Notes
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[1]
A. CAMUS est né le 7 novembre 1913 à Mondovi, en Algérie.
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[2]
V. le Tome IV de l’édition de la Pléiade des œuvres complètes de Camus, 2008, p. 293-394.
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[3]
P. 391.
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[4]
M. LAURIOL, Le fédéralisme et l’Algérie, Paris, La Fédération, 1958, 37 p. ; v. aussi, du même auteur, « Le Fédéralisme personnel », Le Monde, 4 novembre 1957. M. LAURIOL (1916-2006), participa à l’élaboration de la Constitution de 1958 en tant que membre du Comité consultatif constitutionnel. Député UDR en 1973, il fut ensuite sénateur RPR (1986-1995).
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[5]
O. TODD, Albert Camus. Une vie, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1999, p. 984.
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[6]
Outre le décret du 28 mars 1792, précité, on peut mentionner l’arrêté du 5 novembre 1830 promulguant le Code civil au Sénégal, la loi du 24 avril 1833 accordant la jouissance des droits civils et politiques à toute personne libre, des instructions de 1848 accordant le droit de vote à tous les indigènes des colonies, suite à l’abolition de l’esclavage par le décret du 27 avril 1848.
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[7]
Mais il faut se garder de confondre souveraineté nationale et souveraineté territoriale. En théorie, la représentation des indigènes dans la métropole n’est pas possible parce que la souveraineté française sur les colonies est territoriale et non pas nationale. Les indigènes ne sauraient donc participer à l’exercice d’une souveraineté qu’ils ne possèdent pas eux-mêmes.
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[8]
F. BORELLA, L’évolution politique et juridique de l’Union française depuis 1946, Thèse Droit, Nancy, 1958, p. 22.
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[9]
« Tous les ressortissants des territoires d’outre-mer ont la qualité de citoyen, au même titre que les nationaux français de la métropole ou des territoires d’outre-mer. Des lois particulières établiront les conditions dans lesquelles ils exercent leurs droits de citoyens ».
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[10]
Ainsi de l’instauration du double collège électoral qui, s’il fut supprimé par la loi du 23 juin 1956 pour l’Afrique, subsista en Algérie jusqu’à la loi du 5 février 1958 ; v. sur ce point F. BORELLA, L’évolution politique et juridique de l’Union française depuis 1946, op. cit., p. 187.
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[11]
J.-L. QUERMONNE, « Les perspectives institutionnelles de la décolonisation en Algérie », RFSP, 1957, p. 531.
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[12]
J.-L. QUERMONNE, « Le problème de la cohabitation dans les sociétés multicommunautaires », RFSP, 1961, p. 29-59.
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[13]
J.-L. QUERMONNE, « Le problème de la cohabitation dans les sociétés multicommunautaires », p. 34.
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[14]
J.-L. QUERMONNE, « Les perspectives institutionnelles de la décolonisation en Algérie », art. cit., p. 532.
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[15]
Art. cit., p. 538. On notera que Camus s’était intéressé, dès avant la Seconde Guerre mondiale, à la réalité économique algérienne, comme le montrent les articles liminaires rassemblés dans ses Chroniques algériennes.
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[16]
Id., p. 543.
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[17]
Ibid., p. 548.
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[18]
Ibid., p. 557.
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[19]
Ibid., p. 563.
-
[20]
La Constitution sud-africaine de 1983 en fut l’illustration caricaturale en institutionnalisant la politique d’apartheid et en se fondant sur la séparation ethnique, la classification raciale et le rejet des noirs. La population était ainsi structurée en cinq groupes raciaux principaux : blancs, métis, indiens, noirs des « bantoustans » et noirs des centres urbains. Les trois premiers étaient répartis en trois assemblées « représentatives » séparées et gérant de façon autonome leurs affaires propres, tout en participant conjointement à la gestion des affaires d’intérêt commun, les deux derniers étant rassemblés dans des « bantoustans ». Il s’agissait de regroupements des populations noires par affinités ethniques sur des territoires auxquels l’Afrique du Sud entendait octroyer l’ « indépendance » à plus ou moins brève échéance, l’objectif étant aussi d’y rattacher tous les noirs des centres urbains. Cela aboutissait à faire des noirs des étrangers dans leur propre pays : une fois rattachés à un bantoustan indépendant, en effet, ils perdaient la citoyenneté sud-africaine.
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[21]
Id., p. 566.
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[22]
Ibid., p. 567.
-
[23]
Le Fédéralisme et l’Algérie, cit.
-
[24]
M. LAURIOL, Le Fédéralisme et l’Algérie, cit., p. 9.
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[25]
« Les perspectives institutionnelles de la décolonisation en Algérie », art. cit., p. 568.
-
[26]
M. LAURIOL, cit., p. 15.
-
[27]
Id., p. 17.
-
[28]
Ibid., p. 17-18.
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[29]
Ibid., p. 18.
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[30]
Plus précisément, ce système dérivait de l’ancien principe de la personnalité des lois pratiqué par le droit coutumier germanique. Le principe de personnalité devait coexister avec le droit romain pendant plusieurs siècles, avant que la sédentarisation des populations sur des territoires différenciés ne finît par provoquer l’unification du droit privé.
-
[31]
On trouvera un résumé de ses idées et une évocation de ce modèle théorique d’organisation politique multinationale basée sur l’autonomie personnelle in K. RENNER, La nation, mythe et réalité, trad. française, Presses universitaires de Nancy, 1998, 134 p.
