Notes
-
[1]
L’abréviation « trans » est couramment utilisée pour désigner sous une même expression les personnes « transsexuelles » et transgenres.
-
[2]
Voir Michel Foucault, « Sexuality and Solitude » (« Sexualité et solitude », trad. fr. F. Durand-Bogaert), London Review of Books, vol. III, n° 9, 21 mai-5 juin 1981 ; La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
-
[3]
Afsaneh Najmabadi, Women with Mustaches and Men without Beards : Gender and Sexual Anxieties of Iranian Modernity, Duke University Press, 2008, p. 25.
-
[4]
Dans la religion islamique, la fatwa est un avis religieux et juridique délivré par une autorité religieuse à propos d’un cas douteux ou d’une question concernant le collectif ou l’individuel.
-
[5]
Muhammad M. Kariminia, Le Changement de sexe d’après la jurisprudence et la loi, Iran, 2000.
-
[6]
Afsaneh Najmabadi, op. cit.
-
[7]
Louis Althusser, Idéologie et appareils idéologiques d’État, Paris, Puf, 1995.
-
[8]
Judith Butler, La Vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, trad. fr. B. Matthieussent, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002, p. 26.
-
[9]
« Dysphorie de genre » est un terme dans le DSM-V, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, pour décrire l’état d’une personne trans face à un sentiment d’inadéquation entre son sexe assigné et son identité de genre. Dans un communiqué publié le 18 juin 2018 sur le site de l’OMS, la non-cohérence de genre figurera désormais au chapitre consacré à la santé sexuelle. Voir le communiqué à l’adresse suivante : http://www.who.int/health-topics/international-classification-of-diseases.
-
[10]
Arnold Van Gennep, Les Rites de passage, Paris, Picard, 1981.
-
[11]
Judith Butler, Ces corps qui comptent, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 15.
-
[12]
Le concept de « corporéité » se distingue de celui de la « corporalité » qui désigne la dimension anatomique et biologique du corps. La prise de conscience de sa corporéité chez la personne trans permet de s’approprier son corps et de s’émanciper de sa corporalité figée par l’assignation de genre et de sexe à la naissance.
-
[13]
Florence Allard-Poesi, Isabelle Huault, Judith Butler et la subversion des normes. Pouvoir être un sujet. Les grands inspirateurs de la théorie des organisations, EMS, 2012. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00733006
-
[14]
Judith Butler, « Le transgenre et “les attitudes de révolte” », Sexualités, genres et mélancolie, sous la direction de Monique David-Ménard, Campagne Première, France, 2009, p. 14.
-
[15]
Jay Prosser, Second skins : the body narratives of transsexuality, Columbia University Press, New York, 1998, p. 22-60.
-
[16]
Sara Ahmed, interview avec Judith Butler, Sexualities, vol. XIX, n° 4, 2016, p. 482-492.
-
[17]
Françoise Sironi, Psychologie des transsexuel(le)s et des transgenres, Paris, Odile Jacob, 2011, p. 166.
-
[18]
Liane Mozère, « Devenir-femme chez Deleuze et Guattari. Quelques éléments de présentation », in Cahiers du Genre, vol. XXXVIII, n° 1, 2005, p. 43-62.
-
[19]
L’Abécédaire de Gille Deleuze, entretien entre Gilles Deleuze et Claire Parnet, réalisé par Pierre-André Boutang, tourné en 1988, diffusé sur Arte en 1996.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
Ibid.
-
[22]
Pierre Zaoudi cité dans Zabunyan Dork, Gilles Deleuze : voir, parler, penser au risque du cinéma, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, coll. « L’œil vivant », 2006, p. 86.
-
[23]
Gilles Deleuze, Différence et Répétition, Paris, Puf, 1907, p. 348.
-
[24]
Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 162.
-
[25]
Acteur et metteur en scène qui revendique sa transsexualité. Ces propos ont été recueillis lors d’entretiens que nous avons réalisés en juin 2016.
-
[26]
Gilles Deleuze, Dialogues, avec Claire Parnet, Paris, Flammarion, 1977, p. 8.
-
[27]
Françoise Sironi, Psychologie des transsexuelles et des transgenres, Paris, Odile Jacob, 2011, p. 166.
