Notes
-
[1]
Ch. CHAUMONT, « Le droit des peuples à témoigner d’eux-mêmes », Annuaire du Tiers-Monde, 1976, p. 16.
-
[2]
A. ESMEIN, Eléments de droit constitutionnel français et comparé, 6e éd., 1914, rééd. Editions Panthéon-Assas, 2001, p. 1.
-
[3]
CARRE DE MALBERG, Contribution à la théorie générale de l’Etat, t. 1, Sirey, 1920.
-
[4]
Idem, t. 1, cit., p. 14.
-
[5]
G. JELLINEK, L’Etat moderne et son droit, 1911, rééd. éd. Panthéon-Assas, 2005, t. 1, p. 203-211, t. 2, p. 219-255.
-
[6]
F. BORELLA, Eléments de droit constitutionnel, Presses de Sciences Po, 2008, p. 200.
-
[7]
Idem, cit., p. 168.
-
[8]
V. en ce sens le dossier proposé par la revue Politique étrangère, « Les Etats d’Europe peuvent-ils éclater ? », hiver 2013-2014, vol. 78, IFRI.
-
[9]
Le peuple est alors davantage un donné qu’un construit. G. HERAUD précise à cet égard : « un peuple, c’est toute collectivité qui entend se conférer le caractère de peuple », « Modèle pour une application générale du droit d’auto-détermination », in Actes du colloque international de Saint-Vincent, 2-5 décembre 1979, Le droit à l’autodétermination, Presses d’Europe, 1980, p. 46.
-
[10]
F.-X. MILLET, « L’Union européenne et l’identité constitutionnelle des Etats membres », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 41, 2013, p. 218.
-
[11]
A. DIECKHOFF, La nation dans tous ses Etats. Les identités nationales en mouvement, Flammarion, 2000, p. 259.
-
[12]
A l’exemple de l’avis de la Cour suprême du Canada relatif à la sécession du Québec du 20 août 1998 ou, encore, de la sentence du Tribunal constitutionnel espagnol du 28 juin 2010 relatif au Statut d’autonomie de la Catalogne.
-
[13]
E. JOUANNET, Qu’est-ce qu’une société internationale juste ? Le droit international entre dévelop-pement et reconnaissance, Paris, Pedone, 2011, p. 173.
-
[14]
A. DIECKHOFF, op. cit., p. 278.
1La cause semble a priori entendue : il n’existe pas de statut juridique du peuple en tant qu’entité distincte de l’Etat. Cela se vérifie aussi bien en droit international public qu’en droit constitutionnel.
2En droit international public en effet, plus précisément en droit positif strict, le peuple n’existe pas : le définir juridiquement est considéré comme une tâche impossible. C’est ce que constate, notamment, Charles Chaumont, pour qui tenter une définition a priori du concept de peuple, qui viserait ainsi à l’enfermer dans une détermination abstraite, c’est négliger la « liberté concrète » du peuple. De fait et faute d’une véritable définition, l’appréhension du peuple « se fait dans le mouvement même d’un peuple, et bien entendu ce mouvement ne peut être que concret et repose sur une intensité de volonté. Il s’agit donc, non d’une caractéristique pré-déterminée mais d’une action » [1]. C’est mettre l’accent sur le caractère dynamique du peuple, dont seul le mouvement peut rendre compte. Cette détermination ouverte récuse toute imposition extérieure de la qualité de peuple. Celle-ci se révèle par l’affirmation d’une volonté intrinsèque, puissante et spécifique.
3En droit constitutionnel, il existe, sous cet aspect, une quasi-unanimité de la doctrine, à l’exemple d’Esmein :
« L’Etat est la personnification juridique de la nation ; c’est le sujet et le support de l’autorité publique. Ce qui constitue en droit une nation, c’est l’existence dans cette société d’hommes d’une autorité supérieure aux volontés individuelles » [2].
5La nation, c’est donc l’Etat organisé en pouvoir politique et tout Etat a vocation à apparaître comme une nation politiquement organisée, c’est-à-dire un Etat-nation. Il en résulte logiquement que la nation n’existe pas juridiquement en dehors de l’Etat. L’Etat est lui-même le fruit de la délégation de la souveraineté aux organes du pouvoir politique, y compris la nation, mis en place par la Constitution.