-
[32]
Le droit positif a enregistré deux tentatives d’application du principe de personnalité : la première, en Lituanie, en vertu d’une loi spéciale du 10 janvier 1920, autorisant les communes juives à s’organiser sur cette base, même si l’expérience tourna court dès 1925, en raison de la montée en puissance du fascisme. La seconde eut lieu en Estonie, aux termes d’une loi du 12 février 1925, introduisant le registre de nationalité et reconnaissant la personnalité morale aux minorités nationales estoniennes, représentées par un Conseil culturel de chaque nationalité, dont les compétences concernaient essentiellement les questions linguistiques. Ce texte a été largement repris par la loi sur l’autonomie culturelle des minorités nationales du 25 octobre 1993. Ce dernier exemple montre que la disparition de l’empire soviétique s’est aussi accompagnée d’une redécouverte des conceptions de Renner. Ainsi la Hongrie s’est-elle dotée d’une loi sur les minorités nationales et ethniques, partiellement inspirée du principe de personnalité (7 juillet 1993).
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[33]
Telle fut la solution adoptée par la minorité blanche de la colonie britannique de la Rhodésie (aujourd’hui Zimbabwe), en 1965.
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[34]
S’agissant de la communauté musulmane, cela concernait plus précisément le droit des personnes.
-
[35]
M. LAURIOL, cit., p. 26.
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[36]
M. LAURIOL constatait également que la solution au problème algérien heurtait « les principes les plus essentiels du droit public français » : « Un Etat comme le nôtre qui fait de l’identité des hommes la condition de leur égalité politique, qui subordonne son unité à son uniformité, qui assimile la République tout entière à la seule métropole, est forcément inapte à remplir sa mission, car il n’y a pas de place en lui pour les dissemblances », « Le Fédéralisme personnel », Le Monde, 4 novembre 1957.
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[37]
Id., p. 30-31.
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[38]
J.-L. QUERMONNE, « Les perspectives institutionnelles de la décolonisation en Algérie », art. cit., p. 567.
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[39]
Id., p. 568.
1Le centenaire de la naissance d’Albert Camus [1] est l’occasion de revenir sur l’un des moments les plus douloureux, les plus controversés et les plus incompris de son action politique et intellectuelle. Sans doute parce qu’il touchait au plus profond de son être même et mettait en question le ressort de sa vocation d’écrivain, comme en témoigne la parution posthume de son œuvre inachevée, Le Premier Homme, en 1994. Il s’agit, bien sûr, de son positionnement politique dans le contexte de la décolonisation algérienne, tel qu’exprimé par les textes et articles rassemblés en 1958 dans Actuelles III – Chroniques algériennes [2].
2Or, un publiciste, aujourd’hui encore, ne peut demeurer indifférent à la solution institutionnelle alors esquissé par Camus en vue de résoudre l’équation algérienne dans le cadre de la souveraineté française. Dans l’article intitulé « L’Algérie nouvelle » [3], le récent prix Nobel de Littérature suggérait, en effet, une organisation de nature fédéraliste à destination de sa terre natale. Mais il s’agissait d’un fédéralisme d’un genre particulier, adapté à la situation d’un territoire habité par des populations entremêlées, quoique d’origine différente et d’importance numérique très inégale. Face à cette réalité humaine, le fédéralisme territorial classique apparaissait inopérant.
3De fait et sans pour autant renoncer à la perspective fédérale, « puisque la fédération est d’abord l’union des différences », Camus reprenait à son compte une variante du fédéralisme fondée sur le principe de personnalité. S’inspirant en cela du projet d’un professeur de la Faculté de Droit d’Alger et député SFIO, Marc Lauriol [4], il écrivait : « [Contrairement à la Suisse], l’Algérie offre l’exemple rarissime de populations différentes imbriquées sur le même territoire. Ce qu’il faut associer sans fondre (…), ce ne sont plus des territoires mais des communautés aux personnalités différentes ».
4Et de préciser les modalités de représentation politique de cette union différenciée au sein du parlement national français : principe de proportionnalité pour l’élection des députés d’Algérie, répartis en deux sections (une section métropolitaine et une section musulmane) ; gestion autonome des affaires propres à chaque communauté et cogestion des affaires communes. Mais Camus était aussi bien conscient du fait qu’un tel schéma heurtait le socle de valeurs sur lequel reposait la République française depuis la Révolution : « contrairement à tous nos usages, contrairement surtout aux préjugés solides hérités de la Révolution française, nous aurions consacré au sein de la République deux catégories de citoyens égales mais distinctes. De ce point de vue, il s’agit d’une sorte de révolution contre le régime de centralisation et d’individualisme abstrait issu de 1789, et qui à tant d’égards, mérite à son tour le titre d’Ancien Régime ». Au reste, ce système pourrait préfigurer l’esquisse d’un « Commonwealth français » où, comme l’écrivait encore Camus, « viendraient s’harmoniser les pays du Maghreb comme ceux de l’Afrique noire ». Mais il allait encore plus loin : « Il importe de voir que ce système n’est pas incompatible non plus avec les institutions européennes qui pourraient naître à l’avenir ».
5L’on sait que c’est une tout autre voie qu’emprunta la décolonisation algérienne, fidèle en cela à l’idéologie de l’indépendance nationale portée par la conception et la pratique onusienne du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Si cette issue s’accomplit sans Camus, mort prématurément en janvier 1960, il ne fait pas doute que sa démarche et ses propos étaient au rebours d’une histoire au sens univoque. Il n’est donc pas étonnant que l’un des biographes de Camus rappelât que les proches de l’écrivain avaient qualifié d’ « idée farfelue », parfaitement irréaliste, son ralliement au fédéralisme personnel [5].
6Le moment paraît pourtant venu d’apprécier avec plus d’objectivité la pertinence des propos de Camus et, plus largement, l’évocation du fédéralisme personnel, à l’heure des mutations des territoires de l’Etat et de leur mise en réseau ; à l’heure, aussi, de l’accroissement des phénomènes migratoires. Non que celui-ci représentât une panacée mais, à tout le moins, une solution alternative à l’identification sans nuance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes au droit exclusif à devenir un Etat.
7Il importe, pour cela, de situer le processus de la décolonisation algérienne dans le cadre de la politique coloniale française et de ses aspects institutionnels (I.), avant de s’attacher plus précisément au fédéralisme personnel (II).