-
[28]
Judith Revel, Le Vocabulaire de Foucault, Paris, Ellipses, 2009, p. 88.
-
[29]
James C. Scott, Weapons of the Weak, Yale University Press, 1985.
-
[30]
David. T. Evans, Sexual Citizenship : The Material Construction of Sexualities, Londres, Routledge, 1993.
-
[31]
Diane Richardson, « Rethinking sexual citizenship », in Sociology, vol. LI, n° 2, 2015, p. 208.
1 La question de changement de sexe et sa légalisation après la révolution islamique de 1979 en Iran laisse souvent perplexe les observateurs étrangers. Alors que l’homosexualité y est punie par la loi, le changement de sexe est pris en charge par le système de santé. Chaque pays a sa propre façon d’accepter, d’ignorer ou de réprimer la demande de la transition de genre. La spécificité du processus de légalisation de changement de sexe en Iran tient à ce qu’elle a rassemblé des acteurs religieux et institutionnels, des représentants du corps médical et des membres de la société civile. Loi, religion, médecine et politique se sont confrontées pour aboutir à un dispositif légal qui autorise le changement de sexe. Au travers du protocole de changement de sexe nous tenterons dans cet article de montrer comment se construit la subjectivité trans en Iran. Comment ces problématiques intimes sont-elles gérées par la République islamique ? Qu’en est-il de l’identité trans en Iran aujourd’hui ?
Le protocole de changement de sexe en Iran
2 Le lien entre la sexualité et la subjectivation des individus est un thème qui a été largement traité par Michel Foucault dans le cadre de son analyse sur l’histoire de la sexualité et plus généralement de la biopolitique [2]. L’histoire du processus de légalisation du changement de sexe en Iran est avant tout l’histoire d’un processus de différenciation entre l’homosexualité et la transsexualité. Cette différenciation, qui a donné lieu à ce que nous nommons une politique dichotomique, est née d’un dialogue entre la loi et la religion. Dès 1963, l’ayatollah Khomeiny, alors exilé à Najaf, aborde la question du changement de sexe dans son livre Tahrir al vasileh. Parallèlement à cela, la notion de Gender Identity disorder a fait son entrée dans le discours médical iranien et la première chirurgie de la réassignation sexuelle a été officiel-lement rapportée dans les journaux en 1973 [3]. Il faudra néanmoins attendre 1980 et la rencontre de Khomeiny avec Maryam Molkara, une jeune personne trans MtF (homme vers femme) en détresse, pour que le changement de sexe fasse l’objet d’un débat d’envergure nationale. Devant le désarroi de cette personne qui ne se retrouvait pas dans le binarisme de genre prôné par la religion musulmane, Khomeiny a édicté une fatwa [4] qui légalise le processus de changement de sexe après l’approbation d’un médecin. Pour justifier cette mesure, il montre que dans le Coran le changement de sexe n’est pas évoqué et, en ce sens, n’est pas interdit. D’autre part, en sollicitant le principe qui veut que « la nécessité dissout l’interdiction [5] », il affirme que la chirurgie de la réassignation sexuelle est un traitement nécessaire légitimé par une condition médicale objectivable. Ainsi, en 1983, la loi en Iran autorise la chirurgie de réassignation sexuelle alors que l’homosexualité demeure criminelle depuis la révolution islamique de 1979. Selon l’historienne Afsaneh Najmabadi, le processus de légalisation du changement de sexe constitue un dispositif de filtrage [6] entre des transsexuels considérés comme souffrants d’un « désordre » d’après un dispositif psychiatrique et les autres identités sexuelles (les travestis, les transgenres, etc.) dont les pulsions seraient le signe d’une déviance morale. Le rôle du système psycho-médical est alors de distinguer les « vrais transsexuels » des autres qui tenteraient de déjouer le système afin de profiter des avantages qu’offre la procédure. Cette politique dichotomique pourrait être analysée d’après le concept althussérien d’« interpellation » dans le cadre d’un mécanisme idéologique du genre et de la sexualité [7]. L’interpellation est un concept utilisé par Michel Foucault qu’il élabora afin d’analyser les conditions d’émergences discursives du sujet. Dans son sillage, Judith Butler a utilisé ce concept à propos de la ques-tion de l’assujettissement, où la subordination du sujet interpellé se fait par le langage et par l’attribution d’un nom [8]. En ce sens, le diagnostic de la « dysphorie de genre [9] » en Iran participe à un processus de dénomination ou d’interpellation qui différencie la personne trans des autres identités sexuelles. Après avoir été nommé « transsexuel », l’individu qui a traversé ce labyrinthe institutionnel devient sujet trans et il doit se conformer à un protocole qui se déroule en plusieurs étapes.