6Telle est également la position de Carré de Malberg [3] : dans la mesure où la nation est la substance humaine de l’Etat, elle tient sa consistance du fait d’être composée d’individus dotés de droits et d’obligations interchangeables, c’est-à-dire de citoyens. Ce sont eux qui constituent la nation en tant qu’entité juridique. Plus exactement, c’est la « collectivité indivisible » [4] des citoyens qui permet à l’Etat d’exister. La nation n’est que le lieu où s’assemble cette collectivité, ce qui la rend précisément « indivisible » et fournit la condition d’existence de l’Etat, en même temps que celui-ci l’exprime en la personnifiant. Ainsi l’Etat se confond avec la nation de même que, réciproquement, la nation n’existe pas juridiquement en dehors de l’Etat.
7La doctrine allemande du droit public, quoique par des cheminements différents, partage ce constat, dans la mesure où elle tend à faire de la nation un simple organe de l’Etat. Georg Jellinek est le promoteur de la théorie de la nation-organe [5] : elle n’exprime pas de volonté propre, elle est au contraire l’instrument de la volonté étatique. Mais la nation n’est pas n’importe quel organe de l’Etat. Elle participe à l’organisation constitutive de l’Etat, elle est, en tant que telle, l’organe primaire de l’Etat. Jellinek démontre, en effet, qu’il existe une hiérarchie des organes de l’Etat selon leur plus ou moins grande proximité de la structure étatique. Il existe ainsi des organes secondaires, les représentants, et des organes de votation, les électeurs. Faire de la nation l’organe primaire de l’Etat revient à dire que celle-ci se confond parfaitement avec celui-là. Rattachée directement à l’Etat-personne morale, la nation-organe tient son existence de la qualité même de la personnalité morale étatique. En un mot, la théorie de la nation-organe fait de celle-ci l’élément constitutif, au sens physiologique du terme, de l’Etat.
8La doctrine française et la doctrine allemande aboutissent donc à des conclusions identiques, qui tendent à faire de l’Etat une personne juridique une et indivisible, titulaire de la souveraineté. La nation se voit par là même dénier toute existence particulière, elle est un élément de l’Etat. Tout au plus, « La nation ne se définit pas par ce qu’elle est, mais par son agir ». Elle « est une volonté collective et une force qui va » [6].
9L’on précisera qu’au plan terminologique et ainsi entendu en droit constitutionnel, nation est synonyme de peuple au sens du droit international. En droit constitutionnel, le peuple possède un sens plus circonscrit : il est le corps électoral et ne se confond pas, par conséquent, avec la nation : il « est un organe institué détenteur de la souveraineté étatique » [7].
10Il existe donc bien une indétermination juridique du concept de peuple en droit international et en droit constitutionnel classiques, qui convergent sur ce point : le peuple du droit international apparaît avant tout comme une force agissante, la nation du droit constitutionnel une volonté en acte.
11S’il en est ainsi, c’est que le peuple/nation est d’abord un concept politique instrumentalisé : il est un concept politique, en ce qu’il appelle à la formation de l’Etat. En tant que tel, il légitime le droit à l’Etat. Il devient alors l’instrument le plus efficace de l’universalisation de l’Etat-nation. C’est, ainsi, sur le fondement de l’Etat-nation que se trouve agencé le droit international. Mais c’est aussi sur la base de l’institutionnalisation du pouvoir d’une nation unifiée et homogène de citoyens identiques et égaux que s’édifie l’Etat constitutionnel.
12Or, ce schéma, qui a structuré le droit international et le droit constitutionnel depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la chute du Mur de Berlin, est désormais remis en cause : dans la mesure où les revendications actuelles d’autonomie politique amènent à opposer le droit à l’Etat à l’Etat établi [8], il s’ensuit une remise en cause du peuple/nation tel que posé par la Constitution : ce n’est pas tant le pouvoir du peuple qui est en question – comment le pourrait-il lorsque ce pouvoir est démocratique ? – que le vouloir-être ensemble du peuple constitutionnel : il s’agit, certes, toujours d’un vouloir-vivre ensemble. Seulement, ce vouloir-vivre ensemble ne se réfère pas à une détermination juridique abstraite, mais à un « entre-nous », c’est-à-dire à une détermination identitaire.
