurs vont revenir accompagnées des sempiternelles questions autour de « à quoi ça sert de ressasser le passé avec vous ? ». Elle se demande comment sa mère a vécu ses dernières années seule dans la maison de retraite. Elle exprime son sentiment de culpabilité, non pas sous la forme de regret ou de faute mais sous la forme d’une appréhension par rapport à un grand vide qui la renvoie à ce qu’elle nomme « son abandon dans la maison de convalescence ». Du coup, elle interroge notre lien : « Est-ce qu’au moins je compte pour vous ? Avez-vous de la considération pour moi ? » Sa façon de m’interpeller sur la nature de notre relation me laisse penser que nous sommes en train d’élaborer la perte, jusqu’au jour où elle m’annonce sa décision « aujourd’hui c’est la dernière séance ». Est-ce ce grand vide qu’elle veut fuir en arrêtant ses séances ? Ou est-ce sa peur de l’attachement qui la pousse à partir avant de risquer de me perdre moi aussi ?

37Animée par une sorte de panique, Mme D. ne peut se départir d’un transfert maternel écrasant. Elle évoque le fait d’être sous mon influence avec une telle intensité qu’à certain moment son discours me semble quasi délirant : « Vous m’empêchez de vivre. Vous me retenez ici pour parler que de maladie au lieu de me laisser vivre ma vie. » De toute évidence, le transfert redevient le lieu de l’enfermement. Pour tenter de l’aider à se dégager de son angoisse claustrophobique et atténuer son sentiment de persécution, je lui fais remarquer qu’en interrompant ainsi ses séances, elle répète la séparation d’avec son mari qu’elle a quitté sur un coup de tête ; mari qu’elle avait choisi pour pouvoir se séparer de sa mère. Mme D. va pouvoir s’apaiser et accepter de différer un peu sa décision, d’y réfléchir et de sortir de son fonctionnement en « tout ou rien ».

38Au cours des séances qui suivent, elle me dira qu’elle veut passer à autre chose et se consacrer totalement à la relation avec son ami : « Entre vous et mon compagnon, je choisis de vivre avec lui. » C’est l’un ou l’autre, ça ne peut être les deux à la fois.

39Je lui dis : « Alors, je voudrais vous garder pour moi ou auprès de moi comme votre mère qui préférait vous imaginer en train de faire tapisserie plutôt qu’en train de danser avec les garçons. » Je lui dis qu’il est bien que nous puissions en parler plutôt que de me quitter comme si je ne pouvais supporter cette idée.

40La séparation d’avec moi dans la réalité est devenue la condition indispensable pour redonner à son corps la dimension érotique pouvant éloigner pour un temps les douleurs. C’est pourquoi, de façon sûrement optimiste, j’ai tendance à penser son souhait d’arrêter la psychothérapie comme une tentative de mise en place d’un tiers psychique. Me quitter au profit de son compagnon pouvant être compris comme « la mise en acte » (et non la mise en place) de l’hallucinatoire. Nous décidons d’un commun accord de la fin de sa thérapie. En partant Mme D. me lance : « Je sais que je peux revenir vous voir. »

41Pour conclure, je pense qu’entre douleur et comportement, le corps des patients en psychosomatique, à condition qu’il ne soit pas l’objet d’une désorganisation somatique trop importante et qu’il reste le lieu de l’expression pulsionnelle, peut constituer un appui pour amener ces patients à trouver ou retrouver, avec l’aide de la relation transférentielle, la voie de la représentation.

Bibliographie

  • Aisenstein, M. 1994. « Du corps souffrant au corps érotique : l’école de la chair », Revue française de psychosomatique, n° 5, Paris, Puf.
  • Aisentsein, M. 1999. « Des douleurs dans le rêve », Revue française de psychosomatique, n° 15, Paris, Puf.
  • Fain, M. 1991. « Préambule à une étude métapsychologique de la vie opératoire », Revue française de psychosomatique, n° 1, Paris, Puf.
  • Fain, M. ; Marty, P. ; de Muzan, M. ; David, C. 1968. « Le cas Dora et le point de vue psychosomatique », Revue française de psychanalyse, XXXII, Paris, Puf.
  • Freud, S. (1926) 1968. Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, Puf.
  • Freud, S. (1920) 1982. Au-delà du principe de plaisir, Paris, Payot, coll. « Essais de psychanalyse ».
  • Marty, P. 1991. « Genèse des maladies graves et critères de gravité en psychosomatique », Revue française de psychosomatique, n° 1, Paris, Puf.
  • Marty, P. 1991. Mentalisation et psychosomatique, Paris, Synthélabo, coll. « Les empêcheurs de penser en rond ».
  • Papageorgiou, M. 2003. « L’insoutenable légèreté du corps de la mère », Revue française de psychosomatique, n° 24, Paris, Puf.
  • Smadja, C. 1993. « À propos des procédés autocalmants du Moi », Revue française de psychosomatique, n° 4, Paris, Puf.
  • Smadja, C. 2001. La vie opératoire, Paris, Puf.
  • Szwec, S. 1998 réed. 2013. Les galériens volontaires, Paris, Puf.
  • Szwec, G. 1993. « Les procédés autocalmants par la recherche répétitive de l’excitation », Revue française de psychosomatique, n° 4, Paris, Puf.

Mots-clés éditeurs : agir, mentalisation, fibromyalgie, psychosomatique, manifestations comportementales

Date de mise en ligne : 05/10/2015

https://doi.org/10.3917/clini.010.0056

Notes

  • [1]
    Association de l’Institut de psychosomatique Pierre Marty.
  • [2]
    P. Marty a conçu l’idée des points de fixation en étendant au somatique le modèles des fixations-régressions libidinales de S. Freud.
  • [3]
    C. Smadja, « À propos des procédés autocalmants du Moi », Revue française de psychosomatique, n° 4, 1993, Paris, Puf.
  • [4]
    G. Szwec, « Les procédés autocalmants par la recherche répétitive de l’excitation », Revue française de psychosomatique, n° 4, 1993, Paris, Puf.
  • [5]
    P. Marty, « Genèse des maladies graves et critères de gravité en psycho-somatique », Revue française de psychosomatique, n° 1, 1991 Paris, Puf.
  • [6]
    M. Fain, « Préambule à une étude métapsycho-logique de la vie opératoire », Revue française de psychosomatique, n° 1, 1991, Paris, Puf.
  • [7]
    L’Institut de psychosomatique Pierre-Marty, dirigé actuellement par Claude Smadja, a pour mission de développer et transmettre les connaissances théoriques et les pratiques thérapeutiques en référence constante à la méthode psychanalytique et au corpus théorique inauguré dans les années 1950 par l’École de Psychosomatique de Paris autour de P. Marty, M. Fain, M. de M’Uzan, Ch. David. Les premiers travaux de l’École de Paris ont montré que l’apparition d’affections somatiques semble favorisée pas l’insuffisance des défenses névrotiques et que contrairement aux symptômes corporels produits par le psychisme dans les conversions hystériques, les authentiques maladies n’ont pas de signification symbolique inconsciente. De ce fait, face à la désorganisation qui agite l’ordre somatique, il va moins s’agir de retrouver le sens de la survenue de la maladie, que de le construire en séance avec le patient.
  • [8]
    M. Aisenstein, « Du corps souffrant au corps érotique : l’école de la chair », dans Revue française de psychosomatique, n° 5, 1994, Puf, p. 28.
  • [9]
    Ibid., p. 28
  • [10]
    G. Szwec (1998), Les galériens volontaires, Paris, Puf, 2013.

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