3 Le protocole de changement de sexe débute par une autorisation de changement vestimentaire qui permet à l’individu de s’habiller à la manière du genre opposé. En Iran, les codes vestimentaires sont strictement binaires et la personne trans évite l’arrestation en présentant cette autorisation. Ce document offre une certaine liberté à la personne trans qui peut également solliciter un traitement hormonal et être exemptée du service militaire. Ce document est délivré par un comité composé de psychiatres et de médecins légaux spécialisés. Après avoir été interrogés et être passés par une évaluation clinique approfondie, si le diagnostic est confirmé, les individus sont présentés à un tribunal civil. Au cours des dernières années, certains changements sur les règles de ce protocole ont accru la pression sur l’individu. Par exemple, si la chirurgie de reconstruction de l’organe sexuel pour les personnes trans FtM (femme vers homme) n’est pas réalisée ou si la personne s’y oppose, le changement d’état civil est interrompu par la décision d’un juge.
4 En résultat de ce protocole, une catégorie sexuelle fruit des institutions est créée et les individus trans peuvent alors choisir de s’y identifier ou non. Ce processus d’identification, qu’il soit en rapport avec les catégories institutionnelles ou le résultat d’un processus d’auto-identification, semble constituer en Iran une étape déterminante qui servira à la personne trans à se distinguer des autres minorités et particulièrement des homosexuels ou à remettre en question les autres trans n’ayant pas encore réalisé la chirurgie de réatribution sexuelle ou ceux qui ne souhaitent pas le faire.
5 Si la chirurgie de la réattribution sexuelle est une avancée non négligeable pour certaines personnes trans en Iran, qui y trouvent un moyen d’officialiser et de légaliser leur statut, pour d’autres elle constitue une stérilisation obligatoire afin de bénéficier d’un statut légal. La personne trans en Iran n’est alors prise en compte par le système légal et juridique, uniquement lorsqu’elle a accepté d’être considérée comme souffrante d’une « dysphorie de genre ».
6 La demande de légalisation dépend de la loi qui autorise ou refuse cette demande. Le passage par le tribunal implique le point de vue de la société, de la politique, de la famille, de la médecine ainsi que celui du juge et du psychologue. Ainsi, les personnes trans, dans tous les pays où le changement de sexe est conditionné par un diagnostic psychologique, vivent dans une atmosphère de dépendance et de soumission au système. Cette condition met les individus trans dans un dilemme de l’autodétermination et de la reconnaissance statutaire par l’État. Toutefois, cette dépendance obligatoire au système ne condamne pas la capacité de la personne trans à s’autodéterminer. La « transsexualité légale » en Iran relaye un discours sur le caractère « inné » de l’identité trans. En cela, elle n’est ni un choix ni une perversion. Malgré la légalisation de changement de sexe, les personnes trans ont un statut mal reconnu dans le système juridique iranien. Ce défaut de reconnaissance, ainsi que l’absence d’un système juridique protecteur et de contrôle sur les différents champs appliqués dans le protocole de changement de sexe, génèrent une souffrance auprès des personnes trans.
7 Les paradigmes du changement de sexe en Iran ont évolué au cours du temps, même si parfois ils s’entremêlent. À partir des années 1980, le pays semble être passé du paradigme de la perversion sexuelle au paradigme de la pathologie. Depuis, il semble bloquer dans cette compréhension de la transition de genre et peine, malgré les apports extérieurs des sciences humaines au niveau international, à considérer cela sous l’angle identitaire.