13Au peuple politique, dans sa dimension subjective ou volontariste (I.), tradition-nellement au fondement de la structuration des sociétés politiques, succède aujourd’hui un peuple identitaire, pour ne pas dire ethnique, dans sa dimension objective, qui déstabilise les Etats-nations contemporains et interroge le fondement même du droit international et du droit constitutionnel (II.).
I – Le peuple politique
14Ainsi, l’absence de véritable définition juridique du peuple conduit à un déplacement de la question vers ce que le peuple révèle lui-même et dans quel but, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles il prend conscience de lui-même. Celles-ci ont été bien mises en évidence par la Déclaration de l’Indépendance des Etats-Unis du 4 juillet 1776 :
« Lorsque dans le cours des événements humains, il devient nécessaire pour un peuple de dissoudre les liens politiques qui l’ont attaché à un autre et de prendre, parmi les puissances de la terre, la place séparée et égale à laquelle les lois de la nature et du Dieu de la nature lui donne droit, le respect dû à l’opinion de l’humanité l’oblige à déclarer les causes qui le déterminent à la séparation (…) ».
16Et, après avoir précisé les dites causes :
« Nous, les représentants des Etats-Unis d’Amérique assemblés en Congrès général (…) déclarons solennellement, au nom et par l’autorité du bon peuple de ces colonies, que ces Colonies unies sont et ont droit d’être des Etats libres et indépendants ».
18Ce que suggère, par conséquent, la Déclaration américaine, est que chaque peuple, chaque nation, n’accède vraiment à la liberté politique qu’en se dotant d’un Etat qui lui soit propre. Ce qui importe n’est pas tant ce que le peuple dit de lui-même [9], que la proclamation de son droit à former un corps politique propre, c’est-à-dire son droit à l’Etat, ce qui justifie l’émancipation d’une collectivité humaine. C’est cette affirmation du droit du peuple à disposer librement de lui-même que le droit international traduira comme le droit à l’indépendance étatique. Car l’accession à la dignité de l’Etat est, pour un peuple dominé ou asservi, l’unique moyen d’accéder à la liberté politique.
19On sait que la Révolution française conféra à cette dynamique du droit du peuple à disposer de soi une dimension à la fois universelle et idéologique en tant qu’instrument de lutte contre toute forme de gouvernement despotique. A cet égard, c’est aux premières heures du XIXe siècle, en même temps que les guerres napoléoniennes, qu’apparaît le mot nationalité : celui-ci désigne au premier chef une communauté humaine dans son aspiration collective à vivre un même destin politique, le principe des nationalités n’exprimant rien d’autre que le droit à l’indépendance de ce groupe social ainsi spécifié.
20C’est, bien sûr, l’idée de nation, qui supporte et justifie ce droit à l’Etat, cette nation que les révolutionnaires de 1789 identifient à la liberté et dont ils feront l’instrument exclusif de leur combat contre la monarchie absolue. Et, puisqu’il s’agit de substituer une nouvelle légitimité politique au despotisme monarchique, le principe des nationalités sera convoqué en vue d’exporter l’idéologie de la souveraineté nationale et, par la même occasion, la République une et indivisible, c’est-à-dire l’Etat national. Le rationalisme et l’universalisme des Lumières, portés par le messianisme révolutionnaire, feront le reste : chaque peuple, chaque nation n’accéderait vraiment à la liberté politique qu’en se dotant d’un Etat qui lui fût propre par la vertu de la souveraineté nationale. De la sorte, le principe des nationalités représentait le point de passage obligé à l’Etat-nation, institué par là même contre l’Etat dynastique. Au reste, la terre entière, selon le vœu d’un décret de la Convention du 19 novembre 1792 décidant, au nom de la France, d’« accorder fraternité et secours à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté », était appelée à se soumettre à ce principe politique de division territoriale, en vertu duquel il doit exister autant d’Etats qu’il existe de nations. Ou encore que les frontières de chaque Etat devaient nécessairement, c’est-à-dire rationnellement, correspondre aux frontières d’une seule et unique nation. Grâce à quoi le principe des nationalités pouvait prétendre à l’universalité et s’affirmer ainsi comme le principe fondateur des relations internationales modernes. Et la mutation terminologique du principe des nationalités en droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, entre 1919 et 1945, ne changera rien à l’affaire.
