Cités 2018/1 N° 73

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Article de revue

Du féminisme aux féminismes

Pages 11 à 18

Notes

  • [1]
    Christelle Taraud, Les Féminismes en questions. Éléments pour une cartographie, Paris, Éditions Amsterdam, 2005, p. 11.
  • [2]
    Voir Christine Bard (dir.), Les Féministes de la première vague (2015) ; Les Féministes de la deuxième vague (2012), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Archives du féminisme ».
  • [3]
    Joan W. Scott, Parité ! L’universel et la différence des sexes (en anglais Parité ! Sexual equality and the crisis of French universalism), Paris, Albin Michel, 2005, p. 247.
  • [4]
    Fausse route (2003), disponible dans le recueil La Ressemblance des sexes, Paris, LGF, Le Livre de poche, coll. « La Pochothèque », 2012.
  • [5]
    Voir par exemple Soumaya Mestiri, Décoloniser le féminisme. Une approche transculturelle, Paris, Vrin, 2016, ainsi que l’article d’Azadeh Kian, « Féminisme postcolonial : contributions théoriques et politiques », Cités, no 72, 4/2017, p. 69-80.
  • [6]
    Le texte de Gayatri Chakravorty Spivak, traductrice de Derrida en anglais, Les Subalternes peuvent-elles parler?, 1988, trad. fr. 2009, est le texte fondateur du croisement entre postcolonialisme et féminisme.
  • [7]
    Voir par exemple, pour résumer, « Trouble dans le genre », entretien avec Judith Butler réalisé par Tania Angeloff, Laura Lee Downs et Delphine Gardey, Travail, genre et sociétés, n° 15 (1/2006), p. 5-25.
  • [8]
    François Cusset, French Theory, Paris, La Découverte, 2003, p. 158-167.
  • [9]
    Voir Sandra Laugier, « Le care comme critique et comme féminisme », Travail, genre et sociétés, n° 25 (2/2011), p. 183-188.
  • [10]
    Voir Camille Froidevaux-Metterie, La Révolution du féminin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2015.

Présentation

1 Dans le film L’une chante, l’autre pas d’Agnès Varda (1977), deux amies unies par la complicité d’un avortement clandestin et menant ensuite des existences parallèles se recroisent au moment du procès de Bobigny. La mélancolique Suzanne, qui travaille au Planning familial et continue d’attendre le prince charmant, contraste avec la sémillante Pauline, chanteuse militante qui sillonne les routes avec son groupe pour apporter la parole féministe dans les coins les plus reculés de la France. Leur engagement se place pourtant sous le signe d’une commune lutte pour le droit des femmes à disposer de leur corps. Le féminisme tel qu’il est perçu dans les années 1970 ne semble ainsi pas comporter de pluriel. Trois décennies plus tard, au milieu des années 2000, on sonnele glas de « l’utopie récurrente du “front uni” et de la belle image d’Épinal de la sororité interclassiste et interethnique [1] ». Le propos de ce nouveau dossier de Cités, quinze ans après « L’avenir politique du féminisme » (Cités, n° 9/2002), est d’examiner les évolutions divergentes du féminisme en France après les deux « vagues » qui ont marqué son histoire, à savoir, une première vague axée sur l’émancipation des femmes et la revendication de l’égalité des droits dans la sphère publique (xix e siècle et première moitié du xx e), et une deuxième axée sur la contestation de la domination masculine et la libération des femmes, y compris dans la sphère privée (années 1960-1970) [2]. Plutôt que l’hypothèse théorique d’une troisième vague du féminisme ou d’un post-féminisme apparu dans le contexte de l’institutionnalisation des droits des femmes et de la reconnaissance universitaire des études sur les femmes et le genre, on cherchera plutôt à discuter les clivages entre différents courants du féminisme aujourd’hui, dont certains semblent parfois en contradiction avec les présupposés émancipateurs, ou considérés comme tels, du féminisme. L’objectif est de produire une analyse à la fois rétrospective et prospective à partir des débats actuels, sans faire l’impasse sur les contradictions et sans laisser entendre qu’il y aurait un seul féminisme légitime.