I – Le système colonial français et la décolonisation algérienne
8Tel qu’il apparaît dans les textes constitutionnels, le système colonial français peut se résumer en un mot : assimilation, dans l’esprit de la grande tradition révolutionnaire d’édification d’un pays multiracial mais unitaire, en intégrant les territoires et assimilant les hommes.
9La politique d’assimilation en matière coloniale est la conséquence de la proclamation de l’égalité des citoyens par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, dont les droits inhérents doivent s’appliquer à tous les hommes, quelle que soit la couleur de leur peau et quel que soit le lieu où ils vivent. Aussi un décret du 28 mars-4 avril 1792 prévoit la représentation des colonies à l’Assemblée nationale et concède les droits politiques à tous les hommes libres, plaçant sur un pied d’égalité les hommes de couleur et les blancs. La Constitution du 5 fructidor An III (22 août 1795) départementalise les colonies (article 7) qui « sont partie intégrante de la République et sont soumises à la même loi constitutionnelle » (article 6). La Constitution du 4 novembre 1848 confirme la suppression de l’esclavage (article 6), départementalise l’Algérie (article 109) et rétablit la représentation des colonies à l’Assemblée nationale (article 21). Après la chute de Napoléon III, des décrets des 10 et 15 novembre 1870 convoquent les collèges électoraux des colonies afin de participer avec ceux de la métropole à l’élection d’une Assemblée nationale constituante. Les Lois constitutionnelles et organiques de 1875 vont dans le même sens : notamment, l’article 2 de la Loi constitutionnelle du 24 février 1875 relative à l’organisation du Sénat, prévoit que « (…) les trois départements de l’Algérie, les quatre colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion et des Indes françaises éliront chacun un sénateur ».
10Le rapprochement de ces différentes dispositions ne doit pas pour autant inciter à conclure à un continuum historique de la politique coloniale française. Au contraire, chaque époque procède à une approche multiforme du phénomène colonial. Les textes de 1790-1791, par exemple, sont favorables à une politique d’autonomie débouchant logiquement sur une large décentralisation administrative. Ainsi un décret du 24 septembre 1791 crée dans les colonies des assemblées locales ayant pouvoir de faire notamment des lois concernant le statut politique des hommes de couleur libres comme non libres. Près d’un demi-siècle plus tard, une loi du 24 avril 1833 crée des conseils coloniaux élus qui légifèrent par voie de décrets coloniaux. Un sénatus-consulte du 3 juillet 1861 abolit le pacte colonial et établit un régime de liberté douanière, tandis qu’un second du 4 juillet 1866 étend les pouvoirs des conseils généraux.
11La même période comporte aussi des tendances à l’assujettissement, c’est-à-dire à l’organisation du système colonial au seul profit des intérêts du colonisateur : tel était le rôle des compagnies à charte sous l’Ancien Régime, entreprises commerciales orientées vers la réalisation d’un objectif économique. La politique d’assujettissement se caractérise notamment par un régime législatif et réglementaire particulier (article 91 de la Constitution du 24 frimaire An VIII ; article 73 de la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814 ; article 64 de la Charte constitutionnelle du 14 août 1830), la suppression de la représentation politique dans les assemblées locales et à l’Assemblée nationale (Constitution du 14 janvier 1852 ; un sénatus-consulte du 3 mai 1854 a introduit le régime des décrets, tout en créant aussi des conseils municipaux et généraux à la Martinique, la Guadeloupe et la Réunion).
12Même si les textes constitutionnels français, jusqu’à la fin du XIXe siècle, accordent aux colonies une place relativement restreinte en fonction de leur rôle secondaire dans la vie politique française de l’époque, il existe néanmoins un lien entre l’idéal révolutionnaire d’égalité formalisé dans la souveraineté nationale et la politique d’assimilation prônée à l’égard des colonies. Mais cette dernière ayant été territorialement limitée, un tel constat devait demeurer au niveau des principes, des intentions.
13S’agissant plus particulièrement de leur organisation, les colonies françaises sont alors soumises au régime de l’administration directe : des fonctionnaires métropolitains, civils ou militaires, se voient confier les pouvoirs administratifs au niveau le plus bas possible. Ainsi se trouve assurée l’unité de gestion grâce à la technique de la déconcentration. Il n’y a donc pas d’intermédiaire entre les chefs de l’administration et les populations locales. Simplement, au niveau le plus bas, on retrouve les chefs indigènes adjoints des administrateurs métropolitains. En réalité, la diversité de l’organisation administrative locale est également le reflet des incertitudes quant au choix d’une politique coloniale, sans oublier le type de colonie administrée.
14L’on peut retrouver les mêmes hésitations à l’examen du statut des personnes, dans la mesure où les intentions proclamées dans les textes ne se sont guère répercutées sur la réalité. Ainsi, jusqu’au milieu du XIXe siècle, la tendance à l’assimilation s’accompagne de l’octroi des droits politiques aux indigènes des colonies [6]. Elle vise, en fin de compte, à une identification totale des indigènes aux citoyens métropolitains.
15Mais les principes révolutionnaires se révélèrent en fait inapplicables, principalement dans les colonies dotées d’une forte population indigène structurée autour d’un système normatif ou coutumier spécifique. Réservant alors l’acquisition de la qualité de citoyen français à la naturalisation individuelle avec agrément de l’administration, la politique coloniale française s’efforça de concilier les principes et la réalité. La distinction entre nationalité et citoyenneté exprima cette tentative de conciliation.
16La nationalité signifie l’appartenance à la nation. Au sens large, elle englobe tous ceux qui relèvent de la souveraineté française [7]. Au sens étroit, elle s’identifie à la qualité de citoyen, laquelle se caractérise par la jouissance des droits civils et politiques. Les citoyens français sont donc nécessairement nationaux français, mais l’inverse n’est pas vrai, c’est-à-dire que les nationaux français ne sont pas forcément citoyens français. Dans ce dernier cas, la nationalité française, qui correspond à la qualité de sujet français, est réductrice et s’appréhende négativement : elle se caractérise par l’absence de droits publics inhérents à la qualité de citoyen et, par conséquent, à la soumission au statut personnel : « il est donc faux de parler d’assimilation collective par l’accession des indigènes à la dignité de citoyens » [8].