Du corps erroné au devenir trans
8 En Iran, certaines personnes trans se considèrent nées dans un « corps erroné », comme si la nature s’était trompée de réceptacle, et demandent le changement de sexe afin de retrouver une harmonie entre leur sexe et leur genre. La personne trans construit alors une identité de genre qui diffère de son corps sexué. Ce « passage » ou cette « transition » consiste en une autodétermination du genre qui n’a pas fait l’objet d’autant d’attention que les mécanismes de stigmatisation, de pathologisation, d’exotisation et d’érotisation, que ce soit dans la sphère académique ou dans les débats publics. Le passage au changement de sexe est définitif et en cela, ressemble à un « rite de passage [10] ». Ce « passage » permet de dépasser les limites du corps sexué à la naissance et de défaire le lien, posé à la naissance, entre le sexe et le genre. Dans le sillage de Foucault, Butler affirme que « le sexe non seulement fonctionne comme une norme, mais fait également partie d’une pratique régulatrice qui produit le corps qu’elle régit [11] ». Nous tentons de montrer qu’entre la performativité du genre et la corporéité [12] du genre, la personne trans invente de nouvelles formes de genre. Nous analyserons alors la subjectivité trans au travers de concepts élaborés dans la pensée poststructuraliste de Foucault, puis nous évoquerons les critiques de Jay Prosser, pour enfin aboutir à la construction de l’identité trans au travers de la conception deleuzienne du « devenir ».
9 De Foucault à Butler, les normes construisent le sujet. Les normes et les discours marquent les gestes et les corps et, en ce sens, pour Butler, elles sont performatives. Elle nous rappelle également que si les normes construisent le sujet, le sujet peut aussi transgresser les normes, qui à leur tour donneront lieu à de nouveaux sujets et ainsi de suite. Le parcours trans et sa construction identitaire montrent que les catégories du genre et ses normes ne sont pas seulement répressives, mais sont un lieu d’invention et d’appropriation. Butler expose le pouvoir « formatif » des normes et des discours en s’appuyant sur le double mécanisme du pouvoir qui à la fois contraint mais rend également possible nos actions et fait de nous des sujets [13]. Selon Butler, le genre est une catégorie historique et il est ouvert à un refaçonnement continuel. Elle affirme que ni l’« anatomie » ni le « sexe » n’échappent au cadre culturel [14]. Cette conception hautement constructiviste du corps et du genre n’est pas nécessairement saluée par les personnes trans. En effet, selon Jay Prosser, la conception performative du genre élaborée par Butler ne permet pas d’appréhender le désir trans à travers son parcours d’« incarnation du corps sexué [15] ». Dans le cadre de la théorie queer, le désir de la personne trans de changer de sexe est essentiellement idéel ou conceptuel. Néanmoins, dans les entretiens que nous avons réalisés, les personnes trans insistent sur l’importance de la matérialité du corps. Être trans, ce n’est pas seulement une idée ou un genre, c’est avant tout pour la personne une silhouette, une apparence et un ressenti corporel.
10 Butler elle-même a affirmé que la critique la plus forte contre la théorie queer vient de la part de la communauté trans et répond que « certaines personnes ont véritablement besoin d’un nom et d’un genre clair et luttent pour la reconnaissance sur la base de ce nom clair et du genre. C’est une question fondamentale de savoir comment établir et insister sur ces formes d’adresse qui rendent la vie utile. On revient sur la question d’autonomie [16] ». Les récits de vie des personnes trans nous donnent à penser l’importance de la matérialité du corps et de sa représentation, davantage que le fantasme de désirer le corps sexué. La personne trans insiste sur la globalité du processus de transformation, compris simultanément sous l’angle biologique, matériel et social.
