Cités 2014/4 n° 60

Couverture de CITE_060

Article de revue

Recensions

Pages 189 à 196

Notes

  • [1]
    Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, traduction française, Paris, Gallimard, « Tel », 1979.
  • [2]
    J. Dewey, Après le libéralisme ?, ses im-passes, son avenir, traduction Nathalie Ferron, présentation et notes par Guillaume Garreta, Paris, Flammarion, « Climats », 2014, p. 78.
  • [3]
    Ibid., p. 60.
  • [4]
    Dewey chercha, pour dépasser la bipolarité entre démocrates et républicains, une troisième conception qui ne serait ni un « juste milieu », ni une synthèse, mais un dépassement progressiste, à la gauche du parti démocrate.
  • [5]
    L’inflexion du sens de « libéral » était déjà perceptible au début du xxe siècle aux États-Unis. Dewey fait remarquer (p. 86-87) que le libéralisme américain illustré par le progressisme politique du début du xxe siècle « a si peu en commun avec le libéralisme britannique de la première moitié du siècle précédent qu’il se situe même aux antipodes de ce dernier ».
  • [6]
    « Simone devait aspirer à la sainteté », p. 399.
  • [7]
    « Elle a ignoré royalement le judaïsme », p. 357.
  • [8]
    « Préface à la traduction de “L’enracinement” », p. 280.
  • [9]
    p. 105.
  • [10]
    » Semaine sainte de 1938 », p. 45.
  • [11]
    J.-L. Périllié, « Le pythagorisme de Simone Weil », p. 145.
  • [12]
    G. Marcel, « Simone Weil revalorise pour nous ce mot d’absolu… », p. 105.
  • [13]
    L. Lafforgue, « Simone Weil et la mathématique ».
  • [14]
    Simone Weil, Cahiers II, I, p. 248, cité in L. Lafforgue, op. cit., p. 130.
English version

John Dewey, Après le libéralisme ?, ses impasses, son avenir, traduction Nathalie Ferron, présentation et notes par Guillaume Garreta, Paris, Flammarion, « Climats », 2014

1L’œuvre du philosophe américain John Dewey (1859-1952) est de mieux en mieux connue en France. Sa redécouverte aux Etats-Unis s’est effectuée, à partir des années 1970, à la faveur de la fin de la domination sans partage de la philosophie analytique. Dewey fut, après Charles Peirce et William James, le grand représentant du pragmatisme, philosophie réaliste de la vérité pratique.

2L’ouvrage qui vient d’être traduit en français sous le titre Après le libéralisme ?, ses impasses, son avenir, rassemble trois conférences que le philosophe prononça en 1935, en pleine crise économique et sociale, et aussi en pleine reconstruction rooseveltienne. Les trois chapitres qui le composent sont intitulés : « Histoire du libéralisme », « Le libéralisme en crise » et « Renaissance du libéralisme ». Dewey a tiré de la Grande Dépression qui a débuté en 1929 la même conclusion que son contemporain, l’économiste John Maynard Keynes : contrairement à ce que prétend depuis Adam Smith l’optimisme libéral, il n’y a pas de « main invisible » pour réaliser l’équilibre économique et l’harmonie sociale, le marché laissé à ses passions aveugles est incapable de s’autoréguler.

3Le pragmatisme de Dewey est un expérimentalisme (on dit également « instrumentalisme ») : une pensée philosophique ne vaut que si elle est susceptible de se soumettre à l’épreuve des faits et de l’action pouvant la tester. Ainsi la Grande Dépression est-elle arrivée comme un verdict. Elle invalide l’utilitarisme libéral car ce n’est pas au plus grand bonheur mais à la plus grande détresse pour le plus grand nombre qu’a conduit la politique du laisser-faire.

4Pour les besoins de son argumentation, Dewey se sert de l’ouvrage (devenu depuis un grand classique de la littérature sociologique), de Thorstein Veblen, Theory of the Leisure Class[1], pour mieux récuser l’optimisme smithien de la main invisible. Veblen a montré que la classe possédant les moyens de production maximise son profit en organisant un sabotage concerté de la production par la sous-utilisation des capacités de l’appareil productif, par le stockage spéculatif des marchandises, et par le licenciement des ouvriers. L’effet général induit en est le maintien des prix à un niveau artificiellement élevé, ce qui a pour conséquence le désir intensifié des consommateurs pour des biens devenus prestigieux. Selon Veblen, en effet, à l’inverse de ce que suggère le modèle utilitariste de l’homo oeconomicus, qui a toujours cours, les achats ne sont pas conditionnés par le besoin de se procurer des marchandises au meilleur prix pour satisfaire des besoins préalablement déterminés, mais par le désir de rivaliser avec ceux qui se les ont procurées. La « classe de loisir », qui est érigée en modèle et en norme de la société entière, se caractérise par une consommation ostentatoire et dispendieuse de biens et de temps, ayant pour principal objectif de signifier socialement sa différence et sa puissance. C’est pourquoi le système capitaliste est voué à être structurellement déséquilibré et marqué par le gaspillage, ainsi que par la non-efficience de l’appareil technique et économique.