21Il y a ainsi circularité : la nation de 1789, fondée sur la liberté de l’homme et du citoyen, sécrète le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, lequel produit à son tour la nation par la révélation du peuple à lui-même. En ce sens, le peuple apparaît le facteur essentiel de l’institutionnalisation de la nation. Cela tient aussi à l’enracinement commun des droits de l’homme et du droit des peuples.
22Le droit des peuples se trouve donc canalisé au profit de l’universalisation du modèle politique et juridique de l’Etat-nation. Il favorise la structuration d’une société internationale exclusivement composée d’Etats nationaux. En outre, c’est l’exercice du droit à disposer de soi qui manifeste l’être d’un peuple en tant que tel. Ce qui permet d’escamoter la question de la qualification juridique du peuple, tant en droit international qu’en droit constitutionnel : le peuple se révèle comme tel dans sa revendication de liberté politique.
23Plus précisément, cette revendication de liberté politique procède de deux types de justification, qui tendent eux-mêmes à la légitimer : la révolution nationale et la libération nationale. La première s’inscrit dans la lutte contre un pouvoir despotique. Elle correspond à une réflexion sur la nature du pouvoir politique au sein d’Etats constitués et à la décomposition des systèmes monarchiques. La seconde accompagne la faillite des politiques coloniales, avec l’accession des collectivités dominées à la maîtrise de leur propre identité par l’adoption du mode d’organisation de la société politique pratiqué par le colonisateur.
24Mais cette revendication de liberté politique témoigne aussi d’une contradiction : si le droit du peuple à la libre détermination s’entend du droit à devenir un Etat, expression la plus haute de la liberté politique, il ne peut logiquement s’exercer qu’une seule fois et, une fois accompli, ne peut concerner l’Etat désormais souverain. De là se déduit l’intangibilité de l’Etat constitutionnel, fondée sur l’institutionnalisation du pouvoir de la nation : cette institutionnalisation est légitime, dans la mesure où le peuple constitutionnel est l’expression de son droit à disposer de soi ; légitimité que matérialise l’exercice du pouvoir constituant.
25C’est pourquoi le droit du peuple à la libre détermination n’est pas sans limite : il se trouve circonscrit aux situations politiques de domination et d’asservissement. Il exprime, en ce sens, d’une part, le droit d’accéder à l’indépendance, s’agissant uniquement des peuples coloniaux et, d’autre part, le droit du peuple constitué en Etat à une souveraineté véritable, qui s’identifie au principe démocratique. Il en résulte que le droit du peuple à la libre détermination, voie d’accès à la société étatique, s’évanouit avec l’apparition de l’Etat. Une fois exercé le pouvoir constituant, il se confond avec la préservation de la souveraineté de l’Etat et devient un droit de l’Etat à sa propre conservation. Certes, la réalisation de la liberté politique imposait que des droits soient directement reconnus aux peuples subjugués afin de faciliter leur accession à l’indépendance étatique. Mais, une fois l’Etat créé, les droits formellement reconnus aux peuples sont, en fait et en droit, exercés par l’Etat.
26Toutefois, un examen attentif du cheminement et des modalités de la libre détermination des peuples au cours des deux derniers siècles, révèle que celui-ci ne s’est accompli ni d’une façon rationnelle, ni d’une façon linéaire. Pour ne considérer que le XXe siècle, de la révolution bolchevique, en 1917, à la décommunisation, à compter de 1989, en passant par le démembrement des empires centraux, en 1919, et la décolonisation, après 1945, à aucun moment la dynamique de l’autodétermination ne produira pleinement ses effets. Ce qui apparaît, en effet, c’est l’incapacité du principe de libre détermination à incarner le fondement même d’une répartition équitable des Etats et des peuples et, par conséquent, à réaliser la détermination intrinsèque et territoriale d’une collectivité humaine ; mais aussi à résoudre le problème des groupes nationaux imbriqués. Le fameux discours du président américain Wilson au Congrès des Etats-Unis du 8 janvier 1918 est bien révélateur de ces contradictions. Il estimait ainsi qu’il fallait qu’une association générale fût formée entre les nations en vertu de traités internationaux, aux fins de procurer à tous les Etats, quelle que fût leur importance, des garanties mutuelles d’indépendance politique et d’intégrité territoriale. Quelques jours plus tard, le 11 février 1918, il se faisait plus précis :
« toutes les aspirations nationales bien définies devront recevoir la satisfaction la plus complète qui puisse être accordée sans introduire de nouveaux ou perpétuer d’anciens éléments de discorde ou d’antagonismes susceptibles avec le temps de rompre la paix de l’Europe et par conséquent du monde ».