17Mais dès la fin de la période révolutionnaire, la notion de citoyenneté ne signifie plus seulement participation à l’exercice du pouvoir politique : elle implique de surcroît soumission à l’ensemble du droit français, y compris le Code civil. La qualité de national français recouvre donc, à la fin du XIXe siècle, une double exclusion : du statut privé français et de l’exercice des droits politiques, dont le droit de suffrage qui en découle. Les textes de 1946, oscillant entre assimilation et autonomie, ne firent que renforcer l’ambiguïté des définitions juridiques.
18La loi du 7 mai 1946 admettait à la Cité française tous les indigènes. Constitutionnalisée, elle devint l’article 80 de la Constitution du 27 octobre 1946 [9]. Il s’agit bien là d’une disposition assimilationniste. Mais l’article 82 précisait : « les citoyens qui n’ont pas le statut civil français conservent leur statut personnel tant qu’ils n’y ont pas renoncé. Ce statut ne peut en aucun cas constituer un motif pour refuser ou limiter les droits et libertés attachés à la qualité de citoyen français ». Cette disposition opérait un retour à la conception révolutionnaire de la citoyenneté, sorte de personnalité politique, puisqu’elle est exactement synonyme de jouissance des droits et libertés publics. En dissociant la citoyenneté française de la soumission au « statut civil français », la Constitution de 1946 se démarquait d’une véritable assimilation à la nation française, dans la mesure où la diversité des statuts personnels n’empêchait pas de bénéficier de la citoyenneté française. La France fut ainsi le seul pays au monde à proclamer l’égalité quant au statut public de l’individu mais la disparité quant à son statut personnel, d’autant que le Code civil tenait une place prépondérante par rapport aux autres statuts personnels. Toutefois, l’article 80 de la Constitution de 1946, dans sa dernière phrase, fournissait aussi une justification constitutionnelle aux régimes spéciaux de droits et libertés proches de la spécialité législative [10]. Ces dispositions permirent néanmoins le développement d’une vie politique légale dans les territoires d’outre-mer (liberté d’association, droit syndical, droit de vote). Mettant définitivement fin à l’indigénat, elles favorisèrent le développement des principales libertés publiques, ce qui ne manqua pas de déterminer le cours du combat anticolonialiste.
19Corollaire de l’apparition du constitutionnalisme français, la politique d’assimilation se proposait de tirer les conséquences de la proclamation de la souveraineté nationale dans les colonies. Mais jamais les principes affichés ne purent s’accommoder d’une réalité multiforme : au rêve de l’Etat unitaire et multiracial répondit le régime administratif de l’assujettissement et le statut de l’indigénat. La confrontation des principes avec la réalité finit par produire un système complexe et singulier qui vint fortifier le nationalisme décolonisateur. C’est précisément ce que révèle le processus de décolonisation en Algérie même.
20S’il ne faisait, en effet, plus de doute, en 1957-1958, que la décolonisation fût devenue en Algérie un « impératif », cet impératif de dédoublait, selon le propos de Jean-Louis Quermonne, de la nécessité d’assurer la « cohabitation », à l’exclusion de toute forme d’assujettissement, « de communautés ethniques ayant un titre égal à demeurer algériennes » [11]. De fait, selon cet auteur, la décolonisation algérienne devait être sous-tendue par la recherche d’un équilibre égalitaire propre aux sociétés politiques complexes.
21Cette réflexion s’inscrivait dans un schéma plus général que l’auteur a systématisé dans un article paru quelque temps plus tard [12]. Selon lui, la désagrégation des empires a donné naissance à deux formes de société politique :
- des sociétés nationales, dont l’intégration a mûri dans le système antérieur et qui adoptent généralement la forme de l’Etat unitaire. Ces sociétés nationales proviennent de la chute des empires austro-hongrois et ottoman en 1919 (Hongrie, Pologne, Irak, Syrie) ou des décolonisations française et britannique (Australie, Inde, Ghana, Maroc, Tunisie, Madagascar) ;
- des sociétés multicommunautaires, non fusionnées, où la formule de l’Etat unitaire est inadaptée, comme le prouve l’échec de l’Etat-nation en Belgique, par exemple, ainsi qu’en Yougoslavie en 1919. Et de dresser une typologie des « particularismes » concernés : ceux-ci peuvent être d’ordre géographique (Suisse, Brésil), ethnique, religieux (Irlande, Inde, Palestine), culturel et linguistique, économique et social, l’affirmation la plus élevée de sa spécificité caractérisant le sentiment national. Celui-ci se distingue d’un sentiment d’appartenance communautaire, dans la mesure où il procède de l’intégration globale de l’existence sociale individuelle et collective. La notion de « communauté », quant à elle, repose sur la « cristallisation » d’un sentiment d’appartenance à une collectivité. A partir de là, une communauté politique peut être définie comme une catégorie naturelle de « corps intermédiaire », dont la « cristallisation » s’opère par la « superposition des particularismes qui assurent sa personnalité ». Mais cette « cristallisation » ne peut être que partielle :
« La solidarité qui résulte de l’allégeance de ses membres à une même communauté ne peut être globale. Elle se cumule, en effet, avec la solidarité plus vaste et plus générale qui unit les mêmes membres à d’autres ressortissants de communautés différentes. En un mot, l’appartenance communautaire ne peut pas tenir lieu d’allégeance nationale (sinon la communauté se confondrait avec la nationalité). Elle reste nécessairement partielle et, dans l’éventail des rapports politiques, elle demeure en-deçà de la solidarité nationale » [13].