11 Analyser le parcours trans en tant que réattribution ou transformation de son corps, soulève la question du « désir » du sujet à se reconstituer ou à se reconfigurer selon une nouvelle catégorie. Deleuze nous invite à penser la sexualité an-Œdipienne ainsi que le « désir » comme une « production ». Autrement dit, le désir est un investissement immédiat de la réalité sociale et ne consiste pas en un « manque ». Selon cette idée, « la transsexualité serait une “machine désirante” deleuzienne et les transidentités énonceraient librement une des caractéristiques fondamentales du désir, à savoir l’infinité des agencements possibles constituant le désir [17] ». Comme le décrit François Zourabichvili, « Devenir est le contenu propre au désir (machines désirantes ou agencements), désirer, c’est passer par des devenirs. Tout d’abord, devenir n’est pas une généralité, il n’y a pas de devenir en général : on ne saurait réduire ce concept, outil d’une clinique fine de l’existence concrète et toujours singulière, à l’appréhension extatique du monde dans son universel écoulement [18] ». Pour Deleuze, il n’y a pas d’objet du désir et le désir n’est pas motivé par un manque. Autrement dit, le désir n’a pas d’objet : « Vous parlez abstraitement du désir, parce que vous extrayez un objet supposé être l’objet de votre désir […] il n’y a pas de désir qui ne coule dans un agencement […] désirer, c’est construire un agencement, c’est construire un ensemble [19]. » À cet égard, le concept de sujet désirant et l’idée de « la nature des rapports entre des éléments, pour qu’ils deviennent désirables [20] », peuvent être convoqués. Selon Deleuze le désir « s’inscrit dans un contexte : la relation de la chose désirée dans son ensemble » ou encore « on ne désire jamais quelqu’un : on désire toujours un ensemble [21] ». L’ambition d’une personne trans qui désire vivre au genre opposé pourrait être considérée comme la volonté d’adhérer à l’ensemble d’un être genré dans une société donnée. La féminité et la masculinité sont désirables dans un ensemble genré.
12 Le parcours trans semble instaurer une dialectique entre l’individu et la société par laquelle l’individu désire refaire son corps et produit les normes de genre. L’autodé-termination d’une personne trans se réalise par le changement de sexe et les codes sexuels qui permettent à autrui de comprendre l’identité au travers du corps. Elle utilise la prothèse comme un instrument pour étendre son sens à un ensemble de signes physiques qui forment l’identité dans les interactions sociales. La personne trans transgresse les normes de genre en se reconstruisant dans les catégories de normes qui lui conviennent. La transition est un mouvement et alors l’identité que la personne trans essaie de construire n’est jamais figée et définitive. Pour Deleuze, « l’identité n’est jamais donnée une fois pour toutes, mais elle ne cesse de varier elle aussi [22] ». L’identité à cet égard « n’est plus celle de l’élément, mais conformément à la signification traditionnelle, celle d’un rapport entre éléments distincts, ou d’un rapport entre rapports [23] ». Ce rapport entre des éléments distincts de genre crée ce qu’il nous semble des identités de genres plurielles au lieu du seul modèle binaire du genre. La notion deleuzienne de déterritorialisation nous permet de comprendre ce mouvement auquel le sujet participe, il consiste à « … échapper à une aliénation, à des processus de subjectivation précis [24] ». Le parcours trans serait en effet une déterritorialisation du sujet trans. Il est à la fois une libération et un nouveau défi qui peut génèrer une souffrance car ce mouvement consiste à abandonner son ancienne identité et à affronter les difficultés posées par la nouvelle identité. Ainsi, il nous semble que les personnes trans « inventent » une nouvelle définition du genre. Saman Arastoo [25], une personne trans FtM, décrit ce processus : « La masculinité, telle que je la ressens, est différente de celle ressentie par un autre homme. De la même façon, la féminité telle que tu la ressens est différente de celle ressentie par une autre femme. Je crée ma masculinité à ma façon, elle n’est pas un copier-coller de quelqu’un d’autre, elle est la mienne. » La personne trans, dans cette perspective, construit son identité et compose avec les normes du genre. En s’orientant, en changeant, en choisissant, l’individu modifie inévitablement ce qu’il devient. Le devenir n’est donc jamais la répétition du « même ». Il ne produit pas l’identique, mais des créations singulières, qui ne sont ni des imitations, ni des assimilations [26]. Le « devenir » impose de défaire l’être de ses identités figées [27]. Le devenir deleuzien nous permet d’analyser le parcours transsexuel sans omettre l’agencement du sujet et sa capacité à inventer lui-même ce qu’il choisit de devenir. Penser la transition de genre par le devenir deleuzien implique une métamorphose, « un changement de forme », une mise en adéquation entre un « dedans » et un « dehors » de soi. Le sujet deleuzien est performatif et le devenir du sujet implique de créer de nouveaux rapports.