« Universalisme » et « différentialisme »

2 À partir des années 1990, le féminisme français se fracture nettement autour de la question de la différence, ou plus précisément de la pluralisation des différences. Des approches scientifiques et formes de militantisme dont le trait commun est la désuniversalisation du féminisme tel qu’il est conçu historiquement en France en ébranlent les fondements. Ce processus se cristallise d’abord autour de l’opposition entre « universalisme » et « différentialisme ». En témoigne par exemple la question de la parité, dont les lignes ont été définies par les grands débats sur le multiculturalisme et la diversité qui mettent en tension le civique et le culturel, l’égalité des droits et l’affirmation des différences d’appartenance à un groupe particulier. Dans cette perspective, l’objectif des défenseurs de la parité a été de « libérer la représentation politique des symboles de la différence des sexes et d’inclure ainsi pleinement les femmes dans la figure de l’universel [3] », se tenant à l’écart de l’affirmative action à l’américaine. Ces débats renvoient à deux visions différentes de l’émancipation des femmes : un féminisme « différentialiste », prônant une reconquête de la spécificité féminine, et un féminisme « universaliste » pour lequel la différence des sexes, socialement construite, masque l’oppression des femmes et doit être relativisée au profit de l’égalité. Des travaux influents comme ceux d’Élisabeth Badinter [4], bien que prenant acte de l’offensive d’un féminisme « naturaliste et essentialiste » né aux États-Unis accusé de rabattre les femmes sur leur destin biologique, semblent consacrer pleinement un féminisme qui se revendique de Simone de Beauvoir : constructiviste en ceci qu’il considère l’assignation des femmes à leur condition comme une production de la hiérarchie sociale ; égalitariste car il revendique l’égalité entre les hommes et les femmes au nom de l’universalité humaine ; progressiste car son objectif est l’émancipation des femmes.

3 Il faut cependant admettre que le féminisme a toujours été traversé par des tensions internes qui ne sont pas réductibles à une opposition binaire. Trois séries d’évolutions nous semblent ainsi prolonger cette complexité, à l’aide parfois d’un nouvel outillage conceptuel issu du poststructuralisme et à la faveur d’évolutions sociales qui ont conduit les sciences humaines à mettre davantage l’accent sur les luttes des minorités.

Le féminisme radical : de la question sociale à la question raciale

4 La position féministe radicale post soixante-huitarde ne se contente plus de revendiquer l’égalité pour les femmes dans un monde historiquement fondé sur la domination masculine, mais dénonce le système patriarcal et androcentré générateur d’oppression et de violence à l’encontre des femmes considérées comme un groupe social en soi. Si la différence sexuelle structure cette approche, les désaccords sont pourtant très marqués, dans les années 1970, entre les féministes matérialistes qui considèrent que cette différence est le produit d’une hiérarchie sociale et qu’elle devrait être abolie, et les féministes différentialistes influencées par la psychanalyse pour lesquelles elle reste constitutive de l’identité féminine.

5 Dans les années 1990, le féminisme de la seconde vague semble éclater en de multiples courants, souvent hétérogènes, dont on peut se demander quel est encore le lien à la source beauvoirienne dont pourtant il se réclame dans son refus d’un déterminisme biologique du féminin. Des champs de tension aussi importants que la sexualité et la prostitution ; la religion et la laïcité ; l’articulation des injustices sociale, sexuelle et raciale mettent au jour des clivages flagrants, non seulement entre le féminisme universaliste devenu mainstream et le féminisme radical, mais au sein même de ce dernier : les abolitionnistes et les anti-pornographie s’opposent aux féministes pro-sexe ; les lesbiennesse divisent sur la question raciale ; les partisanes de la mixité regardent d’un œil méfiant l’émergence d’un militantisme non mixte. La catégorie « femmes », naguère homogène et définie par une conception abstraite de « la » différence, vole en éclats sous l’effet, d’une part, de l’affirmation sur la scène politique d’une pluralité de différences (raciales, sexuelles), et d’autre part, d’une conception du genre qui fait de ce dernier une production en réponse à la normativité édictée par le discours et la loi. La revendication de l’égalité des sexes est ainsi vidée de sa substance théorique et recodée sous l’angle d’une déconstruction systématique qui replace sans cesse la catégorie « femmes » au croisement de rapports de pouvoirs particuliers. Aussi, par exemple, les combats des femmes prennent-ils un sens différent selon que l’on est au Nord ou au Sud.

6 Les développements les plus saillants concernent en effet aujourd’hui la désoccidentalisation ou la décolonisation du féminisme [5], qui prennent pour cible l’intégration républicaine « à la française » réputée hostile aux minorités. Cette approche se développe sous l’influence du mouvement des droits civiques et du féminisme noir, puis des études postcoloniales [6]. Ainsi, la French Theory, qui avait traversé l’Atlantique dans les années 1960, revient en France à la fin des années 1990 après avoir rencontré les politiques identitaires (identitypolitics) et les studies. Alors que seul le rapport entre lutte des classes et mouvement féministe occupait le féminisme historique, l’articulation race/classe/sexe est aujourd’hui de plus en plus mise en avant, à travers notamment le succès que rencontre le concept d’« intersectionnalité » décrivant plusieurs dominations simultanées, repris à Kimberlé Crenshaw qui l’avait théorisé à la fin des années 1980.