23La notion de communauté apparaît ainsi un instrument commode pour suggérer la diversité d’une société politique nationale. Elle permet de mettre l’accent sur les fondements culturels, voire « ethniques », de la solidarité des membres d’une collectivité intégrée dans une nation. C’est dire son aptitude à rendre compte de la société politique complexe. C’est précisément cette démarche qu’avait esquissée auparavant le professeur Quermonne à propos de l’Algérie. Celle-ci, en effet, se caractérisait par une « égale détermination de peuples distincts à vivre en un même pays » [14]. Cette dernière procédait elle-même d’un enracinement territorial, certes communément partagé, mais qui reposait sur une identité différenciée des communautés concernées, arabe, berbère et européenne. C’est justement cet enracinement territorial différencié qui faisait de la réalité politique algérienne une société complexe.
24Dès lors, ce n’est pas en termes de sécession que devait être résolue l’équation algérienne, car cette option eût abouti à la négation même de cet enracinement différencié, mais en termes de « cohabitation ». Celle-ci est susceptible de se décliner sous plusieurs formes, dont le professeur Quermonne a entrepris de dresser une typologie. Cette typologie s’inscrit bien sous les auspices de la décolonisation de l’Algérie, ce qui exclut la soumission de cette dernière au régime colonial de l’assujettissement. A partir de là, la cohabitation des communautés algériennes peut se décliner selon trois modalités institutionnelles : intégration, sécession, et association.
25L’intégration peut être définie comme
« toute solution visant à unir en une même société politique indissoluble les territoires et les populations de France et d’Algérie, afin de réaliser entre eux et entre elles l’égalité des droits et des devoirs, ainsi qu’à plus long terme la stricte péréquation des niveaux de vie » [15].
27Il reste que cette solution est ambiguë, dans la mesure où elle tend à se rapprocher de la politique d’assimilation, cet idéal du « colonisateur de bonne volonté » né de la Révolution qui, à vrai dire, a davantage profité aux Français d’Algérie qu’à l’ensemble des communautés algériennes. Même si l’intégration se distingue de l’assimilation par son respect des spécificités communautaires, elle apparaît finalement comme négatrice d’une authentique réalité politique algérienne.
28La sécession, définie comme le moyen « de faire accéder l’Algérie au rang d’Etat indépendant » [16], doit être tout autant écartée, pour la raison inverse, mais symétrique à la précédente : si elle conforte une société politique nationale algérienne, c’est en supprimant toute perspective de cohabitation communautaire.
29Reste alors l’« association fédérative », classiquement définie comme « un contrat entre égaux » [17], dans ses variantes confédérale (élargie, le cas échéant, à un cadre franco-maghrébin, voire franco-africain) et fédérale. Mais la solution fédérale se heurte à la réalité multicommunautaire de la société algérienne. Or, force est de constater la difficulté du droit public à organiser cette réalité multicommunautaire en dehors des cadres classiques du fédéralisme. Il s’agit, en effet, d’assurer un vivre ensemble culturellement différencié. A cette fin, le professeur Quermonne recense trois manières : la fusion, la ségrégation et la coopération.
30La fusion consiste en un « équilibre institutionnel permettant d’édifier, sur des bases égalitaires, l’unité nationale » [18]. S’agissant de l’Algérie, cette fusion communautaire est susceptible d’aboutir, soit à la constitution d’une nation algérienne unifiée, soit à l’intégration dans la nation française, dans les deux cas à la soumission de la minorité à la majorité, c’est-à-dire à la négation même du caractère multicommunautaire algérien.
31La ségrégation, de son côté, « tend naturellement à opérer une dissociation des groupes sociaux en fonction de considérations d’ordre ethnique » [19]. Elle a pour objectif politique inavoué d’enfermer les communautés minoritaires dans leur propre situation minoritaire en organisant leur cantonnement [20].
32La « coopération pluraliste », en revanche, « transpose l’esprit et les méthodes du fédéralisme, en vue d’associer le plus harmonieusement possible l’égalité des droits et des devoirs de tous les citoyens, sans sacrifier l’intégrité de chaque communauté » [21]. Dans le contexte algérien, cette solution se heurtait cependant à l’obstacle de la répartition territoriale hétérogène des populations concernées. Sauf à envisager leur regroupement autoritaire, le fédéralisme territorial s’avérait donc bien inadapté à cette situation territoriale spécifique. Le caractère atomiste de la démocratie classique, même mâtinée de fédéralisme, se heurtait donc à cette réalité multicommunautaire.
33D’où l’intérêt suscité par le projet de « personnalité des droits » [22] de Marc Lauriol, auquel il convient maintenant de s’attacher.
II – Le fédéralisme personnel et l’Algérie
34La solution prônée par l’universitaire algérois [23] se fondait sur la conciliation de l’égalité individuelle et de l’identité collective. Elle participait de ce que l’on appelle aujourd’hui l’égalité différenciée, dans la mesure où elle récusait le caractère abstrait du principe d’égalité, tel qu’évoqué par la Déclaration de 1789, en l’inscrivant dans le particularisme des hommes situés.
35Mais elle reposait aussi sur la présomption du caractère français de l’Algérie, qu’elle entendait ériger en un véritable postulat. Celui-ci se justifiait d’abord par un argument historique, tenant à l’ancienneté de l’incorporation de l’Algérie à la France (1834), argument toutefois relatif à l’échelle historique compte tenu, de surcroît, des conditions de cette incorporation. Il se justifiait ensuite par un argument stratégique tout aussi discutable, celui de la défense de l’Occident : « Les intérêts de la France et de l’Europe commandent impérieusement d’assurer, dans l’équilibre international actuel, le maintien des positions françaises et occidentales en Afrique et en Méditerranée » [24]. C’est dire que, au moment même où il était formulé, le projet de fédéralisme personnel, comme le faisait remarquer le professeur Quermonne, dépendait des « chances mêmes du contexte dans lequel [il] s’inscrit : la souveraineté française » [25].