13 Après avoir montré que le passage à la transsexualité en Iran est le résultat d’une dialectique entre un processus de pathologisation et une invention de la part du sujet trans, il s’agit maintenant de s’attarder plus précisément sur les modalités de cette construction identitaire. Nous avons vu que les normes de genre produisent le sujet et peuvent l’assujettir. Néanmoins nous avons également souligné la capacité de la personne trans à inventer et composer sa propre identité. Quelles sont alors les stratégies des personnes trans pour échapper au processus de pathologisation ? Nous avons insisté jusque-là sur la manière dont les institutions ou les théories ont catégorisé et légalisé la transition de genre. Il s’agit alors maintenant de saisir comment l’individu trans réagit aux catégories qui lui sont imposées. Quelle forme la résistance prend elle ?
La résistance ordinaire
14 La personne trans iranienne est exposée à la stigmatisation, la discrimination et la violence. Le statut trans reste encore mal défini et invisible et il nous semble que cette invisibilité ne découle pas seulement d’une volonté politique, mais résulte également de l’envie de la personne trans qui parfois nie son identité trans pour revendiquer sa « normalité ». L’identité trans ne se crie pas sur les toits en Iran, la résistance n’est ni houleuse, ni violente. Aussi, nous reprendrons dans cette partie la définition foucaldienne de la résistance du sujet. Selon Judith Revel, « le couple résistance/pouvoir n’est pas le couple liberté/domination [28] ». Foucault décrit le couple pouvoir/résistance, par une relation de « réciprocité ». Selon lui, les nouvelles relations de pouvoir peuvent fonder de nouvelles relations de résistance et réciproquement. Il nous semble que les revendications des personnes trans iraniennes ne sont pas fondamentalement contre l’idée d’un binarisme de genre ordinaire, mais contre certains effets de pouvoir ou certains états de domination. Aussi, la notion de « résistance ordinaire [29] », introduite par James Scott en 1985, pourrait être comprise comme un continuum entre les confrontations publiques et la subversion cachée, une sorte de résistance qui n’est pas aussi dramatique et visible que les rébellions, les manifestations et les révolutions. James Scott soutient que ces activités sont des stratégies de survie afin de désamorcer la domination répressive, surtout lorsque la rébellion est trop risquée. Les exemples de ce type de résistance se retrouvent dans différents espaces de communication sur Internet comme Instagram et Facebook dans lesquels ils publient des vidéos et des photos où ils se moquent des normes binaires de genre, s’affirment et s’exposent en tant que personne trans. Ce genre de démarche vise également à faire émerger auprès de l’opinion publique un débat ignoré ou censuré par les médias. Les réseaux sociaux offrent la possibilité d’un dialogue qui, une fois dépassées les insultes ou l’érotisation, invite à une réflexion sur les questions de genre.
15 Nous pouvons modéliser trois formes de subjectivation trans qui ont émergé des entretiens que nous avons réalisés auprès d’une trentaine de personnes trans iraniennes. Ces trois groupes représentent trois attitudes face au protocole institutionnel de changement de sexe en Iran. Le premier rassemble ceux que nous pourrions appeler les « disciplinés du protocole institutionnel » et le deuxième serait le « groupe des stratèges » dont les membres font preuve d’inventivité pour contourner ou utiliser à leur propre fin le protocole institutionnel de changement de sexe. Par exemple, avant toute autorisation de changement de sexe, la personne trans MtF féminise son corps et met une prothèse mammaire alors que son organe sexuel est encore masculin. Ce corps mi-féminin et mi-masculin défie le système binaire de genre, et des mesures seront prises pour écourter le processus de changement de sexe. Enfin, le troisième groupe est celui des indociles au protocole de changement de sexe. Ils refusent le protocole et militent à un niveau individuel (et souvent secret de peur de la répression) pour exprimer et vivre librement leur transition.