Le féminisme queer, un sous-ensemble des études de genre

7 Les théories poststructuralistes dites queer, à travers leur conception du genre, critiquent à la fois le féminisme humaniste, égalitariste et universaliste, et le féminisme radical qu’elles jugent essentialiste dans leur approche du genre. Si le féminisme radical veut abolir la distinction de genre comme différentiel de pouvoir, les théories postmodernistes de l’identité, dans leur souci de critiquer le système binaire de l’assignation au masculin/féminin, remettent en question la normativité hétérosexuelle dont ce féminisme reste à leur sens prisonnier. La jonction entre ces théories et l’approche post­coloniale est indiscutable, notamment dans leur dénonciation commune de l’ethnocentrisme occidental et, plus particulièrement, de l’universalisme français qui serait en réalité culturellement spécifique, et donc illégitime à vouloir assimiler ou minorer l’altérité [7] ; mais également sur le plan philosophique, dans leur approche des notions de différence, de sujet ou de pouvoir. Le féminisme est ainsi désenclavé : il sort du paradigme de l’identité opprimée qui s’oppose à l’identité dominante pour devenir un sous-thème des recherches post-identitaires sur le genre, qui se proposent de traquer les mécanismes de production de la norme de genre. Un féminisme sans sujet féminin devient ainsi possible [8].

Le féminisme et« le féminin »

8 Si le French Feminism des années 1970 avait tenté de mettre en avant une altérité féminine sans la naturaliser, un nouveau différentialisme refait surface à travers l’audience que rencontre en France l’éthique du care, qui introduit les questions de genre dans la philosophie morale. Attaqué pour essentialiser la différence entre hommes et femmes et pour entériner les stéréotypes qui confinent les femmes à la sphère domestique, le care est considéré au contraire par ses défenseurs comme une proposition féministe critique du féminisme traditionnel qui, sous couvert d’égalité et d’universalisme, consacre en fait l’alignement des femmes sur des valeurs masculines [9]. Parallèlement, on relit en clé féministe la place de l’expérience du corps dans la constitution de l’identité féminine, longtemps occultée par la perspective universaliste qui considérait les femmes uniquement comme des individus dotés de droits et reléguait les thématiques corporelles dans le registre privé [10].

9 Quel est donc encore le potentiel critique et émancipateur du féminisme aujourd’hui en France, dans un contexte tiraillé entre, d’une part, la contestation des positions universalistes, dénoncées comme ethnocentrées et/ou héteronormées ; et d’autre part, le retour généralisé du conservatisme social qui voit refleurir les mouvements pro-vie et remet en doute le droit des femmes à disposer de leur corps ? C’est à cette question que ce dossier tentera d’apporter quelques éléments de réponse.


Date de mise en ligne : 04/04/2018

https://doi.org/10.3917/cite.073.0011

Notes

  • [1]
    Christelle Taraud, Les Féminismes en questions. Éléments pour une cartographie, Paris, Éditions Amsterdam, 2005, p. 11.
  • [2]
    Voir Christine Bard (dir.), Les Féministes de la première vague (2015) ; Les Féministes de la deuxième vague (2012), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Archives du féminisme ».
  • [3]
    Joan W. Scott, Parité ! L’universel et la différence des sexes (en anglais Parité ! Sexual equality and the crisis of French universalism), Paris, Albin Michel, 2005, p. 247.
  • [4]
    Fausse route (2003), disponible dans le recueil La Ressemblance des sexes, Paris, LGF, Le Livre de poche, coll. « La Pochothèque », 2012.
  • [5]
    Voir par exemple Soumaya Mestiri, Décoloniser le féminisme. Une approche transculturelle, Paris, Vrin, 2016, ainsi que l’article d’Azadeh Kian, « Féminisme postcolonial : contributions théoriques et politiques », Cités, no 72, 4/2017, p. 69-80.
  • [6]
    Le texte de Gayatri Chakravorty Spivak, traductrice de Derrida en anglais, Les Subalternes peuvent-elles parler?, 1988, trad. fr. 2009, est le texte fondateur du croisement entre postcolonialisme et féminisme.
  • [7]
    Voir par exemple, pour résumer, « Trouble dans le genre », entretien avec Judith Butler réalisé par Tania Angeloff, Laura Lee Downs et Delphine Gardey, Travail, genre et sociétés, n° 15 (1/2006), p. 5-25.
  • [8]
    François Cusset, French Theory, Paris, La Découverte, 2003, p. 158-167.
  • [9]
    Voir Sandra Laugier, « Le care comme critique et comme féminisme », Travail, genre et sociétés, n° 25 (2/2011), p. 183-188.
  • [10]
    Voir Camille Froidevaux-Metterie, La Révolution du féminin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2015.

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