36C’est donc dans cette perspective que s’exprimait le double constat sur lequel s’édifiait la solution prônée par Marc Lauriol. Le premier tenait au caractère inassimilable de la population musulmane, en raison de son particularisme juridique, tant public que privé. Outre un droit administratif qui traduisait un mode de vie spécifique, ce particularisme concernait surtout le droit privé des personnes, des terres et de certains contrats. Le second constat résidait dans la dualité même de la communauté européenne d’Algérie, qui s’y trouvait enracinée tout en étant intimement liée à la métropole. Telle était l’originalité de la question algérienne, qui devait permettre la coexistence de deux collectivités autochtones, quoique largement cloisonnées du fait de la politique coloniale.
37A vrai dire, cette dialectique et de l’unité et de la diversité, parce qu’elle est inhérente au fédéralisme, n’était ni nouvelle ni originale. Seulement, les communautés concernées n’étaient pas spécifiées en fonction d’une logique territoriale : « elles sont, au contraire, imbriquées l’une dans l’autre sans qu’aucune délimitation matérielle soit possible entre elles » [26]. C’est pourquoi le fédéralisme classique, de nature territoriale, était inadapté à cette réalité démotique et humaine algérienne. Cela n’obérait pourtant pas le caractère fédéral en soi, compte tenu de sa nature dialectique, seule à même de concilier l’unité dans la différence. Il lui fallait seulement saisir cette réalité algérienne complexe dans ce qu’elle avait de spécifique. Et puisque cette spécificité ne résidait pas dans la distribution des territoires mais dans le statut des personnes, « le vrai fédéralisme doit être personnel » [27].
38Il est personnel en ce qu’il ne correspond pas au principe d’une répartition territoriale des particularismes communautaires, mais à celui de l’imbrication des populations concernées : « Il doit saisir les collectivités en elles-mêmes indépendamment de toute notion territoriale et en se fondant sur les règles de droit personnel applicables aux différentes parties de la population » [28]. De fait, le périmètre de l’attribution des compétences ne résidait pas dans leur localisation, comme cela est traditionnellement le cas des collectivités fédérées dans le fédéralisme classique, mais dans leur individuation : il s’agit de « reconnaître dans une même entité territoriale deux (ou plusieurs) catégories de citoyens égales, mais distinctes » [29].
39Ainsi entendu et évoqué par Marc Lauriol, le fédéralisme personnel était une « vieille idée neuve », dont la paternité, même s’il ne l’évoquait pourtant pas, revenait à la pensée politique et juridique austro-marxiste dans le contexte d’une rénovation démocratique de l’empire multinational et dynastique austro-hongrois au début du XXe siècle [30]. C’est plus précisément le jurisconsulte autrichien Karl Renner (1870-1950) qui s’en était fait le plus constant promoteur en vue de tenter de résoudre le problème national au sein de l’Etat habsbourgeois. Pour cela, il fallait donner la plus grande autonomie aux groupes nationaux par le recours au principe de personnalité. Celui-ci devait s’exprimer sur la base d’une libre déclaration individuelle d’appartenance nationale consignée sur un registre de nationalité, faisant également office de liste électorale, en vue de fonder en droit l’Etat fédératif des nationalités prôné par le Parti social-démocrate autrichien lors de son Congrès de Brünn de 1899. Par la suite, Renner n’allait cesser de peaufiner son projet jusqu’à la fin de l’Autriche-Hongrie, voire au-delà, en dépit des mutations politiques et internationales qui devaient en être la négation même [31]. C’est sans doute là que réside, encore aujourd’hui, la force de séduction de ce mode d’organisation de la société politique complexe : dans le fait de n’avoir jamais été véritablement appliqué, si ce n’est de façon très ponctuelle et très partielle [32].
40C’est pourquoi le recours au fédéralisme personnel par Marc Lauriol avait pu représenter une solution neuve, parce qu’apparemment inédite, encore que ce dernier se fût bien gardé d’en retracer la généalogie. Celui-ci se situait au rebours de la politique d’assimilation uniformisante qui, par-delà les hésitations et les errements de la métropole, avait toujours caractérisé l’approche institutionnelle de la réalité algérienne. Ecartant par principe toute solution basée sur l’autonomie, cette dernière approche ne laissait d’autre choix à la revendication d’autonomie que de se transformer en revendication d’indépendance étatique, que celle-ci s’accomplît au bénéfice de la communauté européenne [33] et/ou de la communauté musulmane. Ainsi fondée sur le principe de personnalité, cette autonomie devait concilier le respect des particularismes par la gestion administrative propre des affaires propres [34], tout en favorisant la participation des communautés concernées à la gestion administrative commune des affaires communes.
41Cette dualité de la gestion administrative requerrait que le parlement national fût divisé en deux « sections » : une section métropolitaine et une section musulmane, « la distinction reposant sur le statut personnel des électeurs » [35]. Autrement dit, la section métropolitaine aurait réuni les représentants des Français de statut civil, de métropole, d’Algérie, d’outre-mer. La section musulmane aurait compris les représentants des Français de statut personnel. La répartition eût reposé sur la proportionnalité, soit une vingtaine de députés français d’Algérie au sein d’une section métropolitaine d’environ 600 membres. De son côté, la section musulmane aurait compris 100 députés. Les deux sections réunies auraient eu en charge les affaires communes, non dépendantes de la condition des personnes. Dans la mesure où la section musulmane aurait disposé d’une compétence législative propre, aurait été ainsi réalisé ce que Marc Lauriol appelait, dans le droit fil, du reste, des thèses de Karl Renner, « l’autodétermination » de la population musulmane d’Algérie. Etant entendu qu’il se serait agi d’une autodétermination interne, puisque s’exerçant dans le cadre de la souveraineté englobante française. De son côté, la section métropolitaine aurait disposé d’une compétence législative propre à l’égard des citoyens de statut civil, tandis que l’ensemble des députés composant le parlement national aurait bénéficié d’une compétence législative à destination de toute la population française.