28Sans, toutefois, prendre le risque de prôner un droit généralisé à l’autodéter- mination, le réservant aux « aspirations nationales bien définies », ni de préciser qui apprécierait la pertinence de ces « aspirations nationales ». Il reste que la doctrine de Wilson comportait une contradiction de taille, qui apparaissait aux points 10 et 12 de son discours du 8 janvier 1918 :
« Aux peuples de l’Autriche-Hongrie, dont nous désirons sauvegarder et assurer la place parmi les nations, doit être accordée la plus grande latitude pour leur développement autonome » ;
30point 12 :
32C’est dire que le démembrement des empires centraux a tenu tout autant à des considérations géopolitiques qu’à la force irrépressible du principe des nationalités. Il en résulta un découplage entre le droit à une existence politique indépendante et le droit à une existence nationale propre. D’où l’élaboration de régimes de protection de populations ne partageant pas les valeurs nationales majoritaires dans les Etats issus de ce démembrement. De là date l’apparition du phénomène des minorités nationales. Le droit des minorités était ainsi conçu, dès l’origine, comme une sorte de précipité du droit des peuples à la libre détermination.
33Dès lors, le concept de peuple, que le droit international et le droit constitutionnel avaient, en quelque sorte et de concert, recouvert d’un voile d’ignorance, va se trouver investi d’une dimension substantielle et identitaire potentiellement perturbatrice de l’Etat constitutionnel et de la société interétatique contemporaines.
II – Le peuple identitaire
34La problématique minoritaire peut être considérée comme la porte d’entrée des revendications identitaires du peuple. C’est, en ce sens, la face sombre de la question de l’identité : « (…) le langage identitaire peut renvoyer à des essences immuables, destinées à marquer les différences entre Nous et les Autres » [10].
35Les minorités nationales sont une création exclusive du droit international, dans la mesure où elles résultent de l’impossibilité de réaliser partout le droit à l’Etat au nom du principe des nationalités, c’est-à-dire de faire coïncider un seul Etat avec une seule nation. Elles témoignent, sous cet angle, du caractère aléatoire de la distribution des territoires, des peuples et des Etats.
36En effet, le statut des minorités conçu au lendemain de la Première Guerre mondiale était apparu d’emblée comme une nécessité diplomatique. C’est au nom du principe des nationalités que les empires austro-hongrois et ottoman avaient été démembrés, mais ce n’est certainement pas en vertu du même principe que fut tracée la nouvelle cartographie européenne : d’un côté, les appétits territoriaux des Etats qui s’étaient rangés du côté des Alliés, attendaient d’être satisfaits en vertu d’une logique où le droit des nationalités avait peu à voir. D’un autre côté les Etats vaincus se voyaient proprement mutilés, à l’exemple de la Hongrie. En mot, cette nécessité diplomatique s’inscrivait dans le cadre dessiné par les Alliés : dans la grande tradition de la politique des Congrès du XIXe siècle, il était imposé par les vainqueurs aux vaincus, voire aux Etats nouvellement créés. De fait, les traités de minorités qui en résultèrent apparaissaient comme l’expression de la Realpolitik. Ce vice congénital fut le symptôme même de leur échec, faute d’une véritable garantie juridique internationale apte à susciter l’adhésion des Etats concernés.
37Après 1945, c’est un système d’ensemble de la protection des droits de l’homme qui se substitua à l’approche collective du phénomène minoritaire, rendue responsable de l’exacerbation des nationalismes raciaux d’entre les deux guerres. Mais cela ne saurait suffire à expliquer le changement de perspective ainsi opéré par rapport à la période antérieure. On ne saurait, en effet, sous-estimer le fait que la Charte des Nations Unies va consacrer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes comme une norme du droit international public, occultant, par là même, le phénomène minoritaire. Mais au moment même où le droit international accueillait le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, il s’efforçait paradoxalement d’en réduire le champ d’application sous prétexte d’en faire le ressort exclusif de la décolonisation.