Conclusion
16 Le processus légal de changement de sexe en Iran a donné lieu à un processus de filtrage et d’interpellation des identités sexuelles. La « transsexualité » est reconnue par l’État dès lors qu’elle est diagnostiquée comme « dysphorie du genre ». Cette pathologisation a une double fonction : d’un côté, la pathologisation fonctionne comme un instrument de la légalisation qui donne certains avantages aux personnes qui souhaitent le changement sexuel. De l’autre, la personne trans devient elle-même un acteur de différenciation des identités sexuelles par un mécanisme d’auto-filtrage. En cela, en Iran, le passage d’une minorité invisible à une minorité active est entravé par un système qui légalise et revendique une identité sexuelle et ignore les autres. La personne trans peut ainsi participer elle-même, consciemment ou inconsciemment, à une politique de stigmatisation en revendiquant son identité sexuelle pour se distinguer des autres identités non hétéronormatives. L’analyse foucaldienne de la biopolitique nous a permis d’appréhender la stérilisation obligatoire en Iran comme l’exemple d’une technologie du genre de la gestion des corps et de leurs rôles productifs et reproductifs dans la société. Dans ce contexte, les hommes enceintes, les hommes ayant une poitrine et les femmes avec un pénis sont jugés contre-naturels et choquants et menaceraient le système de genre bianaire et hétérosexuel. Les corps n’appartiennent pas totalement à l’individu, ils sont aussi une propriété de l’État. Néanmoins, malgré des mécanismes de régulation et d’auto-normalisation, les personnes trans créent de nouvelles formes de genres en lieu et place d’un seul modèle de féminité ou de masculinité.
17 Le sujet trans reconstruit son corps en composant avec les normes de genre de la société à laquelle il ou elle appartient. Le corps est un lieu de marquage social et ne semble pas préexister au processus inventif de chaque parcours. L’identité de genre de la personne trans n’est pas représentative d’une structure préexistante, elle se forme dans un devenir. Cette fluidité identitaire peut créer une souffrance chez la personne trans à différentes phases de ce façonnement identitaire. Le sujet trans iranien exprime aujourd’hui un besoin de « dépsychiatrisation » et de libération de genre de toutes les influences idéologiques, politiques et religieuses afin de passer de l’apitoiement et de l’ombre, à la reconnaissance et au respect. Pour cela, il faut, d’une part, poursuivre les efforts pour comprendre ce que ressentent et souhaitent les personnes trans et, d’autre part, envisager la possibilité de nouvelles pratiques de la transition du genre.
18 La personne trans iranienne pose une question à l’Iran en particulier et aux catégories de genre en général. La spécificité du contexte iranien, avec notamment les immixtions des autorités religieuses, masque une problématique universelle. De l’Iran à la France, de la théocratie à la démocratie, la question reste la même : nos possibilités d’identités de genre sont-elles infinies et comment la politique pourrait-elle gérer cela ? La « citoyenneté sexuelle » introduite récemment par David. T. Evans, adresse une critique du citoyen tel qu’il est défini par la théorie libérale classique et qui repose sur des hypothèses normatives de la sexualité [30]. L’idée de « citoyenneté sexuelle » est née du constat que certains citoyens peuvent être exclus de certains aspects de la citoyenneté, faire l’objet de discriminations ou être marginalisés à cause de leur identité de genre ou de leur orientation sexuelle. La citoyenneté sexuelle se réfère à la transformation de la vie publique en un domaine qui n’est plus dominé par les hétérosexuels masculins, mais qui est basé sur la diversité sexuelle [31]. L’objectif serait une société dans laquelle les personnes peuvent prendre la responsabilité de leur propre vie sexuelle et de leur identité genrée. Il s’agirait d’actualiser le concept de citoyen en y incluant les problématiques liés au genre. Néanmoins, la subjectivité trans iranienne, entre pathologie et résistance, nous montre que ces questions ne sont pas seulement politiques. Les analyses et les solutions doivent respecter la liberté et le pouvoir de chaque personne à faire advenir dans la réalité un sentiment ou un ressenti qui peut prendre des formes infinies. Ce chemin vers la reconnaissance de la pluralité des genres, semé d’embûches institutionnelles ou normatives, ne pourra être emprunté que si la personne se libère du discours pathologisant ou apitoyant et prend confiance dans son pouvoir créatif.
Notes
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[1]
L’abréviation « trans » est couramment utilisée pour désigner sous une même expression les personnes « transsexuelles » et transgenres.
-
[2]
Voir Michel Foucault, « Sexuality and Solitude » (« Sexualité et solitude », trad. fr. F. Durand-Bogaert), London Review of Books, vol. III, n° 9, 21 mai-5 juin 1981 ; La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
-
[3]
Afsaneh Najmabadi, Women with Mustaches and Men without Beards : Gender and Sexual Anxieties of Iranian Modernity, Duke University Press, 2008, p. 25.