42Cette organisation supposait à la base une citoyenneté différenciée, donc la création de deux catégories de citoyens, égales mais distinctes. A l’évidence et comme l’avait bien vu Camus, ce schéma contredisait le fondement même du constitutionnalisme français, à savoir l’unicité du peuple, dont aucune section ne peut s’attribuer l’exercice de la souveraineté, comme le réitère l’article 3 de la Constitution de 1946 [36]. Sauf à considérer que l’unicité du peuple était elle-même l’expression de l’uniformité territoriale de la République. Or, ce n’est pas le territoire que distingue la solution personnelle, mais ses habitants :
« le particularisme qu’elle consacre, au sein de la République française et dans l’exercice même de la souveraineté, c’est-à-dire dans l’organisation du pouvoir législatif, n’est pas le particularisme algérien mais le particularisme musulman dégagé, au moins dans son principe, de l’entité territoriale : Algérie » [37].
44Pour être originale et séduisante, cette solution n’en recelait pas moins sa part d’ambiguïté. Jean-Louis Quermonne fait justement remarquer qu’elle pouvait apparemment se rapprocher de la ségrégation. Et, de fait, l’institutionnalisation de l’apartheid par la Constitution sud-africaine de 1983, en partie fondée sur le principe de personnalité, témoigne bien de ce rapprochement. Mais l’on ne saurait assimiler le fédéralisme personnel prôné par Marc Lauriol avec ce danger ségrégationniste, car, comme le relève encore le professeur Quermonne, celui-ci « en diffère profondément dans la mesure où l’inégalité civique n’est pas le corollaire de la non-identité des statuts. Il ne faut jamais oublier que l’égalité politique des citoyens ne doit pas exiger la standardisation de toutes leurs conditions » [38]. Mais le même auteur opposait aussi au fédéralisme personnel le principe de réalité :
« les difficultés propres aux solutions pluralistes, fondées exclusivement sur la personnalité des droits, montrent à quel point l’enracinement de l’homme moderne au sol exige les solutions territoriales. L’histoire des institutions françaises nous apprend que très tôt la « personnalité des droits » a dû céder devant le système plus commode de la territorialité. Et même en pays musulman où l’influence nomade demeure déterminante, l’infrastructure territoriale tend à prendre l’aspect d’un cadre essentiel » [39].
46Ce n’est pas un hasard, en effet, si la France représentait l’archétype de l’Etat-nation, lequel repose sur une logique exclusivement territoriale et ramène en conséquence sa population à une communauté unifiée et homogène de citoyens identiques et égaux. De fait, l’apparition de l’Etat moderne s’explique notamment par la sédentarisation des populations, fixées au sol en permanence, ce qui a supprimé le grand nomadisme ancien. Et l’on peut constater que la globalisation planétaire n’a pas, jusqu’à présent, véritablement remis en cause l’attachement territorial, à en juger par la revendication d’Etat-nation qui s’exprime, aujourd’hui encore, même dans les Etats constitués.
47Mais il est une raison plus profonde, qui permet de comprendre que le projet de fédéralisme personnel n’avait aucune chance d’aboutir dans le contexte algérien. Ce projet postulait, en effet et comme il a déjà été souligné, le maintien de la souveraineté française sur le territoire algérien. Autrement dit, il prenait davantage en compte les facteurs objectifs d’appartenance communautaire, dans leur dimension culturelle au sens large, que le facteur subjectif d’inscription de cette appartenance dans un vouloir-vivre ensemble. Encore eût-il fallu, par conséquent que, non seulement les communautés algériennes acceptassent de partager un destin commun, mais encore que la communauté musulmane consentît à la souveraineté française. En dépit du principe de l’égalité différenciée inhérente au fédéralisme personnel, l’équilibre que ce dernier se proposait d’établir en Algérie dépendait d’une condition initiale qui tendait à faire prévaloir le cadre national français. Le modus vivendi entre les communautés algériennes ne pouvait donc pas vraiment s’établir sur une base égalitaire, puisqu’il s’inscrivait dans le cadre non négociable de la souveraineté française sur l’Algérie. Si le fédéralisme personnel pouvait représenter une solution adéquate au vouloir-vivre ensemble algérien, encore fallait-il que les communautés concernées eussent la volonté de vivre ensemble, ce qui n’était déjà plus le cas en 1957-1958.
48Toute société politique, quelle qu’en soit la forme et l’organisation, ne peut s’établir durablement sans la volonté du groupe social qui l’institue de vivre ensemble. Or, cette volonté ne se décrète pas : l’on ne peut contraindre à vivre ensemble des peuples ou des communautés qui ne veulent pas vivre ensemble.
Notes
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[1]
A. CAMUS est né le 7 novembre 1913 à Mondovi, en Algérie.
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[2]
V. le Tome IV de l’édition de la Pléiade des œuvres complètes de Camus, 2008, p. 293-394.
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[3]
P. 391.
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[4]
M. LAURIOL, Le fédéralisme et l’Algérie, Paris, La Fédération, 1958, 37 p. ; v. aussi, du même auteur, « Le Fédéralisme personnel », Le Monde, 4 novembre 1957. M. LAURIOL (1916-2006), participa à l’élaboration de la Constitution de 1958 en tant que membre du Comité consultatif constitutionnel. Député UDR en 1973, il fut ensuite sénateur RPR (1986-1995).
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[5]
O. TODD, Albert Camus. Une vie, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1999, p. 984.
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[6]
Outre le décret du 28 mars 1792, précité, on peut mentionner l’arrêté du 5 novembre 1830 promulguant le Code civil au Sénégal, la loi du 24 avril 1833 accordant la jouissance des droits civils et politiques à toute personne libre, des instructions de 1848 accordant le droit de vote à tous les indigènes des colonies, suite à l’abolition de l’esclavage par le décret du 27 avril 1848.
-
[7]
Mais il faut se garder de confondre souveraineté nationale et souveraineté territoriale. En théorie, la représentation des indigènes dans la métropole n’est pas possible parce que la souveraineté française sur les colonies est territoriale et non pas nationale. Les indigènes ne sauraient donc participer à l’exercice d’une souveraineté qu’ils ne possèdent pas eux-mêmes.