5Dewey refuse la subordination du pouvoir politique à la puissance économique, que le libéralisme a justifiée et opérée depuis Adam Smith. Mais, s’il s’en prend à l’individualisme libéral, ce n’est pas au nom d’un quelconque « collectivisme ». S’il fallait qualifier son point de vue, on pourrait le dire personnaliste ou humaniste. Selon Dewey, l’erreur la plus grave de l’individualisme libéral a consisté à se représenter l’être humain comme un individu doté a priori de droits, de désirs et de capacités, indépendamment de toute existence concrète et de tout contexte social. Car si l’on adopte ce point de vue utilitariste, le pouvoir politique apparaît fatalement comme un despotisme en puissance et en conséquence, le meilleur gouvernement sera celui qui protègera des libertés déjà effectives, et non celui qui accordera des droits à ceux qui en seraient dépourvus ou bien seraient incapables de les faire prévaloir. Car à cette fiction de la liberté naturelle diffusée par l’utilitarisme s’ajoute celle d’une égalité naturelle entre les individus.

6L’autre idée forte de Dewey dans ces conférences est l’insistance mise sur le caractère social de l’intelligence humaine. Aussi génial soit-il, un savant ne travaille en fait jamais seul. Or, l’individualisme libéral a entraîné, au sein du peuple, de profondes inégalités en matière d’information et de connaissance. Si Dewey fut l’un des principaux philosophes de l’éducation, au xxe siècle, c’est qu’il fut, en héritier des Lumières, convaincu qu’il ne saurait y avoir de démocratie digne de ce nom sans une élévation du niveau général de culture. L’appropriation de l’information et de la connaissance par les plus riches et les plus puissants est un véritable crime contre l’esprit. Ce n’est pas sans raison que Dewey est considéré comme l’un des pionniers de ce qu’il est convenu d’appeler « démocratie participative ». « Si l’on veut que l’action politique directe, de nature pleinement libérale, soit mise en œuvre, écrit-il, il faut d’abord élaborer un programme libéral détaillé, délié de l’action gouvernementale immédiate, et l’imposer à l’attention du public [2]. »

7Naguère encore, constate Dewey, « libéralisme » était un terme élogieux [3]. Ce qui veut dire qu’en 1935, aux États-Unis, il ne l’était déjà plus. Cela étant, le philosophe peut être considéré comme le responsable de l’inflexion qu’a subie le sens du terme « libéral » aux États-Unis, dans les années 1930 [4]. Alors que le mot qualifiait jusqu’alors un strict individualisme, d’abord soucieux des libertés personnelles, il désignera désormais les partisans d’une politique gouvernementale interventionniste, capable de protéger les membres les plus démunis de la population, ceux que le système économique a laissés de côté ou en arrière [5]. Du coup, les « libéraux », dépossédés de leur mot et de leur concept, se sont trouvés contraints d’inventer un improbable « libertarien », passé dans l’usage commun, pour dire leur attachement au laisser-faire et leur refus résolu de tout pouvoir de l’État fédéral en dehors de ses fonctions de police.

8Christian Godin

Pierre Macherey, Proust, entre littérature et philosophie, Paris, Éditions Amsterdam, 2013

9Après l’ouvrage désormais canonique de Gilles Deleuze, Proust et les signes, mais aussi les analyses de Barthes, Gérard Genette, et Pierre Bayard, Pierre Macherey reprend la question, dans un ouvrage qui fera certainement date, de ce qu’il nomme au début d’une manière générale « l’intérêt philosophique » de cette œuvre - soit la question des rapports complexes qu’entretient l’ensemble de l’œuvre de Marcel Proust à la philosophie. Comme l’auteur le reconnait lui-même d’emblée, « Les difficultés commencent lorsqu’on s’interroge sur la nature de cet intérêt, qui se dérobe aux critères de la philosophie en titre » (p. 9). L’ampleur de la tâche est en effet considérable. L’œuvre de Proust élabore à la fois une réflexion théorique sur les rapports de la littérature et de la vérité ; en même temps elle met en œuvre dans une certaine pratique de l’écriture, son style – c’est la thèse de cet ouvrage – un certain type de rapport entre la pensée, l’émotion et le langage. Ce rapport est mise à distance et relation tout à la fois entre la vérité et le roman, l’analyse et la pensée, le sentiment et l’écriture.