-
[4]
Dans la religion islamique, la fatwa est un avis religieux et juridique délivré par une autorité religieuse à propos d’un cas douteux ou d’une question concernant le collectif ou l’individuel.
-
[5]
Muhammad M. Kariminia, Le Changement de sexe d’après la jurisprudence et la loi, Iran, 2000.
-
[6]
Afsaneh Najmabadi, op. cit.
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[7]
Louis Althusser, Idéologie et appareils idéologiques d’État, Paris, Puf, 1995.
-
[8]
Judith Butler, La Vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, trad. fr. B. Matthieussent, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002, p. 26.
-
[9]
« Dysphorie de genre » est un terme dans le DSM-V, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, pour décrire l’état d’une personne trans face à un sentiment d’inadéquation entre son sexe assigné et son identité de genre. Dans un communiqué publié le 18 juin 2018 sur le site de l’OMS, la non-cohérence de genre figurera désormais au chapitre consacré à la santé sexuelle. Voir le communiqué à l’adresse suivante : http://www.who.int/health-topics/international-classification-of-diseases.
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[10]
Arnold Van Gennep, Les Rites de passage, Paris, Picard, 1981.
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[11]
Judith Butler, Ces corps qui comptent, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 15.
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[12]
Le concept de « corporéité » se distingue de celui de la « corporalité » qui désigne la dimension anatomique et biologique du corps. La prise de conscience de sa corporéité chez la personne trans permet de s’approprier son corps et de s’émanciper de sa corporalité figée par l’assignation de genre et de sexe à la naissance.
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[13]
Florence Allard-Poesi, Isabelle Huault, Judith Butler et la subversion des normes. Pouvoir être un sujet. Les grands inspirateurs de la théorie des organisations, EMS, 2012. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00733006
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[14]
Judith Butler, « Le transgenre et “les attitudes de révolte” », Sexualités, genres et mélancolie, sous la direction de Monique David-Ménard, Campagne Première, France, 2009, p. 14.
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[15]
Jay Prosser, Second skins : the body narratives of transsexuality, Columbia University Press, New York, 1998, p. 22-60.
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[16]
Sara Ahmed, interview avec Judith Butler, Sexualities, vol. XIX, n° 4, 2016, p. 482-492.
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[17]
Françoise Sironi, Psychologie des transsexuel(le)s et des transgenres, Paris, Odile Jacob, 2011, p. 166.
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[18]
Liane Mozère, « Devenir-femme chez Deleuze et Guattari. Quelques éléments de présentation », in Cahiers du Genre, vol. XXXVIII, n° 1, 2005, p. 43-62.
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[19]
L’Abécédaire de Gille Deleuze, entretien entre Gilles Deleuze et Claire Parnet, réalisé par Pierre-André Boutang, tourné en 1988, diffusé sur Arte en 1996.
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[20]
Ibid.
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[21]
Ibid.
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[22]
Pierre Zaoudi cité dans Zabunyan Dork, Gilles Deleuze : voir, parler, penser au risque du cinéma, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, coll. « L’œil vivant », 2006, p. 86.
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[23]
Gilles Deleuze, Différence et Répétition, Paris, Puf, 1907, p. 348.
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[24]
Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 162.
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[25]
Acteur et metteur en scène qui revendique sa transsexualité. Ces propos ont été recueillis lors d’entretiens que nous avons réalisés en juin 2016.
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[26]
Gilles Deleuze, Dialogues, avec Claire Parnet, Paris, Flammarion, 1977, p. 8.
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[27]
Françoise Sironi, Psychologie des transsexuelles et des transgenres, Paris, Odile Jacob, 2011, p. 166.
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[28]
Judith Revel, Le Vocabulaire de Foucault, Paris, Ellipses, 2009, p. 88.
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[29]
James C. Scott, Weapons of the Weak, Yale University Press, 1985.
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[30]
David. T. Evans, Sexual Citizenship : The Material Construction of Sexualities, Londres, Routledge, 1993.
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[31]
Diane Richardson, « Rethinking sexual citizenship », in Sociology, vol. LI, n° 2, 2015, p. 208.