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[8]
F. BORELLA, L’évolution politique et juridique de l’Union française depuis 1946, Thèse Droit, Nancy, 1958, p. 22.
-
[9]
« Tous les ressortissants des territoires d’outre-mer ont la qualité de citoyen, au même titre que les nationaux français de la métropole ou des territoires d’outre-mer. Des lois particulières établiront les conditions dans lesquelles ils exercent leurs droits de citoyens ».
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[10]
Ainsi de l’instauration du double collège électoral qui, s’il fut supprimé par la loi du 23 juin 1956 pour l’Afrique, subsista en Algérie jusqu’à la loi du 5 février 1958 ; v. sur ce point F. BORELLA, L’évolution politique et juridique de l’Union française depuis 1946, op. cit., p. 187.
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[11]
J.-L. QUERMONNE, « Les perspectives institutionnelles de la décolonisation en Algérie », RFSP, 1957, p. 531.
-
[12]
J.-L. QUERMONNE, « Le problème de la cohabitation dans les sociétés multicommunautaires », RFSP, 1961, p. 29-59.
-
[13]
J.-L. QUERMONNE, « Le problème de la cohabitation dans les sociétés multicommunautaires », p. 34.
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[14]
J.-L. QUERMONNE, « Les perspectives institutionnelles de la décolonisation en Algérie », art. cit., p. 532.
-
[15]
Art. cit., p. 538. On notera que Camus s’était intéressé, dès avant la Seconde Guerre mondiale, à la réalité économique algérienne, comme le montrent les articles liminaires rassemblés dans ses Chroniques algériennes.
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[16]
Id., p. 543.
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[17]
Ibid., p. 548.
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[18]
Ibid., p. 557.
-
[19]
Ibid., p. 563.
-
[20]
La Constitution sud-africaine de 1983 en fut l’illustration caricaturale en institutionnalisant la politique d’apartheid et en se fondant sur la séparation ethnique, la classification raciale et le rejet des noirs. La population était ainsi structurée en cinq groupes raciaux principaux : blancs, métis, indiens, noirs des « bantoustans » et noirs des centres urbains. Les trois premiers étaient répartis en trois assemblées « représentatives » séparées et gérant de façon autonome leurs affaires propres, tout en participant conjointement à la gestion des affaires d’intérêt commun, les deux derniers étant rassemblés dans des « bantoustans ». Il s’agissait de regroupements des populations noires par affinités ethniques sur des territoires auxquels l’Afrique du Sud entendait octroyer l’ « indépendance » à plus ou moins brève échéance, l’objectif étant aussi d’y rattacher tous les noirs des centres urbains. Cela aboutissait à faire des noirs des étrangers dans leur propre pays : une fois rattachés à un bantoustan indépendant, en effet, ils perdaient la citoyenneté sud-africaine.
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[21]
Id., p. 566.
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[22]
Ibid., p. 567.
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[23]
Le Fédéralisme et l’Algérie, cit.
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[24]
M. LAURIOL, Le Fédéralisme et l’Algérie, cit., p. 9.
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[25]
« Les perspectives institutionnelles de la décolonisation en Algérie », art. cit., p. 568.
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[26]
M. LAURIOL, cit., p. 15.
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[27]
Id., p. 17.
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[28]
Ibid., p. 17-18.
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[29]
Ibid., p. 18.
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[30]
Plus précisément, ce système dérivait de l’ancien principe de la personnalité des lois pratiqué par le droit coutumier germanique. Le principe de personnalité devait coexister avec le droit romain pendant plusieurs siècles, avant que la sédentarisation des populations sur des territoires différenciés ne finît par provoquer l’unification du droit privé.
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[31]
On trouvera un résumé de ses idées et une évocation de ce modèle théorique d’organisation politique multinationale basée sur l’autonomie personnelle in K. RENNER, La nation, mythe et réalité, trad. française, Presses universitaires de Nancy, 1998, 134 p.
-
[32]
Le droit positif a enregistré deux tentatives d’application du principe de personnalité : la première, en Lituanie, en vertu d’une loi spéciale du 10 janvier 1920, autorisant les communes juives à s’organiser sur cette base, même si l’expérience tourna court dès 1925, en raison de la montée en puissance du fascisme. La seconde eut lieu en Estonie, aux termes d’une loi du 12 février 1925, introduisant le registre de nationalité et reconnaissant la personnalité morale aux minorités nationales estoniennes, représentées par un Conseil culturel de chaque nationalité, dont les compétences concernaient essentiellement les questions linguistiques. Ce texte a été largement repris par la loi sur l’autonomie culturelle des minorités nationales du 25 octobre 1993. Ce dernier exemple montre que la disparition de l’empire soviétique s’est aussi accompagnée d’une redécouverte des conceptions de Renner. Ainsi la Hongrie s’est-elle dotée d’une loi sur les minorités nationales et ethniques, partiellement inspirée du principe de personnalité (7 juillet 1993).
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[33]
Telle fut la solution adoptée par la minorité blanche de la colonie britannique de la Rhodésie (aujourd’hui Zimbabwe), en 1965.
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[34]
S’agissant de la communauté musulmane, cela concernait plus précisément le droit des personnes.
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[35]
M. LAURIOL, cit., p. 26.
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[36]
M. LAURIOL constatait également que la solution au problème algérien heurtait « les principes les plus essentiels du droit public français » : « Un Etat comme le nôtre qui fait de l’identité des hommes la condition de leur égalité politique, qui subordonne son unité à son uniformité, qui assimile la République tout entière à la seule métropole, est forcément inapte à remplir sa mission, car il n’y a pas de place en lui pour les dissemblances », « Le Fédéralisme personnel », Le Monde, 4 novembre 1957.
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[37]
Id., p. 30-31.
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[38]
J.-L. QUERMONNE, « Les perspectives institutionnelles de la décolonisation en Algérie », art. cit., p. 567.
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[39]
Id., p. 568.