10Dans un de ses premiers textes publié, intitulé « Contre l’obscurité », publié le 15 juillet dans la Revue Blanche en 1896, Proust critique la littérature d’idée. Cet article vise les poètes symbolistes de l’époque (en particulier Mallarmé), alors que Proust est alors âgé de 25 ans, et qu’il est en train d’écrire son roman Jean Santeuil. Dans ce texte essentiel Proust déclare que si les objectifs du poète et du philosophe sont les mêmes – soit « pénétrer en profondeur la réalité des choses », la manière dont cette traversée des apparences s’effectue pour atteindre la vérité diffère du tout au tout. La philosophie opère par raisonnements et vise à la clarté, ce qui revient à dépasser les objets au profit de l’idée, tandis que l’œuvre littéraire se nourrit au contraire de l’obscurité qui est imputable aux rapports du sujet et du monde. Il s’agit pour la littérature d’évoquer les objets, dans leurs relations complexes à la réalité, à savoir les sentiments et l’idée, sans jamais aller au delà d’eux. Si le contenu de la philosophie et de la littérature est le même – la vérité – leur mode d’accès à elle s’oppose : la philosophie, du coté de l’abstraction, production de l’intelligence, livre sa vérité d’un coup, elle est de l’ordre du général, alors que la littérature qui est de l’ordre du particulier, ne la dévoile que progressivement. L’auteur compare ainsi l’entreprise de Proust à la distinction établie par Spinoza entre les divers modes de connaissance : entre les connaissances de deuxième et de troisième genre (voir page 236), la deuxième, celle de la « science intuitive », étant la seule utile pour la littérature comme la « révélation de la madeleine » le prouve. En outre, le langage de la philosophie et de la littérature s’opposent : si le philosophe s’adresse aux facultés logiques, pour le poète par contre, le langage doit retenir quelque chose de son obscurité initiale étant donné que : « les mots ne sont pas que de purs signes » (Proust, cité p. 17). C’est donc à une reconstruction de ce rapport complexe entre le langage, la vérité et la vie, tel que l’œuvre de la Recherche le met en œuvre à laquelle se livre Pierre Macherey car pour Proust « les vraies idées ont été vécues avant que d’être pensées. » (p. 25). Cette question centrale des rapports entre la vie et l’art est explorée des premières œuvres jusqu’au Tempsretrouvé. Proust produit dans la Recherche une véritable théorie de ces rapports entre littérature et philosophie à partir de la notion de style. C’est dans et par son style que l’œuvre de Proust opère une synthèse entre la dimension existentielle de la vie, l’idée ou l’analyse, et cela dans et par une écriture singulière, très souvent commentée, qui se caractérise entre autre par sa complexité, la longueur de ses phrases, etc. De même, c’est au niveau stylistique de la construction de la Recherche avec en son centre un narrateur qui est à la fois l’auteur sans être lui (le narrateur n’est, contrairement à l’auteur, ni juif ni homosexuel), dans cette structure narrative qui avance à reculons pour ainsi dire, puisque se télescopent à la fois le passé, le futur et le présent. Ce procédé installe le lecteur dans une instabilité ou une ambiguïté indépassable, ambiguïté qui est l’essence même du projet proustien. En effet dès lors que les choses sont trop claires elles sont mortes. Un des enjeux essentiels de l’écriture chez Proust c’est précisément de les maintenir dans un équilibre précaire – à la fois telles que l’expérience empirique les offre au sujet dans une dimension de confusion et d’obscurité ; et telle que l’écriture romanesque qui s’en saisit pour les raconter et les recréer tout à la fois permet de les vivre une deuxième fois dans une profondeur inégalées auparavant. Ainsi la mise en rapport par l’écriture et le travail du style de certains évènements parfois minuscules avec d’autres évènements existentiels, permet-elle d’éclairer autrement ces mêmes évènements. La révélation de ces significations dépend du mode d’appréhension des phénomènes : le narrateur de la Recherche ne les réduisant jamais à de purs signes, mais les maintient à la charnière de la vie et de l’analyse. La question de la mémoire involontaire est ici réinterprétée à partir de cette question des relations centrales entre le style et l’idée chez Proust : le narrateur de la Recherche à la fois raconte ses idées, mais se tient aussi au plus prés de l’émotion, acte involontaire qui met en relation entre eux des pans séparés parfois par plusieurs décennies de l’existence sensible, relation qui permet d’apercevoir ou plutôt d’entrevoir les significations profondes de l’existence.