38Synonyme de droit à l’indépendance étatique, le droit des peuples allait ainsi devenir le plus sûr garant de la société internationale des Etats, ne laissant ainsi d’autre choix aux minorités nationales que l’assimilation à l’Etat établi ou la sécession. Sauf à considérer que, lorsqu’un peuple est soumis à une sujétion, à des violences, qui rendent sa situation comparable à celle d’un peuple colonisé, le droit à l’indépendance doit lui être reconnu à l’encontre de l’Etat qui a violé l’égalité des droits des peuples et, plus largement, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais dès lors que l’Etat décolonisé s’identifie au peuple colonisé, le peuple ne peut plus concurrencer l’Etat comme un autre sujet du droit international et redevient un simple élément de l’Etat. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui avait servi de levier pour l’accession à l’indépendance, se trouve finalement confisqué par ce même Etat au nom du droit à sa propre conservation. C’est ce qui explique que la réalité du peuple, en dernière analyse, se trouve dominée exclusivement par les rapports de force. De fait, en droit international, une sécession n’est consacrée que par sa réussite, c’est-à-dire par l’effectivité. En toute logique, la réduction du droit à l’autodétermination à un droit à la décolonisation et le droit de l’Etat établi à sa propre conservation, tendent à ramener celui du peuple à disposer de lui-même au droit à devenir un Etat. Ce qui aboutit à privilégier le dogme de la préservation de l’unité de l’Etat et de la nation. Dans ces conditions, la protection des minorités est perçue comme une atteinte à la stabilité de l’Etat.
39Néanmoins, c’est en raison des contradictions provoquées par l’application du droit des peuples, tout comme le principe des nationalités auparavant, que les minorités pourront à nouveau être réintroduites dans la pratique des Nations Unies. Surtout, comme en 1919, ce sont des considérations de fait, tenant à la disparition des Etats multinationaux soviétique et yougoslave, après 1989, qui sont à l’origine de la résurgence de la question des minorités et des tentatives d’élaboration d’un système ordonné de protection, principalement en Europe. D’un point de vue géopolitique, en effet, les Etats issus de cette disparition furent propices à l’éclosion de minorités nationales, le phénomène ne manquant pas de s’étendre, par contagion, aux Etats établis. Dans le même temps, l’on a assisté à la multiplication des règles juridiques internationales relatives aux processus constituants nationaux et à l’organisation constitutionnelle des Etats. Il en est résulté une interaction croissante du droit international et du droit constitutionnel.
40Plus largement, l’institutionnalisation d’une collectivité politique unifiée et homogène de citoyens égaux et indifférenciés, à quoi se reconnaît le projet de l’Etat-nation, se trouve désormais remise en question sous l’effet de revendications identitaires d’ordre ethnique, linguistique ou religieux. Ce phénomène se manifeste de diverses manières, en sus des minorités nationales proprement dites.
41On y trouve d’abord la question des peuples autochtones. Leur identité, ancrée dans l’histoire et la tradition, est ce que les peuples concernés en disent : elle n’est pas configurée par une reconnaissance constitutionnelle unilatérale de l’Etat. Au Canada, par exemple, l’intégration des peuples autochtones à l’ordre juridique canadien emprunte la voie de « traités » ou d’accords. Ce ne sont pas des actes du droit international public, même si la ratification par le parlement est présentée comme la réception d’un instrument bilatéral. Mais il s’agit avant tout d’attester l’égalité juridique des « parties », ce qui aboutit à la reconnaissance officielle de l’identité des peuples autochtones. En l’occurrence, le rôle de l’organe législatif est purement passif : il se borne à entériner des accords politiques préalablement conclus entre les protagonistes. Dans une certaine mesure et s’agissant de la Nouvelle-Calédonie, l’Accord de Nouméa de 1998 relève d’une situation comparable.
42On trouve ensuite la question des peuples infra-nationaux, qui s’inscrivent eux-mêmes dans une dialectique de l’autodétermination/sécession et de l’intégrité territoriale de l’Etat. Il s’agit souvent de collectivités qui bénéficient, au sein de l’Etat, d’un statut d’autonomie territoriale. Ce dernier devient le prétexte d’une revendication d’autodétermination politique par des nations sans Etat, à l’exemple de la Catalogne, dont l’exécutif de cette Communauté autonome d’Espagne entend organiser un référendum d’autodétermination à l’automne 2014.
43On trouve enfin la situation des « nations pluriétatiques », que révèle la problématique constitutionnelle du « droit de regard ». Il faut entendre par là le fait, pour les minorités concernées, de se trouver sous les feux croisés d’une double identité, revendiquée par deux Etats-nations : la nation étatique et la nation d’origine. A cet égard, la Hongrie en représente l’exemple paradigmatique, dans la mesure où elle a érigé ce « droit de regard » en un principe constitutionnel :
« Compte tenu du fait qu’il n’existe qu’une seule et unique nation hongroise, la Hongrie est responsable du sort des Hongrois vivant au-delà de ses frontières ; elle soutient leur effort pour préserver leur identité hongroise, l’affirmation de leurs droits individuels et collectifs, l’établissement de leurs organes d’auto-gouvernement et leur développement au sein de leur pays d’origine et promeut leur coopération entre elles et avec la Hongrie ».
45De là découle la volonté d’établissement d’une relation juridique particulière entre les organes étatiques et les nationaux par-delà la conception classique nationalité/citoyenneté. Cette volonté est justifiée par une conception culturelle, pour ne pas dire ethnique, de la nation hongroise. Au plan juridique, cette conception s’est incarnée dans la Loi sur le Statut (19 janvier 2001, modifiée en 2003). Elle s’articule autour d’une définition de la « nationalité hongroise » qui entraîne certaines facilités matérielles pour ses bénéficiaires, c’est-à-dire les personnes possédant un « certificat de nationalité hongroise », exclusivement délivré par les missions diplomatiques et consulats de la République de Hongrie. Ce certificat est donc constitutif d’un statut juridique de national hongrois.
46L’on a ainsi affaire à une démarche unilatérale, fondée sur la seule Constitution et qui aboutit à faire produire un effet extraterritorial à l’appartenance nationale, contraire aux dispositions de traités bilatéraux de bon voisinage que la Hongrie a pourtant conclus avec ses voisins. Il s’ensuit une dissociation de la nationalité, au sens ethnique d’une appartenance nationale, et de la citoyenneté, au sens juridique et politique d’appartenance à l’Etat-nation. On en voudra pour preuve la loi du 1er janvier 2011 visant à « réunifier la nation hongroise », laquelle entend accorder la nationalité hongroise aux minorités magyares des pays voisins.
47Dans ses différentes déclinaisons, ce type de revendication identitaire pose au constitutionnalisme libéral un redoutable problème : il tend à récuser a priori la détermination constitutionnelle de la base humaine et territoriale de l’Etat, à laquelle il oppose une légitimité historique propre. Cette dernière configure à son tour la base juridique du projet « nationaliste », tout entière déterminée par une conception historique de la constitution. Par définition, celle-ci se situe en dehors du cadre dessiné par la constitution positive. Elle entraîne une remise en cause du fondement contractualiste du constitutionnalisme libéral écrit au nom d’une conception traditionnaliste de la constitution, soutenue, en leur temps, par les auteurs de l’Ecole contre-révolutionnaire : la souveraineté ne réside ni dans le peuple ni dans la nation, mais dans leurs institutions forgées par l’histoire et la tradition. C’est au nom d’une légitimité historique supérieure, d’un déterminisme de la culture d’origine, et non pas de la contestation d’un pouvoir politique oppresseur, que le peuple identitaire récuse la légitimité rationaliste et consensuelle du constitutionnalisme libéral et oppose à la constitution décidée, expression de la rationalité du pouvoir constituant, la constitution constatée, expression historique de la particularité du peuple concret.
48Il s’agit bien là d’une question de légitimité, dans la mesure où le peuple politique et constitutionnel de l’Etat national est l’expression du droit à disposer de lui-même par l’exercice du pouvoir constituant. Or, la doctrine de la constitution historique récuse, par définition, le pouvoir constituant.
49En posant ainsi la question de la divisibilité des Etats, des nations et des peuples, le peuple identitaire interroge aussi les fondements mêmes du droit international public. En contestant les Etats existants en dehors des situations historiques qui ont légitimé le droit des peuples, il met en cause le caractère compensatoire de ce dernier, en ce qu’il ne peut s’exercer que dans un contexte d’iniquités persistantes. Il se prévaut alors d’un « droit originel », « imprescriptible, qui appartient à tout groupe qui est en mesure de rassembler, sur un territoire donné, une majorité favorable à la séparation d’avec l’Etat établi » [11]. Le droit à l’autodétermination devient un droit naturel et justifie à son tour un droit perpétuel de sécession.
50Certes, le pire n’est jamais sûr. Pour l’heure, ces aspirations identitaires ne se sont pas encore concrétisées et l’Etat constitutionnel s’est efforcé de les endiguer en s’appuyant, notamment, sur la justice constitutionnelle [12]. Mais le droit international ne s’en trouve pas moins questionné, au regard de l’exigence du respect de la démocratie constitutionnelle et de l’Etat de droit quant à l’exercice du droit à l’Etat. D’autant qu’il tolère lui-même aujourd’hui une certaine perméabilité aux revendications identitaires. C’est toute l’ambiguïté du « droit international de la reconnaissance » au sens où l’entend Emmanuelle Jouannet et qui se développe autour de trois axes : la reconnaissance de la diversité des cultures, des droits des minorités et des peuples autochtones, des « torts infligés dans le passé et de la réparation des crimes historiques » [13]. Même si ce « droit international de la reconnaissance » possède à l’heure actuelle une faible normativité, il n’en témoigne pas moins, sous cet aspect, d’une profonde ambivalence.
51C’est au prisme de cette ambivalence qu’il convient d’apprécier les réponses apportées par le droit international aux manifestations identitaires, soit qu’elles posent le problème de l’exercice du pouvoir constituant par la « communauté internationale » ; soit qu’elles témoignent des contradictions du droit international des minorités au regard de la tentative d’en faire un élément d’une répartition équitable de l’autorité souveraine de l’Etat ; soit, plus largement, qu’elles réactivent la vieille dialectique de l’universalisme et du particularisme.
52Si l’on considère, de surcroît, que cette résurgence des identités pré-politiques, qui s’exprime par l’enfermement sur Soi et rejet de l’Autre, n’épargne pas les nations majoritaires dans l’Etat établi, c’est bien le spectre d’une « ethnicisation générale de la vie internationale » [14] sur fond de crise de l’Etat-nation qui se profile à l’horizon et qui pose autant de défis au droit international et au droit constitutionnel.
Notes
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[1]
Ch. CHAUMONT, « Le droit des peuples à témoigner d’eux-mêmes », Annuaire du Tiers-Monde, 1976, p. 16.
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[2]
A. ESMEIN, Eléments de droit constitutionnel français et comparé, 6e éd., 1914, rééd. Editions Panthéon-Assas, 2001, p. 1.
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[3]
CARRE DE MALBERG, Contribution à la théorie générale de l’Etat, t. 1, Sirey, 1920.
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[4]
Idem, t. 1, cit., p. 14.
-
[5]
G. JELLINEK, L’Etat moderne et son droit, 1911, rééd. éd. Panthéon-Assas, 2005, t. 1, p. 203-211, t. 2, p. 219-255.
-
[6]
F. BORELLA, Eléments de droit constitutionnel, Presses de Sciences Po, 2008, p. 200.
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[7]
Idem, cit., p. 168.
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[8]
V. en ce sens le dossier proposé par la revue Politique étrangère, « Les Etats d’Europe peuvent-ils éclater ? », hiver 2013-2014, vol. 78, IFRI.
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[9]
Le peuple est alors davantage un donné qu’un construit. G. HERAUD précise à cet égard : « un peuple, c’est toute collectivité qui entend se conférer le caractère de peuple », « Modèle pour une application générale du droit d’auto-détermination », in Actes du colloque international de Saint-Vincent, 2-5 décembre 1979, Le droit à l’autodétermination, Presses d’Europe, 1980, p. 46.
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[10]
F.-X. MILLET, « L’Union européenne et l’identité constitutionnelle des Etats membres », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 41, 2013, p. 218.
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[11]
A. DIECKHOFF, La nation dans tous ses Etats. Les identités nationales en mouvement, Flammarion, 2000, p. 259.
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[12]
A l’exemple de l’avis de la Cour suprême du Canada relatif à la sécession du Québec du 20 août 1998 ou, encore, de la sentence du Tribunal constitutionnel espagnol du 28 juin 2010 relatif au Statut d’autonomie de la Catalogne.
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[13]
E. JOUANNET, Qu’est-ce qu’une société internationale juste ? Le droit international entre dévelop-pement et reconnaissance, Paris, Pedone, 2011, p. 173.
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[14]
A. DIECKHOFF, op. cit., p. 278.