11Pierre Macherey souligne l’importance du mot Recherche dans le titre que Proust choisit en définitive ; il faut rechercher la vérité, étant donné que de manière tragique, une fois qu’on l’a trouvée elle est pour ainsi dire morte. C’est sur ce conflit tragique que cet ouvrage s’achève, sur ce travail de deuil que toute création artistique implique chez Proust. Il faut accepter de renoncer à la vie, – c’est en cela que les artistes sont des saints ou des martyrs selon Proust – pour que l’art puisse émerger comme seule vie et vérité authentiques.

12Anne Deneys-Tunney

Cahier de l’Herne Simone Weil, sous la direction d’Emmanuel Gabellieri et François L’Yvonnet, Paris, Éditions de l’Herne, 2014

13« Toute remarque que n’inspire pas l’admiration, qu’elle mérite à coup sûr, risque de passer pour indécente, iconoclaste », pose Raymond Aron en énoncé liminaire [6]. « Comment parler d’elle et surtout, comment parler contre elle ? », se demande Emmanuel Levinas [7]. « La sainteté n’empêche pas d’être caractériel », lâche T.S. Eliot [8]

14Au fil de cet épais volume, Simone Weil apparaît et s’incarne dans sa complexité, ses contradictions, sa richesse. La multiplicité des témoignages permet d’identifier une personne dont la réputation ordinaire fait un composé de Sainte Thérèse de Lisieux pour la passion chrétienne érotisée et la Pasionaria communiste pour les engagements politiques et sociaux tout aussi fervents.

15Elle est unique en son genre, et de ce fait légendaire, cette femme, née juive dans une famille d’intellectuels déconfessionnalisés, morte à trente-quatre ans pour avoir voulu assumer la souffrance d’autrui, ce qui la conduisit à affamer son corps déjà fragilisé par la tuberculose. En sa courte vie, normalienne, agrégée de philosophie, élève d’Alain, elle fut de tous les combats de la première moitié du vingtième siècle : la révolution ouvrière, la guerre d’Espagne, la Résistance… Elle s’insurgea également contre la colonisation et partit observer la montée du nazisme en Allemagne, pour en revenir avec des observations sur l’enthousiasme collectif et la violence en lesquelles René Girard reconnaîtra une inspiration. Bien avant les détours exploratoires des soixante-huitards par l’usine, elle a renoncé à son confort académique pour entrer comme manœuvre chez Alsthom, puis comme ouvrière spécialisée chez Renault après une période de chômage. Elle tâtera aussi du travail agricole dans le Cher. Finalement, elle sera nommée – son dernier poste – au lycée de Saint Quentin, mais enseignera peu, en raison d’une santé défaillante. Ce parcours très insolite atteste que chez Simone Weil la pensée s’accompagne toujours de l’action, que l’engagement s’entend âme et corps, avec une radicalité qui, selon Gabriel Marcel la qualifie comme « absolue [9] ».

16Cette séparation contribuerait à la ranger parmi les mystiques, d’autant plus que la renommée de Simone Weil tient surtout à son attrait pour le christianisme, qu’elle exprime dans la très explicite formule : « la passion du Christ est entrée en moi [10] ». La même exaltation semble parcourir sa production « philosophique » que ses commentateurs décrivent régulièrement par la notion de « fulgurances », parfois précisée comme « paroles de feu qui semblent surgir du néant » [11]. Faut-il y entendre la motivation du jugement définitif de Gabriel Marcel : « … on fera inévitablement fausse route si on entreprend de classer Simone Weil parmi les philosophes [12] ».

17En 1956, lorsque cette phrase fut écrite, les œuvres complètes de Simone Weil n’étaient pas encore éditées, et on ne la connaissait que par des articles sur la condition ouvrière ainsi que ceux qui relatent son « attente de Dieu », et par l’entremise des ouvrages plus généraux de l’historienne et philosophe Marie-Madeleine Davy, férue elle aussi de mystique et de mythologie antique. C’est l’un des atouts majeurs de ce Cahier de l’Herne de rendre compte de l’amplitude de l’œuvre de Simone Weil.

18L’antiquité grecque, l’Iliade, Pythagore, Platon, les grands livres de la sagesse orientale, indienne et chinoise, la mathématique babylonienne, Marx… outre le bagage usuel d’une ancienne élève de l’École Normale Supérieure… Simone Weil s’écarte toujours des sentiers battus et multiplie les sources d’information. Cela semble d’un côté lui interdire le travail scolastique d’explicitation et de commentaire. D’un autre côté, cela contribue à classer son entreprise parmi ces écrits certes remarquables, mais dont nul ne saurait tirer quelque intérêt « conceptuel ». Des lecteurs attentifs sauront identifier sa pensée du collectif, de la violence, de la charité sans pitié… Son « dolorisme » mérite-t-il toutefois d’être rapproché des brûlures qui transissent Blaise Pascal sans qu’il s’en croie sanctifié ?

19Nombre de portes sont ouvertes en quatre constructions – philosophie, littérature/esthétique, politique/ histoire, religion/mystique – qui permettent d’entrevoir les pistes et domaines à creuser dans les seize volumes en cours aux éditions Gallimard. On relèvera l’un d’entre eux, ce passage – d’ailleurs jamais « officialisé » par l’une de ces « conversions » alors à la mode – du judaïsme au catholicisme, que certains commentateurs renvoient à la lecture hégélienne de l’Ancien Testament, confortée par l’antisémitisme religieux français de l’époque, qui fait de la « Bible » juive le livre d’un Dieu courroucé, dont les Évangiles apporteraient la consolation (pour autant que l’exigeante Simone Weil l’accepte). La diversité des intérêts ne les dilue pas, tant ils répondent tous à la même conviction, celle de porter témoignage dans la contemplation, la connaissance et la réflexion, non pas de la maîtrise de l’homme sur ce qui l’entoure mais de la « beauté du monde », divine donc géométrique création.

20Car les textes les plus intéressants parce qu’aussi les plus inhabituels aux gens du verbe – littéraires, poètes, historiens ou philosophes – concernent les réflexions « pythagoriciennes » de Simone Weil, ses considérations sur la mathématique et la géométrie. On y lira une émanation de sa proximité avec son frère André, mathématicien membre du groupe Bourbaki. On tentera de les comprendre à partir des trois concepts clés qu’y décèle l’éminent (médaillé Fields) Laurent Lafforgue, soit l’algèbre, l’obéissance et la contradiction [13]. On y retrouvera le précepte platonicien préalable aux études philosophiques. Surtout, on y reconnaîtra la cohérence d’une quête ardente de la vérité, qui unit la géométrie, la philosophie, l’action, la vie et Dieu, comme il ressort de l’affirmation : « la droite tracée à la craie, c’est ce qu’on trace à la craie en pensant à une droite. De même, un acte de vertu, c’est l’action qu’on accomplit en aimant Dieu. (Le rapport est le même. On ne trace pas n’importe quelle ligne… On n’accomplit pas n’importe quelle action.) [14] »

21Marie-Anne Lescourret


Date de mise en ligne : 26/01/2015

https://doi.org/10.3917/cite.060.0189

Notes

  • [1]
    Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, traduction française, Paris, Gallimard, « Tel », 1979.
  • [2]
    J. Dewey, Après le libéralisme ?, ses im-passes, son avenir, traduction Nathalie Ferron, présentation et notes par Guillaume Garreta, Paris, Flammarion, « Climats », 2014, p. 78.
  • [3]
    Ibid., p. 60.
  • [4]
    Dewey chercha, pour dépasser la bipolarité entre démocrates et républicains, une troisième conception qui ne serait ni un « juste milieu », ni une synthèse, mais un dépassement progressiste, à la gauche du parti démocrate.
  • [5]
    L’inflexion du sens de « libéral » était déjà perceptible au début du xxe siècle aux États-Unis. Dewey fait remarquer (p. 86-87) que le libéralisme américain illustré par le progressisme politique du début du xxe siècle « a si peu en commun avec le libéralisme britannique de la première moitié du siècle précédent qu’il se situe même aux antipodes de ce dernier ».
  • [6]
    « Simone devait aspirer à la sainteté », p. 399.
  • [7]
    « Elle a ignoré royalement le judaïsme », p. 357.
  • [8]
    « Préface à la traduction de “L’enracinement” », p. 280.
  • [9]
    p. 105.
  • [10]
    » Semaine sainte de 1938 », p. 45.
  • [11]
    J.-L. Périllié, « Le pythagorisme de Simone Weil », p. 145.
  • [12]
    G. Marcel, « Simone Weil revalorise pour nous ce mot d’absolu… », p. 105.
  • [13]
    L. Lafforgue, « Simone Weil et la mathématique ».
  • [14]
    Simone Weil, Cahiers II, I, p. 248, cité in L. Lafforgue, op. cit., p. 130.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.90

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions